L'oiseleur reprend dans ses rets l'oiseau qui voulait
s'échapper, et essaye d'y prendre une autre
victime.
Dans l'histoire que je raconte, les
événements se pressent rapides comme les
événements d'un drame. Je décris une
époque dans laquelle il suffisait de quelques jours
pour faire mûrir les fruits d'une année.
Arbacès avait peu fréquenté la maison
d'Ione depuis quelque temps, et, lorsqu'il y était
allé, il n'avait pas rencontré Glaucus ; il
ignorait l'amour qui s'était si soudainement
interposé entre lui et ses projets.
Particulièrement occupé du frère d'Ione,
il avait été momentanément forcé
de suspendre ses visites à la soeur et d'ajourner ses
desseins. Son orgueil et son égoïsme
s'étaient réveillés tout à coup.
Il s'alarmait du changement survenu dans l'esprit du jeune
homme. Il tremblait à l'idée qu'il pouvait
perdre un élève docile, et Isis un serviteur
enthousiaste. On trouvait rarement Apaecidès ; il
évitait les lieux où il aurait rencontré
l'Egyptien ; il le fuyait même lorsqu'il l'apercevait
de loin. Arbacès était un de ces hautains et
puissants esprits accoutumés à dominer les
autres ; il s'indignait qu'une créature qu'il avait
regardée comme étant à lui pût
secouer son joug. Il se promit qu'Apaecidès ne lui
échapperait pas.
Telle était sa pensée, pendant qu'il traversait
un bosquet situé dans l'intérieur de la ville,
entre sa maison et la maison d'lone, où il se rendait ; il aperçut, appuyé contre un arbre et
regardant la foule, le jeune prêtre d'Isis, qui ne le
vit pas venir.
«Apaecidès ! » dit-il ; et il posa, d'un
air tout amical, sa main sur l'épaule du jeune
homme...
Le prêtre tressaillit ; son premier mouvement fut de
s'enfuir.
«Mon fils, dit l'Egyptien, qu'est-il arrivé pour
que vous paraissiez empressé d'éviter ma
présence ? »
Apaecidès demeura silencieux et morne, les yeux
attachés à la terre et les lèvres
tremblantes, la poitrine oppressée d'une vive
émotion.
«Parle-moi, mon ami, continua l'Egyptien, parle ; quelque fardeau pèse sur ton esprit ; qu'as-tu
à me révéler ?
- A vous ? Rien.
- Et pourquoi m'exclure ainsi de tes confidences ?
- Parce que je vois en vous un ennemi.
- Expliquons-nous», dit Arbacès à voix
basse ; et, prenant le bras du prêtre sous le sien,
malgré quelque résistance, il conduisit le
jeune homme vers un des bancs qui garnissaient le bosquet.
Ils s'assirent ; et leur contenance morne s'accordait bien
avec l'ombre et la solitude du lieu.
Apaecidès était dans le printemps de son
âge ; cependant il paraissait avoir plus vécu
que l'Egyptien. Ses traits délicats et
réguliers étaient fatigués et
décolorés, ses yeux creux ne brillaient que
d'un éclat pareil à celui que donne la
fièvre ; son corps se courbait
prématurément, et, sur ses mains,
délicates comme celles d'une femme, de petites veines
bleuâtres et tuméfiées indiquaient la
lassitude et les faiblesses du relâchement de ses
fibres. Sa figure avait une frappante ressemblance avec celle
d'Ione ; mais l'expression différait beaucoup de ce
calme majestueux et spirituel qui donnait à la
beauté de sa soeur un repos divin, et que maintenant
nous appellerions classique. Chez elle l'enthousiasme
était visible, quoique toujours modeste et contenu ; c'était là le charme et le sentiment de sa
physionomie ; on éprouvait ce désir qu'excitait
un esprit qui paraissait tranquille, mais qui ne sommeillait
pas. Chez Apaecidès, tout révélait la
ferveur et la passion de son tempérament ; et la
portion intellectuelle de sa nature, par les larges flammes
de ses yeux, par la largeur de ses tempes comparée
à la hauteur de ses sourcils, par le
frémissement de ses lèvres, semblait être
sous l'empire d'une rêverie idéale et profonde.
