Chapitre 14 - Le défilé de la Hache |
Les Carthaginois n'étaient pas rentrés dans
leurs maisons que les nuages s'amoncelèrent plus
épais ; ceux qui levaient la tête vers le
colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et la
pluie tomba. Elle tomba toute la nuit, abondamment, à
flots ; le tonnerre grondait ; c'était la voix de
Moloch ; il avait vaincu Tanit ; - et, maintenant
fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son
vaste sein. Parfois on l'apercevait dans une éclaircie
lumineuse étendue sur des coussins de nuages ; puis
les ténèbres se refermaient comme si, trop
lasse encore, elle se voulait rendormir ; les Carthaginois, -
croyant tous que l'eau est enfantée par la lune, -
criaient pour faciliter son travail.
La pluie battait les terrasses et débordait
par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur
les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se
versait en lourdes masses tièdes et en rayons
pressés ; des angles de tous les édifices, de
gros jets écumeux sautaient ; contre les murs ii y
avait comme des nappes blanchâtres vaguement
suspendues, et les toits des temples, lavés,
brillaient en noir à la lueur des éclairs. Par
mille chemins des torrents descendaient de l'Acropole ; des
maisons s'écroulaient tout à coup ; et des
poutrelles, des plâtras, des meubles passaient dans les
ruisseaux, qui couraient sur les dalles
impétueusement.
On avait exposé des amphores, des buires, des toiles ; mais les torches s'éteignaient ; on prit des brandons
au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour boire, se
tenaient le cou renversé, la bouche ouverte. D'autres,
au bord des flaques bourbeuses, y plongeaient leurs bras
jusqu'à l'aisselle, et se gorgeaient d'eau si
abondamment qu'ils la vomissaient comme des buffles. La
fraîcheur peu à peu se répandait ; ils
aspiraient l'air humide en faisant jouer leurs membres, et
dans le bonheur de cette ivresse, bientôt un immense
espoir surgit. Toutes les misères furent
oubliées. La patrie encore une fois renaissait.
Ils éprouvaient comme le besoin de rejeter sur
d'autres l'excès de la fureur qu'ils n'avaient pu
employer contre eux-mêmes. Un tel sacrifice ne devait
pas être inutile ; - bien qu'ils n'eussent aucun
remords, ils se trouvaient emportés par cette
frénésie que donne la complicité des
crimes irréparables.
Les Barbares avaient reçu l'orage dans leurs tentes
mal closes ; et tout transis encore le lendemain, ils
pataugeaient au milieu de la boue, en cherchant leurs
munitions et leurs armes, gâtées, perdues.
Hamilcar, de lui-même, alla trouver Hannon ; et,
suivant ses pleins pouvoirs, il lui confia le commandement.
Le vieux Suffète hésita quelques minutes entre
sa rancune et son appétit de l'autorité. Il
accepta cependant.
Ensuite Hamilcar fit sortir une galère armée
d'une catapulte à chaque bout. Il la plaça dans
le golfe en face du radeau ; puis il embarqua sur les
vaisseaux disponibles ses troupes les plus robustes. Il
s'enfuyait donc ; et cinglant vers le nord, il disparut dans
la brume.
Mais trois jours après (on allait recommencer
l'attaque), des gens de la côte libyque
arrivèrent tumultueusement. Barca était
entré chez eux. Il avait partout levé des
vivres et il s'étendait dans le pays.
Alors les Barbares furent indignés comme s'il les
trahissait. Ceux qui s'ennuyaient le plus du siège,
les Gaulois surtout, n'hésitèrent pas à
quitter les murs pour tâcher de le rejoindre. Spendius
voulait reconstruire l'hélépole ; Mâtho
s'était tracé une ligne idéale depuis sa
tente jusqu'à Mégara, il s'était
juré de la suivre ; et aucun de leurs hommes ne
bougea. Mais les autres, commandés par Autharite, s'en
allèrent, abandonnant la portion occidentale du
rempart. L'incurie était si profonde que l'on ne
songea même pas à les remplacer.
Narr'Havas les épiait de loin dans les montagnes. Il
fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le
côté extérieur de la lagune, par le bord
de la mer, et il entra dans Carthage.
Il s'y présenta comme un sauveur, avec six mille
hommes, tous portant de la farine sous leurs manteaux, et
quarante éléphants chargés de fourrages
et de viandes sèches. On s'empressa vite autour d'eux ; on leur donna des noms. L'arrivée d'un pareil
secours réjouissait encore moins les Carthaginois que
le spectacle même de ces forts animaux consacrés
au Baal ; c'était un gage de sa tendresse, une preuve
qu'il allait enfin, pour les défendre, se mêler
de la guerre.
Narr'Havas reçut les compliments des Anciens. Puis il
monta vers le palais de Salammbô.
Il ne l'avait pas revue depuis cette fois où dans la
tente d'Hamilcar, entre les cinq armées, il avait
senti sa petite main froide et douce attachée contre
la sienne ; après les fiançailles elle
était partie pour Carthage. Son amour,
détourné par d'autres ambitions, lui
était revenu ; et maintenant il comptait jouir de ses
droits, l'épouser, la prendre.
Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune homme
pourrait jamais devenir son maître ! Bien qu'elle
demandât, tous les jours, à Tanit la mort de
Mâtho, son horreur pour le Libyen diminuait. Elle
sentait confusément que la haine dont il l'avait
persécutée était une chose presque
religieuse, - et elle aurait voulu voir dans la personne de
Narr'Havas comme un reflet de cette violence qui la tenait
encore éblouie. Elle souhaitait le connaître
davantage, et cependant sa présence l'eût
embarrassée. Elle lui fit répondre qu'elle ne
devait pas le recevoir.
