Ce que Diogène raconta au sujet des catacombes
Tout ce que nous venons de raconter à nos lecteurs au
sujet de la première période de l'histoire de Rome
souterraine, puisque tel est le nom que les antiquaires
ecclésiastiques aiment à donner aux catacombes, a
certainement été redit par Diogène à
ses jeunes auditeurs d'une façon beaucoup plus
intéressante. Pendant qu'il parlait, ceux-ci
s'avançaient lentement, la torche à la main, le
long d'une immense galerie droite, coupée par un grand
nombre d'allées latérales où ils se
gardaient bien de s'engager ; de temps en temps on faisait une
pause pour écouter les mêmes explications que nous
venons de donner bien prosaïquement dans notre dernier
chapitre.
A la fin Diogène prit à droite ; Torquatus jeta
autour de lui des regards étonnés.
«Je serais curieux de savoir, dit-il, combien nous avons
laissé derrière nous d'allées transversales
avant de quitter la grande galerie.
- Un grand nombre, reprit sèchement Severus.
- Combien, pensez-vous ? dix ou vingt ?
- Pour le moins, à ce que j'imagine, car je ne les ai
jamais comptées.» Torquatus, lui, les avait
comptées, mais il était bien aise de
vérifier son calcul. Il reprit en s'arrêtant encore
:
«Comment reconnaissez-vous donc le bon chemin ? Oh ! qu'est-ce que cela ? » Et il feignit d'examiner une petite
niche à l'angle du mur. Mais Severus était
vigilant, et s'aperçut qu'il faisait une marque dans le
sable.
«Allons, allons, venez, dit-il, nous allons
perdre de vue les autres, et nous ne saurions plus
où tourner. Cette petite niche sert à
placer une lampe ; vous en trouverez une à
chaque angle. Quant à nous, nous connaissons les
moindres détours de ces souterrains aussi bien
que vous connaissez les rues de la ville au-dessus de
nos têtes.» |
Lampe au Bon Pasteur |
- Mes deux amis, interrompit
Pancrace, baptisés il y a si peu de temps, n'en ont
peut-être pas entendu parler ; mais je la connais bien.
C'est là un des glorieux privilèges des martyrs ; on offre au-dessus de leurs cendres le corps sacré et le
précieux sang du Seigneur ; ils reposent ainsi sous les
pieds de Dieu (1).
Examinons bien les peintures qui couvrent cette crypte.
- C'est précisément à cause d'elles que je
vous ai amenés dans cette salle de
préférence à toutes les autres du
cimetière. C'est une des plus anciennes ; elle contient
une série de peintures depuis les temps les plus
éloignés jusqu'à celles qui ont
été exécutées par mon fils.
- Eh bien, Diogène, dit Pancrace, vous allez les
expliquer avec méthode à mes amis. Je les connais
pour la plupart ; mais je serais enchanté d'entendre vos
explications.
- Je ne suis pas un savant, répondit modestement le
vieillard ; mais lorsqu'on a vécu soixante ans, depuis la
jeunesse jusqu'à la vieillesse, au milieu des mêmes
choses, on finit par les connaître mieux que d'autres
personnes, et aussi parce qu'on les aime davantage. Tous ceux
qui sont ici ont été complètement
initiés, n'est-ce pas ? ajouta-t-il après une
pause.
- Tous, répondit Tiburce, quoiqu'ils ne soient pas aussi
instruits que les convertis le sont ordinairement. Torquatus et
moi nous avons reçu le don sacré.
Orphée, figure du Christ
|
- Il suffit, ajouta le fossoyeur. Les peintures de la
voûte sont les plus anciennes, ce qui n'a rien
d'étonnant. On les exécuta lorsque la
crypte fut creusée, tandis que les deux
murailles ne furent ornées qu'à mesure
que les tombes furent mises en place. Remarquez ce
léger treillis orné de grappes de raisin
qui couvre la voûte ; il représente notre
véritable vigne, dont nous ne sommes que les
branches. Voyez aussi Orphée, assis et jouant
mélodieusement non seulement pour son propre
troupeau, mais pour les animaux sauvages du
désert ; charmées par l'harmonie, ces
bêtes cruelles s'arrêtent autour de
lui. |
- Je vois, dit Torquatus, un berger avec une brebis sur ses
épaules : le Bon Pasteur. Ah ! je comprends, et je me
souviens de la parabole.
- Mais pourquoi ce sujet
obtient-il tant de préférence ? demanda Tiburce ; je l'ai remarqué dans les autres cimetières.
- Jetez les yeux au-dessus de l'arcosolium (2), répondit Severus, vous
y verrez une peinture plus détaillée de cette
scène. Ne serait-il pas mieux de continuer ce que nous
avons commencé, et d'achever l'examen de la voûte ? Apercevez-vous cette figure à droite ?
- Oui, répondit Tiburce, c'est celle d'un homme qui
semble être dans un coffre, tandis qu'une colombe se
dirige vers lui. Serait-ce là une image du déluge ?
