Le mois d'octobre
En Italie le mois d'octobre est certainement une magnifique
saison. Le soleil a perdu sa chaleur, et non sa splendeur ; il
est moins brûlant, et toujours radieux. Le matin, à
son lever, il inonde de ses feux la nature à son
réveil, comme un prince indien, en entrant dans son
palais, prodigue au sein de la foule l'or et les pierres
précieuses. Les montagnes semblent dresser la tête,
et les forêts agiter leurs bras immenses, afin d'attirer
sur elles ses royales largesses. Lorsqu'il est arrivé au
terme de sa carrière, après avoir traversé
un ciel sans nuages, il trouve à l'occident, sur les
flots de la mer, un lit d'or liquide sous un dais de nuages
empourprés, bordés de légères et
brillantes franges, et plus éclatants que la couche de
Salomon, ornée des dépouilles d'Ophir. Alors,
élargissant son disque, il voile ses rayons, comme pour
saluer les lieux qu'il vient de parcourir. Presque
aussitôt après avoir disparu à nos yeux, il
nous envoie encore, de ce nouveau monde qu'il va visiter et
réjouir, de brillants messagers chargés de nous
garantir son prompt et joyeux retour. S'il est moins puissant,
ses rayons sont plus riches et plus féconds. Il a fallu
des mois pour que le bois de la vigne, desséché et
flétri, produisit d'abord de vertes feuilles, puis de
tendres bourgeons, et enfin de petits bouquets de baies acides
et dures ; la végétation a été d'une
lenteur désespérante. Mais maintenant l'arbre est
couvert de larges feuilles, dignes du nom qu'elles portent dans
les pays de vignobles (1) ; les petites baies, espacées entre elles, sont devenues de
luxuriantes grappes de raisins. Déjà quelques-unes
ont pris une légère teinte ambrée, tandis
que celles qui doivent revêtir l'opulente pourpre
impériale y arrivent rapidement en passant par toutes les
couleurs fugitives de l'opale, qui ne lui cède
guère en magnificence.
Qu'il est alors agréable de s'asseoir dans un endroit
ombragé, au revers d'une colline, et de laisser ses yeux
quitter les pages du livre pour contempler les effets changeants
du paysage ! Quand la brise passe au-dessus des oliviers qui
poussent sur les flancs du coteau, elle agite doucement leurs
têtes, en produisant mille jeux de lumière et
d'ombre parmi leur feuillage diversement coloré. Quand le
soleil tour à tour se voile de nuages ou caresse de ses
rayons les vallées voisines et le brillant manteau de
pampres jetés sur les vignobles, il découvre
à nos regards des tons bruns ou jaunissants de cette
verdure merveilleuse. Ajoutez à cela les autres couleurs
si variées qui enrichissent le tableau : le sombre
cyprès, l'yeuse plus triste encore, le verdoyant
châtaignier, le chaume brûlé par le soleil,
le pin mélancolique, qui est à l'Italie ce que le
palmier est à l'Orient, dominant le buis, l'arbousier et
le laurier des villas. Remarquez encore, épars sur la
montagne, la colline ou la plaine, les fontaines jaillissantes,
les cascades rapides, les portiques de marbres
étincelants, les statues de bronze et de pierre, les
maisons rustiques, aux vives peintures, ornées de fleurs
innombrables et entourées de frais gazons; vous aurez
alors une faible idée des attraits de ce mois qui, selon
l'usage conservé jusqu'à nos jours, avait le
privilège de faire sortir les chevaliers et les
patriciens romains de ce qu'Horace appelle le bruit et la
fumée de Rome, afin de réjouir leurs yeux par la
contemplation des tranquilles beautés de la
campagne.
Aussi, à mesure que cet heureux mois approche, on ouvre
les villas pour renouveler l'air ; des armées d'esclaves
s'emploient activement à tout ranger et à tout
nettoyer ; ils taillent les haies d'une manière
fantastique, ils nettoient le lit des ruisseaux artificiels, et
arrachent les herbes des allées. Le villicus, ou
intendant de la villa, dirige tout : d'un mot impératif
ou à l'aide d'un fouet impitoyable, il fait souffrir un
grand nombre d'hommes pour les jouissances d'un seul.
