|  | 
      
      «J'aurais dû l'enlever ! disait-il le soir
      à Spendius. Il fallait la saisir, l'arracher de sa
      maison ! Personne n'eût osé rien contre moi ! »
      
      Spendius ne l'écoutait pas. Etendu sur le dos, il se
      reposait avec délices, près d'une grande jarre
      pleine d'eau miellée, où de temps à
      autre il se plongeait la tête pour boire plus
      abondamment.
      
      Mâtho reprit :
      
      «Que faire ? ... Comment rentrer dans Carthage ? 
      
      - Je ne sais,» lui dit Spendius.
      
      Cette impassibilité l'exaspérait ; il
      s'écria :
      
      «Eh ! la faute vient de toi ! Tu m'entraînes,
      puis tu m'abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donc
      t'obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah ! prostitueur, esclave, fils d'esclave ! » Il
      grinçait des dents et levait sur Spendius sa large
      main.
      
      Le Grec ne répondit pas. Un lampadère d'argile
      brû-ait doucement contre le mât de la tente,
      où le zaïmph rayonnait dans la panoplie
      suspendue.
      
      Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes, boucla
      sa jaquette à lames d'airain, prit son casque.
      
      «Où vas-tu ? demanda Spendius. - J'y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et s'ils se
      présentent je les écrase comme des
      vipères ! Je la ferai mourir, Spendius ! » Il
      répéta : «Oui ! je la tuerai ! tu verras,
      je la tuerai ! »
      
      Mais Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le
      zaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus
      des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches
      brillèrent, et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine
      d'hommes environ.
      
      Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs
      poignards, des colliers de cuir, des pendants d'oreille en
      bois, des chaussures en peau d'hyène ; et,
      restés sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs
      lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas
      était le plus beau de tous ; des courroies garnies de
      perles serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant
      autour de sa tête son large vêtement retenait une
      plume d'autruche qui lui pendait par derrière
      l'épaule ; un continuel sourire découvrait ses
      dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme des
      flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque
      chose d'attentif et de léger.
      
      Il déclara qu'il venait se joindre aux Mercenaires,
      car la République menaçait depuis longtemps son
      royaume. Donc il avait intérêt à secourir
      les Barbares, et il pouvait aussi leur être
      utile.
      
      «Je vous fournirai des éléphants (mes
      forêts en sont pleines), du vin, de l'huile, de l'orge,
      des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges,
      vingt mille fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse
      à toi, Mâtho, c'est que la possession du
      zaïmph t'a rendu le premier de l'armée.» Il
      ajouta : «nous sommes d'anciens amis,
      d'ailleurs.»
      
      Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui
      écoutait assis sur les peaux de mouton, tout en
      faisant avec la tête de petits signes d'assentiment.
      Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait
      Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot.
      Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand
      hurlement, et Mâtho, emporté par cette
      colère, s'écria qu'il acceptait
      l'alliance.
      
      Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire,
      symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea
      au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang, ils y
      plongèrent leurs bras. Puis Narr'Havas étala sa
      main sur la poitrine de Mâtho, et Mâtho la sienne
      sur la poitrine de Narr'Havas. Ils
      répétèrent ce stigmate sur la toile de
      leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à
      manger, et on brûla le reste des viandes avec la peau,
      les ossements, les cornes et les ongles.
      
      Une immense acclamation avait salué Mâtho
      lorsqu'il était revenu portant le voile de la
      Déesse ; ceux mêmes qui n'étaient pas de
      religion chananéenne sentirent à leur vague
      enthousiasme qu'un Génie survenait. Quant à
      chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y songea ; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis
      suffisait, dans l'esprit des Barbares, à en
      légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats
      de race africaine. Les autres, dont la haine était
      moins vieille, ne savaient que résoudre. S'ils avaient
      eu des navires, ils se seraient immédiatement en
      allés.
      
      Spendius, Narr'Havas et Mâtho expédièrent
      des hommes à toutes les tribus du territoire
      punique.
      
      Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des
      impôts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix
      punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait
      cultiver ce qui convenait à la République,
      fournir ce quelle demandait ; personne n'avait le droit de
      posséder une arme ; quand les villages se
      révoltaient, on vendait les habitants ; les
      gouverneurs étaient estimés comme des
      pressoirs, d'après la quantité qu'il faisaient
      rendre.
      
