Le banquet
Elles trouvèrent, en descendant, tous leurs hôtes
réunis dans le salon principal. Ce n'était pas un
banquet de cérémonie auquel ils allaient prendre
part, mais le repas ordinaire d'une maison opulente, où
l'on était toujours prêt à recevoir de
nombreux amis. Contentons-nous donc de dire que tout avait
été disposé avec une exquise
élégance. Les incidents du repas qui pourront
jeter quelque lumière sur la suite du récit seront
les seuls que nous raconterons à nos lecteurs.
Lorsque les deux jeunes filles entrèrent dans
l'exedra (salle), Fabius, après avoir
embrassé sa fille, s'écria : «Mais,
chère enfant, malgré le retard que vous avez mis
à descendre, vous êtes à peine
convenablement parée ! vous avez oublié tous les
bijoux que vous mettez d'ordinaire.»
Fabiola, confuse, ne savait que répondre ; elle
était honteuse de la faiblesse qu'elle avait
montrée après son accès de colère,
et surtout de ce qui lui semblait maintenant une ridicule
manière de s'en punir. Agnès vint à son
secours, et dit en rougissant : «C'est ma faute, cousin
Fabius, si elle est en retard et trop simplement mise. Je lui ai
fait perdre son temps par mon bavardage, et sans doute elle a
voulu me mettre à l'aise par son peu de recherche.
- Quant à vous, chère Agnès,
répondit le père, vous avez le privilège
d'agir comme il vous plaît. Mais, sérieusement, je
dois vous dire que tout cela était fort bien quand vous
n'étiez qu'une enfant ; vous voici en âge
d'être mariée
(1) ; il est temps de commencer à prendre plus de
soin de votre personne, afin de gagner le cœur de quelque noble
et digne Romain. Un joli collier, par exemple, et vous n'en
manquez pas chez vous, ne nuirait pas à vos charmes. Mais
vous ne m'écoutez point. Allons, allons, je gage que vous
avez déjà fixé votre choix.»
Pendant presque tout le temps que Fabius s'adressait à
elle, avec la meilleure intention du monde, quoique d'une
manière si parfaitement mondaine, Agnès parut
plongée dans une de ses profondes rêveries. Ses
regards enchantés, comme les appelait Fabiola,
étaient fixés, dans une souriante extase, sur un
être invisible qu'elle paraissait écouter, sans
jamais perdre le fil du discours ni dire une parole mal à
propos. Elle répondit donc aussitôt à Fabius
: «Oh ! oui, bien certainement, j'ai choisi celui auquel
j'ai engagé ma foi par l'anneau des fiançailles,
et qui m'a ornée de magnifiques joyaux» (2).
- Vraiment ! s'écria Fabius, et de quels joyaux ?
- Mais, répondit Agnès avec un regard tout
brûlant d'ardeur et de simplicité charmante, il a
entouré ma main et mon cou de pierres précieuses,
et suspendu à mes oreilles des perles inestimables.
- Bonté divine ! qui cela peut-il être ? Voyons,
Agnès, ne me direz-vous pas un jour votre secret ? Sans
doute c'est votre premier amour : puisse-t-il durer longtemps et
vous rendre heureuse !
- Pour l'éternité», répondit-elle en
se détournant pour rejoindre Fabiola et entrer avec elle
dans la salle à manger. Ce dialogue échappa par
bonheur aux oreilles de cette dernière ; car elle
eût été vivement blessée en pensant
qu'Agnès avait caché à sa meilleure amie ce
qu'elle considérait comme la plus importante
préoccupation de son âge. Mais, pendant
qu'Agnès la défendait, elle s'était
éloignée de son père pour s'occuper des
autres invités. L'un d'eux était un lourd et
épais sophiste romain, sorte d'encyclopédie
vivante, nommé Calpurnius ; un autre, Proculus,
n'estimait que la bonne chair et fréquentait
assidûment la maison. Deux autres personnages
étaient présents qui méritent plus
d'attention. Le premier, évidemment un favori de Fabiola
et d'Agnès, avait le grade de tribun ou officier
supérieur dans la garde impériale ou
prétorienne. A peine âgé de trente ans, il
s'était déjà distingué par sa
bravoure, et jouissait de la plus haute faveur auprès de
l'empereur Dioclétien, en Orient, et à Rome,
près de Maximilien Hercule. Exempt de toute affectation
dans ses manières ou ses habits, d'une belle tournure et
causeur fort aimable, malgré tous ces avantages, il
méprisait ouvertement les sujets futiles qui
préoccupaient généralement la
société. Bref, c'était le plus parfait
modèle d'un noble cœur, une jeune homme plein d'honneur
et de pensées généreuses, vaillant et fort,
sans l'ombre d'orgueil ou de forfanterie.
