Dionysius
Un pareil événement devait suggérer à l'esprit élevé de Fabiola des réflexions auxquelles les préoccupations du moment l'empêchèrent de s'abandonner. Elle s'empressa d'étancher le sang qui coulait en abondance avec le premier objet qui lui tomba sous la main. Pendant qu'elle s'occupait de ce soin, les esclaves se précipitèrent en foule vers l'appartement. Le stupide portier commençait à être inquiet de la longue visite de Fulvius de lecteur connaît maintenant son nom véritable), lorsqu'il le vit franchir la porte comme un fou, et crut même distinguer des taches de sang sur sa toge. Il donna aussitôt l'alarme à toute la maison. D'un geste Fabiola arrêta tout le monde à l'entrée de la salle, et pria seulement Euphrosyne et l'esclave grecque de s'approcher. Celle-ci, depuis qu'elle avait été soustraite à l'influence d'Afra, montrait beaucoup d'affection pour Syra (nous continuerons à l'appeler ainsi), et prêtait une oreille docile à ses instructions morales. On envoya un messager au médecin que Syra consultait toujours dans ses maladies, à Dionysius, qui demeurait, comme nous l'avons déjà dit, dans la maison d'Agnès.
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Cependant Fabiola se réjouissait en voyant le sang couler
avec moins d'abondance, et sa servante lever les yeux sur elle,
quoique ce ne fût que pour un instant. Elle n'eût
pas donné pour un empire le doux sourire qui accompagnait
ce regard.
Au bout de quelques minutes le bon médecin arriva. Il
examina la blessure avec attention, et ne la jugea pas
dangereuse pour le moment. Le coup avait été
porté de telle sorte, qu'il eût atteint Fabiola au
cœur. Mais la dévouée Syra, malgré la
défense, n'avait pas cessé, pendant toute la
journée, de se tenir à peu de distance de sa
maîtresse, ne l'importunant jamais, et attendant avec
inquiétude une occasion favorable qui lui permît
d'aider les bonnes impressions de la grâce que les
scènes du matin ne pouvaient manquer d'avoir produites.
Tandis qu'elle se tenait dans une chambre voisine, elle entendit
l'éclat d'une voix qui n'était que trop
familière à ses oreilles ; elle s'approcha sans
bruit, et se cacha derrière la draperie qui recouvrait la
porte de l'appartement de Fabiola. Rendue invisible par les
ombres du crépuscule, elle se tenait à l'endroit
même où, quelques mois auparavant, Agnès
s'était efforcée de la consoler.
A peine s'était-elle blottie en cet endroit que la lutte
suprême commença. Pendant que Fulvius repoussait sa
victime en arrière, elle marcha derrière lui ; au
moment où il leva le bras, elle se précipita et
couvrit de son corps la poitrine de sa maîtresse. En
heurtant le bras de l'assassin, elle fit dévier le
poignard, qui l'atteignit au cou, et lui fit une blessure encore
assez profonde, bien qu'amortie par la clavicule. Inutile de
dire ce que ce sacrifice lui coûta. Non que la crainte de
la douleur et de la mort l'eût arrêtée un
seul instant ; mais l'horreur de marquer le front de son
frère du sceau d'un double fratricide lui causait les
plus profondes angoisses. Elle avait offert le sacrifice de sa
vie pour sa maîtresse. Il était complètement
inutile de chercher à lutter avec Fulvius, dont elle
connaissait trop bien la force et la souplesse ; essayer
d'alarmer la maison avant qu'il eût porté le coup
fatal était impossible. Il ne lui restait donc plus
d'autre alternative que de s'immoler elle-même en se
substituant à la victime choisie d'avance. Et
néanmoins elle aurait voulu épargner à son
frère l'accomplissement de son crime ; ce qui l'obligea
à découvrir devant Fabiola leur parenté et
leur nom véritable.
Dans son aveugle colère, il refusa de la croire. Mais
ces paroles qu'elle prononça dans leur langue maternelle
: «Souviens-toi de l'écharpe que tu as
ramassée ici», rappelèrent à sa
mémoire un souvenir de famille si terrible, que si la
terre se fût entr'ouverte devant lui, il se fût
précipité dans l'abîme pour y ensevelir ses
remords et sa honte.
N'était-il pas étrange qu'il n'eût jamais
permis à Eurotas de mettre la main sur cette relique de
famille, que, depuis le moment où il se l'était
appropriée, il avait conservée avec le plus grand
respect ? Lorsque tous ses préparatifs de voyage furent
achevés, il l'avait soigneusement pliée et
cachée sur sa poitrine. En cherchant son poignard dans sa
ceinture, il retira aussi l'écharpe, et ces deux objets
furent trouvés sur le sol.
Dionysius, après avoir pansé la blessure et
administré quelques remèdes fortifiants, qui
firent sortir la malade de son évanouissement, ordonna
qu'on la laissât parfaitement tranquille, en ne permettant
qu'à très peu de personnes de s'approcher d'elle,
afin d'éviter toute émotion, et recommanda qu'on
suivit son traitement avec exactitude jusqu'à minuit.
«Je viendrai, ajouta-t-il, le matin de très bonne
heure, et j'aurai besoin de rester seul avec la malade».
Les paroles qu'il murmura à l'oreille de Syra
semblèrent lui faire plus de bien que tous ses
remèdes ; car son visage s'éclaira d'un sourire
angélique.
