Le viatique
Cette scène, qui se passait dans la prison, constrastait
d'une manière saisissante avec la fureur et la discorde
qui rugissaient au dehors. La paix, la
sérénité, la joie et une douce
gaieté y régnaient sans conteste, tandis que la
douce harmonie des chants que dirigeait Pancrace, glissant le
long des froides pierres de la muraille, résonnait sous
les voûtes et semblait inviter l'abîme à
répondre à l'abîme ; car les prisonniers du
donjon inférieur s'unissaient à leurs compagnons
de captivité en répétant alternativement
les versets des psaumes que la situation présente amenait
naturellement sur leurs lèvres.
Selon la coutume, on accordait une plus grande liberté
aux prisonniers la veille du jour où ces malheureuses
victimes devaient lutter avec les animaux féroces, ou
plutôt être déchirées par eux. On
permettait à leurs amis de venir les voir ; et les
chrétiens profitaient courageusement de cette faveur pour
arriver en foule et se recommander aux prières des saints
confesseurs du Christ. Le soir ils se rendaient au souper libre ; c'était un repas abondant et même
recherché qu'ils prenaient en public. La table
était entourée de païens, curieux d'observer
la conduite et la physionomie des combattants du lendemain ; mais ils ne remarquèrent en eux ni la bruyante
affectation de courage, ni l'air abattu, ni l'animosité
des condamnés ordinaires. C'était plutôt une
agape, une véritable fête de la charité ; ils soupèrent avec une joie calme, en s'entretenant avec
gaieté. Néanmoins, une ou deux fois, Pancrace
réprima la brutale curiosité et les remarques
grossières de la foule : « La journée de
demain, leur dit-il, ne peut donc vous suffire ? vous faut-il
encore repaître vos yeux de la vue des futurs objets de
votre haine ? Aujourd'hui vous êtes de nos amis, demain
vous serez nos ennemis. Regardez bien nos visages, afin de les
reconnaître au jour du jugement.» Plusieurs se
retirèrent à ces paroles de reproche, et
quelques-uns se convertirent
(1).
Tandis que les persécuteurs préparaient ainsi une
fête pour le corps de leurs victimes, l'église,
mère tendre, préparait un autre banquet plus
délicat pour l'âme de ses enfants. Les
chrétiens avaient constamment été
visités par les diacres, surtout par Reparatus, qui
eût bien volontiers pris place au milieu d'eux ; mais son
devoir ne le lui permettait pas alors. Après avoir
veillé aussi bien que possible à leurs besoins
temporels, il était convenu avec le saint prêtre
Dionysius, qui demeurait encore dans la maison d'Agnès,
d'envoyer vers le soir une quantité suffisante de pain de
vie, afin de fortifier, au matin du combat, les champions du
Christ. Quoique les diacres eussent la mission de transporter
les espèces consacrées de l'église
principale aux autres églises où elles
étaient distribuées par les titulaires, cependant
on chargeait des ministres inférieurs d'aller les porter
aux martyrs en prison et même aux mourants. En ce jour
où les passions hostiles de Rome païenne
étaient extraordinairement surexcitées par
l'approche du massacre de tant de victimes chrétiennes,
l'accomplissement de ce devoir n'était pas sans
péril ; car on savait, par les révélations
de Torquatus, que Fulvius avait soigneusement observé
tous les ministres du sanctuaire et donné leur
signalement à ses actifs et nombreux espions. Il
n'était donc pas prudent de sortir pendant le jour,
à moins d'être parfaitement
déguisé.
Le pain sacré était préparé et
placé sur l'autel ; le prêtre, se retournant, jeta
les yeux sur l'assemblée afin d'y choisir un messager
sûr et fidèle. Avant que personne eût eu le
temps de se présenter, le jeune Tarcisius s'agenouillait
devant lui. Ses mains étendues étaient
prêtes à recevoir le dépôt
sacré ; son doux et innocent visage, d'une beauté
angélique, semblait solliciter la
préférence, et même la réclamer comme
un droit.
