Chute
Torquatus, élégamment vêtu, se rendit
immédiatement au palais de Fabius, remit la lettre,
répondit à toutes les questions, et accepta sans
trop se faire prier une invitation à souper pour le soir
même. Il se mit ensuite en quête d'un logement
convenable qui répondît à l'état
actuel de sa bourse ; ce qui ne fut pas difficile.
Fabius, comme nous l'avons dit, n'accompagnait jamais sa fille
à la campagne et l'y visitait rarement. Il n'avait aucun
goût pour les vastes prairies et les gais ruisseaux ; les
conversations frivoles de l'élégante
société romaine avaient sa
préférence. Pendant l'année, la
présence de Fabiola le forçait à se
contraindre ; mais lorsqu'elle allait en Campanie avec tous ses
gens, il se passait de singulières scènes dans sa
maison, et l'on y voyait des personnages qu'il n'aurait jamais
osé admettre en sa présence. Sa table était
le rendez-vous des débauchés ; l'orgie, qui se
prolongeait presque toute la nuit, le jeu et les propos
licencieux étaient généralement la suite de
ces repas splendides.
Après avoir invité Torquatus à souper avec
lui, il se mit à la recherche d'autres convives. Il
rencontra bientôt une troupe de parasites qui
rôdaient dans ses promenades favorites en quête
d'une invitation.
Comme il rentrait chez lui, en revenant des bains de Titus, il
aperçut, dans le bosquet qu'environnait un temple, deux
personnes causant avec animation. Après les avoir
considérées un instant, il s'avança vers
elles, et attendit à quelque distance qu'une pause dans
la conversation lui permit de les aborder. Voici à peu
près quel en était le sujet.
«Ces nouvelles sont donc certaines ?
- Assurément. Il est positif que le peuple s'est
soulevé à Nicomédie et a livré aux
flammes l'église des chrétiens, comme on l'appelle ; et cela, à côté et en vue du palais. Mon
père l'a appris ce matin du secrétaire de
l'empereur.
- Ces chrétiens sont donc fous d'aller bâtir un
temple dans l'endroit le plus apparent de la métropole ! Ils devraient savoir que tôt ou tard l'esprit religieux de
la nation doit se lever contre eux et contre ce qui offusque ses
regards ; or que peut-il y avoir de plus
désagréable pour le peuple que le spectacle d'une
religion étrangère ?
- En vérité, mon père a raison de dire
que, si ces chrétiens avaient le moindre bon sens, ils
devraient se cacher dans les plus obscures retraites, tandis que
l'excessive humanité de nos princes veut bien les
tolérer pour quelque temps. Puisqu'ils refusent d'adopter
ce parti, et préfèrent bâtir des temples
publics, au lieu de se retirer dans les ruelles, comme ils
faisaient auparavant, eh bien ! tant pis pour eux. On peut faire
sa réputation et sa fortune en poursuivant ces odieuses
gens, et en les détruisant si c'est possible.
- Comme il vous plaira ; mais venons à notre affaire. Il
est bien convenu entre nous que si nous découvrons de
riches chrétiens, pas trop puissants pour commencer, nous
partagerons le butin. Nous nous aiderons mutuellement. Vous
proposez des moyens hardis et violents : je me tairai quant aux
miens. Chacun de nous aura tout le profit de ses
découvertes personnelles, et prendra sa part de celles
que nous devons partager. Est-ce bien cela ?
- Oui, tout à fait.»
A ce moment Fabius s'avança, en disant d'un air affable
: «Comment vous portez-vous, Fulvius ? Il y a un
siècle que je ne vous ai vu ; venez souper avec moi ce
soir, je réunis quelques personnes. Votre ami Corvinus,
je crois (ce dernier salua gauchement), vous accompagnera sans
doute.
- Je vous remercie, répondit Fulvius ; mais je crois
m'être déjà engagé ailleurs.
- C'est impossible, dit l'excellent patricien, il n'est
resté personne en ville avec qui vous puissiez souper, si
ce n'est moi. La peste est donc dans ma maison ? on ne vous y a
pas revu depuis le jour où vous y avez dîné
avec Sébastien et où vous vous êtes
querellés ensemble. êtes-vous en proie à
quelque charme magique qui vous en éloigne ? »
Fulvius pâlit, et tira Fabius à part en lui disant
: «A vous parler franchement, c'est quelque chose de ce
genre-là.
