Livre I, chapitre 4 |
Le temple d'Isis. - Le prêtre. - Le caractère d'Arbacès se développe lui-même
Notre histoire veut que nous retournions à
l'Egyptien. Nous avons laissé Arbacès,
après qu'il eut quitté Glaucus et son compagnon
près de la mer caressée par le soleil de midi.
Dès qu'il fut près de la partie la plus
fréquentée de la baie, il s'arrêta, et
contempla cette scène animée, en croisant les
bras, et avec un sourire amer sur ses sombres traits.
«Sots, dupes, fous que vous êtes ! se dit-il
à lui-même ; qu'il s'agisse de plaisirs ou
d'affaires, de commerce ou de religion, vous êtes
également gouvernés par les passions que vous
devriez conduire. Comme je vous mépriserais si je ne
vous haïssais pas ! Oui, je vous hais, Grecs ou Romains.
C'est à nous, c'est à notre pays, c'est
à la science profonde de l'Egypte que vous avez
dérobé le feu qui vous donne vos âmes.
Vos connaissances, votre poésie, vos lois, vos arts,
votre barbare supériorité dans la guerre (et
combien encore cette copie mutilée d'un vaste
modèle a dégénéré dans vos
mains ! ) ; vous nous avez tout volé, comme les
esclaves volent les restes d'un festin ; oh ! maintenant,
vous autres mimes d'autres mimes, Romains, vils descendants
d'une troupe de brigands, vous êtes nos maîtres.
Les pyramides ne contemplent plus la race de Ramsès...
L'aigle plane sur le serpent du Nil. Nos maîtres, non
pas les miens. Mon âme, par la
supériorité de sa sagesse, vous domine et vous
enchaîne, quoique ces liens ne vous soient pas
visibles. Aussi longtemps que la science pourra dompter la
force, aussi longtemps que la religion possédera une
caverne du fond de laquelle sortiront des oracles pour
tromper le genre humain, les sages tiendront l'empire de la
terre... De vos propres vices Arbacès distille ses
plaisirs, plaisirs que ne profane pas l'oeil du vulgaire,
plaisirs vastes, riches, inépuisables, dont vos
âmes énervées et émoussées
dans leur sensualité grossière ne peuvent se
faire une idée, même en rêve. Continuez
votre vie, esclaves insensés de l'ambition et de
l'avarice ; votre soif de faisceaux, de questorats et de
toutes les momeries d'un pouvoir servile, provoque mes rires
et mon mépris. Mon pouvoir s'étend partout
où règne quelque superstition. Je foule aux
pieds les âmes que la pourpre couvre. Thèbes
peut tomber ; l'Egypte peut ne plus exister que de nom.
L'univers entier fournit des sujets à
Arbacès.»
En prononçant ces
paroles, l'Egyptien marchait lentement. Lorsqu'il entra dans
la ville, sa haute taille le fit remarquer au-dessus de la
foule qui remplissait le forum, et il se dirigea vers le
petit et gracieux temple consacré à Isis
(1).
Cet édifice n'était alors élevé que depuis peu de temps. L'ancien temple avait été renversé par un tremblement de terre soixante ans auparavant, et le nouveau avait obtenu, parmi les inconstants Pompéiens, la vogue qu'une nouvelle église ou un nouveau prédicateur obtiennent parmi nous. Les oracles de la déesse à Pompéi étaient en effet, non seulement célèbres pour le mystérieux langage qui les enveloppait, mais encore pour le crédit qui s'attachait à leurs ordres et à leurs prédictions. S'ils n'étaient pas dictés par une divinité, ils étaient du moins inspirés par une profonde connaissance de l'humanité ; ils s'appliquaient exactement à la position de chaque individu, et contrastaient singulièrement avec les banalités des temples rivaux. Au moment où Arbacès arrivait près des grilles qui séparaient l'enceinte profane de l'enceinte sacrée, une foule composée de personnes de toutes les classes, mais particulièrement de marchands, s'assemblait, respirant à peine, et témoignant une profonde dévotion, devant les nombreux autels placés dans la cour... |
Weichardt (1907) p.54 |
Dans les murs de la cella, élevés sur
sept marches en marbre de Paros, on voyait des niches
renfermant différentes statues, et les murs
étaient ornés de la grenade consacrée
à Isis. Un piédestal oblong occupait
l'intérieur du monument ; il supportait deux statues :
l'une d'Isis, et l'autre de son compagnon, le silencieux et
mystique Horus. Mais le monument contenait beaucoup d'autres
divinités qui formaient, en quelque sorte, la cour de
la déesse égyptienne : c'étaient Bacchus
son parent, le dieu célèbre sous tant de noms,
Vénus de Cypre sortant de son bain, laquelle
n'était qu'Isis elle-même sous un
déguisement grec, Anubis à la tête de
chien, et une foule d'idoles égyptiennes de formes
grotesques et de noms inconnus.