A la fin les routes poudreuses sont encombrées de toutes
sortes de véhicules, depuis le lourd chariot
chargé de meubles et lentement tiré par des
bœufs, jusqu'au char léger rapidement
entraîné par un élégant attelage
d'impétueux chevaux barbes. Comme les meilleurs chemins
étaient fort étroits, et les cochers de cette
époque tout aussi délicats en paroles que les
nôtres, on peut s'imaginer la confusion, le bruit et les
querelles qui retentissaient partout, sans aucune exception. A
Sabine, à Tusculum et sur les montagnes d'Albe,
s'étendaient de splendides demeures ; on y voyait aussi
de plus humbles maisonnettes, que Mécène ou Horace
n'auraient pas dédaignées. Malgré son
terrain plat, la campagne de Rome elle-même montre encore
de nombreuses ruines d'immenses maisons de campagne ; tandis que
depuis l'embouchure du Tibre, tout le long de la côte,
à Laurentum, Lanuvium et Antium, jusqu'à Cajeta,
Baiae et autres villes d'eaux à la mode, autour du
Vésuve, on peut dire que ce n'était qu'une longue
rue de nobles résidences. Ces limites ne suffisaient
point à satisfaire la fièvre de
villégiature qui saisissait périodiquement les
Romains. Le lac Benacus (maintenant lac Majeur, au nord de
Milan), celui de Côme et les bords ravissants de la
Brenta, recevaient la visite non seulement des habitants des
villes voisines et des voyageurs, beaucoup plus rares, d'origine
germanique, mais surtout des citoyens de la capitale de
l'empire.
C'est vers un de ces «doux
yeux de l'Italie»
(2), ainsi que Pline nomme ces villas, parce qu'elles en
sont le plus bel ornement, que Fabiola se dirigeait rapidement
avant que la route fût couverte de voitures, le lendemain
de l'entrevue de son esclave noire et de Corvinus. Cette villa,
située sur le versant d'une colline qui s'abaissait
jusqu'à la baie de Gaëte, était remarquable,
comme sa maison de Rome, par le bon goût et la
simplicité qui avaient dirigé l'installation des
objets les plus précieux. Du haut de
l'élégante terrasse qui s'étendait devant
la maison, on pouvait contempler les eaux bleues et tranquilles
du golfe, bordées du plus délicieux rivage, et
semblables à un miroir dans un cadre richement
sculpté et doré. Ce tableau enchanteur
était relevé par les blanches voiles des
galères, des bateaux de plaisance et des barques de
pêcheurs que le soleil dorait de ses rayons. D'un
côté, on entend des rires bruyants, les barcarolles
accompagnées de la harpe de famille en partie de plaisir ; de l'autre, s'élèvent les chants plus
âpres et moins harmonieux de pêcheurs, ces
laboureurs de la mer. Une galerie de treillages, garnis de
plantes grimpantes, conduisait aux bains sur le rivage ; à moitié chemin elle s'ouvrait sur un petit
endroit tapissé de verdure, grâce à une
source dont l'eau, aussi claire que le cristal, bouillonnait
avec impatience dans un bassin naturel, jusqu'au moment
où elle franchissait en murmurant les bords de sa prison,
pour s'en aller avec plus de calme, le long de la galerie, se
perdre au milieu des flots de la mer. Deux énormes
platanes, pareils à ceux qui ornaient l'endroit où
Platon et Cicéron s'abandonnaient à leurs
recherches philosophiques, abritaient de leur ombrage et
préservaient en même temps de la sécheresse
et du froid ce terrain classique, où l'on s'était
efforcé d'acclimater les plus belles fleurs et les
plantes des pays étrangers.
Fabius, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, ne
faisait jamais à cette villa qu'une courte visite de deux
jours à peine ; en général, il
prétendait alors que ses affaires l'appelaient dans des
endroits plus gais, fréquentés par la haute
société romaine. La plupart du temps sa fille
était seule et jouissait délicieusement de cette
solitude. Outre la bibliothèque fort bien garnie de la
villa, remplie d'ouvrages d'agriculture ou
d'intérêt local, elle apportait tous les ans de
Rome une provision de livres, vieux favoris, et toutes les
nouvelles productions de la littérature
légère, dont elle se procurait à prix d'or
les premières copies ; elle y joignait aussi
quelques-unes de ces oeuvres d'art d'un genre moins
élevé, qu'on peut distribuer dans les appartements
d'une nouvelle demeure, afin d'être toujours
environné d'objets familiers. Fabiola passait à
peu près toutes les heures de la matinée dans la
chère retraite que nous venons de décrire, une
cassette pleine de manuscrits à ses côtés.