      Puis, au delà des régions directement soumises
      à Carthage, s'étendaient les alliés ne
      payant qu'un médiocre tribut ; derrière les
      alliés vagabondaient les Nomades, qu'on pouvait
      lâcher sur eux. Par ce système les
      récoltes étaient toujours abondantes, les haras
      savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton,
      uu maître en fait de labours et d'esclaves,
      quatre-vingt-douze ans plus tard en fut ébahi, et le
      cri de mort qu'il répétait dans Rome
      n'était que l'exclamation d'une jalousie cupide.
      
      Durant la dernière guerre, les exactions avaient
      redoublé, si bien que les villes de la Libye presque
      toutes s'étaient livrées à
      Régulus. Pour les punir, on avait exigé d'elles
      mille talents, vingt mille bœufs, trois cents sacs de poudre
      d'or, des avances de grains considérables, et les
      chefs des tribus avaient été mis en croix ou
      jetés aux lions.
      
      Tunis surtout exécrait Carthage ! plus vieille que la
      métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange,
      au bord de l'eau, comme une bête venimeuse qui la
      regardait. Les déportations, les massacres et les
      épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait
      soutenu Archagate, fils d'Agathoclès. Les
      Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y
      trouvèrent des armes.
      
      Les courriers n'étaient pas encore partis, que dans
      les provinces une joie universelle éclata. Sans rien
      attendre, on étrangla dans les bains les intendants
      des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les
      femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs
      pendants d'oreilles, tout ce qui pouvaient servir à la
      destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les
      paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme, des
      gerbes de maïs.
      
      On expédia des bestiaux et de l'argent. Mâtho
      paya vite aux Mercenaires l'arrérage de leur solde, et
      cette idée de Spendius le fit nommer
      général en chef, schalischim des
      Barbares.
      
      En même temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord
      parurent les gens de race autochthone, puis les esclaves des
      campagnes. Des caravanes de Nègres furent saisies, on
      les arma, et des marchands qui venaient à Carthage,
      dans l'espoir d'un profit plus certain, se
      mêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment
      des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on voyait
      l'armée qui grossissait.
      
      Sur la plate-forme de l'aqueduc les gardes de la
      Légion étaient postés en sentinelles ; et près d'eux, de distance en distance,
      s'élevaient des cuves en airain où
      bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas, dans la plaine,
      la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils étaient
      incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre
      des murailles inspire toujours aux Barbares.
      
      Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance.
      Colonies phéniciennes comme Carthage, elles se
      gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités
      que concluait la République, faisaient chaque fois
      admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles
      respectaient cette soeur plus forte, qui les
      protégeait, et elles ne croyaient point qu'un amas de
      Barbares fût capable de la vaincre ; ils seraient au
      contraire exterminés. Elles désiraient rester
      neutres et vivre tranquilles.
      
      Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au
      fond d'un golfe, était commode pour amener dans
      Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était
      prise, Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la
      côte, la remplacerait, et la métropole, ainsi
      ravitaillée, se trouverait inexpugnable.
      
      Spendius voulait qu'on entreprît le siège
      immédiatement. Narr'Havas s'y opposa ; il fallait
      d'abord se porter sur la frontière. C'était
      l'opinion des vétérans, celle de Mâtho
      lui-même, et il fut décidé que Spendius
      irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte ; le
      troisième corps d'armée, s'appuyant à
      Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s'en
      chargea. Quant à Narr'Havas, il devait retourner dans
      son royaume pour y prendre des éléphants, et
      avec sa cavalerie battre les routes.
      
      Les femmes crièrent bien fort à cette
      décision ; elles convoitaient les bijoux des dames
      puniques. Les Libyens aussi réclamèrent. On les
      avait appelés contre Carthage, et voilà qu'on
      s'en allait ! Les soldats presque seuls partirent.
      Mâtho commandait ses compagnons avec les
      Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et
      des îles, et tous ceux qui parlaient grec avaient
      demandé Spendius, à cause de son esprit.
      