Le dernier des convives contrastait singulièrement avec
lui ; c'était Fulvius, le nouvel astre du monde
élégant, auquel Fabiola avait déjà
fait allusion quelque temps auparavant. Jeune, d'une tournure
efféminée, vêtu avec la plus extrême
recherche, les mains chargées de bagues
étincelantes et les vêtements de bijoux,
s'exprimant avec affectation et un léger accent
étranger, d'une politesse outrée dans ses
manières empreintes d'une bonhomie et d'une obligeance
apparentes, il était arrivé doucement et en peu de
temps à se mêler à la plus haute
société de Rome. Ce succès était
dû en partie à ce qu'on l'avait vu paraître
à la cour, et aussi à la séduction de sa
personne. Il était venu à Rome suivi seulement
d'un serviteur âgé. était-il son esclave,
son affranchi ou son ami ? on l'ignorait. I1s parlaient ensemble
une langue étrangère ; les traits basanés,
les yeux perçants et farouches du domestique, ainsi que
son air peu avenant, inspiraient un certain degré de
frayeur aux autres esclaves : car Fulvius avait pris un
appartement dans ce qu'on appelait une insula ou maison
louée par portions, l'avait meublé avec luxe et
s'était entouré d'un nombre suffisant d'esclaves
pour un jeune homme. La profusion plutôt que l'abondance
se faisait remarquer dans l'arrangement de sa maison. Dans cette
Rome païenne, corrompue et dégradée,
l'obscurité de sa vie et son apparition soudaine furent
vite oubliées à la vue de ses richesses et au
charme corrupteur de sa conversation. Cependant un observateur
attentif aurait bientôt remarqué la mobilité
inquiète de ses regards, son attention à observer
et à écouter ce qu'il voyait ou entendait autour
de lui, signe évident d'une insatiable curiosité.
Dans ses moments d'oubli, le feu sombre de ses yeux, ses
sourcils froncés et le mouvement méprisant de sa
lèvre supérieure, inspiraient un sentiment de
défiance et indiquaient que cet extérieur poli et
doux voilait un cœur plein de duplicité et de
malice.
Table dressée pour un repas (d'après une peinture de Pompéi)
Les convives furent bientôt à table ; comme les
dames étaient assises pendant le repas, tandis que les
hommes restaient couchés sur des lits, Fabiola et
Agnès étaient ensemble à l'un des
côtés ; en face se trouvaient les deux jeunes gens
que nous venons de décrire, et au milieu le maître
de la maison et ses deux hôtes les plus âgés,
s'il est possible d'expliquer ainsi leur position autour des
trois côtés d'une table ronde, dont un
côté, laissé libre pour faciliter le
service, n'était pas entouré du sigma (3) ou lit demi-circulaire. Nous
pouvons observer en passant qu'on se servait ordinairement
à cette époque d'une nappe, luxe encore inconnu du
temps d'Horace.
Lorsque les premières exigences de la faim ou de la
gourmandise eurent été satisfaites, la
conversation devint plus générale.
«Quelles nouvelles avez-vous apprises aujourd'hui aux
bains ? demanda Calpurnius ; je n'ai pas le temps de m'occuper
de pareilles futilités.
- De très intéressantes, répondit Proculus ; c'est un fait avéré que le divin
Dioclétien a envoyé des ordres pour qu'on
achève ses Thermes en trois ans.
