Chapitre 1 - Le festin |
C'était à Mégara, faubourg de
Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se
donnaient un grand festin pour célébrer le jour
anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître
était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils
mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze,
s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous
un voile de pourpre à franges d'or, qui
s'étendait depuis le mur des écuries
jusqu'à la première terrasse du palais ; le
commun des soldats était répandu sous les
arbres, où l'on distinguait quantité de
bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers,
magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les
éléphants, des fosses pour les bêtes
féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores
se prolongeait jusqu'à des masses de verdure,
où des grenades resplendissaient parmi les touffes
blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de
grappes, montaient dans le branchage des pins ; un champ de
roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en
place sur des gazons se balançaient des lis ; un sable
noir, mêlé à de la poudre de corail,
parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des
cyprès faisait d'un bout à l'autre comme un
double colonnade d'obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de
jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses
quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier
droit en bois d'ébène, portant aux angles de
chaque marche la proue d'une galère vaincue, avec ses
portes rouges écartelées d'une croix noire, ses
grillages d'airain qui le défendaient en bas des
scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui
bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats,
dans son opulence farouche, aussi solennel et
impénétrable que le visage d'Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y
tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le
temple d'Eschmoûn, se mettant en marche dès
l'aurore, s'y étaient traînés sur leurs
béquilles. A chaque minute, d'autres arrivaient. Par
tous les sentiers, il en débouchait incessamment,
comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On
voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines,
effarés et à demi nus ; les gazelles sur les
pelouses s'enfuyaient en bêlant ; le soleil se
couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus
lourde l'exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de toutes les nations, des
Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des
Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à
côté du lourd patois dorien, retentir les
syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille,
et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du
désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec
se reconnaissait à sa taille mince, l'Egyptien
à ses épaules remontées, le Cantabre
à ses larges mollets. Des Cariens balançaient
orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de
Cappadoce s'étaient peint avec des jus d'herbes de
larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des
robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des
boucles d'oreilles. D'autres, qui s'étaient par pompe
barbouillés de vermillon, ressemblaient à des
statues de corail.
Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis
autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le
ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et
se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose
pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur
proie. Les derniers venus, debout contre les arbres,
regardaient les tables basses disparaissant à
moitié sous des tapis d'écarlate, et
attendaient leur tour.
Les cuisines d'Hamilcar n'étant pas suffisantes, le
Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la
vaisselle, des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin,
comme sur un champ de bataille quand on brûle les
morts, de grands feux clairs où rôtissaient des
bœufs. Les pains saupoudrés d'anis alternaient avec
les gros fromages plus lourds que des disques, et les
cratères pleins de vin, et les canthares pleins d'eau
auprès des corbeilles en filigrane d'or qui
contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger
à l'aise dilatait tous les yeux ; çà et
là, les chansons commençaient.
D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte,
dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins
noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l'on
ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de
froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin,
sur des plats d'ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes
avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers
cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles,
hérissons au garum, cigales frites et loirs confits.
Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu
du safran, de grands morceaux de graisse. Tout
débordait de saumure, de truffes et d'assa foetida.
Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les
gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié
quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et
à soies rosés que l'on engraissait avec du marc
d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres
peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la
cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux
retroussés sur le sommet de la tête,
s'arrachaient les pastèques et les limons qu'ils
croquaient avec l'écorce. Des Nègres n'ayant
jamais vu de langoustes se déchiraient le visage
à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés,
plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les
épluchures de leur assiette, tandis que des
pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups,
dévoraient silencieusement, le visage dans leur
portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé
sur l'avenue de cyprès et l'on apporta des
flambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait
dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des
cèdres, les singes consacrés à la lune.
Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en
gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain.
Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats
incrustés de pierres précieuses. Les
cratères, à bordure de miroirs convexes,
multipliaient l'image élargie des choses ; les soldats
se pressant autour s'y regardaient avec èbahissement
et grimaçaient pour se faire rire. Ils se
lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux
d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine
gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins
de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des
Cantabres que l'on apporte dans des tonneaux, et les vins de
jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques
par terre où l'on glissait. La fumée des
viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des
haleines. On entendait à la fois le claquement des
mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des
coupes, le fracas des vases campaniens qui
s'écroulaient en mille morceaux, où le son
limpide d'un grand plat d'argent. A mesure qu'augmentait leur
ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l'injustice de
Carthage. En effet, la République,
épuisée par la guerre, avait laissé
s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient.
Giscon, leur général, avait eu cependant la
prudence de les renvoyer les uns après les autres pour
faciliter l'acquittement de leur solde, et le Conseil avait
cru qu'ils finiraient par consentir à quelque
diminution. Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir
les payer. Cette dette se confondait dans l'esprit du peuple
avec les trois mille deux cents talents euboïques
exigés par Lutatius, et ils étaient, comme
Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le
comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en
menaces et en débordements. Enfin, ils
demandèrent à se réunir pour
célébrer une de leurs victoires, et le parti de
la paix céda, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant
soutenu la guerre. Elle s'était terminée contre
tous ses efforts, si bien que, désespérant de
Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des
Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir,
c'était attirer sur lui quelque chose de la haine
qu'on leur portait. D'ailleurs la dépense devait
être excessive ; il la subirait presque toute.
Fiers d'avoir fait plier la République, les
Mercenaires croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner
chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur
manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les
vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop
peu récompensées. Ils se montraient leurs
blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et
les chasses de leur pays. Ils imitaient le cri des
bêtes féroces, leurs bonds. Puis vinrent les
immondes gageures ; ils s'enfonçaient la tête
dans les amphores, et restaient à boire sans
s'interrompre comme des dromadaires altérés. Un
Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout
de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu
parles narines. Des Lacédémoniens qui n'avaient
point ôté leurs cuirasses, sautaient d'un pas
lourd. Quelques-uns s'avançaient comme des femmes en
faisant des gestes obscènes ; d'autres se mettaient
nus pour combattre, au milieu des coupes, à la
façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs
dansait autour d'un vase où l'on voyait des nymphes,
pendant qu'un nègre tapait avec un os de bœuf sur un
bouclier d'airain.
Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un
chant fort et doux, qui s'abaissait et remontait dans les
airs comme le battement d'ailes d'un oiseau
blessé.
C'était la voix des esclaves dans l'ergastule. Des
soldats, pour les délivrer, se levèrent d'un
bond et disparurent.
Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la
poussière, une vingtaine d'hommes que l'on distinguait
à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de
forme conique, en feutre noir, couvrait leur tête
rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et
faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en
marche.
Ils arrivèrent dans l'avenue des cyprès,
où ils se perdirent parmi la foule, qui les
interrogeait. L'un d'eux était resté à
l'écart, debout. A travers les déchirures de sa
tunique on apercevait ses épaules rayées par de
longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de
lui avec méfiance et fermait un peu ses
paupières dans l'éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne
lui en voulait, un grand soupir s'échappa de sa
poitrine ; il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires
qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un
canthare tout plein, le leva droit en l'air au bout de ses
bras d'où pendaient des chaînes, et alors
regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit :
«Salut d'abord à toi, Baal-Eschmoûn
libérateur, que les gens de ma patrie appellent
Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de
la lumière et des bois ! et à vous Dieux
cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la
terre ! et à vous, hommes forts aux armures
reluisantes, qui m'avez délivré ! »
Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le
nommait Spendius. Les Carthaginois l'avaient pris à la
bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique,
il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait
les mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en
s'étonnant de n'y pas apercevoir les coupes de la
Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en
émeraude sur chacune de leurs six faces en or,
appartenaient à une milice exclusivement
composée des jeunes patriciens, les plus hauts de
taille. C'était un privilège, presque un
honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la
République n'était plus convoité des
Mercenaires. Ils détestaient la Légion à
cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour
l'inconcevable plaisir d'y boire.
Donc ils commandèrent d'aller chercher les coupes.
