Loup et renard
Les insinuations de l'esclave africaine n'avaient pas
été perdues pour l'âme sordide de Corvinus.
La haine qu'elle avait vouée au christianisme avait une
cause particulière. Une de ses anciennes maîtresses
était devenue chrétienne et avait affranchi tous
ses autres esclaves ; mais croyant qu'elle aurait tort
d'abandonner à elle-même une personne d'un
caractère aussi dangereux qu'Afra ou plutôt Jubala,
son véritable nom, elle la vendit à un autre
propriétaire.
Corvinus avait souvent rencontré Fulvius aux bains et en
d'autres endroits publics ; il l'admirait et lui portait envie
à cause de ses avantages extérieurs, de
l'élégance de son costume et de la grâce de
sa conversation. Mais sa timidité gauche et son
caractère morose lui auraient toujours ôté
le courage de lui parler, s'il n'avait appris que ses
manières plus raffinées étaient celles d'un
aussi profond scélérat que lui. L'esprit de
Fulvius et son intelligence pouvaient suppléer aux
qualités qui manquaient à sa triste personne, dont
la force brutale et la stupide hardiesse seraient de
précieux auxiliaires pour les qualités
distinguées de Fulvius. Il tenait ce jeune
étranger en son pouvoir par la découverte qu'il
avait faite de son véritable rôle. Il se
détermina donc à s'efforcer de gagner l'alliance
de celui qui autrement pouvait devenir un rival dangereux.
Environ dix jours après l'entrevue que nous avons
décrite, Corvinus alla se promener dans les jardins de
Pompée qui environnaient le théâtre du
même nom, dans le voisinage de la place Farnèse.
Sous le règne de Carinus, un incendie avait
récemment détruit ce qu'on appelait la
scène de cet édifice ; Dioclétien l'avait
réparée avec beaucoup de magnificence. Les jardins
se distinguaient entre tous par des rangées de platanes
qui donnaient un ombrage délicieux ; on y avait
prodigué les ornements, les animaux sauvages
sculptés dans la pierre, les fontaines, les ruisseaux
artificiels.
Jardins romains, d'après une peinture antique
(La Peinture et l'Architecture antiques d'Herculanum,
pp. 77-79 ; Naples, 1752
Corvinus, marchant avec distraction, aperçut Fulvius et
se dirigea immédiatement vers lui.
«Que me voulez-vous ? demanda l'étranger en jetant
un regard de surprise et de mépris sur les
vêtements négligés de son
interlocuteur.
- Je désire échanger avec vous quelques paroles
qui pourraient tourner à votre avantage... et au
mien.
- Qu'avez-vous à me proposer qui puisse tourner à
mon avantage ? Quant au vôtre, je sais à quoi m'en
tenir.
- Fulvius, je parle simplernent, et je ne prétends pas
rivaliser avec vous de finesse et d'élégance ; nous sommes du même métier, et conséquemment
nous serons d'accord.»
Fulvius tressaillit en rougissant, et reprit avec hauteur :
«Que voulez-vous dire, misérable ?
- Si vous serrez les poings, répondit Corvinus, pour me
faire admirer les riches anneaux qui chargent vos doigts
délicats, c'est parfait ; mais si c'est une menace, je
vous conseille fort de les cacher de nouveau sous les plis de
votre toge : c'est plus gracieux.
- Finissons-en. Je vous le demande encore, que me voulez-vous ?
- Ceci, Fulvius.» Et il lui dit tout bas à
l'oreille : «Vous êtes un espion et un
délateur ! »
Fulvius chancela ; mais, se remettant : «De quel droit,
dit-il, osez-vous proférer contre moi une aussi odieuse
accusation ?
- Vous avez découvert, répondit Corvinus avec
emphase, une conspiration en Orient, et
Dioclétien...»
Fulvius l'interrompit : «Quel est votre nom, et qui
êtes-vous ?
- Je suis Corvinus, fils de Tertullus, préfet de la
cité.»
Cette réponse sembla
tout expliquer. Fulvius ajouta d'un ton radouci : «Pas un
mot de plus ici ; je vois des amis qui s'avancent. Venez me
trouver demain au point du jour, avec un déguisement,
dans la voie Patricienne
(1), sous le portique des bains de Novatus. Nous y
causerons plus à loisir.»
Corvinus rentra chez lui satisfait de son premier essai de
diplomatie. Il emprunta aux esclaves de son père des
vêtements encore plus misérables que les siens, et
arriva au rendez-vous dès la pointe du jour. Il eut
à attendre longtemps ; il commençait à
perdre patience, lorsqu'il vit arriver son nouvel ami. Fulvius
était soigneusement enveloppé dans un ample
manteau qu'il avait rabattu sur sa tête. II salua Corvinus
:
«Bonjour, camarade ; je crains de vous avoir fait
attendre par cette froide matinée, d'autant plus que vous
êtes légèrement vêtu.