Celui qui serait venu la visiter cette année aurait
été surpris de la trouver presque toujours avec
une compagne..., avec une esclave !
Il est facile de s'imaginer quel
fut son étonnement lorsque, le lendemain du repas
donné chez elle, Agnès l'informa que Syra avait
refusé de quitter son service, malgré l'offre bien
tentante de la liberté. Sa surprise fut bien plus grande
encore en apprenant que c'était par attachement pour sa
personne. Elle ne pouvait néanmoins se rendre le
consolant témoignage d'avoir mérité cette
affection par sa bonté, ni par sa reconnaissance pour
tous les soins que lui avait prodigués Syra pendant sa
maladie. D'abord elle crut que Syra agissait ainsi par
bêtise ; mais cette explication ne pouvait satisfaire son
esprit. A dire vrai, elle avait souvent lu ou entendu raconter
des traits de fidélité ou de dévouement
attribués à des esclaves au service de
maîtres impitoyables
(3). Qu'était-ce donc, pendant plusieurs
siècles, qu'un nombre si restreint d'exemples
d'affection, comparés aux milliers de gens haineux qui
l'environnaient ! Cependant elle en avait un sous les yeux,
évident, palpable ; elle ne pouvait s'empêcher,
d'être vivement frappée. Elle attendit, et observa
attentivement Syra, afin de voir si elle pourrait
découvrir dans sa conduite certains airs, certains
symptômes annonçant qu'elle s'imaginait avoir fait
un acte remarquable, qui devait attirer l'attention de sa
maîtresse. Il n'en fut rien. Syra poursuivit
l'accomplissement de ses devoirs avec la même diligence,
et ne laissa échapper aucun signe qui pût faire
supposer qu'elle se croyait moins esclave qu'auparavant. Le
cœur de Fabiola s'adoucissait de plus en plus ; elle
commençait à penser qu'il n'était pas si
difficile d'aimer une esclave, ce qu'elle avait
déclaré impossible dans sa conversation avec
Agnès. Elle avait aussi découvert une seconde
preuve qu'il y avait sur la terre un amour
désintéressé, une affection qui ne
demandait rien en retour.
Depuis l'entretien que nous
avons raconté précédemment, elle avait pu
s'assurer, en causant avec Syra, qu'on lui avait donné
une éducation supérieure. La délicatesse
l'empêchait de la questionner sur son enfance ; car elle
savait que certains maîtres faisaient élever de
jeunes esclaves avec recherche pour augmenter leur valeur.
Bientôt elle s'aperçut encore qu'elle lisait le
grec et le latin avec facilité et élégance,
et écrivait correctement dans ces deux langues. Par
degrés, au grand ennui de ses compagnes, elle
améliora sa position. Euphrosyne reçut l'ordre de
lui donner une chambre séparée ; pour la pauvre
fille c'était le plus grand des bienfaits ; elle remplit
auprès de Fabiola l'emploi de secrétaire et de
lectrice. Malgré ces faveurs, on ne remarqua aucun
changement dans sa conduite, ni orgueil, ni prétentions ; s'il se présentait un de ces travaux manuels dont elle
était autrefois chargée, jamais elle ne songeait
à l'abandonner à une autre, mais elle s'en
acquittait avec joie et simplicité. Les lectures de
Fabiola, d'un genre abstrait et élevé, comme nous
l'avons déjà dit, roulaient principalement sur la
littérature philosophique. Souvent elle fut très
surprise de voir comment une simple remarque de son esclave
suffisait à réfuter les maximes les plus solides
en apparence, et réduisait à rien de longues
tirades vertueuses et déclamatoires ; elle
suggérait des vérités morales, plus
relevées et plus pures, d'une pratique plus aisée
que tous les systèmes proposés par ses auteurs
favoris. Toutes ces réflexions ne semblaient pas
être l'annonce évidente d'un jugement
pénétrant uni à un esprit exercé ; ce n'était pas non plus le fruit de lectures
étendues, de profondes réflexions ou d'une grande
supériorité d'éducation. Quoique les
paroles, les idées et la conduite de Syra laissassent
entrevoir toutes ces choses, les livres et les doctrines qu'elle
lisait maintenant lui étaient certainement inconnus. I1
semblait qu'au fond de l'âme de cette pauvre esclave
était cachée une sorte de criterium
infaillible de la vérité, une clef puissante qui
ouvrait sans peine tous les trésors fermés des
sciences morales, une corde harmonieuse qui vibrait
infailliblement à l'unisson de tout ce qui était
juste et vrai, sans pouvoir jamais trouver l'accord avec tout ce
qui était injuste, vicieux et même inexact. Quel
était ce secret, qui paraissait plutôt une
intuition que tout ce qu'elle avait vu jusqu'à
présent ? c'était là ce qu'elle voulait
découvrir. Fabiola ne pouvait encore comprendre que le
dernier et le plus humble dans le royaume des cieux (qu'y a-t-il
de plus vil qu'un esclave ? ) était plus grand en sagesse
spirituelle, en lumières intellectuelles et en
privilèges célestes, que saint Jean-Baptiste
lui-même, le saint précurseur (4).