«Tu es trop jeune, mon enfant, dit le bon prêtre,
tout pénétré d'admiration à cette
vue.
- Ma jeunesse, saint père, sera ma meilleure protection.
Oh ! ne me refusez pas ce grand honneur.» En disant ces
paroles, ses yeux se remplirent de larmes, et ses joues se
couvrirent d'une modeste rougeur. Il présentait ses mains
avec tant d'ardeur, ses supplications étaient si
ferventes, son air si résolu, qu'il était
impossible de le refuser. Le prêtre prit alors les divins
mystères soigneusement entourés d'un linge et
d'une seconde enveloppe, et les remit entre ses mains en
ajoutant :
«N'oubliez pas, Tarcisius, quel est le trésor que
l'on confie à votre faiblesse. évitez en chemin
les places publiques, et souvenez-vous que les choses saintes ne
doivent pas être données aux chiens, ni les perles
jetées au-devant des pourceaux. Garderez-vous
fidèlement les dons sacrés de Dieu ?
- Plutôt mourir», répondit le saint jeune
homme en serrant sur sa poitrine le céleste
dépôt, qu'il entoura des plis de sa tunique ; puis,
saluant le prêtre d'un air joyeux, il se mit en route. Sa
figure respirait un air de gravité au-dessus de son
âge, tandis qu'il s'avançait rapidement le long des
rues, évitant les endroits les plus
fréquentés ou mal famés.
Comme il approchait de la porte d'une maison
considérable, la maîtresse de cette demeure, riche
dame sans enfants, le vit venir, marchant rapidement, les bras
croisés sur sa poitrine ; frappée de la
beauté et de la douce expression de son visage :
«Arrêtez-vous un instant, cher enfant, lui dit-elle
en se plaçant sur son chemin ; faites-moi connaître
votre nom et la demeure de vos parents.
- Je suis l'orphelin Tarcisius, répondit-il en la
regardant avec un sourire ; quant à ma demeure, il ne
vous serait pas agréable de la connaître.
- Venez alors chez moi vous reposer ; je désire vous
parler. Oh ! que n'ai-je un fils comme vous !
- Ce n'est pas possible maintenant, noble dame. On m'a
confié une mission solennelle et sacrée que je ne
dois pas tarder à remplir.
- Eh bien, promettez-moi de venir demain ; voici où je
demeure.
- Si je vis, je viendrai», répondit l'enfant avec
un regard inspiré qui le fit ressembler à un
messager du ciel. Elle resta quelque temps à le regarder ; puis, après un moment d'hésitation, elle se
détermina à le suivre. Un grand bruit et des cris
discordants qui s'élevèrent peu après la
forcèrent de s'arrêter ; ne les entendant plus,
elle poursuivit sa route.
Cependant Tarcisius, songeant à de meilleures choses
qu'aux faveurs de la fortune, se hâtait, et arriva
bientôt sur une place remplie d'enfants qui venaient de
quitter l'école et de commencer leurs jeux.
«Il nous manque quelqu'un pour compléter le jeu ; où le trouverons-nous ? dit le chef de la bande.
- Parfait ! s'écria un autre. Voici Tarcisius, que je
n'ai pas vu depuis un siècle, et qui est toujours si
adroit à tous les exercices. Venez, Tarcisius,
ajouta-t-il en l'arrêtant par le bras ; où
courez-vous, si vite ? Venez jouer avec nous, en bon
camarade.
- Non, non, Petilius, c'est tout à fait impossible ; je
suis chargé d'une commission très
importante.
- Vous viendrez de force, s'écria le premier
interlocuteur, jeune homme vigoureux et à l'air brutal,
en le saisissant. Je n'aime pas qu'on boude quand je demande
quelque chose. Venez à l'instant jouer avec nous.
- Je vous en prie, dit le pauvre enfant d'une voix touchante,
laissez-moi aller.