- J'avoue, répliqua Corvinus, que j'aurais
éprouvé de la fatigue, si certaines observations
que je viens de faire ne m'avaient amusé autant
qu'intrigué.
- Qu'est-ce donc ?
- Depuis l'aurore, et même longtemps, je crois, avant que
je fusse ici, on a pu voir arriver de tous côtés,
et entrer dans cette maison par une porte dérobée,
située dans cette rue étroite, la plus rare
collection d'êtres misérables que vous ayez jamais
vue : aveugles, boiteux, estropiés,
décrépits, gens affligés de toutes les
difformités imaginables, tandis que par l'entrée
principale pénétraient plusieurs personnes
évidemment d'une autre classe.
- Savez-vous à qui appartient cette maison ? Elle semble
vaste, mais en assez mauvais état.
- C'est la propriété d'un vieux patricien
très riche et, dit-on, fort avare. Tenez, en voici
d'autres qui approchent.»
A ce moment s'avançait un vieillard débile,
courbé par l'âge, soutenu par une riante jeune
fille qui causait gaiement avec lui en l'aidant à
marcher.
«Nous voici arrivés, lui dit-elle ; encore
quelques pas, et vous pourrez vous asseoir et vous
reposer.
- Merci, mon enfant, répondit le pauvre vieillard ; que
vous êtes bonne d'être venue me chercher de si grand
matin !
- Je savais, dit-elle, que vous aviez besoin d'être
aidé, et comme je suis la personne la plus inutile du
monde, j'ai cru que je ferais bien d'aller vous prendre.
- J'avais toujours entendu dire que les aveugles étaient
égoïstes, cela paraît naturel ; mais vous,
Cécilia, vous êtes certainement une
exception.
- Pas du tout ; c'est seulement ma manière de montrer
mon égoïsme.
- Que voulez-vous dire ?
- D'abord je jouis de vos
yeux, et puis j'ai la satisfaction de vous aider. Vous
êtes «l'oeil de l'aveugle», et moi «le
pied du boiteux» (2).
Comme elle disait ces mots, ils arrivèrent à la
porte.
«Cette fille est aveugle, dit Fulvius à Corvinus ; ne remarquez-vous pas comme elle marche avec assurance, sans
regarder à droite ou à gauche ?
- C'est vrai, répondit l'autre. Cependant cette maison
ne me semble pas être l'endroit dont on a tant
parlé, où se réunissent les mendiants,
où les aveugles voient, les boiteux marchent, et
où tous festoient ensemble. Du reste, ils sont bien
différents de ceux que l'on rencontre sur le pont
d'Aricia (3). Ils
ont l'air respectables et même gais ; pas un ne m'a
demandé l'aumône en passant.
- C'est fort étrange, et j'aimerais à
éclaircir ce mystère. Peut-être y aurait-il
quelque bon coup à faire. Ne m'avez-vous pas dit que ce
vieux patricien est très riche ?
- Immensément !
- Hum ! comment pénétrer dans la maison ?
- J'y suis ! je vais ôter mes chaussures, marcher
à la façon d'un estropié, me joindre au
premier groupe de ces étranges gens, et entrer bravement,
en imitant toutes leurs actions.
- Vous aurez peine à réussir ; soyez sûr
que chacun de ces mendiants est connu de la maison.
- Je suis sûr du contraire ; car plusieurs d'entre eux
m'ont demandé si c'était là que demeurait
la noble Agnès.
- Qui ? demanda Fulvius en tressaillant.
- Qu'avez-vous donc ? s'écria Corvinus. C'est la maison
de ses parents ; mais elle est plus connue qu'eux ; car c'est
une riche héritière, presque aussi riche que sa
cousine Fabiola.»
Fulvius s'arrêta un moment : un violent soupçon,
trop subtil et trop important pour être communiqué
à son grossier compagnon, traversa son esprit. Il dit
donc à Corvinus :
«Si vous êtes certain que ce ne sont point des
familiers de la maison, essayez votre plan. Comme j'ai
déjà rencontré dans le monde la noble
Agnès, je vais risquer de pénétrer par la
porte principale. Nous aurons ainsi double chance.
- Savez-vous à quoi je songe, Fulvius ?
- Sans doute quelque idée lumineuse.
- Je crois que lorsque nous entreprendrons une affaire
ensemble, nous aurons toujours deux chances de notre
côté.
- Lesquelles ?
- Celle du renard et celle du loup quand ils s'unissent pour
piller une bergerie.»
Fulvius lui jeta un regard de mépris, auquel Corvinus
répondit par un ricanement hideux ; et ils se
séparèrent pour se rendre à leurs postes
respectifs.
(1) Le vicus
Patricius. |
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(2) Job, XXIX,
15. |
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(3) L'endroit le
plus célèbre dans le voisinage de Rome,
à cause de ses mendiants criards et
importuns. |