Mais nous supposerions à tort que, dans les villes de
la grande Grèce, Isis fût adorée avec les
formes et les cérémonies qui appartenaient
à son culte. Les nations modernes et
mélangées du Sud, non moins arrogantes
qu'ignorantes, confondaient les cultes de tous les climats et
de tous les siècles, et les profonds mystères
du Nil se trouvaient défigurés par cent
frivoles et illégitimes mélanges des croyances
de Céphise et de Tibur. Le temple d'Isis à
Pompéi était desservi par des prêtres
romains et grecs, également étrangers au
langage et aux coutumes des anciens adorateurs de la
déesse, et le descendant des puissants rois d'Egypte
riait en secret et avec mépris des mesquines momeries
qui essayaient d'imiter le culte solennel et typique de son
brûlant climat.
«Eh quoi», murmura Arbacès à l'un
des assistants, marchand engagé dans le commerce
d'Alexandrie, commerce qui avait peut-être introduit
à Pompéi le culte de la déesse ; «quelle circonstance vous rassemble devant les autels
de la vénérable Isis ? On dirait, aux robes
blanches du groupe que voilà, qu'un sacrifice se
prépare ; et, à cette assemblée des
prêtres, que des oracles vont être rendus. A
quelle question doit répondre la déesse ?
- Nous sommes des marchands en effet, répondit du
même ton l'assistant (qui n'était autre que
Diomède) ; nous désirons connaître le
sort de nos vaisseaux, qui partent demain pour Alexandrie.
Nous venons offrir un sacrifice à la déesse, et
implorer sa réponse. Je ne suis pas un de ceux qui ont
demandé le sacrifice, comme vous pouvez en juger par
mon costume, mais j'ai quelque intérêt au
succès de la flotte ; oui, par Jupiter, j'ai ma petite
cargaison ; sans cela, comment vivrait-on dans ces temps si
durs ? »
L'Egyptien répliqua gravement que, si Isis
était la déesse de l'agriculture, elle n'en
était pas moins la patronne du commerce ; puis
tournant la tête vers l'est, Arbacès sembla
absorbé dans une prière silencieuse.
Au centre des degrés apparut un prêtre,
vêtu de blanc depuis la tête jusqu'aux
pieds, son voile surmontant sa couronne ; deux nouveaux
prêtres vinrent relever ceux que nous avons
déjà vus placés aux deux
extrémités ; leur poitrine était
à moitié nue ; une robe blanche et aux
larges plis enveloppait le reste de leur corps. En
même temps, un prêtre placé au bas
des marches commença un air solennel sur un long
instrument à vent. A la moitié des
degrés se trouvait un autre flamine, tenant
d'une main la couronne votive, et de l'autre une
baguette blanche ; pour ajouter à l'effet
pittoresque de cette cérémonie orientale,
l'imposant ibis (oiseau sacré du culte
égyptien) regardait du haut des murs le rite
s'accomplir, ou se promenait au pied de l'autel. |
Cérémonie
isiaque
|
Le calme absolu d'Arbacès sembla se démentir. Lorsque les aruspices inspectèrent les entrailles des victimes, il parut éprouver une pieuse anxiété, et se réjouir lorsque les signes furent déclarés favorables, et que le feu commença à briller et à consumer les parties consacrées des victimes au milieu de la myrrhe et de l'encens ; un profond silence succéda alors aux chuchotements de l'assemblée. Les sacrificateurs se réunirent autour de la cella, et un autre prêtre, nu sauf une ceinture qui lui entourait les reins, s'élança en dansant, et implora avec des gestes étranges une réponse de la déesse. Il tomba enfin d'épuisement ; la statue sembla s'agiter intérieurement, on entendit un lent murmure ; sa tête se baissa trois fois, ses lèvres s'ouvrirent, et une voix caverneuse prononça ces paroles mystérieuses :
On voit comme un coursier venir la vague
énorme,
Et souvent en tombeau le rocher se transforme.
Nos fortunes, nos jours, sont dans les mains du sort ;
Mais vos légers vaisseaux naviguent vers le port.
La voix cessa de se faire entendre, la foule respira plus
librement, les marchands se regardèrent les uns les
autres.
