Quand on forma en Angleterre le plan d'une
Bibliothèque catholique populaire, on le soumit
à l'approbation de l'auteur du petit ouvrage que nous
publions aujourd'hui. Non seulement il encouragea ce dessein,
mais il alla même jusqu'à proposer une série
de récits qui seraient une peinture vive et fidèle
de l'état de l'église aux différentes
périodes de son existence. Le premier de ces
récits, par exemple, aurait pour titre l'église
des catacombes ; le second, l'église des
basiliques ; chacun d'eux embrasserait une période de
trois siècles. L'église du cloitre, et
peut-être même l'église des
écoles, pourraient être l'objet de deux autres
études.
En développant ce projet, il ajouta, ce que le lecteur
trouvera sans doute fort indiscret, qu'il entreprendrait
volontiers la première partie de ce travail, afin de
mieux faire comprendre son idée. Il fut pris au mot, et
vivement pressé de se mettre à l'oeuvre.
Après y avoir mûrement réfléchi, il
accepta, avec cette réserve que ce ne serait pas un
travail de longue haleine, mais une simple
récréation pour ses heures de loisir. C'est
à cette condition que l'auteur a pris la plume dès
les premiers jours de cette année : il a
été fidèle à sa promesse.
Ce petit livre a donc été écrit en mille
endroits, à toute heure, le matin, le soir, à
bâtons rompus, chaque fois qu'un devoir inflexible se
laissait dérober quelques instants, et que le corps et
l'esprit se refusaient à de plus graves occupations;
à l'auberge du grand chemin, pendant la halte du voyage,
dans les situations et les circonstances les plus
variées, parfois les plus pénibles. C'est par
fragments qu'il a été composé : dix lignes
aujourd'hui, demain cinq ou six pages la plupart du temps sans
livres à consulter ni ressources d'aucune sorte.
Dès le commencement il fut pour l'auteur ce qu'il en
attendait, une véritable récréation, et
ramena souvent dans son âme la paix, la
tranquillité, grâce aux souvenirs qu'il
réveillait et aux associations d'idées qu'il
faisait naître ; en réunissant dans son esprit les
débris épars de ses anciens travaux et des
lectures de sa jeunesse, il a pu vivre familièrement avec
les hommes et les choses d'un siècle meilleur que le
nôtre.
Mais pourquoi tant d'explications au lecteur ? Pour deux
raisons.
D'abord il est fort possible qu'une pareille méthode
laisse quelque trace dans le cours d'un ouvrage : on pourra le
trouver disparate, décousu ; s'il en était ainsi,
on en devinerait facilement la cause.
En second lieu, le lecteur ne devra point s'attendre a un
savant traité des antiquités
ecclésiastiques. Rien n'eût été plus
facile que de jeter un vernis scientifique sur ce petit livre,
et d'encombrer la moitié de ses pages de notes et de
renvois. Ce ne fut jamais la pensée de l'auteur ; il a
plutôt désiré de familiariser son lecteur
avec les usages, les habitudes, la condition, les idées,
les sentiments et l'esprit des premiers siècles du
christianisme. Pour cela il fallait être fort au courant
des lieux et des choses de cette époque, et y joindre une
connaissance familière et plus intime que savante de ses
annales. Par exemple, des monuments comme les Actes des
martyrs ont dû être fréquemment
étudiés, plutôt afin de laisser des
souvenirs durables dans l'esprit de l'auteur qu'au point de vue
de la science et de la critique de l'antiquaire. Aussi a-t-il
décrit les lieux et les monuments qu'il a pu maintes fois
contempler lui-même, tels qu'il les voyait surgir dans son
imagination, d'après ses souvenirs, et non d'après
les livres.
Une autre source de documents a été largement
exploitée. Tous ceux qui connaissent le Bréviaire
romain ont pu observer que dans l'office de certains saints
domine un style particulier qui décrit leur vie d'une
manière tout à fait caractéristique. Ce
résultat ne tient pas tant à l'ensemble du
récit qu'aux expressions mises dans la bouche du
bienheureux, aux brèves descriptions des
événements de sa vie,
répétées à chaque instant dans les
antiennes, les répons et jusque dans les versets ; il en
résulte une individualité vivante, un portrait
clair, net et d'une singulière perfection. Tels sont les
offices des saintes Agnès, Agathe, Cécile et
Lucie, et celui de saint Clément. Chaque personnage revit
dans notre esprit sous des traits si distincts, qu'il nous
semble le reconnaître et avoir vécu avec lui.