- J'espère, répondit Fabius un peu
étonné, que la noire sorcière ne vous a pas
joué quelque tour de son métier ; je souhaiterais
de tout mon cœur qu'elle fût hors de chez moi. Allons,
continua-t-il d'un ton de bonne humeur, n'étiez-vous pas,
l'autre soir, sous l'influence de charmes bien plus puissants ? J'ai les yeux ouverts ; j'ai bien vu que votre cœur
s'était laissé surprendre par les charmes de ma
petite cousine Agnès.»
Fulvius le regarda avec quelque surprise, et répondit
après un court moment de silence : «Quand cela
serait, j'ai bien vu que votre fille avait pris la
résolution d'empêcher la réussite de mes
projets.
- Dites-vous vrai ? Voilà ce qui explique vos refus
obstinés de revenir chez moi. Fabiola est un philosophe
et n'entend rien à tout cela. Plût aux dieux
qu'elle consentît à abandonner ses livres et
songeât à s'établir elle-même au lieu
d'en empêcher les autres ! Mais j'ai de meilleures
nouvelles à vous donner ; Agnès vous porte autant
d'intérêt que vous lui en portez
vous-même.
- Est-ce possible ? Comment pouvez-vous le savoir ?
- En vérité, je vous l'aurais dit il y a
longtemps, si vous n'aviez pas tant cherché à
m'éviter : elle m'a tout confié le jour
même.
- à vous ?
- Oui, à moi ; vos bijoux ont gagné son cœur.
C'est tout ce qu'elle m'a dit. J'étais sûr qu'elle
voulait parler de vous. Maintenant je n'en doute
pas.»
Fulvius crut qu'il s'agissait des riches joyaux
étalés sur sa personne, tandis que le patricien
songeait à ceux qu'il s'imaginait avoir été
offerts à Agnès. «Malgré son maintien
réservé, c'est une proie facile, pensait Fulvius ; si je puis bien conduire ma barque, le rang et la fortune sont
à mes pieds.» Fabius interrompit ainsi ses
rêves : «Allons, marchez hardiment, et vous
remporterez la victoire, malgré Fabiola. Je vous le
promets. Vous n'avez rien à craindre d'elle maintenant.
Elle est absente avec toute sa maison ; l'appartement qu'elle
habite est fermé, et nous entrerons par derrière
dans la partie la plus agréable de ma demeure.
- Je viendrai donc sans faute, répondit Fulvius.
- Et votre ami Corvinus aussi,», ajouta Fabius en
s'éloignant.
Nous n'entreprendrons point de décrire le banquet ; disons seulement que les vins les plus rares coulèrent
avec abondance, et que presque tous les convives étaient
plus ou moins échauffés et excités. Seul
Fulvius garda son sang-froid.
La conversation tomba sur les nouvelles d'Orient. Après
la destruction de l'église de Nicomédie, on avait
essayé à plusieurs reprises de mettre le feu au
palais impérial. Il n'y avait pas le moindre doute que ce
ne fût d'après les ordres de l'empereur
Galérius ; mais il en accusa les chrétiens, et par
là excita Dioclétien à devenir,
malgré lui, leur plus féroce persécuteur.
Tout le monde prévoyait que, dans quelques mois,
l'édit impérial ordonnant cette oeuvre de
destruction arriverait à Rome, et trouverait Maximien
tout disposé à l'entreprendre.
Les convives étaient généralement d'avis
qu'il l'allait frapper cet ennemi à terre ; car il est
rare de trouver des cœurs assez héroïques pour
montrer de la générosité à ceux que
poursuit la haine populaire. Les plus libéraux
mêmes trouvaient de bonnes raisons pour que les
chrétiens fussent exceptés de toute mesure de
clémence. L'un ne pouvait supporter leur mystère,
l'autre était irrité de leurs progrès
supposés ; celui-ci les croyait ennemis de la gloire de
l'empire, celui-là les considérait comme un
élément étranger dans l'état, et
qu'il était important de retrancher. Leurs doctrines sont
détestables, disait-on, et leurs pratiques infâmes.