Par une délicieuse matinée d'octobre, la
maîtresse et l'esclave étaient assises près
de la source et occupées à lire, lorsque la
première, fatiguée de la pesanteur de l'ouvrage,
chercha quelque chose de plus léger et de plus nouveau,
et tirant un manuscrit de sa cassette :
«Syra, laissez ce livre ridicule. Voici quelque chose que
l'on m'a dit être fort amusant et qui vient de
paraître ; cela nous intéressera toutes
d'eux.»
La servante obéit à cet ordre, regarda le titre
de l'ouvrage qu'on lui présentait et ne put
s'empêcher de rougir. Elle parcourut rapidement les
premières lignes, et ses craintes se confirmèrent.
C'était une de ces oeuvres misérables dont saint
Justin se plaint si amèrement, et qu'on laissait circuler
partout, malgré leur grossière immoralité
et leur mépris de toutes les vertus, tandis qu'on
cherchait à empêcher ou à entraver la
publication des livres chrétiens. Syra déposa
tranquillement le manuscrit, et dit avec fermeté :
«Chère maîtresse, ne m'obligez pas à
lire ce livre ; il ne serait pas bon pour moi de le faire, ni
pour vous de l'écouter.»
Fabiola fut très étonnée. Elle n'avait
jamais songé qu'on pût avoir l'idée de
restreindre le champ de ses études. Ce qui, de nos jours,
serait trouvé inconvenant pour le public, était
une partie de la littérature habituelle du monde
élégant. Depuis Horace jusqu'à Ausone, tous
les auteurs classiques démontrent cette
vérité. Quelle loi morale pouvait donc condamner
ces grossières lectures, développement d'un
système que le ciseau et le pinceau s'efforçaient
chaque jour de rendre familier à tous les yeux ? Fabiola,
élevée d'après ce système, ne
possédait pas de type plus élevé pour la
guider dans la distinction entre le bien et le mal.
«Quel danger y a-t-il pour nous ? demanda-t-elle en
souriant ; sans doute ce livre raconte beaucoup de crimes et de
mauvaises actions ; mais cela ne nous engage pas à les
commettre, et, après tout, le récit en est
amusant.
- Voudriez-vous, à quelque prix que ce fût, vous
en rendre coupable ?
- Non, pas pour tout au monde.
- Cependant, en les lisant, leur image occupe votre esprit ; et, comme ils vous amusent, votre pensée s'y arrête
avec plaisir.
- Certainement. Eh bien, après ? ...
- Ces images sont impures, ces pensées mauvaises.
- Continent cela serait-il possible ? Pour devenir coupable, ne
faut-il pas un acte ?
- Vous avez raison, chère maîtresse ; mais
qu'est-ce que la pensée, sinon l'action de l'esprit, ou,
comme je l'appelle, de l'âme ? La colère qui fait
désirer la mort de quelqu'un est l'action invisible de
cet invisible pouvoir ; le coup qui la donne n'est que l'acte
machinal du corps, acte aussi facile à discerner que son
origine. Qui commande, et qui obéit ? A qui incombe la
responsabilité du résultat final ?
- Je vous comprends, dit Fabiola après un court instant
de méditation. Il se présente encore une
difficulté. La responsabilité existe,
prétendez-vous, aussi bien pour l'acte intérieur
que pour l'acte extérieur. Envers qui ? Si l'action suit
la pensée, on est également responsable de ces
deux choses envers la société, envers les lois et
les principes de la justice, envers soi-même. Mais s'il ne
s'agit que de l'acte intérieur, à qui en doit-on
rendre compte ? Qui le voit ? Qui ose le juger ou le
contrôler ?
