Livre V, chapitre 5 |
La cellule du prisonnier et la cellule des morts. - La douleur reste insensible à l'horreur
Encore étonné du délai qu'on lui
avait accordé, doutant s'il était
éveillé, Glaucus avait été
conduit par les gardes de l'arène dans une petite
cellule intérieure du théâtre. Ils
jetèrent une large robe sur son corps, et le
félicitèrent de ce merveilleux sursis. Un cri
d'empressement et d'impatience retentit au dehors de la
cellule ; la foule livra passage à une jeune fille,
qui, conduite par une main charitable, entra et se jeta aux
pieds de Glaucus.
«C'est moi qui l'ai sauvé, s'écria-t-elle
d'une voix oppressée ; maintenant je peux
mourir.
- Nydia, mon enfant, ma protectrice.
- Oh ! laisse-moi toucher ta main... sentir ton haleine...
oui, oui, tu vis... nous ne sommes pas arrivés trop
tard... cette porte fatale, j'ai cru qu'elle ne
céderait jamais... Calénus... ah ! sa voix
était celle du vent qui expire sur des tombes... il a
fallu attendre... ô dieux ! ... il me semblait que des
heures s'écoulaient avant que le vin et la nourriture
lui eussent rendu quelque force... Mais tu vis, tu vis, et
moi je t'ai sauvé...»
Cette scène touchante fut interrompue par
l'événement que nous venons de
décrire.
La montagne, le tremblement de terre... tels étaient
les cris qui résonnaient de tous les
côtés... les gardes s'enfuirent comme les
autres... ils laissèrent Glaucus et Nydia pour se
sauver comme ils purent. Quand l'Athénien comprit le
danger qui les menaçait, son cœur
généreux songea à Olynthus. Lui aussi,
il était délivré du tigre par la main
des dieux ; devait-il être abandonné à
une mort aussi fatale que l'autre, dans sa cellule voisine ? Prenant Nydia par la main, Glaucus traversa les passages ; il
arriva à la prison du chrétien ; il trouva
Olynthus à genoux en prières.
«Lève-toi mon ami, s'écria-t-il,
sauve-toi et fuis. Vois, la nature elle-même te
délivre.»
Il conduisit dehors le chrétien étonné
et lui montra un nuage qui s'avançait de plus en plus
sombre, vomissant des pluies de cendre et de lave, et lui fit
prêter l'oreille aux cris et aux piétinements de
la foule qui se répandait de toutes parts.
«Ceci est la main de Dieu : que Dieu soit loué ! dit Olynthus.
- Fuis, cherche tes frères, concerte-toi avec eux pour
te sauver. Adieu.»
Olynthus ne répondit pas ; il ne parut même pas
s'apercevoir du départ de son ami. De hautes et
solennelles pensées absorbaient son âme ; et,
dans l'enthousiasme de son cœur reconnaissant, il
célébrait la miséricorde de Dieu
plutôt qu'il ne tremblait devant ce témoignage
de sa puissance. A la fin, il sortit de ses
réflexions, et courut lui-même sans savoir
où il allait.
Les portes ouvertes d'une cellule sombre et
désolée apparurent soudain à ses yeux ; une seule lampe en éclairait faiblement
l'obscurité. A sa lueur, il aperçut des corps
nus et inanimés étendus sur la terre. Ses pas
s'arrêtèrent, car au milieu des horreurs de ce
sombre lieu, le spoliarium de l'arène, il
entendit une voix prononcer tout bas le nom du Christ.
Il ne put s'empêcher de s'arrêter à ce nom ; il entra dans la cellule, et ses pieds se baignèrent
dans des flots de sang que plusieurs cadavres
répandaient sur le sable.
«Qui donc, dit le Nazaréen, invoque ici le nom
de Dieu ? »
Joseph M. Gleeson, 1891 |
On ne répondit pas. Olynthus, en se retournant, aperçut à la lueur de la lampe un vieillard à cheveux blancs assis sur le sol, et soutenant sur son sein la tête d'un des morts. Les traits du cadavre étaient immobiles et rigides comme ceux d'un homme qui vient d'entrer dans son dernier sommeil. Sur ses lèvres errait encore un fier sourire, non pas le tranquille sourire du chrétien plein d'immortalité, mais l'amer sourire de la haine et du défi. Cependant la beauté de la première jeunesse régnait encore sur les contours de ce visage ; les cheveux épais et lustrés ombrageaient de leurs boucles un front uni, et le duvet de l'âge viril rendait plus blême encore le marbre de ses joues pâlies. Sur ce visage, s'en penchait un autre où se peignaient une inexprimable tristesse, un amour profond, un désespoir extrême ; les larmes du vieillard coulaient brûlantes et pressées, mais il ne les sentait pas ; et quand ses lèvres s'ouvraient pour donner passage à la prière que lui avait enseignée la foi nouvelle, foi de résignation et d'espérance, ni son cœur, ni sa raison ne répondaient à ses paroles ; ce n'était qu'une émotion involontaire qui venait rompre la léthargie de l'âme ; son enfant était mort ; il était mort pour lui, et le cœur du vieillard était brisé. |
«Médon, dit Olynthus avec pitié,
lève-toi et fuis, Dieu s'est avancé sur les
ailes des éléments. La nouvelle Gomorrhe subit
sa destinée ; fuis, avant que le feu te consume.