D'ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens
d'admettre chez elle le roi des Numides ; en reculant
jusqu'à la fin de la guerre cette récompense,
il espérait entretenir son dévouement ; - et
Narr'Havas, par crainte du Suffète, se retira.
Mais il se montra hautain envers les Cent. Il changea leurs
dispositions. Il exigea des prérogatives pour ses
hommes et les établit dans des postes importants ; aussi les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en
apercevant des Numides sur les tours.
La surprise des Carthaginois fut encore plus forte
lorsqu'arrivèrent, sur une vieille trirème
punique, quatre cents des leurs, faits prisonniers pendant la
guerre de Sicile. En effet, Hamilcar avait secrètement
renvoyé aux Quirites les équipages des
vaisseaux latins pris avant la défection des villes
tyriennes ; et Rome, par échange de bons
procédés, lui rendait maintenant ses captifs.
Elle dédaigna les ouvertures des Mercenaires dans la
Sardaigne, et même elle ne voulut point
reconnaître comme sujets les habitants d'Utique.
Hiéron, qui gouvernait à Syracuse, fut
entraîné par cet exemple. Il lui fallait, pour
conserver ses Etats, un équilibre entre les deux
peuples ; il avait donc intérêt au salut des
Chananéens, et il se déclara leur ami en leur
envoyant douze cents bœufs avec cinquante-trois mille nebels
de pur froment.
Une raison plus profonde faisait secourir Carthage ; on
sentait bien que si les Mercenaires triomphaient, depuis le
soldat jusqu'au laveur d'écuelles, tout s'insurgeait,
et qu'aucun gouvernement, aucune maison ne pourrait y
résister.
Hamilcar, pendant ce temps-là, battait les campagnes
orientales. Il refoula les Gaulois et tous les Barbares se
trouvèrent eux-mêmes comme
assiégés.
Alors il se mit à les harceler. Il arrivait,
s'éloignait, et renouvelant toujours cette manoeuvre,
peu à peu il les détacha de leurs campements.
Spendius fut obligé de les suivre ; Mâtho,
à la fin, céda comme lui.
Il ne dépassa point Tunis. Il s'enferma dans ses murs.
Cette obstination était pleine de sagesse ; car
bientôt on aperçut Narr'Havas qui sortait par la
porte de Khamon avec ses éléphants et ses
soldats ; Hamilcar le rappelait. Mais déjà les
autres Barbares erraient dans les provinces à la
poursuite du Suffète.
Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il
fit venir des chevaux de la Cyrénaïque, des
armures du Brutium, et il recommença la guerre.
Jamais son génie ne fut aussi impétueux et
fertile. Pendant cinq lunes il les traîna
derrière lui. Il avait un but où il voulait les
conduire.
Les Barbares avaient tenté d'abord de l'envelopper par
de petits détachements ; il leur échappait
toujours. Ils ne se quittèrent plus. Leur armée
était de quarante mille hommes environ, et plusieurs
fois ils eurent la jouissance de voir les Carthaginois
reculer.
Ce qui les tourmentait, c'étaient les cavaliers de
Narr'-Havas ! Souvent, aux heures les plus lourdes, quand on
avançait par les plaines en sommeillant sous le poids
des armes, tout à coup une grosse ligne de
poussière montait à l'horizon ; des galops
accouraient, et du sein d'un nuage plein de prunelles
flamboyantes, une pluie de dards se précipitait. Les
Numides, couverts de manteaux blancs, poussaient de grands
cris, levaient les bras en serrant des genoux leurs
étalons cabrés, les faisaient tourner
brusquement, puis disparaissaient. Ils avaient toujours
à quelque distance, sur des dromadaires, des
provisions de javelots, et ils revenaient plus terribles,
hurlaient comme des loups, s'enfuyaient comme des vautours.
Ceux des Barbares placés au bord des files tombaient
un à un, - et l'on continuait ainsi jusqu'au soir,
où l'on tâchait d'entrer dans les
montagnes.
Bien qu'elles fussent périlleuses pour les
éléphants. Hamilcar s'y engagea. Il suivit la
longue chaîne qui s'étend depuis le promontoire
Hermaeum jusqu'au sommet du Zagouan. C'etait, croyaient-ils,
un moyen de cacher l'insuffisance de ses troupes. Mais
l'incertitude continuelle où il les maintenait,
finissait par les exaspérer, plus qu'aucune
défaite. Ils ne se décourageaient pas, et
marchaient derrière lui.
Enfin, un soir, entre la Montagne-d'Argent et la
Montagne-de-Plomb, au milieu de grosses roches, à
l'entrée d'un défilé, ils surprirent un
corps de vélites ; et l'armée entière
était certainement devant ceux-là, car on
entendait un bruit de pas avec des clairons ; aussitôt
les Carthaginois s'enfuirent par la gorge. Elle
dévalait dans une plaine ayant la forme d'un fer de
hache et environnée de hautes falaises. Pour atteindre
les vélites, les Barbares s'y élancèrent ; tout au fond, parmi des bœufs qui galopaient, d'autres
Carthaginois couraient tumultueusement. On aperçut un
homme en manteau rouge, c'était le Suffète, on
se le criait ; un redoublement de fureur et de joie les
emporta. Plusieurs, soit paresse ou prudence, étaient
restés au seuil du défilé. Mais de la
cavalerie, débouchant d'un bois, à coups de
piques et de sabres, les rabattit sur les autres ; et
bientôt tous les Barbares furent en bas, dans la
plaine.