L'imagination de la soeur s'était arrêtée
au seuil sacré de la poésie ; celle de son
frère, moins heureuse et moins retenue, s'était
égarée dans le champ des visions impalpables et
sans formes ; les facultés qui avaient paré
l'une des dons du génie menaçaient d'apporter
la folie à l'autre.
«Vous prétendez que j'ai été votre
ennemi, dit Arbacès ; je connais la cause de cette
injuste accusation. Je vous ai placé parmi les
prêtres d'Isis ; vous vous révoltez de leurs
supercheries et de leurs impostures. Vous pensez que je vous
ai trompé aussi ; la pureté de votre cœur s'en
offense ; vous vous imaginez que je suis aussi un
imposteur.
- Vous connaissiez les jongleries de ce culte impie,
répondit Apaecidès ; pourquoi me les avoir
cachées ? Lorsque vous me pressiez si vivement de me
dévouer à cette profession dont je porte le
costume, vous ne cessiez de me parler de la sainte vie de ces
hommes consacrés à la science ; vous m'avez
jeté dans la compagnie d'un ignorant et sensuel
troupeau, qui n'a d'autres connaissances que celles des
fraudes les plus grossières ; vous me parliez d'hommes
sacrifiant les plaisirs mondains à la sublime
étude de la vertu, et vous m'avez mis au milieu
d'hommes souillés de tous les vices ; vous me parliez
d'amis, de guides flamboyants du genre humain : je ne vois
que des trompeurs et des traîtres. Oh ! vous avez eu
tort.
Vous m'avez enlevé la gloire de ma jeunesse, ma foi
sincère à la vertu, ma soif sanctifiante de
sagesse. Jeune comme j'étais, riche, plein de ferveur,
ayant devant moi tous les brillants plaisirs de la terre, je
me résignais sans soupirer, avec bonheur, avec
exaltation, dans la pensée que j'allais
pénétrer les mystères de la sagesse
suprême, jouir de la société des dieux,
des révélations du ciel ; et maintenant...
maintenant ! ...»
Un sanglot convulsif étouffa la voix du prêtre.
Il se couvrit le visage de ses mains, et de grosses larmes se
firent passage à travers ses doigts et
inondèrent ses vêtements.
«Ce que je t'ai promis je te le donnerai, mon ami, mon
élève ; les choses dont tu te plains n'ont
été que des épreuves pour ta vertu ; ton
noviciat n'a fait qu'en rehausser l'éclat... Ne pense
plus à toutes ces fourberies de bas étage... Il
est temps que tu ne sois plus confondu avec ces esclaves de
la déesse, serviteurs subalternes de son temple. Tu es
digne d'entrer dans l'enceinte sacrée. Je serai
désormais ton prêtre, ton guide ; et toi qui
maudis en ce moment mon amitié, tu vivras pour la
bénir.»
Le jeune homme releva la tête et regarda l'Egyptien
avec un vague étonnement.
