Troisième partie, chapitre 12 - Aie foi jusqu'au bout

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Et tous les efforts furent vains. Vinicius s'était abaissé jusqu'à rechercher l'appui des affranchis et des esclaves de César et de Poppée, sollicitant leurs bonnes grâces par des cadeaux magnifiques, et payant pour les promesses les plus vagues.

Enfin il s'aperçut qu'il était le jouet des hommes et qu'en simulant l'indifférence à l'égard du danger qui menaçait Lygie, il l'eût plus aisément délivrée. Pétrone, pour sa part, avait fait la même constatation. Cependant les jours succédaient aux jours. Les amphithéâtres étaient prêts. On commençait à distribuer les billets d'entrée pour les jeux matutinaux.

Mais, cette fois, en raison de l'abondance inouïe des victimes, les jeux matutinaux devaient durer des jours, des semaines et des mois. Déjà on ne savait plus où enfermer les chrétiens. Dans les prisons trop remplies, la fièvre sévissait ; les fosses communes où l'on enterrait les esclaves étaient pleines jusqu'aux bords. Appréhendant que les maladies ne se répandissent par la Ville, on décida de se hâter.

Toutes ces nouvelles parvenaient à Vinicius, lui enlevant les dernières lueurs d'espoir. Sur ses traits la stupeur s'était pétrifiée ; son visage avait noirci et ressemblait aux masques de cire qui ornent les lararia. Quand on lui adressait la parole, il se prenait la tête machinalement et contemplait son interlocuteur avec des yeux hébétés. Ses nuits, il les passait avec Ursus à la porte de la cellule de Lygie. De retour chez Pétrone, il marchait de long en large dans l'atrium jusqu'au matin. Les esclaves le trouvaient souvent à genoux, les mains tendues, ou bien affalé, le visage contre terre. Il implorait le Christ, car le Christ était son espoir ultime, Lygie ne pouvait ètre sauvée que grâce à un miracle. Et Vinicius meurtrissait son front contre les dalles et demandait un miracle.

Il avait encore assez de lucidité pour comprendre que la. prière de Pierre serait plus efficace que la sienne. Pierre lui avait promis Lygie, Pierre l'avait baptisé, Pierre faisait des miracles : que Pierre vînt à son aide et le secourût !

Il se rendit chez le carrier et apprit de cet homme que dans les vignes de Cornelius Pudens, derrière la Porte Salaria, allait se tenir une assemblée de chrétiens. Ils sortirent donc à la nuit tombante, dépassèrent les murs, et, après avoir traversé des ravins où poussaient des ajoncs, ils atteignirent l'enclos de Pudens.

En entrant sous le hangar, Vinicius vit une dizaine de personnes à genoux, la poignée de chrétiens qui avaient échappé aux poursuites. On récitait une litanie, et le choeur de voix masculines et féminines répétait à tout instant : « Christ, aie pitié de nous ! »

Pierre était agenouillé sous une croix clouée à la muraille. Il priait. Vinicius reconnut de loin ses cheveux blancs et ses mains tendues. Il allait traverser les groupes, se jeter aux pieds de l'Apôtre et crier : « Au secours ! » Mais la solennité de la prière, la défaillance aussi de ses forces firent qu'il ploya les genoux. Et il resta là, à l'entrée, gémissant : « Christ, aie pitié de moi ! »

Tous, autour de lui, couvaient en leur âme le rêve que le Christ allait se manifester, qu'il écraserait le mal, qu'il précipiterait Néron dans l'abîme et régnerait sur l'univers. Encore ils regardaient vers les cieux, encore ils tendaient l'oreille, encore ils suppliaient en tremblant. Vinicius fut possédé de la même exaltation qui l'avait jadis saisi dans la hutte du carrier. Le ciel se déchirerait soudain, la terre tremblerait sur ses bases, et, dans un rayonnement immense, avec des étoiles à ses pieds, le Christ descendrait miséricordieux et effrayant tout ensemble... Et il élèverait les fidèles et commanderait aux abîmes d'engloutir les persécuteurs.