«Rien de plus clair, s'écria Diomède ; l'oracle annonce une tempête, comme il y en a souvent
au commencement de l'automne ; mais nos vaisseaux seront
sauvés. O bienfaisante Isis !
- Honneur éternel à la déesse ! dirent
les marchands. Sa prédiction cette fois n'est pas
équivoque.»
Elevant la main pour imposer silence aux assistants, car les
rites d'Isis enjoignaient un mutisme presque impossible
à obtenir des Pompéiens, le grand prêtre
répandit sa libation sur l'autel, et après une
courte prière, la cérémonie étant
terminée, la foule se retira. Pendant qu'elle se
dispersait de côté et d'autre, l'Egyptien
demeura près de la grille, et, lorsque le passage fut
suffisamment éclairé, un des prêtres
s'approcha de lui, et le salua avec toutes les marques d'une
amicale familiarité !
La physionomie de ce prêtre était loin de
prévenir en sa faveur : son crâne rasé
était si déprimé et son front si
étroit, que sa conformation le rapprochait beaucoup de
celle d'un sauvage de l'Afrique, à l'exception des
tempes, où l'on remarquait l'organe appelé
acquisivité par les disciples d'une science dont le
nom est moderne, mais dont les anciens (comme leurs
sculptures nous l'indiquent) connaissaient mieux qu'eux la
pratique ; on voyait sur cette tête deux
protubérances larges et presque contre nature, qui la
rendaient encore plus difforme. Le tour des sourcils
était sillonné d'un véritable
réseau de rides profondes ; les yeux noirs et petits
roulaient dans des orbites d'un jaune sépulcral ; le
nez, court mais gros, s'ouvrait avec de grandes narines
pareilles à celles des satyres ; ses lèvres
épaisses et pâles, ses joues aux pommettes
saillantes, les couleurs livides et bigarrées qui
perçaient à travers sa peau de parchemin,
complétaient un ensemble que personne ne pouvait voir
sans répugnance, et peu de gens sans terreur et sans
méfiance.
Quelque projet que conçût l'âme, la forme
du corps paraissait propre à les exécuter. Les
muscles vigoureux du cou, la large poitrine, les mains
nerveuses et les bras maigres et longs qui étaient nus
jusqu'au-dessus du coude, témoignaient d'une nature
capable d'agir avec énergie ou de souffrir avec
patience.
«Calénus, dit l'Egyptien à ce flamine de
bizarre apparence, vous avez beaucoup amélioré
la voix de la statue, en suivant mes avis, et vos vers sont
excellents ; il faut toujours prédire la bonne
fortune, à moins qu'il n'y ait certitude que la
prédiction ne se réalisera pas.
- En outre, ajouta Calénus, si la tempête a
lieu, et si elle engloutit les vaisseaux maudits, ne
l'aurons-nous pas annoncée, et les vaisseaux ne
seront-ils pas au port ? Le marinier dans la mer Egée,
dit Horace, prie pour obtenir le repos. Or, quel est le port
plus tranquille pour lui que le fond des flots ?
- Très bien, Calénus ; je voudrais
qu'Apaecidès prît des leçons de votre
sagesse ; mais j'ai à conférer avec vous
relativement à lui et sur d'autres matières ; pouvez-vous m'admettre dans quelque appartement moins
sacré ?
- Assurément», répondit le prêtre
en le conduisant vers une des cellules qui entouraient la
porte ouverte.
Là, ils s'assirent devant une petite table qui leur
présentait des fruits, des oeufs, plusieurs plats de
viandes froides, et des vases pleins d'excellents vins.
Pendant que les deux compagnons faisaient cette collation, un
rideau tiré sur l'entrée, du côté
de la cour, les dérobait à la vue, mais les
avertissait, par son peu d'épaisseur, qu'ils eussent
à parler bas, ou à ne pas trahir leur secret.
Ils prirent le premier parti.
«Vous savez, dit Arbacès d'une voix qui agitait
à peine l'air, tant elle était douce et
légère, vous savez que j'ai toujours eu pour
règle de m'attacher à la jeunesse... Les
esprits flexibles et non encore formés deviennent mes
meilleurs instruments. Je les travaille, je les tisse, je les
moule selon ma volonté. Je ne fais des hommes que des
serviteurs ; mais des femmes...
- Vous en faites des maîtresses, dit Calénus,
dont le sourire livide enlaidissait encore les traits
disgracieux.