Pendant tout ce débat, si l'on peut lui donner ce nom,
puisque les deux camps en venaient aux mêmes conclusions,
Fulvius, promenant ses regards d'un convive à l'autre,
avait fini par les arrêter sur Torquatus avec une
expression de mauvais augure.
Le jeune homme était silencieux ; son visage
pâlissait et rougissait tour à tour. Le vin lui
avait donné une sorte de courage audacieux que de solides
principes retenaient encore : tantôt il serrait ses poings
crispés contre sa poitrine et se mordait les
lèvres ; tantôt il émiettait son pain avec
ses doigts ou vidait sans y faire attention une coupe remplie de
vin. «Ces chrétiens nous haïssent et nous
détruiraient tous si c'était en leur
pouvoir,» dit l'un. Torquatus se pencha en avant, ouvrit
la bouche, mais resta silencieux.
«Nous détruire, assurément ? N'ont-ils pas
brûlé Rome sous Néron ? et ne viennent-ils
pas, en Asie, d'incendier le palais même où se
trouvait l'empereur ? » ajoutait un second convive.
Torquatus se dressa sur son lit, étendit la main comme
s'il voulait parler, et la retira encore.
«Mais ce qu'il y a de
pire, reprit un troisième, ce sont les doctrines
antisociales qu'ils soutiennent, les odieux excès
auxquels ils se livrent, et surtout le culte dégradant
qu'ils rendent à une tête d'âne.»
Torquatus se tordait de rage, et, se levant, avançait le
bras, lorsque Fulvius, calculant froidement l'instant
convenable, ajouta froidement cet amer sarcasme : «Oui,
et, de plus, ils massacrent un enfant, dévorent sa chair
et boivent son sang à chacune de leurs
assemblées»
(1).
Le bras de Torquatus s'abattit, sur la table avec une telle
violence, que les coupes et les autres vases
s'entrechoquèrent avec fracas, et il s'écria d'une
voix étouffée : «C'est un mensonge ! un
abominable mensonge !
- Comment le savez-vous ? demanda Fulvius du tort et de l'air
le plus affables.
- Parce que, répondit l'autre avec exaltation, je suis
moi-même chrétien et prêt à mourir
pour ma foi ! »
Si la magnifique statue d'albâtre, à la
tète de bronze, placée dans une niche près
de la table, était tombée tout à coup, et
se fût brisée sur le pavé de marbre, elle
n'aurait pas causé plus d'effroi que cette
déclaration inattendue. Tous les convives étaient
dans la plus grande stupéfaction. Le silence devint
général, après quoi chacun laissa paraitre
ses sentiments sur son visage. Fabius, fort mal à son
aise, s'aperçut qu'il venait de fourvoyer ses convives.
Calpurnius se rengorgea, blessé de ce qu'on avait
introduit un individu que des gens absurdes pouvaient supposer
plus instruit que lui touchant les chrétiens. Un jeune
homme, la bouche ouverte, contemplait avidement Torquatus ; et
un vieillard, de figure rébarbative, se demandait s'il
n'y avait pas lieu de châtier quelqu'un, n'importe qui.
Corvinus regardait ce pauvre chrétien avec un affreux
sourire, moitié idiot, moitié sauvage, de
même qu'un paysan considère un animal nuisible qui
un beau matin s'est pris à son piège. Il avait
devant lui un homme qu'il pouvait à son gré faire
étendre sur un chevalet ou placer sur des charbons
ardents. Mais le visage de Fulvius était le plus
remarquable de tous. Si un observateur attentif cherche, avec un
microscope, à surprendre l'expression du regard dans une
araignée qui, après un long jeûne,
aperçoit une mouche gonflée de sang s'approcher de
sa toile, et suit avec attention chaque mouvement de ses ailes
afin de l'entourer habilement de ses fils et de se gorger de sa
proie, celui-là aura une fidèle image des regards,
et sans aucun doute des sentiments qui agitaient Fulvius.
S'emparer d'un chrétien capable de trahir ses
frères était depuis longtemps l'objet de ses
désirs et de ses efforts. Il se croyait sûr de
réussir avec celui qu'il avait sous les yeux, en agissant
avec prudence. Comment pouvait-il soupçonner sa faiblesse ? C'est qu'il savait bien qu'un chrétien digne de ce nom
ne s'abandonne pas aux excès du vin, ni ne se vante
d'être prêt à courir au martyre.