Puis, cette grande masse d'hommes ayant oscillé
quelque temps, s'arrêta ; ils ne découvraient
aucune issue.
Ceux qui étaient le plus près du
défilé revinrent en arrière ; mais le
passage avait entièrement disparu. On héla ceux
de l'avant pour les faire continuer ; ils s'écrasaient
contre la montagne, et de loin ils invectivèrent leurs
compagnons qui ne savaient pas retrouver la route.
En effet, à peine les Barbares étaient-ils
descendus, que des hommes, tapis derrière les roches,
en les soulevant avec des poutres, les avaient
renversées ; et comme la pente était rapide,
ces blocs énormes, roulant pêle mêle,
avaient bouché l'étroit orifice,
complètement.
A l'autre extrémité de la plaine
s'étendait un long couloir, ça et là
fendu par des crevasses, et qui conduisait à un ravin
montant vers le plateau supérieur où se tenait
l'armée punique. Dans ce couloir, contre la paroi de
la falaise, on avait d'avance disposé des
échelles ; et, protégés par les
détours des crevasses, les vélites, avant
d'être rejoints, purent les saisir et remonter.
Plusieurs même s'engagèrent jusqu'au bas de la
ravine ; on les tira avec des câbles, car le terrain en
cet endroit était un sable mouvant et d'une telle
inclinaison que, même sur les genoux, il eût
été impossible de 1e gravir. Les Barbares,
presque immédiatement, y arrivèrent. Mais une
herse, haute de quarante coudées, et faite à la
mesure exacte de l'intervalle, s'abaissa devant eux tout
à coup, comme un rempart qui serait tombé du
ciel.
Donc les combinaisons du Suffète avaient
réussi. Aucun des Mercenaires ne connaissait la
montagne, et marchant à la tête des colonnes ils
avaient entraîné les autres. Les roches, un peu
étroites par la base, s'étaient facilement
abattues ; et tandis que tous couraient, son armée,
dans l'horizon, avait crié comme en
détresse.
Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses vélites, la
moitié seulement y resta. Il en eût
sacrifié vingt fois davantage pour le succès
d'une pareille entreprise.
Jusqu'au matin, les Barbares se poussèrent en files
compactes d'un bout à l'autre de la plaine. Ils
tâtaient la montagne avec leurs mains, cherchant
à découvrir un passage.
Enfin le jour se leva ; ils aperçurent
partout autour d'eux une grande muraille blanche,
taillée à pic. Et pas un moyen de salut,
pas un espoir ! Les deux sorties naturelles de cette
impasse étaient fermées par la herse et
par l'amoncellement des roches. |
Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que les
Carthaginois avaient lâchés dans la gorge afin
d'attirer les Barbares. Ils les tuèrent à coups
de lances ; on les mangea, et les estomacs étant
remplis les pensées furent moins lugubres.
Le lendemain, ils égorgèrent tous les mulets,
une quarantaine environ, puis on racla leurs peaux, on fit
bouillir leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne
désespéraient pas encore ; l'armée de
Tunis, prévenue sans doute, allait venir.
Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla ; ils
rongèrent les baudriers des glaives et les petites
éponges bordant le fond des casques.
Ces quarante mille hommes étaient tassés dans
l'espèce d'hippodrome que formait autour d'eux la
montagne. Quelques-uns restaient devant la herse ou à
la base des roches ; les autres couvraient la plaine
confusément. Les forts s'évitaient, et les
timides recherchaient les braves, qui ne pouvaient pourtant
les sauver.
On avait, à cause de leur infection, enterré
vivement les cadavres des vélites ; la place des
fosses ne s'apercevait plus. Tous les Barbares languissaient,
couchés par terre. Entre leurs lignes,
çà et là, un vétéran
passait ; et ils hurlaient des malédictions contre les
Carthaginois, contre Hamilcar - et contre Mâtho, bien
qu'il fût innocent de leur désastre ; mais il
leur semblait que leurs douleurs eussent été
moindres s'ils les avaient partagées. Puis ils
gémissaient ; quelques-uns pleuraient tout bas, comme
de petits enfants.
Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de
leur accorder quelque chose qui apaisât leurs
souffrances. Les autres ne répondaient rien, - ou,
saisis de fureur, ils ramassaient une pierre et la leur
jetaient au visage.
Plusieurs, en effet, conservaient soigneusement, dans un trou
en terre, une réserve de nourriture, quelques
poignées de dattes, un peu de farine ; et on mangeait
cela pendant la nuit, en baissant la tête sous son
manteau. Ceux qui avaient des épées les
gardaient nues dans leurs mains ; les plus défiants se
tenaient debout, adossés contre la montagne.
Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient.
Autharite ne craignait pas de se montrer. Avec cette
obstination de Barbare que rien ne rebute, vingt fois par
jour il s'avançait jusqu'au fond, vers les roches,
espérant chaque fois les trouver peut-être
déplacées ; et balançant ses lourdes
épaules couvertes de fourrures, il rappelait à
ses compagnons un ours qui sort de sa caverne, au printemps,
pour voir si les neiges sont fondues.
Spendius, entouré de Grecs, se cachait dans une des
crevasses ; comme il avait peur, il fit répandre le
bruit de sa mort.
Ils étaient maintenant d'une maigreur hideuse ; leur
peau se plaquait de marbrures bleuâtres, le soir du
neuvième jour, trois Ibériens moururent.
Leurs compagnons, effrayés, quittèrent la
place. On les dépouilla ; et ces corps nus et blancs
restèrent sur le sable, au soleil.
Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder
tout autour. C'étaient des hommes accoutumés
à l'existence des solitudes et qui ne respectaient
aucun dieu. Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et
se baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux ils en
prirent des lanières ; puis, accroupis sur les talons,
ils mangeaient. Les autres regardaient de loin ; on poussa
des cris d'horreur ; - beaucoup cependant, au fond de
l'âme, jalousaient leur courage.
Au milieu de la nuit, quelques-uns de ceux-là se
rapprochèrent, et, dissimulant leur désir, ils
en demandaient une mince bouchée, seulement pour
essayer, disaient-ils. De plus hardis survinrent ; leur
nombre augmenta ; ce fut bientôt une foule. Mais
presque tous, en sentant cette chair froide au bord des
lèvres, laissaient leur main retomber ; d'autres, au
contraire, la dévoraient avec délices.
Afin d'être entraînés par l'exemple, ils
s'excitaient mutuellement. Tel qui avait d'abord
refusé allait voir les Garamantes et ne revenait plus.
Ils faisaient cuire les morceaux sur des charbons à la
pointe d'une épée ; on les salait avec de la
poussière et l'on se disputait les meilleurs. Quand il
ne resta plus rien des trois cadavres, les yeux se
portèrent sur toute la plaine pour en trouver
d'autres.
Mais ne possédait-on pas des Carthaginois, vingt
captifs faits dans la dernière rencontre et que
personne, jusqu'à présent, n'avait
remarqués ? Ils disparurent ; c'était une
vengeance, d'ailleurs. - Puis, comme il fallait vivre, comme
le goût de cette nourriture s'était
développé, comme on se mourait, on
égorgea les porteurs d'eau, les palefreniers, tous les
valets des Mercenaires. Chaque jour on en tuait. Quelques-uns
mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et
n'étaient plus tristes.
Bientôt cette ressource vint à manquer. Alors
l'envie se tourna sur les blessés et les malades.
Puisqu'ils ne pouvaient se guérir, autant les
délivrer de leurs tortures ; et, sitôt qu'un
homme chancelait, tous s'écriaient qu'il était
maintenant perdu et devait servir aux autres. Pour
accélérer leur mort, on employait des ruses ; on leur volait le dernier reste de leur immonde portion ; comme par mégarde on marchait sur eux ; les
agonisants, pour faire croire à leur vigueur,
tâchaient d'étendre les bras, de se relever, de
rire. Des gens évanouis se réveillaient au
contact d'une lame ébréchée qui leur
sciait un membre ; - et ils tuaient encore, par
férocité, sans besoin, pour assouvir leur
fureur.
Un brouillard lourd et tiède, comme il en arrive dans
ces régions à la fin de l'hiver, le
quatorzième jour s'abattit sur l'armée. Ce
changement de la température amena des morts
nombreuses, et la corruption se développait
effroyablement vite dans la chaude humidité retenue
par les parois de la montagne. La bruine qui tombait sur les
cadavres, en les amollissant, fit bientôt de toute la
plaine une large pourriture. Des vapeurs blanchâtres
flottaient au-dessus ; elles piquaient les narines,
pénétraient la peau, troublaient les yeux ; et
les Barbares croyaient entrevoir les souffles exhalés,
les âmes de leurs compagnons. Un dégoût
immense les accabla. Ils n'en voulaient plus, ils aimaient
mieux mourir.
Deux jours après, le temps redevint pur et la faim les
reprit. Il leur semblait parfois qu'on leur arrachait
l'estomac avec des tenailles. Alors, ils se roulaient saisis
de convulsions, jetaient dans leur bouche des poignées
de terre, se mordaient les bras et éclataient en rires
frénétiques.
La soif les tourmentait encore plus, car ils n'avaient pas
une goutte d'eau, les outres, depuis le neuvième jour,
étant complètement taries. Pour tromper le
besoin, ils s'appliquaient sur la langue les écailles
métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire,
les fers des glaives. D'anciens conducteurs de caravanes se
comprimaient le ventre avec des cordes. D'autres
suçaient un caillou. On buvait de l'urine refroidie
dans les casques d'airain.
Et ils attendaient toujours l'armée de Tunis ! La
longueur du temps qu'elle mettait à venir,
d'après leurs conjectures, certifiait son
arrivée prochaine. D'ailleurs Mâtho, qui
était un brave, ne les abandonnerait pas.
«Ce sera pour demain ! » se disaient-ils ; et
demain se passait.
Au commencement, ils avaient fait des prières, des
voeux, pratiqué toutes sortes d'incantations. A
présent ils ne sentaient, pour leurs Divinités,
que de la haine, et, par vengeance, tâchaient de ne
plus y croire.
Les hommes de caractère violent périrent les
premiers ; les Africains résistèrent mieux que
les Gaulois. Zarxas, entre les Baléares, restait
étendu tout de son long, les cheveux par-dessus le
bras, inerte. Spendius trouva une plante à larges
feuilles emplies d'un suc abondant, et, l'ayant
déclarée vénéneuse afin d'en
écarter les autres, il s'en nourrissait.
On était trop faible pour abattre, d'un coup de
pierre, les corbeaux qui volaient. Quelquefois, lorsqu'un
gypaète, posé sur un cadavre, le
déchiquetait depuis longtemps déjà, un
homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot
entre les dents. Il s'appuyait d'une main, et, après
avoir bien visé, il lançait son arme. La
bête aux plumes blanches, troublée par le bruit,
s'interrompait, regardait tout à l'entour d'un air
tranquille, comme un cormoran sur un écueil, puis elle
replongeait son hidaux bec jaune ; et l'homme
désespéré retombait à plat ventre
dans la poussière. Quelques-uns parvenaient à
découvrir des caméléons, des serpents.