«Ecoute-moi, continua Arbacès d'une voix plus
puissante et plus solennelle, après avoir eu soin de
s'assurer qu'ils étaient seuls. De l'Egypte est venue
toute la science du monde. A l'Egypte, Athènes
emprunta sa philosophie, et la Crète sa profonde
politique. A l'Egypte appartenaient ces tribus
mystérieuses qui (longtemps avant que les hordes de
Romulus se répandissent dans les plaines de l'Italie
et fissent rentrer la civilisation dans la barbarie et dans
les ténèbres) possédaient tous les arts
de la sagesse et toutes les grâces de la vie
intellectuelle. De l'Egypte sont sortis les rites et la
grandeur de cette solennelle Caeré, dont les habitants
enseignèrent à leurs vainqueurs romains tout ce
qu'ils connaissent aujourd'hui de plus élevé
comme religion, de plus sublime comme culte. Et de quelle
façon penses-tu, jeune homme, que cette redoutable
Egypte, mère de nations sans nombre, soit parvenue
à sa puissance et à la haute conception de la
sagesse ? ce fut le résultat de sa profonde et sainte
politique. Vos nations modernes doivent leur grandeur
à l'Egypte ; l'Egypte doit sa grandeur à ses
prêtres. Recueillis en eux-mêmes, ne briguant
d'empire que sur la plus noble partie de l'homme, sur son
âme et sur sa foi, ces anciens ministres de Dieu
étaient inspirés des plus grandes
pensées qui aient jamais exalté des mortels.
Les révolutions des astres, les saisons de la terre,
l'éternel cercle des destinées humaines, leur
offrirent une auguste allégorie : ils la rendirent
palpable et visible aux yeux du vulgaire par des signes, les
dieux et les déesses ; et ce qui était en
réalité gouvernement prit le nom de religion.
Isis est une fable ; ne te scandalise pas ! car le type
d'Isis représente en réalité un
être immortel. Isis n'est rien ; la nature, dont elle
est le symbole, est la mère de toutes choses. Sombre,
ancienne, insondable, excepté pour un petit nombre
d'initiés : «Aucun mortel ne m'a jamais
ôté mon voile», dit cette Isis que tu
adores ; mais pour les sages, ce voile a été
soulevé ; nous nous sommes tenus face à face
devant la solennelle beauté de la nature. Les
prêtres ont donc été les bienfaiteurs,
les civilisateurs de l'humanité, quoiqu'ils fussent en
même temps des imposteurs, si tu veux les appeler
ainsi. Mais crois-tu, jeune homme, que, s'ils n'avaient pas
trompé les hommes, ils eussent pu les servir ? La
foule, ignorante et servile, a besoin d'un bandeau pour
être conduite à son propre bonheur. On ne brise
pas une maxime, on révère un oracle. L'empereur
de Rome étend sa domination sur diverses tribus de la
terre, et met de l'harmonie entre ces éléments
contraires et désunis : de là naissent la paix,
l'ordre, la loi, les félicités de la vie.
Crois-tu que ce soit l'homme, que ce soit l'empereur qui
règne ainsi ? non : c'est la pompe, le respect, la
majesté qui l'entourent... telles sont ses impostures,
telle est sa magie. Nos oracles et nos divinations, nos rites
et nos cérémonies, ne sont que les moyens de
notre souveraineté, les instruments de notre pouvoir :
les uns et les autres mènent à la même
fin, au bien-être et à l'harmonie de
l'humanité. Tu m'écoutes avec plus d'attention
et d'ardeur... la lumière se fait dans ton
esprit.»
Apaecidès demeurait silencieux ; mais les rapides
émotions dont on pouvait saisir le passage sur sa
figure expressive trahissaient l'effet des paroles de
l'Egyptien, paroles rendues plus éloquentes encore par
l'aspect et les gestes du personnage.