- Il était si plein de vie, il ne peut être
mort... venez ici... placez votre main sur son cœur... son
cœur doit battre encore.
- Frère... l'âme a fui... nous nous souviendrons
de lui dans nos prières... tu ne peux ranimer cette
muette argile... Viens, viens... écoute... pendant que
je parle... le bruit de ces murs qui s'écroulent...
écoute, ces cris d'agonie... pas un moment à
perdre... viens.
- Je n'entends rien, dit Médon, secouant ses cheveux
blancs ; le pauvre enfant, c'est son amour pour moi qui l'a
tué.
- Viens, viens, pardonne à la violence d'un ami.
- Qui, qui donc voudrait séparer le père du
fils ? »
Et Médon serrait étroitement le corps dans ses
bras, et le couvrait de ses baisers avec ardeur.
«Va, dit-il à Olynthus en le regardant un
moment, va, laisse-nous seuls.
- Hélas ! répondit le Nazaréen
compatissant, la mort vous a déjà
séparés.
Le vieillard sourit avec calme. «Non, non,
murmura-t-il, et sa voix s'affaiblissait à chaque mot ; la mort a été plus
généreuse.»
Sa tête alors s'inclina sur sa poitrine... ses bras
laissèrent tomber leur fardeau... Olynthus le prit par
la main... le pouls avait cessé de battre... les
dernières paroles du père étaient vraies
: La mort avait été plus
généreuse.
Cependant Glaucus et Nydia traversaient rapidement les rues,
les périlleuses et terribles rues.
L'Athénien avait appris de sa libératrice
qu'Ione était encore dans la maison d'Arbacès ; il y courut pour la délivrer, pour la sauver... Les
quelques esclaves que l'Egyptien avait laissés dans sa
demeure, lorsqu'il était sorti avec son long
cortège pour se rendre à
l'amphithéâtre, n'avaient pu offrir de
résistance à la bande armée de Salluste,
et dès qu'ils avaient vu ensuite le volcan en
éruption, ils s'étaient retirés pleins
d'effroi et pêle-mêle dans les coins et les
recoins les plus abrités. Le gigantesque Ethiopien
lui-même avait quitté son poste à la
porte ; et Glaucus (qui avait laissé Nydia en dehors,
la pauvre Nydia, jalouse encore, même en cette heure
épouvantable), traversa les salles sans rencontrer
personne qui pût lui indiquer où était la
chambre d'Ione. L'obscurité qui couvrait le ciel
s'épaississait si rapidement pendant ce temps, qu'il
voyait à peine assez pour guider ses pas ; les
colonnes entourées de guirlandes semblaient
frémir et vaciller ; à tout instant, il
entendait les cendres tomber avec fracas dans le
péristyle découvert ; il monta aux chambres
supérieures, haletant et répétant
à grands cris le nom d'Ione ; enfin il entendit
à l'extrémité de la galerie une voix, sa
voix, qui répondait à son appel.
S'élancer, briser la porte, saisir Ione dans ses bras,
fuir de cette demeure, ce fut l'affaire d'un instant. A peine
avait-il regagné le lieu où l'attendait Nydia,
qu'il entendit des pas s'avancer vers la maison, et reconnut
la voix d'Arbacès, qui revenait chercher ses
trésors et Ione, avant de quitter la cité
destinée à périr. Mais la nuit qui
régnait dans l'atmosphère était si
profonde, que les deux ennemis ne se virent pas, quoique si
près de l'autre ; Glaucus distingua seulement les
contours flottants de la robe blanche de l'Egyptien.
Ils s'empressèrent de fuir... tous les trois...
Hélas ! où allaient-ils ? ... Ils ne voyaient
rien à un pas devant eux, tant les
ténèbres devenaient de plus en plus
épaisses. Ils étaient remplis d'incertitude et
de terreur, et la mort à laquelle Glaucus venait
d'échapper lui semblait seulement avoir changé
de forme pour augmenter ses victimes.