Mais ce qui les faisait vivre, c'était l'amour de la
vie. Ils tendaient leur âme sur cette idée,
exclusivement, - et se rattachaient à l'existence par
un effort de volonté qui la prolongeait.
Les plus stoïques se tenaient les uns près des
autres, assis en rond, au milieu de la plaine,
çà et là, entre les morts ; et,
enveloppés dans leurs manteaux, ils s'abandonnaient
silencieusement à leur tristesse.
Ceux qui étaient nés dans les villes se
rappelaient des rues toutes retentissantes, des tavernes, des
théâtres, des bains, et les boutiques des
barbiers où l'on écoute des histoires. D'autres
revoyaient des campagnes au coucher du soleil, quand les
blés jaunes ondulent et que les grands bœufs
remontent les collines avec le soc des charrues sur le cou.
Les voyageurs rêvaient à des citernes, les
chasseurs à leurs forêts, les
vétérans à des batailles ; - et, dans la
somnolence qui les engourdissait, leurs pensées se
heurtaient avec l'emportement et la netteté des
songes. Des hallucinations les envahissaient tout à
coup ; ils cherchaient dans la montagne une porte pour
s'enfuir et voulaient passer au travers. D'autres, croyant
naviguer par une tempête, commandaient la manoeuvre
d'un navire, ou bien ils se reculaient
épouvantés, apercevant, dans les nuages, des
bataillons puniques. Il y en avait qui se figuraient
être à un festin, et ils chantaient.
Beaucoup, par une étrange manie,
répétaient le même mot ou faisaient
continuellement le même geste. Puis, quand ils venaient
à relever la tête et à se regarder, des
sanglots les étouffaient en découvrant
l'horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns ne
souffraient plus ; et pour employer les heures, ils se
racontaient les périls auxquels ils avaient
échappé.
Leur mort à tous était certaine, imminente.
Combien de fois n'avaient-ils pas tenté de s'ouvrir un
passage ! Quant à implorer les conditions du
vainqueur, par quel moyen ? ils ne savaient même pas
où se trouvait Hamilcar.
Le vent soufflait du côté de la ravine. Il
faisait couler le sable par dessus la herse en cascades,
perpétuellement ; et les manteaux et les chevelures
des Barbares s'en recouvraient comme si la terre, montant sur
eux, avait voulu les ensevelir. Rien ne bougeait ; l'étemelle montagne,chaque matin, leur semblait encore
plus haute.
Quelquefois des bandes d'oiseaux passaient à
tire-d'ailes, en plein ciel bleu, dans la liberté de
l'air. Ils fermaient les yeux pour ne pas les voir.
On sentait d'abord un bourdonnement dans les oreilles, les
ongles noircissaient, le froid gagnait la poitrine ; on se
couchait sur le côté et l'on s'éteignait
sans un cri.
Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques
étaient morts, quinze cents de l'Archipel, huit mille
de la Libye, les plus jeunes des Mercenaires et des tribus
complètes - en tout vingt mille soldats, la
moitié de l'armée.
Autharite, qui n'avait plus que cinquante Gaulois, allait se
faire tuer pour en finir, quand, au sommet de la montagne, en
face de lui, il crut voir un homme.
Cet homme, à cause de l'élévation, ne
paraissait pas plus grand qu'un nain. Cependant Autharite
reconnut à son bras gauche un bouclier en forme de
trèfle. Il s'écria : «Un Carthaginois ! » Et, dans la plaine, devant la herse et sous les
roches, immédiatement tous se levèrent. Le
soldat se promenait au bord du précipice ; d'en bas
les Barbares le regardaient.
Spendius ramassa une tête de bœuf ; puis, avec deux
ceintures ayant composé un diadème, il le
planta sur les cornes au bout d'une perche, en
témoignage d'intentions pacifiques. Le Carthaginois
disparut. Ils attendirent.
Enfin le soir, comme une pierre se détachant de la
falaise, tout à coup il tomba d'en haut un baudrier.
Fait de cuir rouge et couvert de broderie avec trois
étoiles de diamant, il portait empreint à son
milieu la marque du Grand-Conseil : un cheval sous un
palmier. C'était la réponse d'Hamilcar, le
sauf-conduit qu'il envoyait.
Ils n'avaient rien à craindre ; tout changement de
fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie
démesurée les agita ; ils s'embrassaient,
pleuraient, Spendius, Autharite et Zarxas, quatre Italiotes,
un Nègre et deux Spartiates s'offrirent comme
parlementaires. On les accepta tout de suite. Ils ne savaient
cependant par quel moyen s'en aller.
Mais un craquement retentit dans la direction des roches ; et
la plus élevée, ayant oscillé sur
elle-même, rebondit jusqu'en bas. En effet, si du
côté des Barbares elles étaient
inébranlables, car il aurait fallu leur faire remonter
un plan oblique (et, d'ailleurs, elles se trouvaient
tassées par l'étroitesse de la gorge), de
l'autre, au contraire, il suffisait de les heurter fortement
pour qu'elles descendissent. Les Carthaginois les
poussèrent, et, au jour levant, elles
s'avançaient dans la plaine comme les gradins d'un
immense escalier en ruines.
Les Barbares ne pouvaient encore les gravir. On leur tendit
des échelles ; tous s'y élancèrent. La
décharge d'une catapulte les refoula ; les Dix
seulement furent emmenés.