Fabiola avait fait placer Syra dans son propre lit, et
relégué les domestiques dans le vestibule, se
réservant exclusivement le droit, qui lui paraissait
maintenant un privilège, de soigner cette esclave
à laquelle, peu de mois auparavant, elle montrait
à peine de la reconnaissance, après tous les soins
qu'elle en avait reçus pendant sa maladie. Elle avait
raconté à tout le monde comment Syra avait
été blessée, sans découvrir la
parenté qui unissait son assassin et sa
libératrice.
Quoique accablée de fatigue et souffrant de la
fièvre, Fabiola ne voulut pas quitter son esclave ; comme
il n'y avait plus de remèdes à administrer
après minuit, elle s'étendit sur un lit de repos,
auprès de Syra. Quelles étaient les pensées
qui agitaient son cour dans cette demi-obscurité d'une
chambre de malade ? Elles étaient simples et droites. La
jeune patricienne réalisait clairement la
vérité de tout ce que lui avait dit son esclave
à leur dernière conversation : ces admirables
principes et ces magnifiques théories lui avaient paru
absolument impraticables. Lorsque Miriam lui avait fait
connaître cette sphère de vertu où l'on ne
doit pas s'attendre à l'approbation et à une
récompense humaines, mais se contenter d'être vu et
approuvé de Dieu, cette belle pensée avait
profondément ému son cour généreux ; elle se révolta toutefois à l'idée d'en
faire le guide et le mobile constant de toutes ses actions.
Cependant, si la blessure à laquelle Miriam
s'était exposée eût été
mortelle (il s'en était fallu de très peu), quelle
récompense pouvait-elle espérer ? Le motif de sa
conduite ne lui avait-il pas été inspiré
par cette belle théorie de sa responsabilité
envers une puissance invisible.
Quand Miriam l'avait entretenue de l'héroïsme dans
la vertu comme d'une règle commune, que ce principe lui
paraissait chimérique ! Et néanmoins, ici
même, sans préparation, sans avoir pu rien
prévoir, sans surexcitation, sans espérance de
gloire, bien plus, avec le désir évident de rester
dans l'ombre, cette esclave avait fait le sacrifice complet et
héroïque de sa personne. D'où lui venait ce
courage intrépide, sinon de la pratique habituelle d'une
aussi sublime vertu, toujours prête à accomplir des
actions éclatantes après lesquelles le nom d'un
soldat serait digne d'être glorieusement transmis aux
siècles futurs ? Elle ne se contentait donc pas de
rêveries chimériques, et pratiquait
sérieusement ce qu'elle enseignait. était-ce donc
là de la philosophie ? Oh ! non, cela devait être
une religion, la religion d'Agnès et de Sébastien,
dont Miriam lui paraissait l'égale. Combien elle
désirait s'entretenir encore avec elle !
Selon sa promesse, le médecin revint de bonne heure dans
la matinée et trouva sa malade beaucoup mieux. Il
désira rester seul avec elle. Après avoir
étendu un linge sur la table et y avoir placé deux
flambeaux allumés, il tira de son sein une écharpe
brodée, et découvrit une boite d'or dont elle
connaissait bien le contenu sacré. S'approchant d'elle,
il dit :
«Ma chère enfant, je ne vous
apporte pas uniquement, selon ma promesse, le remède le
plus efficace de toutes les souffrances du corps et de
l'âme, mais le médecin lui-même dont la
parole répare toutes choses
(2), dont l'attouchement ouvre les yeux des aveugles
et les oreilles des sourds, dont la seule volonté purifie
les lépreux ; le bord même de son vêtement a
la vertu de tout guérir. êtes-vous prête
à le recevoir ?
- De toute mon âme, répondit-elle en joignant les
mains ; je désire posséder celui-là seul
qui a toujours eu mon amour, ma foi et mon cœur.
- éprouvez-vous de la colère ou du ressentiment
contre celui qui vous a blessée ? Sentez-vous l'orgueil
ou la vanité agiter votre âme en songeant à
ce que vous avez fait ? Vous reconnaissez-vous coupable de
quelque autre faute nécessitant une humble confession et
l'absolution avant de recevoir ce don sacré dans votre
cœur ?
- Quoique je me sache pleine d'imperfection et de
péché, vénérable père, je ne
me sens coupable d'aucune faute de propos
délibéré ; je n'ai pas besoin de pardonner
à celui à qui vous faites allusion ; je l'aime
trop pour cela, et je donnerais volontiers ma vie pour le
sauver. Et de quoi pourrai-je m'enorgueillir, moi, pauvre
servante, qui ai seulement obéi aux ordres du Seigneur ?
- Priez donc le Seigneur, mon enfant, qu'il descende dans cette
maison, afin que par sa venue il vous guérisse et vous
remplisse de sa grâce.»
S'approchant ensuite de la table, il prit une parcelle de la
sainte eucharistie, sous la forme de pain sans levain, la
mouilla parce qu'elle était sèche, et la
plaça sur les lèvres de Syra (3) qui les referma avec respect
et demeura quelque temps absorbée dans la
contemplation.
C'est ainsi que le bienheureux Dionysius remplissait ses
doubles fonctions de médecin et de prêtre qui sont
rappelées sur sa tombe.
(1) « [La Tombe] de
Dionysius, médecin [et] prêtre»,
récemment découverte à
l'entrée de la crypte de saint Cornelius dans le
cimetière de Calliste. |
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(2) Qui verbo
suo instaurat omnia. (Bréviaire.) |
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(3) Eusèbe,
dans son récit de Sérapion, nous apprend que
c'est ainsi qu'on administrait la sainte communion aux
malades, sans calice et sous une seule
espèce. |