- Dieu», répondit-elle simplement et avec
ferveur.
Fabiola était désappointée. Elle
s'attendait à entendre développer quelque nouvelle
ihéorie, quelques principes extraordinaires. Au lieu de
cela, elles retombaient dans ce qu'elle croyait être de la
superstition, quoique cette crainte fût déjà
moins forte chez elle qu'autrefois.
«Comment ! Syra, croyez-vous à Jupiter, à
Junon ou même à Minerve, qui est peut-être le
membre le plus respectable de toute cette famille olympienne ? Croyez-vous qu'ils s'occupent de nos affaires ?
- Loin de là, j'ai leurs noms même en horreur, et
je déteste la perversité que leurs histoires et
leurs fables symbolisent sur la terre. Non, je ne parle pas des
dieux et des déesses ; il s'agit d'un seul Dieu.
- Et comment l'appelle-t-on dans votre système ?
- Il n'a pas d'autre nom que Dieu. Ce nom lui a
été donné par les hommes, afin qu'ils
puissent s'entretenir de lui ; il ne décrit ni sa nature,
ni son origine, ni ses qualités.
- Et quelles sont toutes ces choses ? demanda Fabiola avec une
nouvelle curiosité.
- Sa nature, simple comme la lumière, est une et
toujours la même en tous lieux, pure, indivisible,
pénétrante, répandue universellement,
omniprésente et illimitée. Il ne cessera jamais
d'exister. La puissance et la sagesse, la bonté, l'amour,
la justice et l'infaillibilité dans ses jugements, font
partie de sa nature, et sont comme elle sans limites et sans
bornes. Lui seul peut créer, lui seul conserver, lui seul
détruire».
Fabiola avait lu bien souvent la description des regards
inspirés de la sibylle ou prêtresse des oracles ; mais elle n'en avait pas vu jusqu'alors. La figure de l'esclave
était animée, ses yeux brillaient d'un doux
éclat, son corps était immobile, les paroles
coulaient de ses lèvres, de même que d'un
léger chalumeau sortent les sons harmonieux dus à
un souffle étranger. Ses traits et toute sa personne
rappelèrent vivement à Fabiola le regard
mystérieux et recueilli qu'elle avait maintes fois
remarqué chez Agnès : chez l'enfant, l'expression
du visage était plus tendre et plus gracieuse ; chez
l'esclave, plus ardente et plus inspirée. Que ces natures
orientales sont enthousiastes et excitables !
pensait-elle en contemplant Syra ; je ne m'étonne pas
que l'Orient soit appelé la terre de la poésie et
de l'inspiration. Lorsqu'elle s'aperçut que l'esprit de
Syra était moins absorbé, elle ajouta du ton le
plus léger qu'elle put prendre : «Syra, pouvez-vous
croire qu'un être tel que celui que vous venez de
décrire, fort au-dessus de la conception des fables
antiques, soit continuellement occupé à surveiller
les actions, bien plus, les misérables pensées de
millions de créatures ?
- Ce n'est pas une occupation, noble maîtresse, ni
même un choix. Je l'ai appelé la lumière.
Est-ce une occupation ou un travail pour le soleil d'envoyer ses
rayons, à travers les eaux transparentes de cette
fontaine, jusque sur les cailloux qui en tapissent le fond ? Remarquez comme d'eux-mêmes ils mettent en relief non
seulement les beautés, mais aussi les objets
désagréables qui s'y dérobent aux regards.
Voyez ces brillantes étincelles que l'eau fait jaillir en
tombant sur les pierres raboteuses, et ces bulles
légères, semblables à des perles qui
montent à la surface pour étinceler un instant
avant de s'y briser. A côté de ces poissons d'or
qui se réchauffent à la lumière du soleil,
voyez aussi ces animaux noirs et repoussants, qui rampent
çà et là, cherchant à s'ensevelir au
fond des coins les plus obscurs, sans pouvoir y réussir,
car la lumière les poursuit. Est-ce donc là un
labeur et une occupation pour le soleil qui vient ainsi les
visiter ? On pourrait l'affirmer s'il arrêtait ses rayons
à la surface de cette eau limpide, et leur
défendait d'y faire pénétrer leur
clarté. Ce qu'il fait à nos pieds, il le
répète aussi facilement pour le ruisseau voisin et
pour ceux qui sont à une distance infinie ; ses rayons
pourront augmenter en nombre et en puissance, sans qu'il nous
vienne jamais à l'idée qu'ils seront insuffisants,
ou que la lumière s'épuisera avant de les
éclairer tous.