- Non, bien certainement, reprit l'autre. Que portez-vous donc
avec tant de soin sur votre poitrine ? Une lettre
peut-être. Elle ne sera pas perdue pour avoir
été une demi-heure hors de sa cachette.
Donnez-la-moi ; je la mettrai de côté pendant que
nous jouerons». Et il s'efforça de lui arracher le
dépôt qu'il serrait sur son cœur.
«Jamais, jamais ! répondit l'enfant en levant les
yeux au ciel.
- Je veux voir, je veux connaître ce merveilleux
secret», insista-t-il en le secouant avec
brutalité. Quelques hommes du voisinage les
entourèrent et demandèrent curieusement de quoi il
s'agissait. Ils voyaient un enfant, les bras croisés et
paraissant doué d'une force surnaturelle, résister
à tous les efforts d'un autre enfant plus grand et plus
vigoureux, pour lui faire découvrir ce qu'il portait.
Souffleté, tiraillé, accablé de coups de
poing et de coups de pied, il demeurait invincible. Il
supportait tout sans murmures, sans essayer de se venger et sans
rien perdre de sa fermeté inébranlable.
«Qu'est-ce donc ? »
commencèrent-ils à se demander les uns aux autres.
Par hasard Fulvius passa de ce côté, et se joignit
au cercle au milieu duquel étaient les combattants. Il
reconnut aussitôt Tarcisius, qu'il avait vu à
l'ordination. Voyant son air distingué, les spectateurs
lui adressèrent la même question ; il
répondit avec dédain, en s'éloignant :
«Ce que c'est ? Ce n'est qu'un âne chrétien
qui porte les mystères
(2)».
Ce fut assez. Fulvius, méprisant une proie si peu
profitable, n'ignorait pas quel serait l'effet de ses paroles.
Un ardent désir de voir les mystères des
chrétiens révélés et de les insulter
s'empara de cette foule de païens, qui demandèrent
à Tarcisius de livrer son secret. «Vous ne l'aurez
qu'avec ma vie», fut la seule réponse. Un forgeron
lui assena un violent coup de poing qui faillit lui faire perdre
connaissance, et fit jaillir le sang de la blessure ; d'autres
lui succédèrent, jusqu'à ce que, couvert de
meurtrissures, mais tenant toujours ses bras croisés sur
sa poitrine, il tomba lourdement à terre. La populace se
précipita sur lui, et allait le mettre en pièces
pour arriver jusqu'au dépôt trois fois saint,
lorsqu'ils se sentirent tous rejetés à droite et
à gauche par une main puissante.
Quelques-uns roulèrent jusqu'à
l'extrémité de la place; d'autres, tournant sur
eux-mêmes sans trop savoir comment, se trouvèrent
étendus sur le sol ; le reste prit la fuite devant un
officier de haute taille et d'une force herculéenne,
auteur de cette exécution. A peine s'était-il
débarrassé de ces misérables, qu'il
s'agenouilla les larmes aux yeux ; il prit dans ses bras, avec
la tendresse d'une mère, le pauvre enfant évanoui
et tout meurtri, et lui demanda avec douceur :
« êtes-vous gravement blessé, Tarcisius ?
- Ne vous occupez pas de moi, Quadratus, répondit-il en
ouvrant les yeux et avec un sourire, je porte les divins
mystères ; prenez-en soin.»
Le vénérable Dionysius était tellement
ému, que ses yeux remplis de larmes lui permettaient
à peine d'écarter les mains de Tarcisius, afin de
retirer le Saint des saints qui reposait intact sur sa poitrine.