On se sépara ; tout le monde s'éloignait du
chrétien comme d'un pestiféré. Il se
sentait seul et humilié, lorsque Fulvius, après
avoir dit quelques mots à l'oreille de Fabius et de
Corvinus, l'aborda, et, lui prenant la main, dit avec courtoisie
: «Je crains d'avoir parlé d'une manière
inconsidérée et d'avoir provoqué une
déclaration qui pourrait vous mettre en danger.
- Je ne crains rien, répondit Torquatus avec une
nouvelle animation, je serai fidèle jusqu'à la
fin.
- Taisez-vous, taisez-vous, interrompit Fulvius, les esclaves
pourraient vous trahir. Venez avec moi dans une autre chambre,
nous pourrons y causer plus à l'aise.»
En disant ces mots, il le conduisit dans une salle
élégante où Fabius avait fait apporter des
coupes et des flacons du vin de Falerne le plus exquis, pour
ceux qui, selon l'usage romain, aiment à se livrer
à une comessatio ou orgie de buveurs. Corviuus fut
le seul que Fabius engagea à les suivre.
Sur une table magnifiquement incrustée se trouvaient des
dés. Fulvius, après avoir encore pressé
Torquatus de boire, prit négligemment les dés et
les jeta en jouant sur la table, tout en causant de choses
indifférentes. «Ah ! s'écria-t-il, quels
coups ! il est heureux que je ne joue avec personne, car je
serais ruiné. Essayez, Torquatus.»
Le jeu, ainsi que nous l'avons déjà vu, avait
été la ruine de Torquatus. C'était une
affaire de ce genre qui l'avait fait mettre en prison, à
l'époque où Sébastien le convertit. Pendant
qu'il prenait les dés, sans avoir l'intention de jouer,
il le pensait du moins, Fulvius l'observait comme un lynx veille
sur sa proie. Les yeux de Torquatus brillèrent, ses
lèvres et ses mains se mirent à trembler ; à tous ces symptômes, ainsi qu'à l'adresse
de la main qui balance les dés et les jette avec
habileté, à la vigilance de l'oeil qui calcule les
points, Fulvius reconnut la violence de la tentation et d'un
vice à peine guéri.
«Je crains que vous ne soyez pas plus heureux que moi
à ce ridicule passe-temps, dit-il avec
indifférence ; mais je ne doute pas que Corvinus ne soit
prêt à se mesurer avec vous, si vous ne voulez
engager qu'une petite somme.
- Ce ne sera que très peu de chose, assurément,
par simple récréation, car j'ai renoncé au
jeu. Autrefois...; n'importe.
- Allons,» dit Corvinus, à qui Fulvius fit signe
de se mettre à l'oeuvre.
Ils commencèrent à jouer de très faibles
sommes, que Torquatus gagna presque toujours. Fulvius continuait
à lui verser à boire de temps à autre, il
devint de plus en plus expansif.
«Corvinus, Corvinus, dit-il en cherchant à
rappeler ses souvenirs, n'était-ce pas là le nom
que m'a cité Cassianus ?
- Qui ? demanda l'autre avec surprise.
- Oui, c'est cela, continua Torquatus, se parlant à
lui-même, ce méchant, cette brute de Corvinus.
Etes-vous celui, dit-il en regardant Corvinus, qui a
frappé ce cher enfant, le jeune chrétien Pancrace ? »
La colère de Corvinus allait éclater ; mais
Fulvius l'arrêta à temps d'un geste, et ajouta
:
«Ce Cassianus dont vous nous parlez est un éminent
maître d'école ; pourriez-vous nous indiquer sa
demeure ? »
Il savait que son compagnon désirait éclaircir ce
point, et réussit à le calmer ainsi. Torquatus
répondit :
«Il demeure, voyons un peu... ; non, non, je ne veux pas
être un traître. Non, je suis prêt ; qu'on me
brûle, qu'on me torture, qu'on me fasse mourir pour la foi ; je ne veux trahir personne, je ne le veux pas.