- Vos théories sont toujours magnifiques, Syra, et bien
extraordinaires, si elles sont vraies», observa Fabiola
après un moment de silence, pendant lequel ses yeux
contemplaient fixement la source, comme si elle cherchait
à vérifier l'exactitude des paroles de
l'esclave.
«Elles ont aussi un accent de vérité,
ajouta-t-elle, puisque le mensonge ne saurait être plus
beau que la vérité. Qu'il est effrayant de penser
que l'on n'a jamais été seul, jamais eu un
désir en propre ni une pensée secrète ; que
l'on n'a jamais caché les fantaisies les plus folles,
inspirées par l'orgueil et la
légèreté, à celui qui ne
connaît pas d'imperfections ? Terrible pensée, que
l'on vit toujours sous le regard immobile de cet oeil
auprès duquel le soleil n'est qu'une ombre, car il
transperce l'âme ! C'en est assez pour inspirer un soir la
résolution de se donner la mort, afin d'échapper
à cette vigilance qui torture. Et cela semble si vrai ! »
Fabiola semblait hors d'elle en prononçant ces mots.
L'orgueil agitait violemment ce cœur païen ; elle
était révoltée de ce qu'il lui serait
impossible d'être seule avec ses propres pensées,
et de ce qu'il existait un pouvoir assez fort pour
contrôler ses désirs les plus intimes, ses
fantaisies ou ses caprices. Et cette idée revenait sans
cesse : Cependant cela semble si vrai ! Son cœur
généreux luttait coutre les efforts de la passion,
comme l'aigle, aux prises avec un serpent, cherche à
dominer son ennemi à demi vaincu, bien plus par
l'énergie de son regard qu'à l'aide de son bec et
de ses serres puissantes. Après un combat qui se peignit
sur son visage et dans ses gestes, la paix lui fut rendue. Pour
la première fois elle parut reconnaître la
présence d'un être plus puissant qu'elle, d'un
être qu'elle redoutait, et que néanmoins elle
souhaitait de pouvoir aimer. Elle humilia son esprit, courba son
intelligence jusqu'à ses pieds ; son cœur avoua aussi
pour la première fois qu'elle reconnaissait un
maître et un seigneur.
Syra, en proie à une douce et profonde émotion,
observait en silence le travail qui se faisait dans l'esprit de
sa maîtresse : elle savait de quelle importance serait
l'issue de cette lutte. Si Fabiola, devenue son
élève, pour ainsi dire, accueillait la
vérité qui se présentait alors à ses
regards, avec quelle rapidité marcherait sa conversion ! Aussi implorait-elle cette grâce avec ardeur.
A la fin Fabiola releva sa tête, qui s'était
courbée comme pour prendre sa part de l'humiliation de
son esprit, et dit avec la plus gracieuse bonté :
«Syra, je suis sûre que je n'ai pas encore
pénétré les profondeurs de votre science ; vous devez avoir encore bien des choses à
m'apprendre». A ces mots, la pauvre esclave rougit
d'émotion en versant des larmes de joie.
«Aujourd'hui vous avez ouvert mes pensées à
un monde nouveau, vous m'avez montré une nouvelle vie. Je
comprends qu'il existe une sphère de vertu à
l'abri des opinions et des jugements des hommes ; je sens qu'il
existe un pouvoir qui contrôle, qui approuve et qui
récompense, est-ce bien cela ? » Syra fit un
geste d'approbation. «Ce pouvoir se tient toujours
près de nous quand personne ne peut nous voir, nous
retenir ou nous encourager. Je sens encore que si nous
étions condamnés à une perpétuelle
solitude, il en serait toujours ainsi pour nous ; car cette
influence supérieure à tous les principes humains
ne peut nous abandonner. Si j'ai bien compris votre
théorie, telle est la haute position morale où
elle place chaque individu. Tomber au-dessous de cette position,
tout en conservant à l'extérieur les apparences de
la vertu, n'est qu'une hypocrisie et un crime véritable.
N'est-il pas vrai ?
- 0 chère maîtresse, s'écria Syra, comme
vous exprimez tout cela mieux que je ne le saurais faire !
- Vous ne m'aviez pas encore flattée, Syra ; n'allez pas
commencer aujourd'hui. Vous avez jeté une nouvelle
lumière sur d'autres sujets qui étaient
restés obscurs pour moi jusqu'à présent.