- C'est, dit Severus, l'emblème de la
régénération par l'eau et l'Esprit-Saint et
du salut du monde. Tel est notre commencement ; voici ce qui
symbolise notre fin : Jonas jeté hors du bateau et
avalé par la baleine, puis tranquillement assis sous son
calebasier. C'est encore la résurrection avec
Notre-Seigneur et le repos éternel qui en est la
suite.
- Que ce symbole est bien ici à sa place ! observa
Pancrace en indiquant du doigt le côté
opposé ; voici une autre image de cette même
doctrine consolante.
- Où donc ? demanda Torquatus d'un air fatigué,
je ne vois qu'une figure emmaillotée comme un enfant et
debout dans un petit temple ; en face d'elle est une autre
personne.
- Précisément, dit Severus, c'est là notre
manière de représenter la résurrection de
Lazare. Tenez, voyez ici de quelle touchante manière on a
exprimé les souffrances de nos ancêtres
persécutés : les trois enfants de Babylone au
milieu de la fournaise ardente.
- Eh bien, je crois, dit
Torquatus, que nous pouvons maintenant nous occuper de
l'arcosolium et terminer l'examen de cette salle. Quelles
sont ces peintures qui l'entourent ?
- Si vous jetez les yeux sur la gauche, vous
remarquerez la multiplication des pains et des
poissons. Le poisson
(3), vous ne l'ignorez pas, est le symbole du
Christ. |
Les poissons et l'ancre |
- L'union du pain et du poisson, dans le miracle de la
multiplication, nous montre comment, dans l'Eucharistie, le
Christ devient la nourriture de tous les fidèles (6). En face est Moïse
frappant le rocher pour abreuver son peuple. Il est l'image du
Christ, notre breuvage aussi bien que notre nourriture (7).
- Enfin, dit Torquatus, nous voici arrivés au Bon
Pasteur.
Le Bon Pasteur et une orante. D'après un arcosolium du cimetière des SS. Nérée et Achillée
- Oui, continua Severus, le voici au centre de
l'arcosolium, vêtu d'une simple tunique, les jambes
entourées de bandelettes ; sur ses épaules repose
la brebis égarée qu'il ramène à la
bergerie. A ses côtés on voit, à droite le
bélier vagabond, à gauche une douce brebis ; le
pénitent occupe une place d'honneur. A chaque
extrémité vous remarquez deux personnages
évidemment envoyés pour prêcher ; penchés en avant, ils s'adressent aux brebis qui ne font
pas partie de la bergerie. A leurs pieds, une brebis semble ne
pas écouter leurs paroles et continue à brouter
paisiblement ; mais une autre, levant la tête, les
écoute et les regarde avec une extrême attention.
La pluie tombe abondamment sur eux ; c'est l'image de la
grâce de Dieu. Rien n'est plus facile que d'expliquer
cette peinture.
- Pourquoi cet emblème est-il donc en si grande faveur ?
- Nous croyons que cette peinture et les autres du même
genre appartiennent à l'époque où
l'hérésie de Novatien était une cause de
grande désolation pour l'église, répondit
Severus.
- Quelle est cette hérésie ? demanda Torquatus du
ton indifférent d'un homme qui croit perdre son
temps.
- Cette hérésie enseignait et enseigne encore
qu'il y a des fautes que l'église n'a pas le pouvoir de
remettre, et qui sont trop graves pour obtenir le pardon de
Dieu.»
Pancrace ne se doutait pas de l'effet de ses paroles ; mais
Severus, qui tenait ses yeux vigilants fixés sur
Torquatus, le vit rougir et pâlir tour à
tour.
«Est-ce donc une hérésie ? demanda le
traître d'un air embarrassé.
- Certainement, c'en est une abominable, répondit
Pancrace, de marquer des limites à la miséricorde
et à l'indulgence de Celui qui n'est pas venu appeler les
justes, mais les pécheurs à la pénitence.
L'église catholique a toujours enseigné qu'un
pécheur sincèrement contrit peut recevoir son
pardon, quels que soient la noirceur et le nombre de ses crimes,
grâce au remède de la pénitence, dont elle
est la dépositaire.
C'est pourquoi elle affectionne tant ce type du Bon Pasteur,
prêt à parcourir le désert à la
recherche de la brebis égarée qu'il veut ramener
au bercail.
- Mais, dit Torquatus, évidemment fort ému, si
celui qui est devenu chrétien et a reçu le don
sacré succombait à la tentation, se plongeait dans
le vice, et en venait presque à... à... (sa voix
tremblait), à trahir ses frères, l'église
ne le rejetterait-elle pas de son sein sans lui laisser aucune
espérance ?
- Non, non, répondit le jeune homme, et c'est
précisément parce que l'église pardonne de
tels crimes que les novatiens lui prodiguent des insultes.
L'église est une tendre mère dont les bras sont
toujours étendus pour presser sur son cœur ses enfants
égarés par leur faute.»
Des larmes mouillaient les yeux de Torquatus, ses lèvres
s'agitaient convulsivement pour livrer passage à l'aveu
de son crime ; puis tout à coup, comme si une goutte de
fiel lui fût montée à la gorge pour
l'étouffer, son regard devint fixe et dur, il se mordit
les lèvres et dit avec un sang-froid affecté :
«Voilà une bien consolante doctrine pour ceux qui
en ont besoin.»