Elles étaient en dépôt chez les Syssites,
compagnies de commerçants qui mangeaient en commun.
Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des
Syssites dormaient.
«Qu'on les réveille ! » répondirent
les Mercenaires.
Après une seconde démarche, on leur expliqua
qu'elles étaient enfermées dans un
temple.
«Qu'on l'ouvre ! »
répliquèrent-ils.
Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué
qu'elles étaient entre les mains du
général Giscon, ils s'écrièrent
:
«Qu'il les apporte ! »
Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une
escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau
noir, retenu sur sa tête à une mitre d'or
constellée de pierres précieuses, et qui
pendait fout à l'entour jusqu'aux sabots de son
cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit.
On n'apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa
coiffure et son triple collier à larges plaques bleues
qui lui battait sur la poitrine.
Les soldats, quand il entra, le saluèrent d'une grande
acclamation, tous criant :
«Les coupes ! Les coupes ! »
Il commença par déclarer que, si l'on
considérait leur courage, ils en étaient
dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant.
Il le savait bien, lui qui les avait commandés
là-bas et qui était revenu avec la
dernière cohorte sur la dernière galère !
«C'est vrai ! c'est vrai ! » disaient-ils.
Cependant, continua Giscon, la République avait
respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes,
leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée,
c'était une propriété
particulière. Tout à coup, près de
Spendius, un Gaulois s'élança par-dessus les
tables et courut droit à Giscon, qu'il menaçait
en gesticulant avec deux épées nues.
Le général, sans s'interrompre, le frappa sur
la tête de son lourd bâton d'ivoire ; le Barbare
tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant
aux autres, allait emporter les légionnaires. Giscon
haussa les épaules en les voyant pâlir. Il
songeait que son courage serait inutile contre ces
bêtes brutes, exaspérées. Il fallait
mieux plus tard s'en venger dans quelque ruse ; donc il fit
signe à ses soldats et s'éloigna lentement.
Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il
leur cria qu'ils s'en repentiraient.
Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir, et,
cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les
écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls
malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait
sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, tout à coup,
avec ses entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires
et ses vagues dieux encore plus féroces que son
peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et
il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils
se souvinrent d'Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses
dissensions avec le Conseil n'étaient sans doute qu'un
jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui ; et ils le maudissaient, s'exaspérant les uns les
autres par leur propre colère. A ce moment-là,
il se fit un rassemblemeni sous les platanes. C'était
pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol
avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu,
l'écume aux lèvres. Quelqu'un cria qu'il
était empoisonné. Tous se crurent
empoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s'éleva, et un vertige
de destruction tourbillonna sur l'armée ivre. Ils
frappaient au hasard autour d'eux, ils brisaient, ils tuaient ; quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les
feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la balustrade des
lions, les massacrèrent à coups de
flèches ; les plus hardis coururent aux
éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe
et manger de l'ivoire.
Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller
plus, commodément, avaient tourné l'angle du
palais, furent arrêtés par une haute
barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent
avec leurs poignards les courroies de la serrure et se
trouvèrent alors sous la façade qui regardait
Carthage, dans un autre jardin rempli de
végétations taillées. Des lignes de
fleurs blanches, toutes se suivant une à une,
décrivaient sur la terre couleur d'azur de longues
paraboles, comme des fusées d'étoiles. Les
buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des
odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d'arbres
barbouillés de cinabre qui ressemblaient à des
colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de
cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des
lueurs rougéâtres emplissaient
confusément ces globes creux, comme d'énormes
prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats
s'éclairaient avec des torches, tout en
trébuchant sur la pente du terrain,
profondément labouré.
Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en
plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L'onde
était si limpide que les flammes des torches
tremblaient jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et
de poussière d'or. Elle se mit à bouillonner,
des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros
poissons, qui portaient des pierreries à la gueule,
apparurent vers la surface.
Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les
doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les
tables.