Vinicius se couvrit le visage de ses mains et s'affaissa. Le silence l'entoura soudain comme si la terreur avait suspendu les appels dans toutes les gorges.

Et il sentit l'imminence du miracle. En se relevant, en ouvrant les yeux, il verrait — il en était certain — la clarté qui aveugle les prunelles humaines, il entendrait la voix qui fait défaillir les cœurs.

Mais rien ne troublait le silence. Et une femme soudain eut un sanglot.

Vinicius se releva, regarda devant lui, effaré.

Dans la cabane, au lieu de clartés miraculeuses, palpitaient les chétives lueurs des lumignons, et, par une fente du toit, la lune faisait choir des nappes argentées. On percevait les sifflets prudents des hommes aux aguets.

Pierre se redressa et, tourné vers l'assemblée :

— Mes frères, dit-il, élevez vos cœurs vers le Sauveur et offrez-lui vos larmes.

Il se tut.

Du sein de la communauté, une voix monta, une voix de plainte amère et de douleur sans bornes.

— Je suis veuve... J'avais un fils qui me faisait vivre. Rends-le-ntoi, Seigneur !

De nouveau le silence se fit. Pierre, debout devant le groupe agenouillé, semblait maintenant l'image de l'impuissance et de la décrépitude. Une autre voix se plaignit :

— Les bourreaux ont outragé mes filles, et Christ l'a permis.

Puis une troisième :

— Je suis restée seule avec mes enfants. Si l'on me prend, qui donc leur donnera le pain et l'eau ?

Une quatrième :

— Linus, ils l'avaient. épargné ! ... Et ils viennent de le prendre et le torturent.

Une cinquième, enfin :

— Si nous rentrons, les prétoriens vont nous saisir. Nous ne savons où nous cacher.

— Malheur à nous ! ... Qui donc nous défendra ? ...

Ainsi leurs plaintes s'exhalaient dans la nuit calme, une à une. Le vieux pécheur avait fermé les yeux et branlait la tête, sa tête blanche, sur toute cette douleur et sur cette épouvante. De nouveau on n'entendait rien que, venus du dehors, les sifflets timides des guetteurs.

Vinicius sauta sur ses pieds ; il voulait se frayer un passage à travers les groupes, atteindre l'Apôtre, lui demander assistance... Mais soudain, il crut voir devant lui un abîme... Si l'Apôtre allait confesser son impuissance, avouer le César romain plus formidable que le Christ de Nazareth ?... L'abîme alors engloutirait non seulement le reste de son espoir, mais l'engloutirait lui, Lygie, et son amour pour le Christ, et la foi, et tout. tout ce qui le faisait vivre ! .. et il n'y aurait plus que la mort et la nuit infinie.

Cependant Pierre s'était mis à parler d'une voix si étouffée d'abord qu'on la percevait à peine :

« Mes enfants, sur le Golgotha, j'ai vu Dieu qu'ils clouaient en croix. J'ai entendu leurs marteaux ; et je les ai vus qui dressaient la croix, afin que les multitudes pussent contempler la mort du Fils de l'Ilomme...

« Et je les ai vus qui perçaient son flanc, et je l'ai vu qui était mort.

« Alors revenant de la croix, moi aussi, je criais dans ma douleur : « Hélas ! hélas ! Seigneur, Tu es Dieu ! Pourquoi avoir souffert cela, pourquoi être mort et pourquoi nous avoir désespéré le cœur, à nous, qui avions foi que ton règne arriverait ? ... » Mais Dieu, notre Seigneur et notre Maitre, ressuscita le troisième jour, et il resta parmi nous jusqu'au jour où, dans une clarté immense, il entra dans son royaume. Et, comprenant notre peu de foi, nous nous sommes raffermis dans nos cœurs, et depuis ce jour nous semons la semence divine. »

Il se tourna vers celle qui, la première, s'était plainte et continua d'une voix plus forte :