Severus fut le seul à s'apercevoir que l'appel de la
grâce avait été repoussé, et qu'une
résolution désespérée venait
d'anéantir tout espoir dans le cœur de cet homme.
Diogène et Maius, qui s'étaient
éloignés pour examiner l'emplacement d'une
nouvelle galerie qu'on voulait ouvrir à peu de distance,
revinrent à ce moment. Torquatus s'adressa au vieux
fossoyeur :
«Nous venons de parcourir les galeries et les salles ; je
serais désireux maintenant de visiter l'église
où nous devons nous rassembler.»
Le fossoyeur sans défiance allait lui montrer le chemin ; mais l'inexorable Severus s'interposa :
«Je crois, mon père, que c'est trop tard pour
aujourd'hui, et nous avons notre ouvrage à terminer ; nos
amis nous excuseront ; du reste, ils verront l'église un
peu plus tard et en meilleur état, puisque le saint
pontife doit y officier.»
Tout le monde y consentit ; lorsqu'ils arrivèrent
à l'endroit où ils avaient quitté la grande
galerie pour aller visiter la salle ornée de peintures,
Diogène arrêta la petite troupe, s'avança de
quelques pas dans une galerie qui s'ouvrait en face et dit
:
La sainte Vierge et les mages (d'après la peinture du cimetière de Calliste)
«En suivant ce corridor, si vous tournez à droite,
vous arriverez à l'église. Je vous ai fait venir
jusqu'ici afin de vous montrer un arcosolium orné
d'une magnifique peinture. Voyez la Vierge mère portant
dans ses bras le divin enfant qui reçoit les adorations
des trois mages, représentés ici au nombre de
quatre, tandis que nous n'en comptons généralement
que trois (8).»
On admira beaucoup cette peinture ; mais le pauvre Severus
était désolé de voir que son bon
père avait fourni par mégarde à Torquatus
tous les renseignements qu'il désirait, ainsi qu'un
excellent moyen de reconnaitre la galerie en appelant son
attention sur la tombe voisine, si remarquable par sa belle
décoration.
Lorsqu'on se sépara, le pauvre garçon raconta
à son père tout ce qu'il avait remarqué, en
ajoutant : «Cet homme nous sera une cause de malheur ; je
le soupçonne beaucoup.»
En un clin d'oeil ils détruisirent toutes les marques
que Torquatus avait faites aux angles des murs. Pour
déjouer ses calculs, ils se déterminèrent
à changer la route en comblant le chemin actuel, qu'ils
firent partir d'un autre point. Dans ce but ils
transportèrent tout le sable qui provenait des
récentes excavations à l'extrémité
d'une allée latérale croisant la grande galerie,
et l'y laissèrent entassé jusqu'à ce que
les fidèles pussent être prévenus des
changements qui devaient avoir lieu dans cet endroit.
(1) «Sic
venerarier ossa libet, Ossibus altar et impositum : Illa Dei sita sub pedibus Prospicit haec, populosque suos Carmine propitiata fovet. (Prudentius, Peri Stef., III,43) C'est ainsi que nous aimons à vénérer les ossements et l'autel qui les surmonte. Elle repose sous les pieds de Dieu, et sourit à ses enfants, dont elle exauce les ardentes prières...» L'idée que le martyr repose «sous les pieds de Dieu» est une allusion à la présence réelle dans la sainte Eucharistie. |
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(2) On appelait
ainsi les tombes ornées d'un arceau. - On pourrait
les comparer à un foyer muré jusqu'à
la hauteur de trois pieds ; les peintures seraient
à l'intérieur et au-dessus de ce mur. |
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(3) La plupart du
temps ce mot est écrit en grec ; le Christ est
familièrement appelé IXQYS,
Ichthus. |
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(4) Telle est
l'explication de saint Optat (Ad. Parm., lib. III)
et de saint Augustin (De Civitate Dei, lib. XVIII,
c. XXXIII). |
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(5) Explication
donnée par Tertullien (De Baptisme, lib. II,
c. II). |
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(6) Dans le
même cimetière se trouve une autre peinture
intéressante. Sur une table on voit un pain et un
poisson au-dessus desquels un prêtre étend
les mains ; en face une femme est en adoration. Le
prêtre est le même qu'on voit, dans une
peinture voisine, administrer le baptême. Dans une
autre salle qu'on vient de déblayer, on remarque de
très anciennes décorations, des masques,
etc., et des poissons qui nagent en portant sur le dos des
paniers remplis de pains. |
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(7) Cette figure
est du même type que celle de saint Pierre, tel
qu'on le représente dans les catacombes. Sur un
verre où l'on a peint cette scène, le mot
PETRUS est écrit au-dessus de la tête du
personnage qui frappe le rocher. |
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(8) Cette peinture
a été découverte, si nous nous en
souvenons bien, dans le cimetière des SS.
Nérée et Achillée. Elle est fort
antérieure au concile de Chalcédoine,
époque à laquelle on fait ordinairement
remonter cette manière de représenter
Notre-Seigneur. |