Dites-moi maintenant, n'était-ce pas cela que vous
vouliez faire entendre, lorsque vous prétendiez, il y a
quelque temps, que votre théorie n'admettait aucune
distinction entre la maîtresse et l'esclave ? C'est-à-dire que cette distinction, étant purement
extérieure, sociale et corporelle, ne peut être
comparée à cette égalité qui existe
devant votre Etre suprême, et cette autre
égalité morale qu'il peut accorder à l'un
de préférence à l'autre, à l'inverse
de leur rang dans le monde.
- C'était à peu près mon idée,
noble maîtresse, quoiqu'elle renferme aussi d'autres
considérations qui n'auraient pas encore
d'intérêt pour vous.
- Et cependant, lorsque vous m'en fîtes part, elle me
sembla si monstrueuse, si absurde, que l'orgueil et la
colère s'emparèrent de moi. Vous en souvenez-vous,
Syra ?
- Oh ! non, non, répliqua la douce esclave, ne parlez
pas de cela, je vous en prie.
- Syra, m'avez-vous pardonné ce jour-là ? »
dit-elle avec une émotion qui lui était inconnue.
La pauvre fille ne put y résister. Elle se leva, et,
s'agenouillant aux pieds de sa maîtresse, elle voulut lui
prendre la main ; mais celle-ci la prévint, et pour la
première fois de sa vie elle se jeta au cou d'une esclave
et pleura.
Elle répandit longtemps de bien douces larmes ; le
cœur, adouci par degrés, avait pu vaincre l'esprit.
Fabiola devint enfin plus calme, et dit en relevant la
tête :
«Une chose encore, Syra : ose-t-on offrir un culte
à cet être que vous m'avez dépeint ? N'est-il pas trop grand, trop élevé, trop loin de
nous pour cela ?
- Oh ! non, chère maîtresse, pas le moins du
monde, répondit l'esclave. Il n'est pas
éloigné de nous. Nous vivons, nous agissons, nous
jouissons de l'existence environnés de la splendeur de sa
puissance, de sa bonté et de sa sagesse, aussi bien que
de la lumière du soleil. Aussi, puisque nous sommes en
lui, nous lui adressons nos demandes non comme à un
être qui se tient loin de nous, mais autour de nous, mais
en nous ; nos paroles vont directement dans son sein, et nos
souhaits disparaissent dans les abîmes de son cœur.
- Mais, poursuivit timidement Fabiola, est-ce qu'il n'y a pas
quelque acte solennel, quelque chose comme un sacrifice, par
lequel il serait formellement reconnu et adoré ? »
Svra hésita, car la conversation s'engageait sur un
terrain mystérieux et sacré, que l'église
ne livrait jamais aux profanes. Elle répondit
néanmoins d'une manière affirmative, mais
simplement et en général.
«Ne pourrais-je pas, demanda d'un ton encore plus humble
sa maîtresse, m'instruire assez dans votre doctrine pour
qu'il me soit permis de lui rendre de plus augustes hommages ?
- Je crains que non, noble Fabiola ; il est indispensable que
la victime soit digne de la Divinité.
- Ah ! oui, c'est juste, répondit Fabiola. Un bœuf est
assez bon pour Jupiter, ou un bouc pour Bacchus ; mais où
trouver un sacrifice digne de celui que vous m'avez fait
connaître ?
- En effet, la victime doit être digne de lui,
immaculée, incomparable et d'une infinie
perfection.
- Et quelle est donc cette victime, Syra ?
- Lui-même ! »
Fabiola cacha son visage dans ses mains ; puis, regardant Syra
avec attention, elle dit :
«Je suis sûre qu'après m'avoir décrit
avec tant de clarté le sentiment de grave
responsabilité qui inspire habituellement vos actes et
vos paroles, vous me cachez leur sens réel et terrible,
que je ne puis comprendre.
- Aussi vrai qu'il entend toutes mes paroles et connaît
toutes mes pensées, j'ai dit la
vérité.
- Je n'ai plus la force de continuer maintenant ce sujet, et le
repos m'est nécessaire.
(1) Pampinus,
pampino. |
|
(2) Ocelli
Italiae. |
|
(3) Ces exemples
sont cités par Macrobe dans ses Saturnalia,
lib.I, et par Valère-Maxime. |
|
(4) Math. XII,
11. |