      La stupéfaction fut grande quand on vit l'armée
      se mouvoir tout à coup ; puis elle s'allongea sous la
      montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du
      côté de la mer. Un tronçon demeura devant
      Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du
      golfe, à la lisière des bois, où il
      s'enfonça.
      
      Ils étaient quatre-vingt mille hommes,
      peut-être. Les deux cités tyriennes ne
      résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage.
      Déjà une armée considérable
      l'entamait, en occupant l'isthme par la base, et
      bientôt elle périrait affamée, car on ne
      pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les citoyens
      ne payant pas, comme à Rome, de contributions. Le
      génie politique manquait à Carthage. Son
      éternel souci du gain l'empêchait d'avoir cette
      prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère
      ancrée sur le sable libyque, elle s'y maintenait
      à fores de travail. Les nations, comme des flots,
      mugissaient autour d'elle, et la moindre tempête
      ébranlait cette formidable machine.
      
      Le trésor se trouvait épuisé par la
      guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillé,
      perdu, tandis qu'on marchandait les Barbares. Cependant il
      fallait des soldats et pas un gouvernemeat ne se fiait
      à la République ! Ptolémée
      naguère lui avait refusé deux mille talents.
      D'ailleurs le rapt du voile les décourageait. Spendius
      l'avait bien prévu.
      
      Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait
      sur son cœur son argent et ses dieux ; et son patriotisme
      était entretenu par la constitution même de son
      gouvernement.
      
      D'abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu'aucun
      fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes
      particulières étaient considérées
      comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne
      avaient le monopole du commerce ; en multipliant les
      bénéfices de la piraterie par ceux de l'usure,
      en exploitant rudement les terres, les esclaves et les
      pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Elle
      ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que la
      puissance et l'argent se perpétuassent dans les
      mêmes familles, on tolérait l'oligarchie, parce
      qu'on avait l'espoir d'y atteindre.
      
      Les sociétés de commerçants, où
      l'on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs
      des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les
      cent membres du Conseil des Anciens, dépendant
      eux-mêmes de la Grande-Assemblée, réunion
      générale de tous les riches. Quant aux deux
      suffètes, à ces restes de rois, moindres que
      des consuls, ils étaient pris le même jour dans
      deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes
      de haines, pour qu'ils s'affaiblissent réciproquement.
      Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et,
      quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les
      crucifiait.
      
      Donc la force de Carthage émanait des Syssites,
      c'est-à-dire d'une grande cour au centre de Malqua,
      à l'endroit, disait-on, où avait abordé
      la première barque de matelots phéniciens, la
      mer depuis lors s'étant beaucoup retirée.
      C'était un assemblage de petites chambres d'une
      architecture archaïque, en troncs de palmier, avec des
      encoignures de pierre, et séparées les unes des
      autres pour recevoir isolément les différentes
      compagnies. Les Riches se tassaient là tout le jour
      pour débattre leurs intérêts et ceux du
      gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'à
      l'extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient
      monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la
      cour ; et d'en bas on les apercevait attablés dans les
      airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de
      leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs
      grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les
      buires, - tous forts et gras, à moitié nus,
      heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros
      requins qui s'ébattent dans la mer.
      
      Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler
      leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait aux portes, les escortait
      jusqu'à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle.
      Comme par les temps de peste, toutes les maisons
      étaient fermées ; les rues s'emplissaient, se
      vidaient soudain ; on montait à l'Acropole ; on
      courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil
      délibérait. Enfin le peuple fut convoqué
      sur la place de Kamon, et l'on décida de s'en remettre
      à Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle.
      
      C'était un homme dévot, rusé,
      impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ss
      revenus égalaient ceux des Barca. Personne n'avait une
      telle expérience dans les choses de
      l'administration.
      
      Il décréta l'enrôlement de tous les
      citoyens valides, il plaça des catapultes sur les
      tours, il exigea des provisions d'armes exorbitantes, il
      ordonna même la construction de quatorze galères
      dont on n'avait pas besoin ; et il voulut que tout fût
      enregistré, soigneusement écrit. Il se faisait
      transporter à l'arsenal, au phare, dans le
      trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande
      litière qui, en se balançant de gradin en
      gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son palais,
      la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer
      à la bataille, il hurlait, d'une voix terrible, des
      manoeuvres de guerre.
      
      Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave.
      Les Riches, dès le chant des coqs, s'alignaient le
      long des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils
      s'exerçaient à manier la pique. Mais, faute
      d'instructeur, on se disputait. Ils s'asseyaient
      essoufflés sur les tombes, puis recommençaient.
      Plusieurs même s'imposèrent un régime.
      Les uns, s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour
      acquérir des forces, se gorgeaient, et d'autres,
      incommodés par leur corpulence, s'exténuaient
      de jeûnes pour se faire maigrir.
      
      Utique avait déjà réclamé
      plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne
      voulait point partir tant que le dernier écrou
      manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes
      à équiper les cent douze
      éléphants qui logeaient dans les remparts ; c'étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple
      les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers
      ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d'airain dont
      on garnissait leur poitrail, dorer leurs défenses,
      élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la
      plus belle des caparaçons bordés de franges
      très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs
      conducteurs des Indiens (d'après les premiers, sans
      doute, venus des Indes), il ordonna que tous fussent
      costumés à la mode indienne,
      c'est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes
      et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses
      plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille
      appliquée sur les hanches.
      
      L'armée d'Autharite restait toujours devant Tunis.
      Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du
      lac et défendu au sommet par des broussailles
      épineuses. Des Nègres y avaient planté
      çà et là, sur de grands bâtons,
      d'effroyables figures, masques humains composés avec
      des plumes d'oiseaux, têtes de chacals ou de serpents,
      qui bâillaient vers l'ennemi pour l'épouvanter ; - et, par ce moyen, s'estimant invincibles, les Barbares
      dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne
      tarderait pas à périr. Un autre qu'Hannon
      eût écrasé facilement cette multitude
      qu'embarrassaient des troupeaux et des femmes. D'ailleurs,
      ils ne comprenaient aucune manoeuvre, et Autharite
      découragé n'en exigeait plus rien.
      
      Ils s'écartaient, quand il passait en roulant ses gros
      yeux bleus. Puis, arrivé, au bord du lac, il retirait
      son sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui
      attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans
      l'eau. Il regrettait de n'avoir pas déserté
      chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple
      d'Eryx.
      
      Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout
      à coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient
      immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière
      brune, perpendiculairement étalé, accourait en
      tourbillonnant ; les palmiers se courbaient, le ciel
      disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la
      croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvres
      collées contre les trous de sa tente, râlait
      d'épuisement et de mélancolie. Il songeait
      à la senteur des pâturages par les matins
      d'automne, à des flocons de neige, aux beuglements des
      aurochs perdus dans le brouillard, et fermant ses
      paupières, il croyait apercevoir les feux des longues
      cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au
      fond des bois.
      
      D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne
      fût pas aussi lointaine. En effet, les Carthaginois
      captifs pouvaient distinguer au delà du golfe, sur les
      pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons,
      étendus dans les cours. Mais des sentinelles
      marchaient autour d'eux, perpétuellement. On les avait
      tous attachés à une chaîne commune.
      Chacun portait un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait
      pas de venir les regarder. Les femmes montraient aux petits
      enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur
      leurs membres amaigris.
      
      Toutes les fois qu'Autharite considérait Giscon, une
      fureur le prenait au souvenir de son injure ; il l'eût
      tué sans le serment qu'il avait fait à
      Narr'Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un
      mélange d'orge et de cumin jusqu'à
      s'évanouir d'ivresse, - puis se réveillait au
      grand soleil, dévoré par une soif
      horrible.
      
      Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte.
      
      Mais la ville était protégée par un lac
      communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur
      les hauteurs qui la dominaient se développait un mur
      fortifié de tours. Jamais il n'avait commandé
      de pareilles entreprises. Puis la pensée de
      Salammbô l'obsédait, et il rêvait dans les
      plaisirs de sa beauté, comme les délices d'une
      vengeance qui le transportait d'orgueil. C'était un
      besoin de la revoir acre, furieux, permanent. Il songea
      même à s'offrir comme parlementaire,
      espérant qu'une fois dans Carthage, il parviendrait
      jusqu'à elle. Souvent il faisait sonner l'assaut, et,
      sans rien attendre, s'élançait sur le
      môle qu'on tâchait d'établir dans la mer.
      Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait,
      frappait, enfonçait partout son épêe. Les
      Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les
      échelles rompaient avec un grand fracas, et des masses
      d'hommes s'écroulaient dans l'eau qui rejaillissait en
      flots rouges contre les murs. Enfin, le tumulte
      s'affaiblissait, et les soldats s'éloignaient pour
      recommencer.
      