Ils marchaient entre les Clinabares, et appuyaient leur main
sur la croupe des chevaux pour se soutenir.
Maintenant que leur première joie était
passée, ils commençaient à concevoir des
inquiétudes. Les exigences d'Hamilcar seraient
cruelles. Mais Spendius les rassurait.
«C'est moi qui parlerai ! » Et il se vantait de
connaître les choses bonnes à dire pour le salut
de l'armée.
Derrière tous les buissons, ils rencontraient des
sentinelles en embuscade. Elles se prosternaient devant le
baudrier que Spendius avait mis sur son épaule.
Quand ils arrivèrent dans le camp punique, la foule
s'empressa autour d'eux, et ils entendaient comme des
chuchotements, des rires. La porte d'une tente
s'ouvrit.
Hamilcar était tout au fond, assis sur un escabeau,
près d'une table basse où brillait un glaive
nu. Des capitaines, debout, l'entouraient.
En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière,
puis il se pencha pour les examiner.
Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées,
avec un grand cercle noir autour des yeux, qui se prolongeait
jusqu'au bas de leurs oreilles ; leurs nez bleuâtres
saillissaient entre leurs joues creuses, fendillées
par des rides profondes ; la peau de leur corps, trop large
pour leurs muscles, disparaissait sous une poussière
de couleur ardoise ; leurs lèvres se collaient contre
leurs dents jaunes ; ils exhalaient une infecte odeur ; on
aurait dit des tombeaux entr'ouverts, des sépulcres
vivants.
Au milieu de la tente, il y avait sur une natte où les
capitaines allaient s'asseoir, un plat de courges qui fumait.
Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous
les membres, et des larmes venaient à leurs
paupières. Ils se contenaient, cependant.
Halmicar se détourna pour parler à quelqu'un.
Alors ils se ruèrent dessus, tous, à plat
ventre. Leûrs visages trempaient dans la graisse, et le
bruit de leur déglutition se mêlait aux sanglots
de joie qu'ils poussaient. Plutôt par étonnement
que par pitié, sans doute, on les laissa finir la
gamelle. Puis quand ils se furent relevés, Halmicar
commanda, d'un signe, à l'homme qui portait le
baudrier de parler. Spendius avait peur ; il
balbutiait.
Hamilcar, en l'écoutant, faisait tourner autour de son
doigt une grosse bague d'or, celle qui avait empreint sur le
baudrier le sceau de Carthage. Il la laissa tomber par terre ; Spendius tout de suite la ramassa ; devant son
maître, ses habitudes d'esclave ie reprenaient. Les
autres frémirent, indignés de cette
bassesse.
Mais le Grec haussa la voix, et rapportant les crimes
d'Hannon, qu'il savait être l'ennemi de Barca,
tâchant de l'apitoyer avec le détail de leurs
misères et les souvenirs de leur dévouement, il
parla pendant longtemps, d'une façon rapide,
insidieuse, violente même ; â la fin, il
s'oubliait, entraîné par la chaleur de son
esprit.
Hamilcar répliqua qu'il acceptait leurs excuses. Donc
la paix allait se conclure, et maintenant elle serait
définitive ! Mais il exigeait qu'on lui livrât
dix des Mercenaires, à son choix, sans armes et sans
tunique.
Ils ne s'attendaient pas à cette clémence ; Spendius s'écria :
«Oh ! vingt, si tu veux, Maître !
- Non ! dix me suffisent,» répondit doucement
Hamilcar.
On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent
délibérer. Dès qu'ils furent seuls,
Autharite réclama pour les compagnons
sacrifiés, et Zarxas dit à Spendius :
«Pourquoi ne l'as-tu pas lue ? son glaive était
là, près de toi !
- Lui ! fit Spendius ; et il répéta plusieurs
fois : Lui ! lui ! » comme si la chose eût
été impossible et Hamilcar quelqu'un
d'immortel.
Tant de lassitude les accablait qu'ils s'étendirent
par terre, sur le dos, ne sachant à quoi se
résoudre.
Spendius les engageait à céder. Enfin, ils y
consentirent, et ils rentrèrent.
Alors le Suffète mit sa main dans les mains des dix
Barbares tour à tour, en serrant leurs pouces ; puis
il la frotta sur son vêtement, car leur peau visqueuse
causait au toucher une impression rude et molle, un
fourmillement gras qui horripilait. Ensuite il leur dit
:
«Vous êtes bien tous les chefs des Barbares et
vous avez juré pour eux ?
- Oui ! répondirent-ils.
- Sans contrainte, du fond de l'âme, avec l'intention
d'accomplir vos promesses ? »
Ils assurèrent qu'ils s'en retournaient vers les
autres pour les exécuter.
«Eh bien ! reprit le Suffète, d'après la
convention passée entre moi, Barca, et les
ambassadeurs des Mercenaires, c'est vous que je choisis, et
je vous garde ! »
Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares,
comme l'abandonnant, se resserrèrent les uns
près des autres : et il n'y eut pas un mot, pas une
plainte.
Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les voyant pas
revenir, se crurent trahis. Sans doute, les parlementaires
s'étaient donnés au Suffète.
Ils attendirent encore deux jours ; puis le matin du
troisième leur résolution fut prise. Avec des
cordes, des pics et des flècbes disposées comme
des échelons entre des lambeaux de toile, ils
parvinrent à escalader les roches ; et laissant
derrière eux les plus faibles, trois mille environ,
ils se mirent en marche pour rejoindre l'armée de
Tunis.