Il lui semblait que ses traits avaient une expression plus
angélique encore maintenant qu'il dormait du sommeil du
martyre, que lorsqu'il était plein de vie, il y avait une
heure à peine. Quadratus le porta lui-même au
cimetière de Callistus, où il fut enseveli au
milieu de l'admiration des vieux chrétiens. Plus tard le
saint pape Damase lui composa une épitaphe que personne
ne put lire sans en tirer cette conclusion, que la foi à
la présence réelle du corps de Notre-Seigneur dans
la sainte Eucharistie était aussi vive à cette
époque que de nos jours :
Tarcisium sanctum Christi sacramenta gerentem,
Cum malesana manus peteret vulgare profanis,
Ipse animam potius voluit dimittere caesus
Prodere quam canibus rabidis caelestia membra (3).
Des mains sacrilèges voulurent forcer saint
Tarcisius,
qui portait les sacrements du Christ, à les
dévoiler aux profanes ;
mais il aima mieux se laisser mettre en pièces
que de livrer à des chiens furieux les membres
divins.
Le Martyrologe romain nous apprend, le 15 août, qu'on
célèbre sa commémoration au
cimetière de Callistus, d'où ses reliques furent
transportées, dans la suite, à l'église
Saint-Silvestre-in-Campo. Ce qui est attesté par une
ancienne inscription.
Ces nouvelles ne parvinrent aux prisonniers qu'après
leur festin. La crainte d'être privés de la
nourriture spirituelle qui devait renouveler leur force
était peut-être la seule chose capable
d'altérer, même légèrement, la
sérénité de leurs âmes. Dès
son arrivée, Sébastien s'aperçut qu'il
était survenu quelque fâcheux
événement, que son centurion Quadratus lui fit
aussitôt connaître. Il s'efforça
néanmoins de ranimer le courage des confesseurs du Christ
en leur assurant qu'ils ne seraient point privés de la
nourriture qu'ils désiraient avec tant d'ardeur ; puis il
glissa quelques mots à l'oreille du diacre Reparatus, qui
sortit immédiatement en échangeant avec le
centurion un regard d'intelligence. Sébastien, bien connu
des gardes, entrait librement dans la prison à toutes les
heures du jour, et s'occupait de ses frères captifs avec
un zèle infatigable. Mais il était venu dire un
dernier adieu à son meilleur ami, Pancrace, qui soupirait
après cette entrevue. Ils se retirèrent à
part, et Pancrace parla le premier :
«Eh bien ! vous souvenez-vous, Sébastien, de cette
soirée pendant laquelle nous entendions de votre
fenêtre les rugissements des bêtes féroces,
et nous regardions les innombrables ouvertures béantes de
l'amphithéâtre qui semblait attendre le triomphe
des chrétiens ?
- Oui, cher enfant, je me rappelle bien cette soirée, et
il me semble que votre cœur anticipait alors ce qui vous attend
demain.
- C'est vrai, j'avais une intime certitude que je serais un de
ceux qui les premiers devaient calmer la fureur de ces cruels
représentants de la méchanceté humaine.
Qu'ai-je donc fait, Sébastien, pour être, sinon
digne d'un si grand honneur, du moins l'objet d'une si grande
grâce ?
- Vous le savez, Pancrace, ce n'est ni celui qui veut, ni celui
qui court, mais Dieu, dans sa miséricorde, qui se charge
de l'élection. Dites-moi plutôt quels sont vos
sentiments à l'égard du sort glorieux qui vous est
réservé pour demain.
- A dire vrai, ce sort est si beau et dépasse tellement
mes plus légitimes espérances, qu'il me semble
plutôt un rêve qu'une réalité. Ne vous
paraît-il pas incroyable que moi, qui vais passer la nuit
dans cette prison glaciale, obscure et triste, avant qu'un
nouveau soleil se soit couché, j'entendrai les concerts
harmonieux des anges, mêlé à la foule des
saints vêtus de blanc, que je respirerai les
célestes parfums, et que j'apaiserai ma soif dans les
eaux limpides des sources de vie ? Ne s'agit-il pas d'un autre ? Est-il vrai que dans quelques heures je verrai moi-même la
réalisation de toutes ces merveilles ?
- N'espérez-vous donc pas contempler quelque chose de
plus merveilleux, Pancrace ?