- Oui, je ne le nie pas : la femme est le premier but, le
grand désir de mon âme ; de même que vous
autres, vous engraissez les victimes pour le sacrifice, moi,
j'aime à élever les amantes consacrées
à mes plaisirs. J'aime à cultiver, à
mûrir leurs esprits, à développer la
douce fleur de leurs passions cachées, afin de
préparer un fruit à la hauteur de mon
goût. Je déteste vos courtisanes toutes faites
et trop accomplies. C'est dans le progrès
(progrès qui s'ignore lui-même), de l'innocence
au désir, que je trouve le charme véritable de
l'amour ; c'est ainsi que je défie la
satiété : en contemplant la fraîcheur des
sensations chez les autres, je conserve la fraîcheur
des miennes. Les jeunes cœurs de mes victimes, voilà
les ingrédients que je jette dans la chaudière
où je puise un rajeunissement perpétuel. Mais
c'est assez : venons à notre sujet. Vous savez que
j'ai rencontré il y a quelque temps, à
Néapolis, Ione et Apaecidès, frère et
soeur, enfants d'Athéniens qui étaient venus
demeurer dans cette cité. La mort de leurs parents,
qui me connaissaient et m'estimaient, me constitua leur
tuteur ; je ne négligeai rien de ma charge. Le jeune
homme, docile et d'un caractère plein de douceur,
céda sans peine à l'impression que je voulus
lui donner. Après les femmes, ce que j'aime, ce sont
les souvenirs de mon pays natal ; je me plais à
conserver, à propager dans les contrées
lointaines (que ses colonies peuplent peut-être
encore), nos sombres et mystiques croyances. Je trouve, je
crois, autant de plaisir à tromper les hommes
qu'à servir les dieux. J'appris à
Apaecidès à adorer Isis. Je lui
révélai quelques-unes des sublimes
allégories que son culte voile ; j'excitai dans une
âme particulièrement disposée à la
ferveur religieuse cet enthousiasme dont la foi remplit
l'imagination. Je l'ai placé parmi vous, chez un des
vôtres.
- Il est à nous, dit Calénus ; mais, en
stimulant sa foi, vous l'avez dépouillé de la
sagesse. Il s'effraye de ne plus se sentir dupe. Nos
honnêtes fraudes, nos statues qui parlent, nos
escaliers dérobés le tourmentent et le
révoltent. Il gémit, il se désole et
converse avec lui-même ; il refuse de prendre part
à nos cérémonies. On l'a vu
fréquenter la compagnie d'hommes suspects
d'attachement pour cette secte nouvelle et athée, qui
renie tous nos dieux et appelle nos oracles des inspirations
de l'esprit malfaisant dont parlent les traditions
orientales. Nos oracles, hélas ! nous savons trop
où ils puisent leurs inspirations.
- Voilà ce que je soupçonnais, dit
Arbacès rêveur, d'après les reproches
qu'il m'a adressés la dernière fois que je l'ai
rencontré ; il m'évite depuis quelque temps. Je
veux le chercher ; je veux continuer mes leçons. Je
l'introduirai dans le sanctuaire de la sagesse, je lui
enseignerai qu'il y a deux degrés de sainteté :
le premier, la foi ; le second, la fraude ; l'un pour le
vulgaire, le second pour le sage.
- Je n'ai jamais passé par le premier, dit
Calénus, ni vous non plus, je pense,
Arbacès.
- Vous êtes dans l'erreur, répliqua gravement
l'Egyptien ; je crois encore aujourd'hui, non pas à ce
que j'enseigne, mais à ce que je n'enseigne pas ; la
nature possède quelque chose de sacré que je ne
puis ni ne veux contester ; je crois à ma science, et
elle m'a révélé... mais ce n'est pas la
question ; il s'agit de sujets plus terrestres et plus
attrayants. Si je parvenais ainsi à mon but en ce qui
concernait Apaecidès, quels étaient mes
desseins sur Ione ? Vous vous doutez déjà que
je la destine à être ma reine, ma femme, l'Isis
de mon cœur ! Jusqu'au jour où je l'ai vue,
j'ignorais tout l'amour dont ma nature est capable.
- J'ai entendu dire de tous côté que
c'était une nouvelle Hélène», dit
Calénus, et ses lèvres firent entendre un
léger bruit de dégustation (mais
était-ce en l'honneur de la beauté d'Ione, ou
en l'honneur du vin qu'il venait de boire ? il serait
difficile de le dire.)
