IV |
«Je vous aime», répéta
Cléopâtre en faisant tourner entre ses
doigts frêles et blancs le morceau de papyrus
roulé à la façon des scytales,
«voilà le mot que je demandais : quelle
âme intelligente, quel génie caché
a donc si bien compris mon désir ? » Et
tout à fait réveillée de sa
langoureuse torpeur, elle sauta à bas de son lit
avec l'agilité d'une chatte qui flaire une
souris, mit ses petits pieds d'ivoire dans ses tatbebs
brodés, jeta une tunique de byssus sur ses
épaules, et courut à la fenêtre par
laquelle Charmion regardait toujours. |
«Ne vois-tu pas là-bas, vers le milieu du
fleuve, une tête d'homme qui nage ? Tiens, il traverse
maintenant la traînée de lumière et va se
perdre dans l'ombre ; on ne peut plus le distinguer».
Et, s'appuyant sur l'épaule de Charmion, elle sortait
à demi son beau corps de la fenêtre pour
tâcher de retrouver la trace du mystérieux
nageur. Mais un bois d'acacias du Nil, de doums et de sayals,
jetait à cet endroit son ombre sur la rivière
et protégeait la fuite de l'audacieux. Si
Meïamoun eût eu le bon esprit de se retourner, il
aurait aperçu Cléopâtre, la reine
sidérale, le cherchant avidement des yeux à
travers la nuit, lui pauvre Egyptien obscur, misérable
chasseur de lions.
«Charmion, Charmion, fais venir Phrehipephbour, le chef
des rameurs, et qu'on lance sans retard deux barques à
la poursuite de cet homme», dit Cléopâtre,
dont la curiosité était excitée au plus
haut degré.
Prehipephbour parut : c'était un homme de la race
Nahasi, aux mains larges, aux bras musculeux, coiffé
d'un bonnet de couleur rouge, assez semblable au casque
phrygien, et vêtu d'un caleçon étroit,
rayé diagonalement de blanc et de bleu. Son buste,
entièrement nu, reluisait à la clarté de
la lampe, noir et poli comme un globe de jais. Il prit les
ordres de la reine et se retira sur-le-champ pour les
exécuter. Deux barques longues, étroites, si
légères que le moindre oubli d'équilibre
les eût fait chavirer, fendirent bientôt l'eau du
Nil en sifflant sous l'effort de vingt rameurs vigoureux ; mais la recherche fut inutile. Après avoir battu la
rivière en tous sens, après avoir
fouillé la moindre touffe de roseaux, Phrehipephbour
revint au palais sans autre résultat que d'avoir fait
envoler quelque héron endormi debout sur une patte ou
troublé quelque crocodile dans sa digestion.
Cléopâtre éprouva un dépit si vif
de cette contrariété, qu'elle eut une forte
envie de condamner Prehipephbour à la meule ou aux
bêtes. Heureusement Charmion intercéda pour le
malheureux tout tremblant, qui pâlissait de frayeur
sous sa peau noire. C'était la seule fois de sa vie
qu'un de ses désirs n'avait pas été
aussitôt accompli que formé ; aussi
éprouvait-elle une surprise inquiète, comme un
premier doute sur sa toute-puissance.
Elle, Cléopâtre, femme et soeur de
Ptolémée, proclamée déesse
Evergète, reine vivante des régions d'en bas et
d'en haut, oeil de lumière,
préférée du soleil, comme on peut le
voir dans les cartouches sculptés sur les murailles
des temples, rencontrer un obstacle, vouloir une chose qui ne
s'est pas faite, avoir parlé et n'avoir pas
été obéie ! Autant vaudrait être
la femme de quelque pauvre paraschiste inciseur de cadavres
et faire fondre du natron dans une chaudière ! C'est
monstrueux, c'est exorbitant, et il faut être, en
vérité, une reine très douce et
très clémente pour ne pas faire mettre en croix
ce misérable Phrehipephbour.