«Ainsi donc, continua Arbacès, pendant que nos
prêtres du Nil établissaient les premiers
éléments au moyen desquels le chaos est
détruit, à savoir l'obéissance
respectueuse de la multitude au petit nombre, ils tiraient de
leurs majestueuses et célestes méditations
cette sagesse qui n'était plus une imposture. Ils
inventaient les codes et la régularité des
lois, les arts et les gloires de l'existence ; ils
demandaient la foi, ils donnaient en retour les bienfaits de
la civilisation : leur tromperie, n'était-ce pas de la
vertu ? Crois-moi, tout être d'une nature bienfaisante,
d'une essence plus éthérée, qui regarde
du haut des cieux notre monde, sourit avec sympathie à
la sagesse qui a produit de pareils résultats. Mais tu
sembles désirer que j'applique ces
généralités à toi-même :
j'obéis volontiers à tes désirs. Les
autels de la déesse de notre ancienne foi doivent
être desservis, et doivent l'être par ces
individus sans intelligence et sans âme, qui ne sont
pour ainsi dire que des clous et des crochets où se
suspendent la robe et le bandeau. Rappelle-toi deux maximes
de Sextius le pythagoricien, maximes empruntées
à la science de l'Egypte. La première :
«Ne parle pas de Dieu à la multitude» ; la
seconde : «L'homme digne de Dieu est un dieu parmi les
hommes». De même que le génie a
donné aux ministres d'Egypte le culte, cet empire si
fâcheusement déchu dans les derniers temps, de
même il appartient au génie d'en rétablir
la domination. J'ai trouvé en vous, Apaecidès,
un disciple digne de mes leçons, un ministre digne de
la grande oeuvre que nous devons accomplir : votre
énergie, vos talents ; la pureté de votre foi ; la promptitude de votre enthousiasme, tout vous
préparait à cet emploi, qui demande de si
hautes et de si ardentes qualités. J'ai donc
excité vos désirs sacrés ; je vous ai
encouragé à marcher dans la voie que vous aviez
prise. Mais vous m'en voulez de ce que je ne vous ai pas fait
connaître les petites âmes et les jongleries de
vos compagnons. Si je l'avais fait, Apaecidès,
j'aurais défait mon propre ouvrage ; votre noble
nature se serait révoltée : Isis eût
perdu un prêtre.»
Apaecidès poussa un profond soupir. L'Egyptien
continua sans prendre garde à cette
interruption.
«Je vous plaçai en conséquence, sans
préparation, dans le temple ; je vous laissais
à vous-même le soin de découvrir les
momeries qui éblouissent la foule et de vous en
formaliser ; je souhaitais que vous puissiez apercevoir de
vos propres yeux les ressorts qui font jaillir les eaux
rafraîchissantes où le monde puise la paix :
c'était l'ancienne épreuve ordonnée
autrefois par nos prêtres. Ceux qui s'accoutument aux
impostures du vulgaire, on les laisse les pratiquer. Pour
ceux qui vous ressemblent et dont la nature plus haute
demande un autre but, la religion leur dévoile ses
mystères divins. Je suis heureux de rencontrer en vous
le caractère que j'attendais. Vous avez
prononcé vos voeux, vous ne pouvez reculer. Avancez,
je serai votre guide.
- Et qu'as-tu donc à m'apprendre encore, homme
étrange et redoutable ? de nouvelles tromperies, de
nouveaux...
- Non. Je t'ai lancé dans l'abîme de
l'incrédulité, je veux te ramener sur les
hauteurs de la foi. Tu as vu les faux types, tu
connaîtras maintenant les réalités qu'ils
représentent. Il n'y a pas d'ombre, Apaecidès,
qui n'ait son corps. Viens me voir cette nuit. Ta main ! »
Emu, excité, fasciné par le langage de
l'Egyptien, Apaecidès lui tendit la main, et le
maître et le disciple se séparèrent. Il
était vrai que pour Apaecidès toute retraite
était impossible. Il avait fait voeu de célibat ; il s'était consacré à une vie qui
semblait maintenant lui offrir toutes les
austérités du fanatisme sans les consolations
de la foi. N'était-il pas naturel qu'il
éprouvât le désir de se
réconcilier avec son irrévocable
carrière ? Le puissant et profond esprit de l'Egyptien
reprenait son empire sur sa jeune imagination ; elle le
poussait à de vagues conjectures, et
l'entraînait à des alternatives de crainte et
d'espérance.