- Laissez- moi prendre votre place, Corvinus,» dit
Fulvius, qui voyait Torquatus s'intéresser davantage au
jeu. Il déploya assez d'habileté pour exciter
l'attention et la passion de son antagoniste, et mit un enjeu un
peu plus considérable. Après un instant de
délibération, Torquatus fit de même et
gagna. Fulvius semblait piqué. Torquatus jeta les deux
sommes sur la table ; Fulvius parut d'abord hésiter ; mais il plaça devant lui une somme égale, et la
perdit encore. Le jeu devint silencieux ; l'un et l'autre
gagnaient et perdaient tour à tour. Fulvius avait
constamment l'avantage ; du reste, il avait plus de sang-froid
que son adversaire.
Tout à coup Torquatus leva la tête en tressaillant
: il crut voir le bon prêtre Polycarpe derrière le
siège de son antagoniste. Il se frotta les yeux, et
n'aperçut que Corvinus, qui le regardait fixement. Toute
son habileté était concentrée sur son jeu ; sa conscience ne lui faisait plus aucun reproche ; sa foi
était chancelante. La grâce l'avait
abandonné. Le démon de la convoitise, du vol, de
la déloyauté, du libertinage, était revenu,
avec sept esprits plus méchants que lui, s'emparer de
cette âme purifiée, mais mal gardée ; en
entrant, ils en chassèrent tout ce qui s'y trouvait de
sain et de bon.
Enfin, devenu furieux des pertes qu'il faisait et excité
par de trop fréquentes libations, il jeta sur la table la
lourde bourse que lui avait donnée Fabiola et dans
laquelle il avait fréquemment puisé. Fulvius
l'ouvrit froidement, la vida sur la table, compta la somme, et
plaça en face la même quantité d'or. Tous
deux se préparèrent à jouer le coup fatal :
les dés roulèrent, et Fulvius attira tout à
lui. Torquatus se laissa tomber sur la table, et cacha sa
tête dans ses bras. Fulvius fit signe à Corvinus de
s'éloigner.
Torquatus frappa la terre du pied en se lamentant,
grinça des dents avec fureur, puis porta les mains
à sa tête et s'arracha les cheveux. Une voix
murmurait à son oreille : « êtes-vous
chrétien ? » Quel était celui des sept
esprits mauvais qui parlait ainsi ? Sans doute le plus
méchant.
«Tout est inutile, continua la voix, vous avez
déshonoré votre religion ; vous l'avez
trahie.
- Non, non, disait en gémissant ce malheureux au
désespoir.
- Oui, vous nous avez tout révélé dans
votre ivresse ; vous en avez assez dit pour qu'il ne vous soit
plus possible de retourner auprès de ceux que vous avez
trahis.
- Retirez-vous, retirez-vous, s'écriait
misérablement ce pauvre pécheur torturé par
les remords ; ils me pardonneront encore. Dieu...
- Silence ! ne prononcez pas son nom. Vous êtes avili,
parjure, perdu sans ressource. Vous êtes un mendiant ; demain vous aurez à demander votre pain. Vous êtes
un banni, un prodigue ruiné, un joueur. Qui vous
regardera ? Vos frères chrétiens ? Et cependant
vous êtes chrétien ; à cause de cela vous
serez cruellement mis à mort, et vous n'en retirerez
aucun honneur, car vous ne serez pas martyr. Vous êtes un
hypocrite, Torquatus, rien de plus.
- Qui donc me tourmente ainsi ? » s'écria-t-il en
relevant la tête. Fulvius, les bras croisés, se
tenait debout à ses côtés. «Si toutes
ces accusations sont vraies, qu'est-ce que cela vous fait ? Qu'avez-vous encore à me dire ? continua-t-il.
- Beaucoup plus que vous ne pensez. Votre trahison vous a fait
tomber complètement en mon pouvoir. Je suis devenu le
maître de votre argent (il lui montra la bourse de
Fabiola), de votre réputation, de votre
tranquillité, de votre vie. Je n'ai qu'à faire
connaître à vos frères chrétiens ce
que vous avez fait, ce que vous avez dit, le rôle que vous
avez joué ce soir, ei vous n'oserez plus les regarder en
face. Si je vous abandonne à la rage de cette
«brute grossière», comme vous l'avez
appelé, qui n'en est pas moins le fils du préfet
de la cité, personne ne pourra le retenir après
une pareille provocation ; demain vous serez traîné
au pied du tribunal de son père, afin d'expier par votre
sang le crime de cette religion que vous venez de trahir et de
déshonorer. êtes-vous prêt maintenant
à vous rendre au milieu du forum, devant le juge, et de
défendre votre christianisme sans chanceler sur vos
jambes comme un joueur pris de vin ? »
Le malheureux n'eut pas le courage d'imiter le repentir de
l'enfant prodigue, dont il avait imité la chute.