C'étaient les poissons de la famille Barca. Tous
descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait
éclore l'oeuf mystique où se cachait la
Déesse. L'idée de commettre un sacrilège
ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent
vite du feu sous des vases d'airain et s'amusèrent
à regarder les beaux poissons se débattre dans
l'eau bouillante.
La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus peur.
Ils recommençaient à boire. Les parfums qui
leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs
tuniques en lambeaux, et s'appuyant des deux poings sur les
tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils
promenaient à l'entour leurs gros yeux ivres, pour
dévorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient prendre.
D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de
pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux
d'ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se
mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les
coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes,
de l'or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils
déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient
aux étuves, à cause de la buée qui
flottait autour d'eux, ou bien, apercevant des feuillages,
ils s'imaginaient être à la chasse et couraient
sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages.
L'incendie de l'un à l'autre gagnait tous les arbres,
et les hautes masses de verdure, d'où
s'échappaient de longues spirales blanches, semblaient
des volcans qui commencent à fumer. La clameur
redoublait ; les lions blessés rugissaient dans
l'ombre.
Le palais s'éclaira d'un seul coup à sa plus
haute terrasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme, la
fille d'Hamilcar elle-même, couverte de vêtements
noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier
escalier qui longeait obliquement le premier étage,
puis le second, le troisième, et elle s'arrêta
sur la dernière terrasse, au haut de l'escalier des
galères. Immobile et la tête basse, elle
regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se
tenaient deux longues théories d'hommes pâles,
vêtus de robes blanches à franges rouges qui
tombaient droit sur leurs pieds. Ils n'avaient pas de barbe,
pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains
étincelantes d'anneaux ils portaient d'énormes
lyres et chantaient tous, d'une voie aiguë, un hymme
à la divinité de Carthage. C'étaient les
prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô
appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l'escalier des galères. Les
prêtres la suivirent. Elle s'avança dans
l'avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre
les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la
regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d'un sable violet, et
réunie en forme de tour selon la mode des vierges
chananêennes, la faisait paraître plus grande.
Des tresses de perles attachées à ses tempes
descendaient jusqu'aux coins de sa bouche, rosé comme
une grenade entr'ouverte. Il y avait sur sa poitrine un
assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure
les écailles d'une murène. Ses bras, garnis de
diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches,
étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir.
Elle portait entre les chevilles une chaînette d'or
pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre
sombre, taillé dans une étoffe inconnue,
traînait derrière elle, faisant à chacun
de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient
sur leurs lyres des accords presque étouffés,
et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit
bruit de la chaînette d'or avec le claquement
régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement
qu'elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des
soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son
palais, à genoux devant les étoiles, entre les
tourbillons des cassolettes allumées. C'était
la lune qui l'avait rendue si pâle, et quelque chose
des Dieux l'enveloppait comme une vapeur subtile. Ses
prunelles semblaient regarder tout au loin au delà des
espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête,
et tenait à sa main droite une petite lyre
d'ébène.
Ils l'entendaient murmurer.
«Morts ! tous morts ! vous ne viendrez plus
obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord
du lac, je vous jetais dans la gueule des pépins de
pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond
de vos yeux, plus limpides que les globules des
fleuves.» Et elle les appelait par leurs noms, qui
étaient les noms des mois. - «Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar ! - Ah ! pitié pour
moi, Déesse ! »
Les soldats, sans comprendre ce qu'elle disait, se tassaient
autour d'elle, ils s'ébahissaient de sa parure ; mais
elle promena sur eux tous un long regard
épouvanté, puis s'enfonçant la
tête dans les épaules en écartant les
bras, elle répéta plusieurs fois :
«Qu'avez-vous fait ! qu'avez-vous fait !
vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des
viandes, de l'huile, tout le malobathre des greniers ! J'avais fait venir des bœufs d'Hécatompyle, j'avais
envoyé des chasseurs dans le désert ! » Sa
voix s'enflait, ses joues s'empourpraient. Elle ajouta :
«Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une
ville conquise, ou dans le palais d'un maître ? Et quel
maître ? le suffète Hamilcar mon père,
serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses
esclaves, c'est lui qui les a refusées à
Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache
mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de
notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J'emporterai avec moi le
Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort
là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il
me suivra ; et, si je monte en galère, il courra dans
le sillage de mon navire sur l'écume des
flots.»
Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses
ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux
s'alanguirent ; elle reprit :
«Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n'as plus
pour te défendre les hommes forts d'autrefois, qui
allaient au delà des océans bâtir des
temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour
de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes
rames, balançaient tes moissons.»
Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth,
dieu des Sidoniens et père de sa famille.
Elle disait l'ascension des montagnes d'Ersîphonie, le
voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour
venger la reine des serpents :
«Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle
dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un
ruisseau d'argent ; et il arriva dans une prairie où
des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour
d'un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue.
La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle
pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme
des harpons de pêcheurs, s'allongeaient en se
recourbant jusqu'au bord de la flamme.»
Puis Salammbô, sans s'arrêter, raconta comment
Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à
la proue du navire sa tête coupée. A chaque
battement des flots, elle s'enfonçait sous
l'écume ; mais le soleil l'embaumait ; elle se fit
plus dure que l'or ; cependant les yeux ne cessaient point de
pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans
l'eau.»
Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen
que n'entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce
qu'elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont
elle accompagnait son discours ; et montés autour
d'elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des
sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils
tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se
balançaient devant leur imagination, à travers
l'obscurité des théogonies, comme des
fantômes dans des nuages.
Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient
Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les
cordes des lyres, frémissaient, et de temps à
autre en tiraient un accord lugubre : car, plus faibles que
des vieilles femmss ils tremblaient à la fois
d'émotion mystique et de la peur que leur faisaient
les hommes. Les Barbares ne s'en souciaient ; ils
écoutaient toujours la vierge chanter.
Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé
aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa
ceinture était si hérissée de dards,
qu'elle faisait une bosse dans son large manteau, noué
à ses tempes par un lacet de cuir. L'étoffe
bâillant sur ses épaules, enveloppait d'ombre
son visage et l'on n'apercevait que les flammes de ses deux
yeux fixes. C'était par hasard qu'il se trouvait au
festin, - son père le faisant vivre chez les Barca,
selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans
les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six mois que Narr'Havas y logeait, il n'avait
point encore aperçu Salammbô ; et, assis sur les
talons, la barbe baissée vers les hampes de ses
javelots, il la considérait en écartant les
narines comme un léopard qui est accroupi dans les
bambous. De l'autre côté des tables se tenait un
Libyen de taille colossale et à courts cheveux noirs
frisés. Il n'avait gardé que sa jaquette
militaire, dont les lames d'airain déchiraient la
pourpre du lit. Un collier à lune d'argent
s'embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des
éclaboussures de sang lui tachetaient la face, il
s'appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte
il souriait.
Salammbô n'en était plus au rhythme
sacré. Elle employait simultanément tous les
idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour
attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec,
puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens,
vers les Nègres ; et chacun en l'écoutant
retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie.
Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait
maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils
applaudissaient. Elle s'enflammait à la lueur des
épées nues ; elle criait les bras ouverts. Sa
lyre tomba, elle se tut ; - et, pressant son cœur à
deux mains, elle resta quelques minutes les paupières
closef à savourer l'agitation de tous ces
hommes.
Mâtho le Libyen se penchait vers elle.
Involontairerement elle s'en approcha, et, poussée par
la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une
coupe d'or un long jet de vin pour se réconcilier avec
l'armée.
«Bois ! » dit-elle.
Il prit la coupe, et il la portait à ses lèvres
quand un Gaulois, le même que Giscon avait
blessé, le frappa sur l'épaule, tout en
débitant d'un air jovial des plaisanteries dans la
langue de son pays. Spendius n'était pas loin ; il
s'offrit à les expliquer.
«Parle ! » dit Mâtho.
- Les Dieux te protègent, tu vas devenir riche. A
quand les noces ?