« Pourquoi vous plaignez-vous, vous tous ? ... Dieu lui-même s'est soumis à la torture et à la mort, et vous voulez qu'il vous en défende ? Hommes de peu de foi, avez-vous compris ses paroles ? Vous a-t-il donc promis cette vie terrestre seulement ? Voici qu'il s'approche et vous dit : « Suivez ma route ; » voici qu'il vous élève vers lui ! Et vous vous cramponnez à cette terre, des deux mains, en criant : « Au secours, Seigneur ! » Je ne suis qu'une poussière devant Dieu, mais devant vous je suis son Apôtre et son Vicaire, et je vous le déclare au nom du Christ : Non ! ce qui est devant vous, ce n'est pas la mort, mais la vie ; ce n'est pas la douleur, mais l'inaltérable joie ; ce n'est pas l'esclavage, mais la royauté ! Moi, Apôtre de Dieu, je te le dis, ô veuve, ton fils ne mourra point, mais il naîtra dans la gloire pour la vie éternelle, et tu le retrouveras !

« A toi, père dont les bourreaux ont souillé les vierges, je promets que tu les retrouveras plus blanches que les lis d'Hébron ! — A vous tous, à vous qui verrez la mort de ceux que vous chérissez, à vous les accablés, les infortunés, les terrifiés, et à vous qui allez mourir, — au nom du Christ je dis que vous passerez ainsi que du sommeil à un réveil de bonheur, et de la nuit à l'aurore de Dieu. Au nom du Christ, que les écailles tombent de vos yeux et que s'enflamment vos cœurs ! »

Il leva la main, comme s'il donnait un ordre. Eux sentirent. un sang nouveau dans leurs veines et un frisson dans leurs moelles. Car devant eux était non plus un vieillard décrépit, niais un homme formidable qui arrachait leurs âmes de la poussière et de l'épouvante pour les emporter au loin.

Il reprit :

« Semez dans les larmes, afin de récolter dans la joie. Pourquoi frémir devant la puissance du Mal ?

« Par delà la terre, au-dessus de Rome, au-dessus des villes et de leurs murailles, réside le Seigneur, qui habite en vous. Les pierres s'imbiberont de vos larmes et le sable de votre sang, et pleines de vos cadavres seront les fosses... et moi je vous dis : C'est vous les vainqueurs !

« Le Seigneur s'avance à l'assaut de cette ville de crime, d'oppression et de superbe, et vous êtes sa légion ! Et de même qu'il a racheté les péchés du monde par son supplice et par son sang, il veut, Lui, que vous rachetiez par votre supplice et par votre sang ce nid d'iniquité. Et par ma bouche, il vous l'annonce ! »

L'Apôtre étendit les bras, leva les yeux au ciel et resta immobile. Tous sentaient que son regard voyait ce qu'ils ne pouvaient découvrir de leurs yeux périssables. Sa face rayonna. En extase, il regardait. Puis il dit :

« Tu es ici, Seigneur, et tu me montres la voie !... Ainsi, ô Christ, ce n'est point à Jérusalem, mais dans cette cité de Satan, que tu veux créer ta capitale ! Ici, avec ces larmes et ce sang, tu veux édifier ton Église ? Ici, où règne Néron, doit s'ériger ton royaume éternel ! Ah ! Seigneur ! Seigneur ! Et tu ordonnes à ces hommes terrifiés de bâtir avec leurs ossements la base de la Sainte Sion ! et tu ordonnes à mon âme de régner sur ton Église, et sur les peuples de l'univers !... Et voici que tu verses au cœur des faibles la force, afin qu'ils deviennent puissants ; voici que tu m'ordonnes de paître ici tes brebis jusqu'à la consommation des siècles... Sois loué .dans tes volontés, ô Toi qui commandes de vaincre. Hosanna ! Hosanna ! »

Les éclairs des nuits chaudes illuminaient le hangar. Pierre s'éveilla de son extase, tourna vers la communauté sa tête inspirée et baignée de lumière:

« Or, de même que le Seigneur a vaincu en vous le doute, ainsi vous irez et. vaincrez en son nom ! »

Il savait déjà qu'ils vaincraient, il savait ce qui naîtrait de leur sang et de leurs pleurs, et pourtant sa voix tremblait d'émotion quand il se mit à les bénir du signe de la croix.

