Livre V, chapitre 3 |
Salluste et la lettre de Nydia
Salluste s'était réveillé trois fois
dans son sommeil du matin, et trois fois, en se rappelant que
son ami devait mourir ce jour-là, il avait
soupiré profondément, et s'était
retourné sur son lit, pour tâcher de retrouver
un court oubli. Son seul but dans la vie était
d'éviter le chagrin et, lorsqu'il ne pouvait pas
l'éviter, de l'oublier au moins.
Enfin, ne pouvant plus endormir sa peine, il se souleva sur
sa couche, et aperçut son affranchi favori, assis
à côté de lui, comme d'habitude ; car
Salluste, qui, comme je l'ai dit, avait le goût des
belles-lettres, ainsi que les personnes distinguées,
se faisait faire des lectures le matin avant de se
lever.
«Pas de livres aujourd'hui, dit-il, pas même
Tibulle ! pas de Pindare pour moi. Pindare ! hélas,
hélas ! son nom me rappelle ces jeux qu'il a
chantés, et dont notre amphithéâtre a
stupidement accepté l'héritage...
L'amphithéâtre est-il ouvert, les jeux ont-ils
commencé ?
- Depuis longtemps, Salluste. N'avez-vous pas entendu les
trompettes, et le bruit de la foule qui se rendait au Cirque ?
- Si, si ; mais, grâce aux dieux, j'étais
assoupi, et je n'ai eu besoin que de me retourner pour me
rendormir.
- Les gladiateurs combattent sans doute depuis longtemps ?
- Les malheureux ! pas un de mes gens n'est allé
à ce spectacle ?
- Non assurément, vos ordres étaient trop
sévères.
- C'est bien ; que ce jour n'est-il passé ! Quelle
lettre est sur cette table ?
- Cette lettre... ah ! celle qu'on vous a apportée
hier, lorsque vous étiez trop... trop...
- Trop ivre pour la lire, je suppose. N'importe, elle ne doit
pas être d'une grande importance.
- L'ouvrirai-je, Salluste ?
- Ouvre ! ne fût-ce que pour détourner le cours
de mes pensées... Pauvre Glaucus ! »
L'affranchi ouvrit la lettre. «Quoi ! du grec ! dit-il... C'est une dame instruite... je suppose.» Il
parcourut la lettre, et pendant quelques instants ne
déchiffra pas aisément les lignes
irrégulières tracées par la jeune
aveugle ; tout à coup sa physionomie prit une
expression d'émotion et de surprise.
«Grands dieux, noble Salluste ! Qu'avons-nous fait en
ne donnant pas tout de suite notre attention à cette
lettre ! Ecoutez ce qu'elle vous apprend.
«Nydia l'esclave, à Salluste, l'ami de Glaucus
:
Je suis prisonnière dans la maison d'Arbacès.
Hâte-toi d'aller trouver le préteur, fais-moi
délivrer ; et nous sauverons Glaucus du lion... Il y a
dans ces murs un autre prisonnier dont le témoignage
peut décharger l'Athénien de l'accusation
portée contre lui. Quelqu'un qui a vu le crime... qui
peut prouver que le criminel est un misérable qu'on
n'a pas soupçonné jusqu'à ce jour. Va,
hâte-toi, hâte-toi... de la promptitude... Amenez
avec vous des hommes armés, de crainte qu'on ne fasse
résistance... ainsi qu'un serrurier habile et
vigoureux, car le cachot de mon compagnon d'infortune est
fort et difficile à enfoncer... Oh ! par ma main
droite et par les cendres de mon père, qu'il n'y ait
pas un moment de perdu ! »
- Grand Jupiter ! s'écria Salluste en sautant en bas
de sa couche, en ce jour-ci, à cette heure,
peut-être, Glaucus meurt, que faire ? Courons chez le
préteur !
- Non, ce n'est pas cela. Le préteur, aussi bien que
Pansa, l'editor lui-même, sont les créatures de
la populace ; et la populace ne voudra pas entendre parler de
délai, elle ne voudra pas que son attente soit
suspendue sur une vague dénonciation. D'ailleurs, la
publicité de cette déclaration mettrait
l'Egyptien sur ses gardes. Il a évidemment quelque
intérêt dans ce mystère. Non, nous avons
autre chose à faire : par bonheur, tes esclaves sont
tous à la maison.
- Je comprends ta pensée, interrompit Salluste ; que
mes esclaves s'arment sur-le-champ. Les rues sont vides. Nous
allons nous rendre nous-mêmes à la maison
d'Arbacès et délivrer les prisonniers. Vite ! Vite ! holà ! Dave ! ma robe, mes sandales... Du
papyrus, un roseau (1), je veux écrire au
préteur pour le prier de suspendre, pendant une heure
seulement, l'exécution de Glaucus ; que je me fais
fort de prouver son innocence. Oui, oui ; c'est cela. Oui,
Dave, cours trouver le préteur à
l'amphithéâtre... Que ce billet soit remis dans
ses propres mains... Maintenant, ô dieux ! vous que la
providence épicurienne renie, secourez-moi, et
j'appellerai Epicure un menteur ! »