- Quelles noces ?
- Les tiennes ! car chez nous, dit le Gaulois, lorsqu'une
femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa
couche.»
Il n'avait pas fini que Narr'Havas, en bondissant, tira un
javelot de sa ceinture, et appuyé du pied droit sur le
bord de la table, il le lança contre
Mâtho.
Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le bras du
Lybien, le cloua sur la nappe si fortement, que la
poignée en tremblait dans l'air.
Mâtho l'arracha vite ; mais il n'avait pas d'armes, il
était nu ; enfin, levant à deux bras la table
surchargée, il la jeta contre Narr'Havas tout au
milieu de la foule qui se précipitait entre eux. Les
soldats et les Numides se serraient à ne pouvoir tirer
leurs glaives. Mâtho avançait en donnant de
grands coups avec sa tête. Quand il la releva,
Narr'Havas avait disparu. Il le chercha des yeux.
Salammbô aussi était partie.
Alors sa vue se tournant sur le palais, il aperçut
tout en haut la porte rouge à croix noire qui se
refermait. Il s'élança.
On le vit courir entre les proues des galères, puis
réapparaître le long des trois escaliers
jusqu'à la porte rouge qu'il heurta de tout son corps.
En haletant, il s'appuya contre le mur pour ne pas
tomber.
Un homme l'avait suivi, et, à travers les
fénèbres, car les lueurs du festin
étaient cachées par l'angle du palais, il
reconnut Spendius.
«Va-t'en ! » dit-il.
L'esclave, sans répondre, se mit avec ses dents
à déchirer sa tunique ; puis s'agenouillant
auprès de Mâtho il lui prit le bras
délicatement, et il le palpait dans l'ombre pour
découvrir la blessure.
Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages,
Spendius aperçut au milieu du bras une plaie
béante. Il roula tout autour le morceau
d'étoffe ; mais l'autre, s'irritant, disait :
«Laisse-moi ! laisse-moi ! »
«Oh non ! » reprit l'esclave. «Tu m'as
délivré de l'ergastule. Je suis à toi ! tu es mon maître ! ordonne ! »
Mâtho, en frôlant les murs, fit le tour de la
terrasse. Il tendait l'oreille à chaque pas, et par
l'intervalle des roseaux dorés, plongeait ses regards
dans les appartements silencieux. Enfin il s'arrêta
d'un air désespéré.
«Ecoute ! » lui dit l'esclave. Oh ! ne me
méprise pas pour ma faiblesse ! J'ai vécu dans
le palais. Je peux, comme une vipère, me couler entre
les murs. Viens ! il y a dans la Chambre des Ancêtres
un lingot d'or sous chaque dalle ; une voie souterraine
conduit à leurs tombeaux.
- Eh ! qu'importe ! » dit Mâtho. Spendius se tut.
Ils étaient sur la terrasse. Une masse d'ombre
énorme s'étalait devant eux, et qui semblait
contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots
gigantesques d'un océan noir
pétrifié.
Mais une barre lumineuse s'éleva du côté
de l'Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de
Mégara commençaient à rayer de leurs
sinuosités blanches les verdures des jardins. Les
toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les
terrasses, les remparts, peu à peu, se
découpaient sur la pâleur de l'aube ; et tout
autour de la péninsule carthaginoise une ceinture
d'écume blanche oscillait tandis que la mer couleur
d'émeraude semblait comme figée dans la
fraîcheur du matin,. Puis à mesure que le ciel
rosé allait s'élargissant, les hautes maisons
inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se
tassaient telles qu'un troupeau de chèvres noires qui
descend des montagnes. Les rues désertes
s'allongeaient ; les palmiers, çà et là
sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies
avaient l'air de boucliers d'argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermoeum commençait à
pâlir. Tout au haut de l'Acropole, dans le bois de
cyprès, les chevaux d'Eschmoûn, sentant venir la
lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de
marbre et hennissaient du côté du soleil.
Il parut ; Spendius, levant les bras, poussa un cri.