«Oui ; sa beauté est telle que la grâce
n'en a jamais produit de plus parfaite, poursuivit
Arbacès, et ce n'est pas tout : elle a une âme
digne d'être associée à la mienne. Son
génie surpasse le génie des femmes : vif,
éblouissant, hardi... La poésie coule
spontanément de ses lèvres : exprimez une
vérité, et, quelque compliquée et
profonde qu'elle soit, son esprit la saisit et la domine. Son
imagination et sa raison ne sont pas en guerre l'une avec
l'autre ; elles sont d'accord pour la diriger, comme les
vents et les flots pour conduire un vaisseau superbe. A cela
elle joint une audacieuse indépendance de
pensée. Elle peut marcher seule dans le monde. Elle
peut être brave autant qu'elle est gracieuse. C'est
là le caractère que toute ma vie j'ai
cherché dans une femme, et que je n'ai jamais
trouvé. Ione doit être à moi. Elle
m'inspire une double passion. Je veux jouir de la
beauté de l'âme non moins que de celle du
corps.
- Elle n'est donc pas encore à vous ? dit le
prêtre. - Non ; elle m'aime, mais comme ami ; elle
m'aime avec son intelligence seule. Elle me suppose les
vertus vulgaires que j'ai seulement la vertu plus
élevée de dédaigner. Mais laissez-moi
continuer son histoire. Le frère et la soeur
étaient jeunes et riches ; Ione est orgueilleuse et
ambitieuse... orgueilleuse de son esprit, de la magie de sa
poésie, du charme de sa conversation. Lorsque son
frère me quitta et entra dans votre temple, elle vint
aussi à Pompéi, afin d'être plus
près de lui. Ses talents n'ont pas tardé
à s'y révéler. La foule qu'elle appelle
se presse à ses fêtes. Sa voix enchante ses
hôtes, sa poésie les subjugue. Il lui
plaît de passer pour une seconde Erinna.
- Ou bien pour une Sapho.
- Mais une Sapho sans amour ! Je l'ai encouragée dans
cette vie pleine de hardiesse, où la vanité se
mêle au plaisir. J'aimais à la voir s'abandonner
à la dissipation et au luxe de cette cité
voluptueuse. Je désirais énerver son âme ; oui, cher Calénus ; mais jusqu'ici elle a
été trop pure pour recevoir le souffle
brûlant qui devait, selon mon espérance, non pas
effleurer, mais ronger ce beau miroir. Je souhaitais qu'elle
fût entourée d'adorateurs vides, vains, frivoles
(adorateurs que sa nature ne peut que mépriser), afin
qu'elle sentît le besoin d'aimer. Alors, dans ces doux
intervalles qui succèdent àl'excitation du
monde, je me flattais de faire agir mes prestiges, de lui
inspirer de l'intérêt, d'éveiller ses
passions, de posséder enfin son cœur ; car ce n'est
ni la jeunesse, ni la beauté, ni la gaieté, qui
sont faites pour fasciner Ione ; il faut conquérir son
imagination, et la vie d'Arbacès n'a été
qu'un long triomphe sur des imaginations de ce genre.
- Quoi ! aucune crainte de vos rivaux ? La galante Italie est
cependant familiarisée avec l'art de plaire.
- Je ne crains personne. Son âme méprise la
barbarie romaine, et se mépriserait elle-même si
elle admettait une pensée d'amour pour un des enfants
de cette race née d'hier.
- Mais vous êtes Egyptien, vous n'êtes pas
Grec.
- L'Egypte, répondit Arbacès, est la
mère d'Athènes ; sa Minerve tutélaire
est notre divinité, et son fondateur, Cécrops,
était un fugitif de Saïs l'Egyptienne. Je l'ai
déjà appris à Ione, et dans mon sang
elle vénère les plus anciennes dynasties de la
terre. Cependant, j'avoue que depuis peu un soupçon
inquiet a traversé mon esprit. Elle est plus
silencieuse qu'elle n'avait coutume de l'être ; la
musique qu'elle préfère est celle qui peint le
mieux la mélancolie et pénètre le plus
profondément dans l'âme. Elle pleure sans raison
de pleurer. Peut-être est-ce un commencement d'amour ? ... Peut-être n'est-ce que le désir d'aimer ? Dans l'un ou l'autre cas, il est temps pour moi
d'opérer sur son imagination et sur son cœur : dans
le premier cas, de ramener à moi cette source d'amour
qui s'égare ; dans l'autre, de la faire jaillir
à mon bénéfice. C'est pour cela que j'ai
songé à vous.
- En quoi puis-je vous être utile ? |
Joseph M. Gleeson, 1891 |
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