Fin de la première journée
Nous nous arrêtons un instant près de la porte afin
d'assister au départ d'Agnès et d'écouter
la joyeuse conversation qui s'établit entre elle et
Cécilia, nous entendrons Agnès la prier de se
laisser conduire chez elle par un de ses serviteurs, car la nuit
est venue. La jeune aveugle se divertit beaucoup de l'oubli de
la patricienne, qui ne songe pas que la nuit et le jour lui sont
indifférents, et que précisément par cette
raison on l'a choisie pour guide dans les labyrinthes des
catacombes, qui lui sont aussi familiers que les rues de Rome,
et qu'elle parcourt à toute heure sans le moindre danger.
En tardant ainsi à rentrer au palais de Fabiola pour
demander de ses nouvelles, après tous les
événements de cette journée, nous voyons
qu'il y règne la plus vive agitation. Des esclaves
armés de lampes et de torches s'élancent dans
toutes les directions, et cherchent dans les moindres coins et
recoins quelque objet égaré. Euphrosyne insiste
pour qu'on le trouve ; à la fin on abandonne les
recherches, dont le succès ne laisse plus d'espoir. Le
lecteur aura déjà sans doute trouvé la clef
de ce mystère. Syra, selon les ordres qu'elle avait
reçus, était revenue pour faire panser sa blessure ; mais l'écharpe qui entourait son bras avait disparu.
Elle ne put rien dire pour expliquer sa disparition, sinon
qu'elle l'avait ôtée, puis remise certainement avec
moins de soins qu'Euphrosyne, et elle en indiqua la cause, car
le mensonge lui était odieux ; à peine venait-elle
de s'apercevoir de cette perte. L'excellent cœur de la vieille
nourrice fut affligé de ce malheur, qu'elle pensait
être bien grand pour une pauvre esclave, qui sans doute
gardait précieusement cette écharpe afin de
l'employer au rachat de sa liberté. Syra aussi
était fort attristée, mais par des raisons qu'elle
n'aurait pu faire comprendre à la bonne nourrice.
Euphrosyne fit interroger et
même fouiller tous les esclaves, à la grande
douleur et à la confusion de Syra ; elle ordonna ensuite
une battue générale dans tous les endroits de la
maison que Syra avait parcourus. Qui aurait songé
à soupçonner un instant le noble convive de la
table du maître d'avoir soustrait un objet, quelle qu'en
fût la valeur ! La vieille affranchie en vint à
cette conclusion, que l'écharpe avait été
enlevée par un moyen magique ; elle était
même très portée à accuser Afra,
l'esclave noire, qu'elle savait détester Syra, d'avoir
fait usage d'un maléfice pour chagriner la pauvre enfant.
Elle croyait que cette Africaine était une
véritable Canidia (1) ; car elle était souvent obligée de la laisser
sortir seule la nuit, sous prétexte d'aller cueillir,
à l'époque de la pleine lune, les simples qui lui
étaient nécessaires pour la préparation de
ses cosmétiques, comme s'ils n'avaient pas les
mêmes vertus en tout autre moment. Et tout cela pour
composer de mortels poisons, pensait la méfiante
Euphrosyne ; en réalité, c'était pour
prendre part avec ceux de sa race aux hideuses orgies du
fétichisme (2), pour
assister aux entrevues qu'elle accordait à ceux qui
voulaient consulter son art imaginaire. Ce fut seulement
lorsqu'on eut abandonné tout espoir, et que Syra se
trouva seule et à même de réfléchir
avec sang-froid à tous les événements du
jour, qu'elle se souvint de la pause que Fulvius avait faite en
traversant la cour, à l'endroit même où elle
s'était arrêtée auparavant, et de sa sortie
précipitée un instant après. La
lumière se fit tout à coup dans son esprit ; elle
demeura convaincue qu'il avait ramassé l'écharpe
tombée à terre. Il n'était pas possible
qu'il s'en fût éloigné avec
indifférence ; elle était donc en sa possession.
Après avoir essayé de calculer toutes les
conséquences possibles de ce malheur, elle n'arriva
à aucune conclusion satisfaisante, se décida
à tout abandonner à Dieu, et s'endormit d'un
sommeil doux et réparateur, privilège d'une
conscience pure.
Après avoir pris congé d'Agnès, Fabiola se
retira dans son appartement. Lorsque les deux autres esclaves et
Euphrosyne eurent terminé auprès d'elle leur
service accoutumé, elle les congédia avec plus de
douceur qu'elle n'en avait jamais montré
jusque-là. Aussitôt après leur
départ, elle se dirigea vers le lit de repos où
nous l'avons vue pour la première fois ; mais, à
son grand chagrin, elle y aperçut le stylet dont elle
avait blessé Syra. Elle ouvrit un coffret, y jeta cette
arme avec horreur, et cessa dès lors d'en faire
usage.
Elle reprit le volume dont elle avait interrompu la lecture et
qui l'avait extrêmement amusée, et le trouva
insipide et des plus frivoles. Le repoussant de nouveau, elle
donna un libre cours à ses réflexions sur tout ce
qui venait de se passer. Ce qui la frappa d'abord fut la
pensée de sa cousine Agnès. Quelle enfant
extraordinaire ! Combien elle était aimante, pure et
simple ! Que de bon sens aussi, et même de sagesse ! Elle
prit la résolution d'être sa protectrice, sa soeur
aînée en toutes choses. Elle avait observé,
aussi bien que son père, les fréquents coups
d'oeil que Fulvius dirigeait sur elle ; ce n'étaient pas,
à vrai dire, ces regards libertins qu'elle avait coutume
de repousser avec mépris ; mais ils avaient une
expression de fourberie et de ruse qui semblaient indiquer un
plan et des desseins dont Agnès pouvait être la
victime. Elle résolut de les entraver, quels qu'ils
fussent, et arriva à se former de lui une opinion tout
opposée à celle de son père.
