III |
Qu'est-ce que ce jeune homme qui, debout sur un
morceau d'écorce se permet de suivre la cange
royale, et qui peut lutter de vitesse contre cinquante
rameurs, du pays de Kousch, nus jusqu'à la
ceinture et frottés d'huile de palmier ? Quel
intérêt le pousse et le fait agir ? Voilà ce que nous sommes obligé de savoir
en notre qualité de poète doué du
don d'intuition, et pour qui tous les hommes et
même toutes les femmes, ce qui est plus
difficile, doivent avoir au côté la
fenêtre que réclamait Momus. |
Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un
jeune homme d'un caractère étrange ; rien de ce
qui touche le commun des mortels ne faisait impression sur
lui ; il semblait d'une race plus haute, et l'on eût
dit le produit de quelque adultère divin. Son regard
avait l'éclat et la fixité d'un regard
d'épervier, et la majesté sereine
siégeait sur son front comme sur un piédestal
de marbre ; un noble dédain arquait sa lèvre
supérieure et gonflait ses narines comme celles d'un
cheval fougueux ; quoiqu'il eût presque la grâce
délicate d'une jeune fille, et que Dionysius, le dieu
efféminé, n'eût pas une poitrine plus
ronde et plus polie, il cachait sous cette molle apparence
des nerfs d'acier et une force herculéenne ; singulier
privilège de certaines natures antiques de
réunir la beauté de la femme à la force
de l'homme.
Quant à son teint, nous sommes obligé d'avouer
qu'il était fauve comme une orange, couleur contraire
à l'idée blanche et rosé que nous avons
de la beauté ; ce qui ne l'empêchait pas
d'être un fort charmant jeune homme, très
recherché par toute sorte de femmes jaunes, rouges,
cuivrées, bistrées, dorées, et
même par plus d'une blanche Grecque.
D'après ceci, n'allez pas croire que Meïamoun
fût un homme à bonnes fortunes : les cendres du
vieux Priam, les neiges d'Hippolyte lui-même
n'étaient pas plus insensibles et plus froides ; le
jeune néophyte en tunique blanche, qui se
prépare à l'initiation des mystères
d'Isis, ne mène pas une vie plus chaste ; la jeune
fille qui transit à l'ombre glaciale de sa mère
n'a pas cette pureté craintive.
Les plaisirs de Meïamoun, pour un jeune homme de si
farouche approche, étaient cependant d'une
singulière nature : il partait tranquillement le matin
avec son petit bouclier de cuir d'hippopotame, son
harpé ou sabre à lame courbe, son arc
triangulaire et son carquois en peau de serpent, rempli de
flèches barbelées ; puis il s'enfonçait
dans le désert, et faisait galoper sa cavale aux
jambes sèches, à la tête étroite,
à la crinière échevelée,
jusqu'à ce qu'il trouvât une trace de lionne :
cela le divertissait beaucoup d'aller prendre les petits
lionceaux sous le ventre de leur mère. En toutes
choses il n'aimait que le périlleux ou l'impossible ; il se plaisait fort à marcher dans des sentiers
impraticables, à nager dans une eau furieuse, et il
eût choisi pour se baigner dans le Nil
précisément l'endroit des cataractes :
l'abîme l'appelait.
Tel était Meïamoun, fils de Mandouschopsch.
Depuis quelque temps son humeur était devenue encore
plus sauvage ; il s'enfonçait des mois entiers dans
l'océan de sables et ne reparaissait qu'à de
rares intervalles. Sa mère inquiète se penchait
vainement du haut de sa terrasse et interrogeait le chemin
d'un oeil infatigable. Après une longue attente, un
petit nuage de poussière tourbillonnait à
l'horizon ; bientôt le nuage crevait et laissait voir
Meïamoun couvert de poussière sur sa cavale
maigre comme une louve, l'oeil rouge et sanglant, la narine
frémissante, avec des cicatrices au flanc, cicatrices
qui n'étaient pas des marques d'éperon.
Après avoir pendu dans sa chambre quelque peau
d'hyène ou de lion, il repartait.
Et cependant personne n'eût
pu être plus heureux que Meïamoun ; il
était aimé de Nephté, la fille du
prêtre Afomouthis, la plus belle personne du nome
d'Arsinoïte. Il fallait être Meïamoun pour ne
pas voir que Nephté avait des yeux charmants
relevés par les coins avec une indéfinissable
expression de volupté, une bouche où
scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides,
des bras d'une rondeur exquise et des pieds plus parfaits que
les pieds de jaspe de la statue d'Isis : assurément il
n'y avait pas dans toute l'Egypte une main plus petite et des
cheveux plus longs. Les charmes de Nephté n'eussent
été effacés que par ceux de
Cléopâtre. Mais qui pourrait songer à
aimer Cléopâtre ? Ixion, qui fut amoureux de
Junon, ne serra dans ses bras qu'une nuée, et il
tourne éternellement sa roue aux enfers.