- Impossible ! s'écria Fabius ; j'ai été
visiter les travaux l'autre jour, en me rendant aux jardins de
Salluste ; ils ont fait peu de progrès pendant
l'année dernière. Une immense quantité de
gros ouvrage reste encore à faire : sculpter le marbre,
par exemple, et dégrossir les colonnes.
- C'est vrai, répondit Fulvius ; mais je sais que l'on a
expédié partout l'ordre d'envoyer ici tous les
prisonniers et toutes les personnes condamnées aux mines,
dont on peut se passer en Espagne, en Sardaigne et même en
Chersonèse, afin qu'ils viennent travailler aux Thermes.
Si l'on peut y employer quelques milliers de chrétiens,
ce sera bientôt fait.
- Et pourquoi les chrétiens plutôt que d'autres
criminels ? demanda Fabiola, non sans quelque
curiosité.
- Mais, en vérité, dit Fulvius avec le plus
gracieux sourire, je ne saurais l'expliquer ; il en est
cependant ainsi. Je m'engagerais à découvrir un
chrétien parmi cinquante ouvriers condamnés aux
travaux.
- Est-ce possible ! s'écrièrent à la fois
plusieurs convives ; comment cela ?
- Les condamnés ordinaires, répondit-il, et cela
est bien naturel, n'aiment pas leur besogne, et pour les
contraindre à l'accomplir il faut employer le fouet
à chaque pas ; lorsque le surveillant détourne les
yeux, rien ne marche. De plus, il va sans dire qu'ils sont
grossiers, rudes, abrutis, querelleurs, et ne cessent de
murmurer. Mais, au contraire, les chrétiens
condamnés aux travaux publics semblent heureux et sont
toujours gais et obéissants. En Asie j'ai vu de jeunes
patriciens ainsi occupés, dont les mains n'avaient jamais
auparavant manié une pioche, ni les faibles
épaules plié sous aucun fardeau, qui travaillaient
péniblement, aussi heureux en apparence que s'ils
n'avaient jamais quitté leur famille. Inutile d'ajouter
que les surveillants font un usage très libéral du
fouet et du bâton; c'est justice, car les divins empereurs
ont ordonné que leur sort fût aussi dur que
possible : cependant il ne leur échappe pas une
plainte.
- Je ne puis dire que j'admire une pareille justice,
répliqua Fabiola ; mais quelle étrange race ! Je
suis extrêmement curieuse de savoir quel peut être
le motif ou la cause de cette stupidité ou de
l'insensibilité extraordinaire de ces
chrétiens.»
Proculus répondit avec un sourire facétieux :
«Voici Calpurnius qui pourra nous renseigner. C'est un
philosophe, et j'entends dire qu'il peut discourir pendant une
heure sur n'importe quel sujet, qu'il s'agisse des Alpes ou
seulement d'une fourmilière.»
Ainsi défié, Calpurnius, prenant ce compliment au
sérieux, commença d'un ton solennel : «Les
chrétiens, dit-il, sont une secte étrangère ; son fondateur florissait, il y a bien des siècles, dans
la Chaldée. Sous le règne de Vespasien, deux
frères nommés Pierre et Paul introduisirent ses
doctrines dans la ville de Rome. Quelques-uns prétendent
que ces deux personnages n'étaient autres que les deux
frères jumeaux, appelés par les Juifs Moïse
et Aaron. Le dernier avait vendu son droit d'aînesse
à l'autre pour un chevreau dont la peau devait lui servir
à faire des chirothecae (gants). Mais je n'admets
pas cette opinion, parce que les livres mystiques des Juifs
rapportent que le second, voyant que les sacrifices de son
frère étaient accompagnés d'augures plus
favorables que les siens, le tua, de même que Romulus tua
Remus, mais avec une mâchoire d'âne. Pour ce
méfait, le roi Mardochée de Macédoine,
à la requête de sa soeur Judith, l'attacha sur un
gibet haut de cinquante coudées. Quoi qu'il en soit,
ainsi que je viens de le dire, Pierre et Paul vinrent à
Rome ; Pierre était un esclave fugitif de Pontius
Pilatus, et fut crucifié, d'après l'ordre de son
maître, sur le Janicule. Ses sectateurs, qui sont
nombreux, ont fait leur symbole de la croix, et l'adorent ; ils
considèrent comme le plus grand honneur de souffrir des
coups de fouet, et même une mort ignominieuse est le
meilleur moyen, à leur avis, d'imiter leurs
maîtres, et d'aller les rejoindre dans quelque endroit au
milieu des nuages».