Dorénavant Fulvius n'aurait aucun accès
auprès d'Agnès, au moins dans sa maison ; elle se
condamna elle-même pour avoir introduit une enfant aussi
jeune dans l'étrange société que
réunissait la table de son père, surtout
lorsqu'elle s'aperçut que les motifs de sa conduite
avaient été parfaitement
égoïstes.
C'était presque à ce moment que Fulvius,
s'agitant sur sa couche, prenait, lui aussi, la ferme
détermination de ne jamais franchir, si cela était
possible, le seuil du palais de Fabius, et de refuser ou
d'éluder toutes les invitations qu'il pourrait avoir de
lui.
Fabiola avait sondé le caractère de Fulvius ; de
son oeil pénétrant elle avait jugé
l'affectation de ses manières et deviné la
duplicité de ses regards ; elle ne pouvait
s'empêcher de le comparer au franc et
généreux Sébastien. «Quel noble cœur
que Sébastien ! disait-elle en elle-même ; combien
il diffère de tous les jeunes gens qui viennent ici ! Jamais une parole légère ne s'échappe de
ses lèvres ; ses yeux, animés de la plus douce
gaieté, n'expriment jamais que la bienveillance. Qu'il
est sobre à table, ainsi qu'il convient à un
soldat ! Qu'il est modeste, comme il sied à un
héros, lorsqu'il s'agit de son courage, de son
intrépidité à la guerre, dont tout le monde
parle avec tant d'éloges ! Oh ! s'il avait seulement pour
moi les sentiments que tant d'autres s'attribuent!...»
Elle ne finit pas la phrase ; mais une profonde
mélancolie envahit son âme tout
entière.
La conversation qu'elle avait eue avec Syra, et tout ce qui
s'en était suivi, se retraça alors à son
esprit ; ce souvenir lui était pénible, et
cependant elle ne pouvait s'en détacher ; il lui semblait
que ce jour était un moment décisif dans son
existence. Son orgueil avait eu à s'humilier devant une
esclave ; son esprit s'était adouci sans qu'elle
pût rien expliquer. Si ses yeux s'étaient ouverts
à cette heure, si elle avait pu jeter ses regards au
delà de ce monde, elle eut aperçu un léger
nuage, aux riches couleurs, semblable à la fumée
de l'encens, s'élever au-dessus du lit d'une esclave
agenouillée : emblème touchant de la prière
et du sacrifice volontaire de la vie montant ensemble vers le
trône de la Miséricorde, pour retomber en
rosée bienfaisante sur le cœur desséché de
Fabiola.
La jeune Romaine ne pouvait rien apercevoir de cette
merveilleuse vision, qui n'en était pas moins
réelle : accablée de fatigue, elle chercha enfin
le repos. Mais elle eut aussi des songes pénibles. Elle
vit un jardin délicieux, inondé d'une
lumière aussi vive que celle du soleil en plein midi,
mais d'une douceur inexprimable, tandis que tout était
sombre alentour. Les fleurs les plus magnifiques formaient une
pelouse ; des arbres, des plantes aux riches couleurs
s'élançaient en festons parmi les branches des
arbres, chargés de fruits resplendissants comme l'or. Au
milieu de ce jardin était assise la pauvre fille aveugle,
l'air joyeux et satisfait ; d'un côté,
Agnès, avec un visage innocent et doux, et de l'autre
Syra, avec un sourire tendre et patient, se penchaient sur elle
et la comblaient de caresses. Fabiola sentit un
irrésistible désir de les aller rejoindre ; elles
semblaient jouir d'une félicité qui lui
était inconnue et qu'elle contemplait pour la
première fois ; elle crut même qu'on lui faisait
signe de s'approcher. Comme elle se précipitait en avant
pour obéir, elle aperçut, à sa grande
terreur, un ravin large, profond et sombre, au fond duquel
bouillonnait un torrent impétueux, barrière
infranchissable qui la séparait d'elles. Les eaux,
s'élevant par degrés, atteignirent les bords
supérieurs de l'abîme, et alors, malgré leur
profondeur, elles s'écoulèrent en flots brillants,
étincelants et pleins de fraicheur. 0h ! qui lui donnera
le courage de se plonger dans ce torrent qu'il faut traverser
pour arriver en sûreté sur l'autre rive,
d'où l'on continue à lui faire signe de tenter le
passage ? Mais tandis qu'elle se tient sur le bord, joignant les
mains avec désespoir, Calpurnius semble se
détacher des ténèbres environnantes et
déployer un lourd et large voile, sur lequel sont
représentées les plus monstrueuses, les plus
hideuses chimères curieusement enlacées et
entremêlées les unes aux autres. Ce voile grandit,
grandit toujours, jusqu'à dérober aux yeux la
douce vision qu'ils contemplaient. La tristesse s'empara de son
âme jusqu'au moment où elle vit un brillant
génie (c'est ainsi qu'elle le nomma) dont les traits
rappelaient vaguement ceux de Sébastien.
Déjà elle l'avait aperçu se tenant
tristement à l'écart ; il s'approcha alors, et,
souriant avec douceur, il rafraîchit son visage
brûlant du battement de ses ailes de pourpre et d'or ; puis la vision s'évanouit, et fit place à un
sommeil calme et réparateur.
(1) Fameuse
sorcière du temps d'Auguste. |
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(2) Religion de
l'Afrique centrale. |