Tout s'agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu,
comme se déchirant, versait à pleins rayons sur
Carthage la pluie d'or de ses veines. Les éperons des
galères étincelaient, le toit de Khamon
paraissait tout en flammes, et l'on apercevait des lueurs au
fond des temples dont les portes s'ouvraient. Les grands
chariots arrivant, de la campagne faisaient tourner leurs
roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés
de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les
carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des
cigognes s'envolèrent, des voiles blanches
palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin
des courtisanes sacrées, et à la pointe des
Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d'argile
commençaient â fumer.
Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dents
claquaient, il répétait :
«Ah !oui... oui... maître ! je comprends pourquoi
tu dédaignais tout à l'heure le pillage de la
maison.»
Mâtho fut comme réveillé par le
sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit :
«Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les
possèdent n'ont pas même de fer pour les
défendre ! »
Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue
quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du
môle, sur le sable, pour chercher des paillettes d'or
:
«Tiens ! lui dit-il, la République est comme ces
misérables : courbée au bord des océans,
elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le
bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle
n'entendrait pas venir par derrière le talon d'un
maître ! »
Il entraîna Mâtho tout à l'autre bout de
la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient
au soleil les épées des soldats supendues dans
les arbres :
Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est
exaspérée ! et rien ne les attache à
Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs
dieux ! »
Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius,
se rapprochant, poursuivit à voix basse :
«Me comprends-tu, soldat ? nous nous
promènerions couverts de pourpre comme des satrapes.
On nous laverait dans les parfums ; j'aurais des esclaves
à mon tour ! N'es-tu pas las de dormir sur la terre
dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre
la trompette ? Tu te reposeras plus tard, n'est-ce pas ? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux
vaulours ! ou peut-être, t'appuyant sur un bâton,
aveugle, boiteux, débile, tu t'en iras de porte en
porte raconter la jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs
de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs,
les campements dans la neige, les courses au soleil, les
tyrannies de la discipline et l'éternelle menace de la
croix ! Après tant de misères on t'a
donné un collier d'honneur, comme on suspend au
poitrail, des unes une ceinture de grelots pour les
étourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent
pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l'avais voulu, pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux
dans les grandes salles fraîches, au son des lyres,
couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des
femmes ! Ne me dis pas que l'entreprise est impossible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà, n'ont pas
possédé Rheggium et d'autres places fortes en
Italie ! Qui t'empêche ? Hamilcar est absent ; le
peuple exècre les Riches ; Giscon ne peut rien sur les
lâches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi ! il
t'obéiront. Commande-les ! Carthage est à nous ; jetons-nous-y !
- Non ! dit Mâtho, la malédiction de Moloch
pèse sur moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout
à l'heure j'ai vu dans un temple un bélier noir
qui reculait.» Il ajouta, en regardant autour de lui :
«Où est-elle ? »
Spendius comprit qu'une inquiétude immense l'occupait ; il n'osa plus parler.
Les arbres derrière eux fumaient encore ; de leurs
branches noircies, des carcasses de singes à demi
brûlées tombaient de temps à autre au
milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la bouche
ouverte à côté des cadavres ; et ceux qui
ne dormaient pas baissaient leur tête, éblouis
par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous
des flaques rouges. Les éléphants
balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs
trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts
des sacs de froment répandus, et sous la porte une
ligne épaisse de chariots amoncelés par les
Barbares ; les paons juchés dans les cèdres
déployaient leur queue et se mettaient à
crier.
Cependant l'immobilité de Mâtho étonnait
Spendius ; il était encore plus pâle que tout
à l'heure, et les prunelles fixes, il suivait quelque
chose à l'horizon, appuyé des deux poings sur
le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par
découvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait
au loin dans la poussière sur la route d'Utique ; c'était le moyeu d'un char attelé de deux
mulets ; un esclave courait à la tête du timon,
en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux
femmes assises. Les crinières des bêtes
bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique,
sous un roseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il
retint un cri.
Un grand voile, par derrière, flottait au vent.