Si, par exemple, nous choisissons la vie de cette Agnès,
nous sommes immédiatement frappés des
circonstances suivantes. évidemment quelque païen
l'importune de son admiration ; elle rejette à plusieurs
reprises l'offre de sa main et de ses biens. Tantôt elle
l'avertit qu'il a été prévenu par un
heureux rival auquel elle a engagé sa foi ; tantôt
elle lui représente, sous les images les plus
variées, l'objet de son choix, qui reçoit
même les hommages de la lune et du soleil. Dans d'autres
occasions, elle décrit les riches présents, les
splendides parures dont se plaît à l'embellir Celui
qui, par ses chastes caresses, a gagné. son cœur. Puis
à la fin, répondant à de plus vives
instances, elle repousse l'amour de l'homme périssable,
"dont se nourrit la mort", et se déclare triomphalement
l'épouse du Christ. On emploie les menaces; elle
répond que l'ange qui la protège saura bien la
défendre.
L'histoire de sainte Agnès, grâce à ces
fragments de son office, était aussi clairement
écrite que l'est un mot dont on a réuni les
lettres éparses. Mais dans le cours de ce récit on
discerne une particularité vraiment admirable de son
caractère. Il est hors de doute que la sainte avait
toujours devant les yeux l'objet invisible de son amour ; elle
le voyait, l'entendait, le sentait ; leurs cœurs étaient
unis par une mutuelle et véritable affection, telle que
le cœur de l'homme en ressent sur la terre. Elle semble marcher
sous l'influence d'une continuelle vision et d'une douce extase
causée par la présence de son époux, qui a
vraiment orné son doigt de l'anneau, teint ses joues de
son propre sang, et l'a couronnée de roses naissantes.
Son oeil est vraiment fixé sur lui ; elle ne cesse de le
contempler et d'échanger avec lui des regards empreints
du plus tendre amour.
Qui oserait altérer l'expression d'un type aussi pur, ou
se hasarderait à lui en substituer un autre ? Qui oserait
se flatter de tracer un portrait plus fidèle ou plus
achevé que celui que nous offre l'église ? Car, en
mettant de côté toute recherche relative à
l'authenticité des actes qui ont inspiré ces
passages, et même sans s'arrêter à discuter
avec dom Guéranger si la critique sévère
d'un siècle passé n'a que trop
légèrement rejeté de pareils documents
ecclésiastiques, il est évident que
l'église, dans l'office de sainte Agnès, a voulu
mettre sous nos yeux un exemple de la plus haute vertu,
personnifiée dans le caractère de la sainte. Tel
est le point de vue que l'auteur de ces quelques pages a cru
devoir adopter.
Le lecteur verra lui-même si ce but a été
atteint. Quoi qu'il en soit, si l'on compare les sujets
traités ici, et qui se rattachent de près ou de
loin au récit, avec un ouvrage élémentaire
comme les Moeurs des chrétiens de Fleury, et si
l'on tient compte de la somme d'érudition que l'on peut
s'attendre à trouver dans notre travail, destiné
à être très répandu, on pourra
s'assurer qu'il contient, sur les pratiques et les croyances de
ces temps primitifs, des notions tout aussi exactes que celles
des ouvrages d'une forme plus savante.
Il ne faut pas non plus oublier que notre travail n'est pas une
étude historique ; excepté dans les derniers
chapitres, il ne s'étend pas au delà de quelques
mois. C'est plutôt une série de tableaux qu'un
récit continu des événements. On a
réuni dans un étroit espace, aux dépens de
la chronologie, des faits qui s'étaient passés
à des époques et en des contrées
différentes. L'édit de Dioclétien et le
martyre de sainte Agnès ont été
avancés, le premier de deux mois, le second d'un an ; l'épisode de saint Sébastien, dont la date est
incertaine, n'a lieu qu'une année plus tard. Tout ce qui
regarde la topographie chrétienne a été
l'objet des plus grands soins. Un martyre arrivé à
Imola a été transporté à
Fondi.
Il était nécessaire aussi de donner une
idée de la morale et des opinions du monde païen,
comme contraste à celles des chrétiens, mais en
voilant avec soin les plus tristes aspects de ce tableau, afin
que rien ne forçât les yeux du chrétien
à se détourner ou son front à rougir. Nous
souhaitons de tout notre cœur que ce livre, qui a
été pour nous un délassement,
récrée aussi le lecteur livré à de
plus graves occupations ; qu'après l'avoir lu il puisse
se dire qu'il n'a pas perdu son temps, ni livré son
esprit à de frivoles pensées. Espérons
plutôt que nous aurons réussi à exciter,
pour ces âges primitifs, l'admiration et l'amour qu'un
enthousiasme exagéré pour de plus récentes
et de plus brillantes époques de l'histoire de
l'église est trop souvent parvenu à diminuer et
à affaiblir.