Le fils du martyr
Un gracieux jeune homme plein d'ardeur et
d'innocence traverse l'atrium et se dirige vers
l'appartement intérieur, d'un pas si agile et si
élastique, que nous aurons à peine le temps
d'esquisser légèrement sa personne. Il est
âgé d'environ quatorze ans ; sa taille,
déjà grande pour cet âge, est
élégante et son maintien viril. Son cou nu et ses
membres sont bien développés, grâce à
de salutaires exercices, tandis que ses traits annoncent un
cœur ouvert et généreux et que sur son front
élevé entouré de belles boucles brunes,
rayonne la plus vive intelligence. Selon l'usage des jeunes
gens, il est revêtu de la courte praetexta qui
descend au-dessous du genou ; une bulla ou petite boule
creuse en or, est suspendue à son cou. Il revient de
l'école, car le vieux serviteur
(1) qui le suit porte un faisceau de papiers et de
rouleaux de velum liés ensemble.
Pendant l'examen auquel nous venons de nous livrer, il a
reçu les baisers de sa mère et s'est assis
à ses pieds ; elle le contemple quelque temps en silence,
et semble chercher à lire sur son visage la cause de son
retard inusité ; car il y a une heure qu'il devrait
être de retour. Mais le regard du fils rencontre celui de
la mère avec tant de franchise, et son sourire est si
plein d'innocence, que le moindre soupçon se dissipe
à l'instant, et qu'elle s'adresse à lui en ces
termes :
«Qu'est-ce qui vous a retenu aujourd'hui, moi cher enfant ? Aucun accident, je l'espère, ne vous est arrivé
en chemin ?
- Oh ! aucun, je vous assure, très douce
mère (2) ; au contraire, tout
m'a si bien réussi, que j'ose à peine vous le
raconter.»
Le regard à la fois souriant et suppliant de la matrone
fit partir le jeune homme d'un joyeux éclat de rire ; puis il continua :
«Allons, je vois qu'il faut tout vous dire. Vous savez
que je suis toujours malheureux et que je ne puis dormir si je
ne vous ai pas raconté les bonnes et les mauvaises
actions de ma journée. (La mère sourit de nouveau,
se demandant ce que pouvaient être ces mauvaises actions.)
Je lisais l'autre jour que les Scythes avaient coutume de jeter
tous les soirs dans une urne une pierre blanche ou noire, selon
que le jour avait été heureux ou néfaste.
Si j'agissais ainsi, je m'aurais qu'à marquer de blanc ou
de noir les jours où il m'a été possible de
vous rendre compte de tous mes actes et ceux où je n'ai
pu remplir ce devoir. Mais aujourd'hui, pour la première
fois, j'hésite, et ma conscience inquiète me fait
craindre de vous rien cacher.»
Sans doute le cœur de la mère, déjà
livré à l'inquiétude, se mit à
battre plus fort qu'à l'ordinaire, et
l'anxiété voila ses yeux de larmes, car son fils
lui prit la main, la serra tendrement sur ses lèvres et
dit :
«Ne craignez rien, mère chérie, votre fils
n'a rien fait qui puisse vous affliger. Dites-moi seulement si
vous voulez savoir ce qui m'est arrivé aujourd'hui, ou
simplement la cause de mon retard.
- Dites-moi tout, cher Pancrace, lui dit-elle ; tout ce qui
vous concerne ne saurait m'être indifférent.
- Eh bien, alors, il me semble que cette journée, la
dernière que je passe à l'école, a
été singulièrement bénie de Dieu,
quoique remplie d'étranges événements.
D'abord j'ai été proclamé vainqueur dans la
déclamation que notre bon maître Cassianus nous
avait donnée comme travail du matin, et cela, comme vous
allez le voir, a été la cause de très
curieuses découvertes. Voici quel en était le
sujet : «Le vrai philosophe doit toujours être
prêt à mourir pour la vérité.»
De ma vie je n'ai rien entendu d'aussi froid, d'aussi insipide
(j'espère qu'il n'y a pas de mal à parler ainsi),
que les compositions lues par mes compagnons. Ce n'était
pas leur faute ; quelle vérité
possèdent-ils mes pauvres camarades ? Est-il une seule de
leurs vaines opinions qui puisse les entraîner à
mourir pour sa défense ? Mais pour un chrétien,
que d'heureuses idées devait naturellement faire
naître un pareil thème ! Je l'éprouvai bien.