Pendant ce temps, Arbacès se dirigeait d'un pas grave
et lent vers la maison d'Ione. A son entrée dans le
tablinum, il entendit, du portique du péristyle, une
voix qui, tout harmonieuse qu'elle était,
résonna mal à son oreille : c'était la
voix du jeune et beau Glaucus, et, pour la première
fois, un frisson involontaire de jalousie fit tressaillir son
cœur. Il trouva dans le péristyle Glaucus assis
à côté d'Ione. La fontaine, au milieu du
jardin odorant, jetait dans l'air son écume d'argent,
et répandait une délicieuse fraîcheur
pendant les heures étouffantes du milieu du jour. Les
femmes d'Ione qui restaient invariablement près
d'elle, car dans la liberté de sa vie elle gardait la
plus délicate retenue, se tenaient à peu de
distance ; aux pieds de Glaucus était une lyre sur
laquelle il venait de jouer pour Ione un air lesbien. La
scène, le groupe placé devant Arbacès
étaient empreints de cet idéal poétique
et plein de raffinement que nous regardons encore, et avec
raison, comme le caractère particulier des anciens ; on voyait les colonnes de marbre, les vases de fleurs, la
statue blanche et tranquille, au bout de chaque perspective ; et, par-dessus tout cela, les deux formes vivantes qui
auraient fait l'inspiration ou le désespoir d'un
sculpteur.
Joseph M. Gleeson, 1891
|
Arbacès, s'arrêtant aussitôt, regarda
le beau couple avec un front d'où venait de fuir toute
sa sérénité accoutumée. Il fit un
effort sur lui-même, et s'approcha lentement, d'un pas
léger et sans écho, tel qu'aucun serviteur ne
l'entendit, bien moins encore Ione et son amant.
«Et pourtant, disait Glaucus, c'est seulement avant que
nous aimions que nous trouvons que nos poètes ont bien
décrit cette passion. Au moment où le soleil se
lève, tous les astres qui avaient brillé dans
son absence s'évanouissent dans l'air ; les
poètes n'existent non plus que pendant la nuit du
cœur ; ils ne sont rien pour nous lorsque le dieu nous fait
sentir la puissance de ses rayons.
- Aimable et brillante comparaison, noble Glaucus ! »
Tous deux tressaillirent en apercevant derrière le
siège d'Ione la figure froide et sarcastique de
l'Egyptien.
«Un hôte inattendu ! dit Glaucus en se levant
avec un sourire forcé.
- Rien de plus simple lorsqu'on est sûr d'être
bien reçu, répondit Arbacès en
s'asseyant et en engageant Glaucus, par un signe, à en
faire autant.
- Je suis bien aise, dit Ione, de vous voir ensemble à
la fin, car vous êtes faits pour vous comprendre et
pour devenir amis.
- Rendez-moi une quinzaine d'années, répliqua
l'Egyptien, avant de me comparer à Glaucus.
J'accepterais volontiers son amitié ; mais que lui
offrirais-je en retour ? Aurions-nous les mêmes
confidences à nous faire ? Lui parlerais-je de
banquets et de guirlandes de fête, de coursiers
parthes, des chances du jeu ? Ce sont là les plaisirs
habituels à son âge, à sa nature,
à ses goûts ; ce ne sont pas les
miens.»
En parlant ainsi, l'astucieux Egyptien baissa les yeux et
soupira ; mais du coin de l'oeil il regarda Ione pour voir
comment elle accueillerait ces insinuations sur les
goûts de son visiteur ; et l'air d'Ione ne le satisfit
pas. Glaucus, dont les joues se colorèrent
légèrement, s'empressa de répondre avec
gaieté. Il avait aussi sans doute le désir de
déconcerter et d'humilier l'Egyptien.
«Vous avez raison, sage Arbacès, dit-il ; nous
pouvons nous estimer l'un l'autre, mais nous ne saurions
être amis ; mes banquets manquent de ce sel
mystérieux qui, si l'on en croit la rumeur publique,
assaisonne les vôtres. Et, par Hercule, lorsque j'aurai
vos années, si, comme vous, je crois sage de
rechercher les plaisirs de l'âge mûr, je lancerai
aussi le sarcasme sur les galantes folies de la
jeunesse.»