Vous vouliez une aventure, quelque chose d'étrange et d'inattendu ; vous êtes servie à souhait. Vous voyez que votre royaume n'est pas si mort que vous le prétendiez. Ce n'est pas le bras de pierre d'une statue qui a lancé cette flèche, ce n'est pas du cœur d'une momie que viennent ces trois mots qui vous ont émue, vous qui voyez avec un sourire sur les lèvres vos esclaves empoisonnés battre du talon et de la tête, dans les convulsions de l'agonie, vos beaux pavés de mosaïque et de porphyre, vous qui applaudissez le tigre lorsqu'il a bravement enfoncé son mufle dans le flanc du gladiateur vaincu ! Vous aurez tout ce que vous voudrez, des chars d'argent étoiles d'émeraudes, des quadriges de griffons, des tuniques de pourpre teintes trois fois, des miroirs d'acier fondu entourés de pierres précieuses, si clairs que vous vous y verrez aussi belle que vous l'êtes ; des robes venues du pays de Sérique, si fines, si déliées qu'elles passeraient par l'anneau de votre petit doigt ; des perles d'un orient parfait, des coupes de Lysippe ou de Myron, des perroquets de l'Inde qui parlent comme des poètes ; vous obtiendrez tout, quand même vous demanderiez le ceste de Vénus ou le pschent d'Isis mais, en vérité, vous n'aurez pas ce soir l'homme qui a lancé cette flèche qui tremble encore dans le bois de cèdre de votre lit. Les esclaves qui vous habilleront demain n'auront pas beau jeu ; elles ne risquent rien d'avoir la main légère ; les épingles d'or de la toilette pourraient bien avoir pour pelote la gorge de la friseuse maladroite, et l'épileuse risque fort de se faire pendre au plafond par les pieds. |
«Qui peut avoir eu l'audace de lancer cette
déclaration emmanchée dans une flèche ? Est-ce le monarque Amoun-Ra qui se croit plus beau que
l'Apollon des Grecs ? qu'en penses-tu, Charmion ? ou bien
Chéapsiro, le commandant de l'Hermothybie, si fier de
ses combats au pays de Kousch ! Ne serait-ce pas plutôt
le jeune Sextus, ce débauché romain, qui met du
rouge, grasseyé en parlant et porte des manches
à la persique ?
- Reine, ce n'est aucun de ceux-là ; quoique vous
soyez la plus belle du monde, ces gens-là vous
flattent et ne vous aiment pas. Le monarque Amoun-Ra s'est
choisi une idole à qui il sera toujours fidèle,
et c'est sa propre personne ; le guerrier Chéapsiro ne
pense qu'à raconter ses batailles ; quant à
Sextus, il est si sérieusement occupé de la
composition d'un nouveau cosmétique, qu'il ne peut
songer à rien autre chose. D'ailleurs, il a
reçu des surtouts de Laconie, des tuniques jaunes
brochées d'or et des enfants asiatiques qui
l'absorbent tout entier. Aucun de ces beaux seigneurs ne
risquerait son cou dans une entreprise si hardie et si
périlleuse ; ils ne vous aiment pas assez pour
cela.
Vous disiez hier dans votre cange que les yeux éblouis
n'osaient s'élever jusqu'à vous, que l'on ne
savait que pâlir et tomber à vos pieds en
demandant grâce, et qu'il ne vous restait d'autre
ressource que d'aller réveiller dans son cercueil
doré quelque vieux pharaon parfumé au bitume.
Il y a maintenant un cœur ardent et jeune qui vous aime :
qu'en ferez-vous ? »
Cette nuit-là, Cléopâtre eut de la peine
à s'endormir, elle se retourna dans son lit, elle
appela longtemps en vain Morphée, frère de la
Mort ; elle répéta plusieurs fois qu'elle
était la plus malheureuse des reines, que l'on prenait
à tâche de la contrarier, que la vie lui
était insupportable ; grandes doléances qui
touchaient assez peu Charmion, quoiqu'elle fît mine d'y
compatir.