L'espérance était éteinte dans son cœur ; car il était retombé dans son péché
capital, et en sentait à peine du remords. Il
était silencieux ; mais Fulvius le tira de sa
rêverie en lui demandant : «Eh bien ! avez-vous fait
votre choix ? Aller tout de suite vous présenter aux
chrétiens avec vos crimes de cette nuit sur la
conscience, ou paraître demain sur le forum ? Que
choisissez-vous ? »
Torquatus souleva ses paupières alourdies, et dit d'un
air hébété : «Ni l'un ni
l'autre.
- Allons, allons, que ferez-vous ? demanda Fulvius en le
maîtrisant avec un de ses regards de faucon.
- Ce que vous voudrez, répondit Torquatus ; mais non ce
que vous venez de me proposer.»
Fulvius s'assit à côté de lui, et dit d'une
voix douce et caressante : «Voyons, Torquatus,
écoutez-moi, faites ce que je vous dis, et tout
s'arrangera. Vous aurez une belle demeure, une table exquise, de
riches vêtements ; vous ne manquerez pas d'argent pour le
jeu, si vous voulez suivre mes avis.
- Quels sont-ils ?
- Sortez demain comme à l'ordinaire, reprenez votre
figure de chrétien, et allez tranquillement vous joindre
à vos frères ; agissez comme si rien
n'était arrivé ; mais répondez à
toutes mes questions, ne me cachez rien.»
Torquatus poussa un soupir : «Toujours trahir ! dit-il.
- Le nom ne fait rien à la chose, cela ou la mort ! oui,
la mort à petit feu. J'entends Corvinus, qui marche
impatiemment dans la cour. Vite, que sera-ce ?
- Pas la mort ! oh ! non ; tout ce que vous voudrez, mais pas
la mort ! »
Fulvius sortit et trouva son ami rendu furieux par la
colère et le vin ; il eut beaucoup de peine à le
calmer. De nouveaux ressentiments avaient presque fait perdre
à Corvinus le souvenir de Cassianus ; mais son ancienne
haine s'était rallumée, et il brûlait de se
venger. Fulvius lui promit de découvrir sa demeure, et
parvint ainsi à l'empêcher de se livrer
sur-le-champ à de violentes mesures.
Après avoir renvoyé chez lui Corvinus
mécontent et de mauvaise humeur, il retourna près
de Torquatus, qu'il désirait accompagner afin de savoir
où il demeurait. Aussitôt que Fulvius eut
quitté la salle, sa victime s'était levée
de son siège, et s'efforçait, en marchant à
pas précipités, de recueillir ses idées et
de reprendre son sang-froid. Ce fut en vain ; sa tête
était trop étourdie par l'ivresse et la
scène violente qui venait d'avoir lieu. Les murs
semblaient tourner autour de lui et le plancher osciller sous
ses pas ; il souffrait, et entendait presque distinctement les
battements de son cœur. La honte, le remords, le mépris
et la haine de ses séducteurs et de lui-même,
l'amertume du banni, le violent désespoir du
réprouvé, envahissaient son âme comme de
sombres vagues qui se succédaient tour à tour en
s'entrechoquant les unes contre les autres. Incapable de se
soutenir plus longtemps sur ses jambes, il se jeta sur une
couche de soie, et, cachant son front brûlant dans ses
mains glacées, il poussa de longs gémissements.
Toujours il sentait le terrain se dérober sous lui, et de
sourds grondements résonnaient dans ses oreilles. Fulvius
le trouva dans cet état et lui toucha l'épaule
pour le réveiller. Torquatus tressaillit, et, se dressant
avec effroi, il s'écria : «Serait-ce donc là
le gouffre de Charybde ? »
(1) C'était
là l'idée que se faisaient les païens
de la sainte Eucharistie. |