L'Egyptien jeta à Glaucus un regard rapide et
perçant.
«Je ne vous comprends pas, dit-il froidement ; mais les
gens d'esprit ont souvent l'habitude de s'envelopper
d'obscurité.»
Il détourna la
tête à ces mots avec un sourire presque
imperceptible, et, après un instant de silence, il
s'adressa à Ione :
«Je n'ai pas été assez fortuné,
belle Ione, pour vous rencontrer chez vous les deux ou trois
dernières fois que je suis venu pour vous rendre
visite.
- La douceur de la mer m'avait tentée de
sortir», reprit Ione avec un léger embarras. Cet
embarras n'échappa pas à Arbacès ; mais
sans paraître le remarquer, il reprit en souriant
:
«Vous savez que le vieux poète a dit :
«Les femmes doivent rester dans leur maison et y
converser» (1).
- Ce poète était un cynique, dit Glaucus : il
haïssait les femmes.
- Il parlait selon la coutume de son pays, et ce pays
était votre Grèce si vantée.
- Autres temps, autres moeurs ; si nos ancêtres avaient
connu Ione, ils auraient suivi une autre loi.
- Avez-vous appris ces manières galantes à Rome ? dit Arbacès avec une émotion mal
déguisée.
- Ce n'est pas du moins en Egypte que je serais allé
apprendre la galanterie, répondit Glaucus en jouant
nonchalamment avec sa chaîne.
- Allons, allons», dit Ione en s'empressant
d'interrompre une conversation dont le commencement ne
répondait pas au désir qu'elle avait de
cimenter une amitié réelle entre Glaucus et
l'Egyptien ; «allons, allons, il ne faut pas
qu'Arbacès soit si sévère pour sa pauvre
pupille. Orpheline élevée sans les soins d'une
mère, je puis être blâmée de
l'indépendance de ma vie, plus convenable pour un
homme que pour une femme ; cependant, c'est celle à
laquelle les femmes romaines sont accoutumées, et que
les Grecques auraient raison d'adopter. Hélas ! est-ce
donc seulement chez les hommes qu'on peut voir la
liberté et la vertu réunies ? L'esclavage,
votre perte, serait-il donc considéré comme
notre salut ? Ah ! croyez-moi, ç'a été
une grande erreur des hommes, une erreur qui a tristement
influé sur leurs destinées, d'imaginer que la
nature des femmes est (je ne dis pas inférieure
à la leur, cela peut être), mais si
différente, qu'ils se soient crus obligés de
faire des lois peu favorables au développement de
notre esprit ! N'ont-ils pas, en agissant ainsi, fait des
lois contre leurs propres enfants, que les femmes doivent
élever, contre les maris eux-mêmes, dont les
femmes devraient être les amies toujours, et
quelquefois les conseillères ? »
Ione se tut soudain ; une rougeur ravissante se
répandit sur sa figure. Elle craignit que cet
enthousiasme ne fût allé trop loin. Cependant
elle redoutait moins l'austère Arbacès que le
tendre Glaucus : car elle aimait le dernier, et ce
n'était pas l'usage des Grecs de permettre aux femmes
(à celles du moins qu'ils honoraient) la
liberté dont jouissaient celles de l'Italie. Ce fut
avec un vif sentiment de joie qu'elle entendit Glaucus
s'écrier :
«Puissiez-vous toujours penser ainsi, Ione ! puisse
votre cœur innocent être toujours votre guide ! Heureuse eût été la Grèce, si elle
avait jamais permis aux femmes chastes les privilèges
de l'esprit, si célèbres chez les moins
respectables de ses beautés ! Aucune décadence
ne provient de la liberté ni de la science, lorsque
votre sexe sourit à l'homme libre et sait
apprécier et encourager l'homme sage.»