C'était Cléopâtre qu'aimait Meïamoun ! Il avait d'abord essayé de dompter cette passion
folle ; il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on n'étouffe pas l'amour comme on
étouffe un lion, et les plus vigoureux athlètes
ne sauraient rien y faire. La flèche était
restée dans la plaie et il la traînait partout
avec lui ; l'image de Cléopâtre radieuse et
splendide sous son diadème à pointe d'or, seule
debout dans sa pourpre impériale au milieu d'un peuple
agenouillé, rayonnait dans sa veille et dans son
rêve ; comme l'imprudent qui a regardé le soleil
et qui voit toujours une tache insaisissable voltiger devant
lui, Meïamoun voyait toujours Cléopâtre.
Les aigles peuvent contempler le soleil sans être
éblouis, mais quelle prunelle de diamant pourrait se
fixer impunément sur une belle femme, sur une belle
reine ?
Sa vie était d'errer
autour des demeures royales pour respirer le même air
que Cléopâtre, pour baiser sur le sable,
bonheur, hélas ! bien rare, l'empreinte, à demi
effacée de son pied ; il suivait les fêtes
sacrées et les panégyries, tâchant de
saisir un rayon de ses yeux, de dérober au passage un
des mille aspects de sa beauté. Quelquefois la honte
le prenait de cette existence insensée ; il se livrait
à la chasse avec un redoublement de furie, et
tâchait de mater par la fatigue l'ardeur de son sang et
la fougue de ses désirs.
Il était allé à la panégyrie
d'Hermonthis, et, dans le vague espoir de revoir la reine un
instant lorsqu'elle débarquerait au palais
d'été, il avait suivi la cange dans sa nacelle,
sans s'inquiéter des acres morsures du soleil par une
chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx
haletants sur leurs piédestaux rougis.
Et puis, il comprenait qu'il touchait à un moment
suprême, que sa vie allait se décider, et qu'il
ne pouvait mourir avec son secret dans sa poitrine.
C'est une étrange situation que d'aimer une reine ; c'est comme si l'on aimait une étoile, encore
l'étoile vient-elle chaque nuit briller à sa
place dans le ciel; c'est une espèce de rendez-vous
mystérieux : vous la retrouvez, vous la voyez, elle ne
s'offense pas de vos regards ! O misère ! être
pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de
l'échelle, et se sentir le cœur plein d'amour pour
quelque chose de solennel, d'étincelant et de
splendide, pour une femme dont la dernière servante ne
voudrait pas de vous ! avoir l'oeil fatalement fixé
sur quelqu'un qui ne vous voit point, qui ne vous verra
jamais, pour qui vous n'êtes qu'un flot de la foule
pareil aux autres et qui vous rencontrerait cent fois sans
vous reconnaître ! n'avoir, si l'occasion de parler se
présente, aucune raison à donner d'une si folle
audace, ni talent de poète, ni grand génie, ni
qualité surhumaine, rien que de l'amour ; et en
échange de la beauté, de la noblesse, de la
puissance, de toutes les splendeurs qu'on rêve,
n'apporter que de la passion ou sa jeunesse, choses rares !
Ces idées accablaient Meïamoun ; couché
à plat ventre sur le sable, le menton dans ses mains,
il se laissait emporter et soulever par le flot d'une
intarissable rêverie ; il ébauchait mille
projets plus insensés les uns que les autres. Il
sentait bien qu'il tendait à un but impossible, mais
il n'avait pas le courage d'y renoncer franchement, et la
perfide espérance venait chuchoter à son
oreille quelque menteuse promesse.
«Hâthor, puissante déesse, disait-il
à voix basse, que t'ai-je fait pour me rendre si
malheureux ? te venges-tu du dédain que j'ai eu pour
Nephté, la fille du prêtre Afomouthis ? m'en
veux-tu d'avoir repoussé Lamia, l'hétaïre
d'Athènes, ou Flora, la courtisane romaine ? Est-ce ma
faute, à moi, si mon cœur n'est sensible qu'à
la seule beauté de Cléopâtre, ta rivale ? Pourquoi as-tu enfoncé dans mon âme la
flèche empoisonnée de l'amour impossible ? Quel
sacrifice et quelles offrandes demandes-tu ? Faut-il
t'élever une chapelle de marbre rosé de
Syène avec des colonnes à chapiteaux
dorés, un plafond d'une seule pièce et des
hiéroglyphes sculptés en creux par les
meilleurs ouvriers de Memphis ou de Thèbes ? Réponds-moi».
Comme tous les dieux et les déesses que l'on invoque,
Hâthor ne répondit rien. Meïamoun prit un
parti désespéré.
Cléopâtre, de son côté, invoquait
aussi la déesse Hâthor ; elle lui demandait un
plaisir nouveau, une sensation inconnue ; languissamment
couchée sur son lit, elle songeait que le nombre des
sens est bien borné, que les plus exquis raffinements
laissent bien vite venir le dégoût, et qu'une
reine a réellement bien de la peine à occuper
sa journée. Essayer des poisons sur des esclaves,
faire battre des hommes avec des tigres ou des gladiateurs
entre eux, boire des perles fondues, manger une province,
tout cela est fade et commun !
Charmion était aux expédients et ne
savait plus que faire de sa maîtresse. Tout
à coup un sifflement se fît entendre, une
flèche vint se planter en tremblant dans le
revêtement de cèdre de la muraille. |