Cette lucide explication de l'origine du christianisme fut
écoutée avec admiration par tous les convives,
à l'exception de deux. Le jeune officier jeta à
Agnès un regard piteux qui semblait dire : «Faut-il
rire ou répondre à cet oison ? » Mais elle
mit un doigt sur ses lèvres, en implorant le silence par
un sourire.
«Eh bien, le résultat de tout cela, observa
Proculus, est que les Thermes seront bientôt
achevés, et que nous aurons des jeux magnifiques. Ne
dit-on pas, Fulvius, que le divin Dioclétien viendra
lui-même en faire la dédicace ?
- C'est tout à fait certain ; il y aura des fêtes
splendides et de grandes réjouissances. Nous n'attendrons
pas longtemps ; déjà, et pour d'autres raisons, on
a envoyé en Numidie l'ordre de tenir prêts avant
l'hiver un grand nombre de lions et de léopards.»
Puis, se tournant brusquement vers son voisin, qu'il enveloppa
d'un regard scrutateur : «Un brave soldat comme vous,
Sébastien, doit être ravi du noble spectacle de
l'amphithéâtre, surtout lorsqu'on y châtie
des ennemis des augustes empereurs et de la
république.»
L'officier se souleva sur son
lit, tourna vers son interlocuteur un visage calme et
majestueux, puis il répondit tranquillement :
«Fulvius, je ne mériterais pas le nom que vous me
donnez, si je pouvais contempler avec plaisir et de sang-froid
la lutte, si on peut la désigner ainsi, entre une
bête brute et un enfant ou une femme sans défense ; car ce sont là des spectacles que vous appelez nobles.
Non, je tirerais volontiers mon épée contre les
ennemis des princes et de l'état ; mais je m'en servirais
d'aussi grand cœur contre les lions et les léopards
qu'un ordre de l'empereur lui-même
déchaînerait sur les innocents et les
faibles.» Fulvius tressaillit ; mais Sébastien
plaça sur son bras une main vigoureuse et continua :
« écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne suis ni le
premier Romain ni le plus noble qui ait ainsi pensé.
Souvenez-vous des paroles de Cicéron : «Ces jeux
sont magnifiques, sans aucun doute ; mais quelle jouissance peut
causer à un esprit délicat la vue d'un homme
faible déchiré par une bête féroce ou
d'un noble animal transpercé d'un javelot ? » (4) Je n'ai pas honte de me
trouver d'accord avec le plus grand des orateurs romains.
- Ne vous verrons-nous donc jamais à
l'amphithéâtre, Sébastien ? demanda Fulvius
d'un ton doux, quoique provocateur.
- Si vous m'y voyez, répondit le soldat, comptez que ce
sera du côté des faibles, et non du
côté des brutes qui veulent les mettre en
pièces.
- Il a raison, s'écria Fabiola en battant des mains, et
je clos la discussion par mes applaudissements. Je n'ai jamais
entendu Sébastien parler autrement que pour la
défense des sentiments élevés et
généreux.»
Fulvius se mordit les lèvres en silence, et tout le
monde se leva pour se retirer.
(1) Selon la loi romaine,
les filles pouvaient se marier à douze ans. |
|
(2) Annulo fidei suae
subharravit me, et immensis monilibus ornavit me.
(Office de sainte Agnès) |
|
(3) Ainsi
appelée à cause de sa ressemblance avec la
lettre C, ancienne forme du S. |
|
(4) Magnificae, nemo
negat ; sed quae potest esse homini polito delectatio,
quum aut homo imbecillus a valentissima bestia laniatur,
aut praeclara bestia a venabulo transverberatur ? (Ep.
ad. Fam., lib. VII, ep. L) |