- Oh ! oui, j'espère contempler de plus grandes
merveilles et d'inénarrables beautés. Comment se
fait-il que moi, faible enfant à peine sorti de
l'école, et qui n'ai rien fait pour l'amour du Christ, je
le verrai demain face à face, je recevrai de ses mains
une palme, une couronne ; bien plus, un tendre baiser ? Cet
espoir est si beau, que je tremble en pensant qu'il deviendra
bientôt une réalité. Et pourtant,
Sébastien, continua-t-il en saisissant les mains de son
ami, c'est vrai, n'est-ce pas, très vrai ?
- Ce n'est pas encore tout, Pancrace.
- Oui, oui, Sébastien, il y a plus encore. Quelle joie
de fermer les yeux à la vue de ces figures humaines, de
ces milliers de visages où se peignent la haine, le
mépris, la fureur, et qui vous contemplent de tous les
gradins de l'amphithéâtre, pour les ouvrir en
présence de Dieu, de cet esprit aussi brillant que le
soleil, et dont la splendeur nous anéantirait si le doux
rayonnement qui l'environne ne la tempérait pour notre
faiblesse ! Quel bonheur de nous réfugier dans le cœur
de Dieu, si brûlant d'amour, dans cet océan de
miséricorde et de charité, sans que l'effroi de la
mort puisse nous y atteindre ! Oh ! Sébastien, serai-je
accusé de présomption en disant que demain...,
écoutez..., le veilleur du Capitole annonce minuit...,
qu'aujourd'hui, aujourd'hui même, j'entrerai en possession
de tant de biens ?
- Heureux Pancrace ! s'écria l'officier, quelques heures
seulement vous séparent de l'éternelle
félicité.
- N'est-ce pas, cher Sébastien, continua le jeune homme
sans prendre garde à l'interruption, que Dieu est
singulièrement bon et miséricordieux de m'accorder
une pareille mort ? Elle n'est pas faite pour effrayer un enfant
de mon âge, puisqu'elle met un terme à tout ce
qu'il y a de haïssable sur la terre, puisqu'elle fait
disparaître à mes yeux ces bêtes immondes,
ces hommes criminels et non moins redoutables, et
m'empêche d'entendre les rugissements infernaux que leur
arrache une commune haine. Combien n'est-il pas plus poignant
d'échanger un dernier regard avec une mère aussi
tendre que la mienne, et de se refuser à écouter
la plainte résignée de sa douce voix ! Je sais que
d'après nos arrangements je vais la voir et l'entendre
encore une fois aujourd'hui, avant de marcher au combat ; mais
je suis sûr qu'elle n'ébranlera pas mon
courage.»
Une larme brilla dans les yeux de cet enfant au cœur si
affectueux ; il l'essuya, et reprit d'un ton gai :
«A propos, Sébastien, vous n'avez pas accompli
votre promesse, - votre double promesse, - de me confier vos
secrets. Allons, voici une occasion suprême, dites-moi
tout.
- Vous souvenez-vous bien quels étaient ces secrets ?
- Oh ! parfaitement, car ils m'ont fort étonné.
D'abord, lors de notre entrevue dans votre appartement, vous
avouâtes qu'il y avait un puissant motif qui
modérait votre ardent désir de mourir pour le
Christ. A ce premier secret vous en avez récemment
ajouté un autre, en refusant de m'expliquer pourquoi vous
m'envoyâtes avec tant de précipitation en Campanie,
ce que je n'ai jamais pu comprendre.
- Tout cela, néanmoins, ne fait qu'un seul et même
secret. J'avais promis de veiller sur vous, Pancrace ; c'était un devoir de charité et d'affection.
Voyant votre ardeur extrême du martyre et connaissant le
zèle impétueux de votre cœur, je craignis qu'un
acte trop audacieux ne flétrît quelque peu la palme
que vous vouliez cueillir, de même qu'un souffle suffit
à ternir l'acier le plus fin et le plus
étincelant. Dans ce but je résolus de
modérer mon impatience jusqu'à ce que je vous
eusse vu hors de danger. Avais-je raison ?