Mon cœur s'embrasa, et toutes mes pensées semblaient me
brûler, tandis que, rempli du souvenir de vos
leçons et des exemples que je trouve au foyer domestique,
je composais mon travail. Il n'en pouvait être autrement
pour le fils d'un martyr. Mais lorsque vint mon tour de lire ma
déclamation, je m'aperçus que mes sentiments
m'avaient presque fatalement trahi. Dans la chaleur de la
lecture, le nom de «chrétien», au lieu de
«philosophe», s'échappa de mes lèvres ; je parlai de «foi» au lieu de
«vérité». A la première
imprudence je vis tressaillir Cassianus ; à la seconde,
une larme brilla dans ses yeux, et il se pencha affectueusement
vers moi, pour me dire à voix basse : «Prenez
garde, mon enfant, des oreilles vigilantes vous
écoutent.»
- Comment ! interrompit la mère, Cassianus est-il donc
chrétien ? Je vous ai envoyé à son
école à cause de sa haute réputation de
science et de moralité, et maintenant, en
vérité, je remercie Dieu de cette inspiration.
Dans ces jours de péril et de crainte, nous sommes
obligés de vivre comme des étrangers dans notre
propre patrie ; et c'est à peine si nous connaissons le
visage même de nos frères. Certes, si Cassianus
proclamait sa foi, son école serait bientôt
déserte. Mais continuez, mon cher enfant, ses
appréhensions étaient-elles bien fondées ?
- Je le crains ; car, tandis que la plupart de mes compagnons
applaudissaient vivement mon ardente déclamation, sans en
remarquer les méprises, les yeux noirs et
menaçants de Corvinus étaient fixés sur
moi, et je le voyais bien se mordre les lèvres de
rage.
- Qui est Corvinus, cher enfant, et pourquoi se montre-t-il si
courroucé ?
- C'est le plus âgé, le plus fort, mais
malheureusement le moins intelligent de tous ceux de
l'école. Vous comprenez que ce n'est pas sa faute.
Seulement, je ne sais pourquoi, il a toujours été
pour moi plein de mauvais vouloir et de rancune, sans que j'aie
pu m'en expliquer la cause.
- Vous a-t-il dit ou fait quelque chose ?
- Oui, et c'était là le motif de
mon retard. Car lorsque, sortis de l'école, nous
étions dans la prairie qui longe la rivière, il
m'insulta en présence de tous mes compagnons.
«Venez, Pancrace, dit-il : il paraît que c'est la
dernière fois que nous nous rencontrons ici (il appuya
particulièrement sur ce mot) ; mais j'ai un compte fort
long à régler avec vous. Il vous a plu de montrer
à l'école votre supériorité sur moi
et sur d'autres plus âgés et meilleurs que vous.
J'ai surpris les regards dédaigneux que vous jetiez sur
moi, en débitant avec emphase votre ridicule discours. Eh
bien, j'y ai remarqué des expressions qui pourront vous
coûter cher plus tard, sinon bientôt ; mon
père, vous le savez, est préfet de la cité
(la mère tressaillit légèrement), et
quelque chose se prépare qui vous touche de bien
près. Avant que vous nous quittiez, je saurai me venger.
Si vous êtes digne de votre nom
(3), s'il n'est pas dénué de sens,
combattons d'une manière plus virile qu'avec le stylet ou
les tablettes (4), luttez avec moi,
ou essayez le cestus (5). Je
brûle de vous humilier, comme vous le méritez,
devant ces témoins de vos insolents
triomphes.»
La pauvre mère, anxieusement penchée en avant,
écoutait ce récit et osait à peine
respirer.
«Qu'avez-vous répondu, mon cher fils ? s'écria-t-elle.
- Je lui fis doucement observer qu'il se trompait, et que
jamais je n'avais fait volontairement rien qui pût
l'affliger, lui ou aucun de mes condisciples, ni songé
à réclamer une supériorité
quelconque. «Quant à votre défi, ajoutai-je,
vous savez, Corvinus, que j'ai toujours refusé de prendre
part à ces luttes, où l'on ne se propose tout
d'abord que le tranquille essai de ses forces et de son adresse,
mais que la haine et la soif de la vengeance transforment en
combats inhumains. Je souhaite d'autant plus vivement les
éviter aujourd'hui, que vous brûlez de les
entreprendre avec ces mauvais sentiments qui d'ordinaire n'en
souillent que la fin.» Cependant nos camarades
s'étaient rangés en cercle autour de nous, et je
voyais évidemment qu'ils étaient tous contre moi,
tant ils désiraient jouir du spectacle de ces jeux
cruels. J'ajoutai alors avec gaieté : «Et
maintenant, adieu, mes amis, que le bonheur s'attache à
vos pas ; je vous quitte comme j'ai toujours vécu avec
vous, c'est-à-dire en paix.»
