Troisième partie, chapitre 11 - Aux lions, les chrétiens !

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

La clameur : « Aux lions, les chrétiens ! » retentissait sans trêve par toutes les rues de la Ville. Nul ne doutait qu'ils fussent les véritables fauteurs de l'incendie et nul n'en voulait douter, puisque leur punition allait être un spectacle. En même temps se propageait la croyance que le désastre n'avait pris des proportions aussi épouvantables que parce que la colère des dieux était suspendue sur la Ville. On ordonna donc des sacrifices expiatoires dans tous les sanctuaires. Conformément aux Livres sibyllins, le Sénat décréta des prières publiques et solennelles à Vulcain, Cérès et Proserpine. Les matrones firent des sacrifices à Junon, et allèrent en procession jusqu'aux bords de la mer, pour y puiser l'eau dont elles aspergeraient la statue de la déesse. Rome entière se purifiait de ses péchés, sacrifiait aux immortels et implorait leur pardon.

Parmi les décombres, on traçait des voies neuves très larges. Çà et là, on posait les fondations de maisons, de palais et de temples. Mais avant tout on élevait en grande hâte les immenses amphithéâtres en bois où devaient mourir les chrétiens. Immédiatement après le Conseil qui s'était tenu dans la maison de Tibère, les proconsuls avaient reçu l'ordre d'envoyer à Rome des bêtes féroces. Tigellin fit main basse sur tous les vivaria des villes d'Italie sans exception. On organisa des chasses qui mobilisaient des populations entières. L'Asie donna des éléphants et des tigres ; le Nil, des crocodiles et des hippopotames ; l'Atlas, des lions ; les Pyrénées, des loups et des ours ; l'Hibernie, des chiens sauvages ; l'Épire, des molosses ; la Germanie, des buffles et des aurochs. César voulait noyer tout souvenir de l'incendie dans des torrents de sang, il voulait enivrer la Ville de carnage. Et jamais encore boucherie ne s'était annoncée aussi grandiose.

Le peuple, mis en goût par ces préparatifs, aidait les vigiles et les prétoriens dans leur chasse à l'homme. Ce n'était point, du reste, chose difficile, car des bandes entières de chrétiens campaient encore dans les Jardins avec le peuple, et confessaient tout haut leur foi. Quand on les cernait, ils se mettaient à genoux et se laissaient prendre sans nulle résistance, en chantant des hymnes. Mais leur placidité même exaspérait la foule, qui la prenait pour le fanatisme de criminels endurcis. Parfois, la multitude arrachait les chrétiens aux soldats et les écartelait ; on traînait les femmes par les cheveux jusqu'aux prisons ; les enfants, on leur écrasait la tête sur les pavés. On cherchait des chrétiens dans les décombres, dans les cheminées, dans les caves. Devant les prisons, à la clarté de feux de joie, s'improvisaient des festins et des danses bachiques. Le soir, on écoutait avec ravissement les lions. Les geôles regorgeaient, et chaque jour la racaille et les prétoriens y poussaient de nouvelles victimes. Il semblait que les gens eussent perdu l'usage de la parole, sauf pour cette seule clameur : « Aux lions ! aux lions, les chrétiens ! » Pendant ces journées de chaleur torride, ces nuits étouffantes, l'air était saturé de folie et de sang.

Cette cruauté sans limites avait éveillé chez les adeptes du Christ une soif illimitée du martyre : ils allaient volontairement à la mort, la recherchaient même, et, pour refréner leur zèle, il fallut que des ordres sévères leur fussent signifiés par leurs supérieurs : alors on ne s'assembla plus qu'en dehors de la Ville, dans les catacombes de la Voie Appienne et dans les vignes suburbaines qui appartenaient à des patriciens adeptes du Christ. Aucun de ces patriciens n'avait encore été incarcéré. On savait fort bien, au Palatin, que Flavius, et Domitilla, et Pomponia Græcina, et Cornelius Pudens, el Vinicius étaient chrétiens. Mais César appréhendait la difficulté de convaincre la populace que de telles gens eussent incendié Rome : on avait donc remis la punition et la vengeance à plus tard. On supposait que ces patriciens devaient leur salut à l'influence d'Acté, mais c'était une erreur. Pétrone, il est vrai, après avoir quitté Vinicius, était allé chez Acté lui demander aide et protection pour Lygie ; mais la pauvre femme n'avait pu lui offrir que des larmes : elle n'était tolérée qu'à la condition de se cacher de Poppée et de César. Pourtant elle alla voir Lygie dans sa prison, lui porta des vêtements et des vivres, et cette démarche ne laissa pas d'impressionner les gardiens.

Pétrone, qui ne pouvait oublier que, sans les malencontreux stratagèmes dont il avait usé pour enlever Lygie aux Aulus, celle-ci serait libre encore, n'épargnait ni ses efforts ni son temps. En quelques jours il vit Sénèque, Domitius Afer, Crispinilla par qui il voulait parvenir à Poppée, Terpnos, Diodore, le beau Pythagore, et enfin Aliturus et Pâris, auxquels César ne refusait jamais rien. Par Chrysothémis, qui maintenant était la maîtresse de Vatinius, il tenta de s'assurer l'assistance de celui-ci, ne regardant avec lui, non plus qu'avec les autres, ni aux promesses ni aux frais. Mais toutes ses tentatives restèrent vaines. Sénèque, incertain du lendemain, lui expliqua que les chrétiens, si même ils n'avaient pas brûlé Rome, devaient être exterminés pour le salut de la Ville, et que le massacre se justifiait par la raison d'État. Terpnos et Diodore prirent l'argent et ne firent rien en retour. Vatinius se plaignit à César qu'on eût tenté de le corrompre. Seul Aliturus, d'abord hostile aux chrétiens, avait pitié d'eux maintenant ; et il eut le courage d'intercéder pour Lygie auprès de Néron. Il n'obtint que cette réponse :

— Crois-tu donc que j'aie l'âme moins forte que Brutus, qui, pour le salut de Rome. n'épargna point ses propres enfants ?

Pétrone, quand ces paroles lui furent rapportées, s'écria :

—Du moment qu'il s'est comparé à Brutus,— tout est perdu !

De son côté, Vinicius, cet homme si hautain naguère, mendiait pour Lygie l'appui des augustans. Par l'entremise de Vitellius, il offrit à Tigellin ses terres de Sicile et tout ce qu'il possédait ; mais Tigellin, soucieux des bonnes grâces de. l'Augusta, refusa. Aller chez César même, se prosterner à ses pieds et l'implorer n'eût servi de rien. Pourtant Vinicius en conçut le projet.

— Et s'il refuse, lui demanda Pétrone. S'il répond par une plaisanterie ou par une menace infâme, que feras-tu ?

Les traits de Vinicius se contractèrent de douleur et de rage.

— Voilà précisément, continua Pétrone, pourquoi je ne te conseille pas cette tentative. Tu anéantirais tes dernières chances de salut.

Vinicius réprima sa fureur, et passant la main sur son front moite:

— Non ! Non ! Je suis un chrétien ! ...

— Tu l'oublieras, comme tu viens de l'oublier. Tu as le droit de te perdre toi-même, mais non de la perdre, elle. Souviens-toi de la fille de Séjan et de l'outrage qu'elle subit avant d'être mise à mort.