- Oh ! cher et noble Sébastien, vous êtes trop
bon. Mais comment tout cela se rapporte-t-il à mon voyage ?
- Si je ne vous avais pas fait partir, vous eussiez
été arrêté pour avoir osé
porter la main sur l'édit et apostrophé le juge en
plein tribunal. Sans aucun doute on vous condamnait à
souffrir pour le Christ ; mais la sentence n'eût
été portée contre vous que pour un
délit civil, pour un acte de rébellion envers les
empereurs. De plus, cher enfant, vous auriez acquis par
là un certain relief, une sorte de triomphe : les
païens eux-mêmes eussent honoré votre courage
et votre audace, et un léger sentiment d'orgueil se
fût peut-être insinué dans votre cœur au
milieu du combat : Dans tous les cas vous auriez
été privé de l'ignominie, mérite
distinctif et gloire spéciale de ceux qui expient dans la
mort le nom seul de chrétien.
- C'est très vrai, Sébastien, dit Pancrace en
rougissant.
- Mais lorsque je vous vis arrêté dans
l'accomplissement d'un acte de généreuse
charité envers les confesseurs du Christ,
traîné par les rues et enchaîné
à un esclave comme le plus vil des criminels ; lorsque je
vous vis assailli de pierres et d'injures avec vos frères
dans la foi, et que je vous entendis condamner avec les autres
parce que vous étiez chrétien, et non pour
d'autres causes, alors je vis que mon devoir était
accompli, et je n'aurais pas levé le doigt pour vous
soustraire à votre sort.
- Votre affection pour moi, si prudente, si
généreuse, si infatigable, ressemble à
l'amour de Dieu envers ses créatures»,
répondit Pancrace tout en larmes, en se jetant au cou du
soldat ; puis il ajouta : «Promettez-moi encore une chose
: c'est de ne pas me quitter pendant toute cette journée,
et de remettre à ma mère le dernier legs de son
fils mourant.
- Je le ferai au péril de ma vie, vous pouvez y compter.
Nous ne serons pas séparés longtemps,
Pancrace».
Le diacre les avertit alors que
tout était prêt pour l'oblation du
sacrifice au milieu de la prison. Les deux jeunes gens
se retournèrent, et Pancrace demeura
stupéfait. Le saint prêtre Lucianus
était couché sur le sol ; car ses
membres, cruellement tendus par la catasta
(chevalet), ne lui permettaient pas de se lever. Sur la
poitrine du martyr, Reparatus avait étendu les
trois linges qui doivent toujours recouvrir l'autel ; puis il y avait placé le pain non
fermenté et le calice, qu'il soutenait de ses
mains, et où étaient
mélangés le vin et l'eau. On avait
soulevé la tête du pieux vieillard, afin
qu'il pût lire les prières habituelles et
accomplir toutes les cérémonies
prescrites pour l'oblation et la consécration.
Chaque fidèle s'approcha ensuite
dévotement, et, avec des larmes de
reconnaissance, reçut des mains
consacrées de Lucianus sa part, ou plutôt
la totalité de la nourriture mystique (4). |
|
(1) Actes des martyrs
de Lyon, p. 219. |
|
(2) Asinus
portans mysteria, proverbe latin. |
|
(3) Voyez aussi
les notes de Baronius dans le Martyrologe. Les mots
(Christi) coelestia membra, appliqués à
la sainte Eucharistie, fournissent un de ces arguments
inattendus, mais frappants, qui sont plutôt
l'expression de la croyance générale de
l'antiquité que des figures symboliques. |
|
(4) Un semblable
exemple de la célébration des divins
mystères est rapporté dans les actes d'un
prêtre du même nom à Antioche. Voyez
Ruinart, t. III, p. 182, note. |
|
(5) Ce n'est plus
moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi.
(Gal.II, 20.) |