- Non pas, répliqua Corvinus, rouge de colère,
je...»
Le visage du jeune homme s'empourpra subitement, il
hésita, puis, tout tremblant et d'une voix
étouffée de sanglots :
«Je ne puis continuer, dit-il, je n'ose achever.
- Je vous en conjure, pour l'amour de Dieu, par la
mémoire chérie de votre père, ne me cachez
rien, s'écria la mère en plaçant sa main
sur la tête de son fils ; je ne jouirai jamais d'aucun
repos si vous ne me découvrez pas tout. Qu'ajouta ou que
fit Corvinus ? »
Après un moment de silence et de prière
intérieure, l'enfant se remit et continua ainsi :
«Non pas ! s'écria Corvinus, non,
vous ne partirez pas ainsi, lâche adorateur d'une
tête d'âne (6). Vous
nous avez caché votre demeure, mais je la
découvrirai ; en attendant, recevez ce gage de la ferme
résolution que je prends de me venger.» En disant
ces mots, il me frappa si furieusement à la figure, qu'il
me fit chanceler et trébucher, au milieu des cris de joie
sauvages poussés par tous ceux qui nous
entouraient.»
Un torrent de larmes qui s'échappa des yeux de Pancrace
le soulagea et lui permit d'achever son récit.
«Oh ! combien je sentais mon sang bouillonner à ce
moment ! Mon cœur semblait près de se briser. Je croyais
entendre une voix qui murmurait dédaigneusement à
mon oreille le nom de «lâche».
N'était-ce pas là une inspiration du démon ? Je me sentais assez fort, la colère qui s'emparait de
moi me le faisait croire, pour saisir à la gorge mon
insolent ennemi et le jeter haletant sur le sol. J'entendais
déjà les applaudissements
frénétiques qui auraient salué mon triomphe
et mis les spectateurs de mon côté. Ce fut
là le plus rude combat de ma vie ; jamais la chair et le
sang ne s'étaient si violemment révoltés en
moi. O mon Dieu ! faites qu'il ne m'arrive plus
d'éprouver si fortement leur effroyable empire.
- Et que fites-vous, mon fils bien aimé ? » dit la tremblante matrone d'une voix
étouffée.
Il répondit : «Mon bon ange chassa le
démon, qui se tenait à mes côtés. Je
pensais à notre divin Sauveur dans la maison de
Caïphe, entouré d'ennemis qui l'insultaient,
ignominieusement frappé à la face, et
néanmoins toujours patient et miséricordieux.
Pouvais-je agir autrement (7) ? » Je tendis la main à Corvinus, en disant :
«Que Dieu vous pardonne, comme je vous pardonne
moi-même de tout mon cœur, et que ses plus abondantes
bénédictions descendent sur vous.»
Cassianus, qui avait assisté de loin à cette
scène, survint alors, et aussitôt cette foule
turbulente se dispersa rapidement. Je le suppliai, par notre
commune foi, que nous avions mutuellement reconnue, de ne point
châtier Corvinus pour ce qu'il venait de faire : il me le
promit. Et maintenant, très douce mère, murmura le
jeune homme gracieusement et tendrement appuyé sur le
sein de Lucine, ne croyez-vous pas que je puisse appeler heureux
un pareil jour ?
(1) Coutume qui
suggère à saint Augustin cette belle
pensée que «les Juifs étaient les
pédagogues des chrétiens, parce qu'ils
portaient ordinairement pour ces derniers les livres
qu'ils ne pouvaient comprendre
eux-mêmes.» |
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(2) Expression
particulière aux Catacombes. |
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(3) Le pancratium
était l'exercice qui combinait tous les genres de
combat athlétiques, tels que la lutte, le pugilat,
etc. Voyez l'article Pancratium dans le dictionnaire
d'Anthony Rich. |
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(4) C'étaient les
objets nécessaires à l'écriture dans
les écoles : on traçait les
caractères sur des tablettes enduites de cire,
à l'aide de la pointe aiguë du stylet, dont
l'extrémité aplatie servait à
effacer. Voyez les articles Tabella, Cera et Stilus dans le dictionnaire
d'Anthony Rich. |
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(5) Bandage de cuir dont
on s'enveloppait les mains dans le pugilat. Voyez les
articles Pugil et Caestus dans le dictionnaire
d'Anthony Rich. |
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(6) Une des nombreuses
calomnies très populaires parmi les païens.
Voyez l'illustration de l'article Crux dans le dictionnaire
d'Anthony Rich. |
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(7) Cette scène
est historique. |