Laissons un peu Cléopâtre chercher le sommeil
qui la fuit et promener ses conjectures sur tous les grands
de la cour ; revenons à Meïamoun : plus adroit
que Phrehipephbour, le chef des rameurs, nous parviendrons
bien à le trouver. Effrayé de sa propre
hardiesse, Meïamoun s'était jeté dans le
Nil, et avait gagné à la nage le petit bois de
palmiers-doums avant que Phrehipephbour eût
lancé les deux barques à sa poursuite.
Lorsqu'il eût repris haleine et repoussé
derrière ses oreilles ses longs cheveux noirs
trempés de l'écume du fleuve, il se sentit plus
à l'aise et plus calme. Cléopâtre avait
quelque chose qui venait de lui. Un rapport existait entre
eux maintenant ; Cléopâtre pensait à lui,
Meïamoun. Peut-être était-ce une
pensée de courroux, mais au moins il était
parvenu à faire naître en elle un mouvement
quelconque, frayeur, colère ou pitié ; il lui
avait fait sentir son existence. Il est vrai qu'il avait
oublié de mettre son nom sur la bande de papyrus, mais
qu'eût appris de plus à la reine : MEIAMOUN,
FILS DE MANDOUSCBOPSCH ! Un monarque ou un esclave sont
égaux devant elle. Une déesse ne s'abaisse pas
plus en prenant pour amoureux un homme du peuple qu'un
patricien ou un roi ; de si haut l'on ne voit dans un homme
que l'amour.
Le mot qui lui pesait sur la poitrine comme le genou d'un
colosse de bronze en était enfin sorti ; il avait
traversé les airs, il était parvenu
jusqu'à la reine, pointe du triangle, sommet
inaccessible ! Dans ce cœur blasé il avait mis une
curiosité, - progrès immense !
Meïamoun ne se doutait pas d'avoir si bien
réussi, mais il était plus tranquille, car il
s'était juré à lui-même, par la
Bari mystique qui conduit les âmes dans l'Amenthi, par
les oiseaux sacrés, Bennou et Gheughen ; par Typhon et
par Osiris, par tout ce que la mythologie égyptienne
peut offrir de formidable qu'il serait l'amant de
Cléopâtre, ne fût-ce qu'un jour, ne
fût-ce qu'une nuit, ne fût-ce qu'une heure,
dût-il lui en coûter son corps et son
âme.
Expliquer comment lui était venu cet amour pour une
femme qu'il n'avait vue que de loin et sur laquelle il osait
à peine lever ses yeux, lui qui ne les baissait pas
devant les jaunes prunelles des lions, et comment cette
petite graine tombée par hasard dans son âme y
avait poussé si vite et jeté de si profondes
racines, c'est un mystère que nous n'expliquerons pas ; nous avons dit là-haut : L'abîme
l'appelait.
Quand il fut bien sûr que Phrehipephbour était
rentré avec les rameurs, il se jeta une seconde fois
dans le Nil et se dirigea de nouveau vers le palais de
Cléopâtre, dont la lampe brillait à
travers un rideau de pourpre et semblait une étoile
fardée. Léandre ne nageait pas vers la tour de
Sestos avec plus de courage et de vigueur, et cependant
Meïamoun n'était pas attendu par une Héro
prête à lui verser sur la tête des fioles
de parfums pour chasser l'odeur de la mer et des acres
baisers de la tempête.
Quelque bon coup de lance ou de harpe était tout ce
qui pouvait lui arriver de mieux, et, à vrai dire, ce
n'était guère de cela qu'il avait peur. Il
longea quelque temps la muraille du palais dont les pieds de
marbre baignaient dans le fleuve, et s'arrêta devant
une ouverture submergée, par où l'eau
s'engouffrait en tourbillonnant. Il plongea deux ou trois
fois sans succès ; enfin il fut plus heureux,
rencontra le passage et disparut.
Cette arcade était un canal voûté qui
conduisait l'eau du Nil aux bains de
Cléopâtre.