Au haut de la gorge s'étalait une prairie
clairsemée d'arbustes ; les Barbares en
dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils
trouvèrent un champ de fèves ; et tout disparut
comme si un nuage de sauterelles eût passé par
là. Trois heures après ils arrivèrent
sur un second plateau, que bordait une ceinture de collines
vertes.
Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes
couleur d'argent brillaient, espacées les unes
des autres ; les Barbares, éblouis par le
soleil, apercevaient confusément, en dessous, de
grosses masses noires qui les supportaient. Elles se
levèrent, comme si elles se fussent
épanouies. C'étaient des lances dans des
tours, sur des éléphants effroyablement
armés. |
Les éléphants entrèrent dans cette
masse d'hommes ; et les éperons de leur poitrail la
divisaient, les lances de leurs défenses la
retournaient comme des socs de charrues ; ils coupaient,
taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes ; les
tours, pleines de phalariques, semblaient des volcans en
marche ; on ne distinguait qu'un large amas où les
chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux
d'airain des plaques grises, le sang des fusées rouges ; les horribles animaux, passant au milieu de tout cela,
creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était
conduit par un Numide couronné d'un diadème de
plumes. Il lançait des javelots avec une vitesse
effrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflement
aigu ; les grosses bêtes, dociles comme des chiens,
pendant le carnage tournaient un oeil de son
côté.
Leur cercle peu à peu se rétrécissait ; les Barbares, affaiblis, ne résistaient pas ; bientôt les éléphants furent au centre de
la plaine. L'espace leur manquait ; ils se tassaient à
demi cabrés, les ivoires s'entrechoquaient. Tout
à coup Narr'Havas les apaisa, et tournant la croupe,
ils s'en revinrent au trot vers les collines.
Cependant deux syntagmes s'étaient
réfugiés à droite dans un pli du
terrain, avaient jeté leurs armes, et tous à
genoux vers les tentes puniqnes, ils levaient leurs bras pour
implorer grâce.
On leur attacha les jambes et les mains ; puis quend ils
furent étendus par terre les uns près des
autres, on ramena les éléphants.
Les poitrines craquaient comme des coffres que l'on brise ; chacun de leurs pas en écrasait deux ; leurs gros
pieds enfonçaient dans les corps avec un mouvement des
hanches qui les faisait paraître boiter. Ils
continuaient, et allèrent jusqu'au bout.
Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit tomba.
Hamilcar se délectait devant le spectacle de sa
vengeance ; mais soudain il tressaillit.
Il voyait, et tous voyaient à six cents pas de
là, sur la gauche, au sommet d'un mamelon, des
Barbares encore ! En effet, quatre cents des plus solides,
des Mercenaires-Etrusques, Libyens et Spartiates, dès
le commencement avaient gagné les hauteurs, et
jusque-là s'y étaient tenus incertains.
Après ce massacre de leurs compagnons, ils
résolurent de traverser les Carthaginois ; déjà ils descendaient en colonnes
serrées, d'une façon merveilleuse et
formidable.
Un héraut leur fut immédiatement
expédié. Le Suffite avait besoin de soldats ; il les recevait sans condition, tant il admirait leur
bravoure. Ils pouvaient même, ajouta l'homme de
Carthage, se rapprocher quelque peu, dans un endroit qu'il
leur désigna, et où ils trouveraient des
vivres.
Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à
manger. Alors les Carthaginois éclatèrent en
rumeurs, contre la partialité du Suffète pour
les Mercenaires.
Céda-t-il à ces expansions d'une haine
irrassasiable, ou bien était-ce un raffinement de
perfidie ? Le lendemain il vint lui-même sans
épée, tête nue, dans une escorte de
Clinabares, et il leur déclara qu'ayant trop de monde
à nourrir, son intention n'était pas de les
conserver. Cependant, comme il lui fallait des hommes et
qu'il ne savait par quel moyen choisir les bons, ils allaient
se combattre à outrance ; puis il admettrait les
vainqueurs dans sa garde particulière. Cette
mort-là en valait bien une autre ; et alors,
écartant ses soldats (car les étendards
puniques cachaient aux Mercenaires l'horizon), il leur montra
les cent quatre-vingt-douze éléphants de
Narr'Havas formant une seule ligne droite et dont les trompes
brandissaient de larges fers, pareils à des bras de
géant qui auraient tenu des haches sur leurs
têtes.
Les Barbares s'entreregardèrent silencieusement. Ce
n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais
l'horrible contrainte où ils se trouvaient
réduits.
La communauté de leur existence avait établi
entre ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour
la plupart, remplaçait la patrie ; vivant sans
famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de
tendresse, et l'on s'endormait, côte à
côte, sous le même manteau, à la
clarté des étoiles. Puis, dans ce vagabondage
perpétuel à travers toutes sortes de pays, de
meurtres et d'aventures, il s'était formé
d'étranges amours, - unions obscènes aussi
sérieuses que des mariages, où le plus fort
défendait le plus jeune au milieu des batailles,
l'aidait à franchir les précipices,
épongeait sur son front la sueur des fièvres,
volait pour lui de la nourriture ; et l'autre, enfant
ramassé au bord d'une route, puis devenu Mercenaire,
payait ce dévouement par mille soins délicats
et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs
pendants d'oreilles,cadeaux qu'ils s'étaient faits
autrefois, après un grand péril, dans des
heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun
ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà
et là, qui disait à un autre dont la barbe
était grise : : «Non ! non, tu es le plus
robuste ! Tu nous vengeras, tue-moi ! » et l'homme
répondait : «J'ai moins d'années à
vivre ! Frappe au cœur, et n'y pense plus ! » Les
frères se contemplaient les deux mains serrées,
et l'amant faisait à son amant des adieux
éternels, debout, en pleurant sur son
épaule.