Arbacès gardait le silence, car il ne lui convenait ni
d'approuver l'opinion de Glaucus, ni de condamner celle
d'Ione ; après une conversation brève et
embarrassée, Glaucus se retira.
Lorsqu'il fut parti, Arbacès, rapprochant son
siège de celui de la belle Napolitaine, dit, d'une
voix adoucie et pénétrante, sous laquelle il
savait si bien dissimuler l'artifice et
l'opiniâtreté de son caractère :
«Ne croyez pas, ma douce pupille, s'il m'est permis de
vous appeler ainsi, que je veuille gêner cette
liberté dont vous savez vous faire un honneur ; mais
quoique, ainsi que vous l'avez observé avec justesse,
elle ne surpasse pas celle des dames romaines, il est bon
qu'une personne qui n'est pas encore mariée n'en use
qu'avec discrétion. Continuez à attirer
à vos pieds tout ce qu'il y a de gai, de brillant, de
sage même, autour de vous ; continuez à charmer
cette foule d'adorateurs avec la conversation d'une Aspasie,
les accords d'une Erinna ; mais considérez,
néanmoins, que des langues promptes à la
censure peuvent aisément ternir la réputation
d'une jeune fille ; et lorsque vous provoquez l'admiration,
je vous en conjure, ne donnez pas prise à
l'envie.
- Que voulez-vous dire, Arbacès ? s'écria Ione
d'une voix tremblante et alarmée ; je sais que vous
êtes mon ami, que vous ne désirez que ma gloire
et mon bonheur. Expliquez-vous.
- Votre ami, oh ! oui, je le suis sincèrement. Puis-je
donc parler en qualité d'ami, sans réserve et
sans crainte de vous offenser ?
- Je vous en prie.
- Ce jeune débauché, ce Glaucus, depuis combien
de temps le connaissez-vous ? L'avez-vous vu souvent ? »
Arbacès, en prononçant ces paroles, attacha son
regard sur Ione, comme s'il voulait pénétrer au
fond de son cœur.
Se rejetant en arrière, sous la fixité de ce
regard, avec une étrange peur dont elle ne pouvait se
rendre compte, la belle Napolitaine répondit avec une
confuse hésitation :
«Il a été conduit chez moi par un des
compatriotes de mon père, et je puis dire, par un des
miens. Je ne le connais que depuis une semaine ; mais
pourquoi ces questions ?
- Pardonnez-moi, dit Arbacès ; je croyais que vous le
connaissiez depuis plus longtemps, ce vil calomniateur !
- Comment ! que signifie cela ? quels termes ! ...
- N'importe. Je ne veux pas soulever votre indignation contre
un homme qui ne mérite pas un tel honneur.
- Je vous supplie de parler. Que peut avoir dit Glaucus ? Ou
plutôt, en quoi supposez-vous qu'il ait pu m'offenser ? »
Retenant le dépit que lui causèrent les
dernières paroles d'Ione, Arbacès continua
:
«Vous connaissez ses moeurs, ses compagnons, ses
habitudes ; la table et le jeu, voilà ses seules
occupations ; et dans la société du vice
comment pourrait-il apprécier la vertu ?
- Vous parlez toujours par énigmes. Au nom des dieux,
je vous adjure, dites tout ce que vous savez.
- Eh bien, qu'il en soit ainsi. Apprenez, Ione, que ce
Glaucus lui-même se vantait ouvertement, oui, dans les
bains publics, de votre amour pour lui. Il s'amusait,
disait-il, des progrès qu'il faisait sur votre cœur.
Je dois lui rendre justice, il louait votre beauté :
qui pourrait la nier ? Mais il riait dédaigneusement
lorsque son Claudius ou son Lépidus lui demandait s'il
vous aimait assez pour songer à vous épouser,
et si l'on suspendrait bientôt des guirlandes à
sa porte.