« Je vous bénis, mes fils, pour les supplices, pour la mort et pour l'éternité ! »

Mais ils l'entourèrent, suppliants :

— Nous sommes prêts, Maître ; mais toi, sauve ta tête sacrée, car tu es le Vicaire du Seigneur !

Et ils se cramponnaient à ses vêtements, tandis que lui leur imposait les mains, et les bénissait un à un, comme le père bénit ses enfants pour un lointain voyage. Puis ils sortirent de la cabane, car ils avaient hâte d'opposer la force qui était en eux à la force et à la férocité de la « Bête ».

L'Apôtre fut emmené par Nereus, serviteur de Pudens, qui le conduisit à travers la vigne, par un sentier secret, vers sa demeure. Dans la clarté nocturne, Vinicius les suivait, et, quand ils eurent atteint la hutte de Nereus, il se jeta aux pieds de l'Apôtre.

Le reconnaissant, Pierre l'interrogea :

— Que demandes-tu, mon fils ?

Mais Vinicius, après ce qu'il avait entendu à l'assemblée, n'osait plus rien demander. Il embrassa les pieds l'Apôtre, y appuya le front en sanglotant et implora la pitié par son silence.

— Je sais. On a emmené la vierge que tu chéris. Prie pour elle.

— Seigneur, gémit Vinicius serrant plus fort les pieds de l'Apôtre, seigneur, je ne suis qu'un chétif vermisseau. Mais toi, tu as connu le Christ : implore-le, toi, pour elle.

Pierre s'émut de cette souffrance. Il se souvint du jour où Lygie, foudroyée par les paroles de Crispus, était tombée, elle aussi, à ses pieds, pour mendier son pardon ; il se souvint qu'il l'avait relevée et confortée.

Et il releva Vinicius.

— Mon fils, je prierai pour elle, mais souviens-toi des paroles que j'ai dites à ceux qui doutaient. Dieu lui-même a souffert le supplice de la croix ! Souviens-toi aussi qu'après cette vie commence une autre vie, l'éternelle.

— Je sais !... j'ai entendu, dit Vinicius en happant l'air de ses lèvres blêmes. Mais vois, seigneur, je ne peux pas ! ... s'il faut du sang, qu'Il prenne mon sang... Je suis un soldat : qu'Il double, qu'Il triple le supplice pour moi. Je supporterai tout, mais qu'Il la sauve, elle ! C'est une enfant encore, seigneur ! Et Lui est plus puissant que César, j'en suis sûr, oui ! Il est plus puissant... Toi-même tu la chérissais. Tu nous a bénis ! ... Ce n'est qu'une enfant innocente ! ...

De nouveau il se courba ; il pressa son visage contre les genoux de Pierre, répétant :

— Tu as connu le Christ, seigneur, tu l'as connu ! Lui t'exaucera ! Prie pour elle !

L'Apôtre baissa les paupières, et se mit à prier avec ardeur.

A la lueur des éclairs qui traversaient le ciel de temps à autre, Vinicius contemplait les lèvres de Pierre, attentif à la sentence de vie ou de mort. Dans le silence, des cailles carcaillaient leurs appels par la vigne et l'on entendait gronder le bruit sourd des moulins de la Voie Salaria.

— Vinicius, dit l'Apôtre, as-tu la foi ?

— Seigneur, serais-je venu ici ?

— Alors, aie foi jusqu'au bout, car la foi déplace les montagnes. Et si même tu voyais cette fillette sous le glaive du bourreau ou dans la gueule du lion, aie foi encore, car le Christ peut la sauver. Aie foi et implore-le, et je vais l'implorer avec toi !

Puis, levant son visage vers le ciel et d'une voix haute :

— Christ de miséricorde, jette un regard sur ce cœur douloureux et console-le ! Christ de miséricorde, toi qui priais ton père de détourner de toi le calice d'amertume, détourne-le des lèvres de ton serviteur ! Amen !

Et Vinicius, les mains vers les étoiles, gémissait :

—Christ, je suis tien : prends-moi à sa place !

A l'orient, le ciel commençait à pâlir.