Ils retirèrent leurs cuirasses pour que la pointe des
glaives s'enfonçât plus vite. Alors parurent les
marques des grands coups qu'ils avaient reçus pour
Carthage ; on aurait dit des inscriptions sur des
colonnes.
Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la
façon des gladiateurs, et ils commencèrent par
des engagements timides. Quelques-uns même
s'étaient bandé les yeux, et leurs glaives
ramaient dans l'air, doucement, comme des bâtons
d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des
huées en leur criant qu'ils étaient des
lâches. Les Barbares s'animèrent, et
bientôt le combat fut général,
précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants,
tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se
donnant des baisers. Aucun ne reculait. Il se ruaient contre
les lames tendues. Leur délire était si furieux
que les Carthaginois, de loin, avaient peur.
Enfin ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines
faisaient un grand bruit rauque, et l'on apercevait leurs
prunelles entre leurs longs cheveux qui pendaient comme s'ils
fussent sortis d'un bain de pourpre. Plusieurs tournaient sur
eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères
blessées au front. D'autres se tenaient immobiles en
considérant, un cadavre à leurs pieds ; puis,
tout à coup, ils s'arrachaient le visage avec les
ongles, prenaient leur glaive à deux mains et se
l'enfonçaient dans le ventre.
Il en restait soixante encore. Ils demandèrent
à boire. On leur cria de jeter leurs glaives ; et
quand ils les eurent jetés, on leur apporta de
l'eau.
Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les
vases, soixante Carthaginois, sautant sur eux, les
tuèrent avec des stylets, dans le dos.
Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son
armée, et, par cette trahison, l'attacher à sa
personne.
Donc la guerre était finie ; du moins il le croyait ; Mâtho ne résisterait pas ; dans son impatience,
le Suffète ordonna tout de suite le
départ.
Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait
distingué un convoi qui s'en allait vers la
Montagne-de-Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une fois les
Mercenaires anéantis, les Nomades ne
l'embarrasseraient plus. L'important était de prendre
Tunis. A grandes journées il marcha dessus. Il avait
envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle
de la victoire ; et le roi des Numides, fier de ses
succès, se présenta chez Salammbô.
Elle le reçut dans ses jardins, sous un large
sycomore, entre des oreillers de cuir jaune, avec Taanach
auprès d'elle. Son visage était couvert d'une
écharpe blanche qui, lui passant sur la bouche et sur
le front, ne laissait voir que les yeux ; mais ses
lèvres brillaient dans la transparence du tissu comme
les pierreries de ses doigts, - car Salammbô tenait ses
deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils
parlèrent, elle ne fit pas un geste.
Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares.
Elle le remercia par une bénédiction des
services qu'il avait rendus à son père. Alors
il se mit à raconter toute la campagne.
Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient
doucement, et d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes :
des galéoles à collier, des cailles de
Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis
longtemps inculte, avait multiplié ses verdures ; des
coloquintes montaient dans le branchage des
canéficiers, des asclépias parsemaient les
champs de roses, toutes sortes de végétations
formaient des entrelacements, des berceaux ; et des rayons de
soleil, qui descendaient obliquement, marquaient
çà et là, comme dans les bois, l'ombre
d'une feuille sur la terre. Les bêtes domestiques,
redevenues sauvages, s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois
on apercevait une gazelle traînant à ses petits
sabots noirs des plumes de paon, dispersées. Les
clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure
des flots. Le ciel était tout bleu ; pas une voile
n'apparaissait sur la mer.
Narr'Havas ne parlait plus ; Salammbô, sans lui
répondre, le regardait. Il avait une robe de lin,
où des fleurs étaient peintes, avec des franges
d'or par le bas ; deux flèches d'argent retenaient ses
cheveux tressés au bord de ses oreilles ; il
s'appuyait de la main droite contre le bois d'une pique,
orné par des cercles d'électrum et des touffes
de poil.
En le considérant, une foule de pensées vagues
l'absorbait. Ce jeune homme à voix douce et à
taille féminine captivait ses yeux par la grâce
de sa personne et lui semblait être comme une soeur
aînée que les Baals envoyaient pour la
protéger. Le souvenir de Mâtho la saisit ; elle
ne résista pas au désir de savoir ce qu'il
devenait.
Narr'Havas répondit que les Carthaginois
s'avançaient vers Tunis, afin de le prendre. A mesure
qu'il exposait leurs chances de réussite et la
faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir
dans un espoir extraordinaire. Ses lèvres tremblaient,
sa poitrine haletait. Quand il promit enfln de le tuer
lui-même, elle s'écria ; - «Oui ! tue-le,
il le faut ! »
Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment celle
mort, puisque, la guerre terminée, il serait son
époux.
Salammbô tressaillit, et elle baissa la
tête.
Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs
à des fleurs qui languissent après la pluie,
à des voyageurs perdus qui attendent le jour. Il lui
dit encore qu'elle était plus belle que la lune,
meilleure que le vent du matin et que le visage de
l'hôte. Il ferait venir pour elle, du pays des Noirs,
des choses comme il n'y en avait pas à Carthage, et
les appartements de leur maison seraient sablés avec
de la poudre d'or.
Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient. Pendant
longtemps ils se regardèrent en silence, - et les yeux
de Salammbô, au fond de ses longues draperies, avaient
l'air de deux étoiles dans l'ouverture d'un nuage.
Avant que le soleil fût couché, il se
retira.