- C'est impossible. Où avez-vous recueilli cette
calomnie infâme ?
- Voudriez-vous que je vous rapportasse tous les commentaires
des fats insolents qui ont répandu cette histoire dans
la ville ? Soyez assurée qu'au premier abord je n'y ai
pas ajouté foi, et qu'il m'a fallu me convaincre, par
le grand nombre des témoins, de la
vérité de ce que je ne vous apprends
qu'à regret.»
Ione s'affaissa sur son siège, et sa figure
était plus blanche que le pilier contre lequel elle
s'appuya pour ne pas tomber à la renverse.
«J'avoue, poursuivit Arbacès, que
j'éprouvai une vive irritation, un profond
dépit de voir que votre nom courait aussi
légèrement de lèvre en lèvre,
comme celui de quelque danseuse. J'attendais avec impatience
cette matinée pour venir vous trouver et vous avertir.
J'ai rencontré Glaucus ici, et j'ai perdu tout empire
sur moi-même. J'avais peine à cacher mes
sentiments. Oui, j'ai manqué de politesse en sa
présence. Pardonnez-vous à votre ami, Ione ? »
Ione prit sa main dans la sienne sans dire un mot.
«Ne parlons plus de cela, dit-il ; mais que ma voix
soit entendue et qu'elle vous fasse réfléchir
à la prudence commandée par votre position.
Vous n'en souffrirez qu'un moment, Ione, car un être
aussi frivole que Glaucus ne saurait avoir obtenu de vous une
pensée sérieuse. Ces insultes ne blessent que
lorsqu'elles viennent d'une personne que nous aimons ; bien
différent est celui que la superbe Ione daignera
aimer.
- Aimer, murmura Ione avec un rire convulsif ; ah ! oui,
aimer ! »
Il n'est pas sans intérêt d'observer que, dans
ces temps lointains et dans un système social si
différent du nôtre, les mêmes petites
causes troublaient et interrompaient «le cours de la
passion». C'étaient la même jalousie
inventive, les mêmes calomnies artificieuses, les
mêmes commérages fabriqués par
l'oisiveté ou la méchanceté, qui
viennent encore de nos jours briser quelquefois les liens
d'un tendre amour, et contrecarrer les circonstances en
apparence les plus favorables. Lorsqu'une barque
s'élance sur les plus douces eaux, la fable nous
assure qu'un poisson de la plus petite espèce peut
s'attacher à sa quille et l'arrêter dans sa
marche : il en a toujours été ainsi avec les
grandes passions du cœur humain ; et nous ne reproduirions
que bien imparfaitement la vie, si, même dans les temps
qui se prêtent le plus au roman, au roman dont nous
usons si largement nous-mêmes, nous ne
décrivions pas aussi le mécanisme de ces
ressorts domestiques que nous voyons tous les jours à
l'oeuvre dans nos maisons et dans nos âmes. C'est
à l'aide de ces petites intrigues de la vie que nous
nous reconnaissons dans le passé.
L'Egyptien avait attaqué avec beaucoup d'adresse le
côté faible d'Ione ; il avait habilement
dirigé son dard empoisonné contre son orgueil ; il crut qu'il avait porté une mortelle atteinte
à ce qu'il regardait, d'après le peu de temps
que Glaucus et Ione se connaissaient, comme une fantaisie
naissante ; et, se hâtant de changer de sujet, il mit
la conversation sur le chapitre du frère d'Ione.
L'entretien ne fut pas long. Il la quitta, bien résolu
à ne plus se fier autant à l'absence, mais
à la visiter et à la surveiller chaque
jour.
A peine l'ombre d'Arbacès eut-elle disparu de cette
demeure, que tout orgueil, toute dissimulation de femme
abandonna la victime de ses desseins ; la superbe Ione versa
un torrent de larmes passionnées.