      Mâtho allait s'asseoir en dehors des tentes ; il
      essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de
      sang, et, tourné vers Carthage, il regardait
      l'horizon.
      
      En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes
      et les platanes, s'étalaient deux larges étangs
      qui rejoignaient un autre lac dont on n'apercevait pas les
      contours. Derrière une montagne surgissaient d'autres
      montagnes, et, au milieu du lac immense, se dressait une
      île toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche,
      à l'extrémité du golfe, des tas de
      sables semblaient de grandes vagues blondes
      arrêtées, tandis que la mer, plate comme un
      dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord
      du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits
      sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient
      comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du
      sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l'eau : des
      alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du
      soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs
      pour aspirer la brise.
      
      Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait
      à plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la
      terre et il pleurait ; il se sentait misérable,
      chétif, abandonné. Jamais il ne la
      posséderait, et il ne pouvait même s'emparer
      d'une ville.
      
      La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph.
      A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle ? et des doutes
      survenaient dans la pensée du Barbare. Puis, il lui
      semblait au contraire que le vêtement de la
      Déesse dépendait de Salammbô, et qu'une
      partie de son âme y flottait plus subtile qu'une
      haleine ; et il le palpait, le humait, s'y plongeait le
      visage, il le baisait en sanglotant. Il s'en recouvrait les
      épaules pour se faire illusion et se croire
      auprès d'elle.
      
      Quelquefois il s'échappait tout à coup ; à la clarté des étoiles, il enjambait
      les soldats qui dormaient, roulés dans leurs manteaux ; puis, aux portes du camp, il s'élançait sur
      un cheval, et, deux heures après, se trouvait à
      Utique dans la tente de Spendius.
      
      D'abord, il parlait du siège ; mais il n'était
      venu que pour soulager sa douleur en causant de
      Salammbô ; Spendius l'exhortait à la
      sagesse.
      
      «Repousse de ton âme ces misères qui la
      dégradent ! Tu obéissais autrefois ; à
      présent tu commandes une armée, et si Carthage
      n'est pas conquise, du moins on nous accordera des provinces ; nous deviendrons des rois ! »
      
      Mais, comment la possession du zaïmph ne leur
      donnait-elle pas la victoire ? D'après Spendius, il
      fallait attendre.
      
      Mâtho s'imagina que le voile concernait exclusivement
      les hommes de race chananéenne, et, dans sa
      subtilité de Barbare, il se disait : «Donc le
      zaïmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu'ils l'ont
      perdu, il ne fera rien pour eux.»
      
      Ensuite, un scrupule le troubla. Il avait peur, en adorant
      Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Moloch ; et il
      demanda timidement à Spendius auquel des deux il
      serait bon de sacrifier un homme. - «Sacrifie toujours ! » dit Spendius, en riant. Mâtho qui ne
      comprenait point cette indifférence, soupçonna
      le Grec d'avoir un génie dont il ne voulait pas
      parler.
      
      Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient
      dans ces armées de Barbares, et l'on
      considérait les dieux des autres, car ils effrayaient
      aussi. Plusieurs mêlaient à leur religion natale
      des pratiques étrangères. On avait beau ne pas
      adorer les étoiles, telle constellation étant
      funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices ; un
      amulette inconnu, trouvé par hasard dans un
      péril, devenait une divinité ; ou bien
      c'était un nom, rien qu'un nom, et que l'on
      répétait sans même chercher à
      comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, à force
      d'avoir pillé des temples, vu quantité de
      nations et d'égorgements, beaucoup finissaient par ne
      plus croire qu'au destin et à la mort ; et chaque soir
      ils s'endormaient dans la placidité des bêtes
      féroces. Spendius aurait craché sur les images
      de Jupiter Olympien ; cependant il redoutait de parler haut
      dans les ténèbres, et il ne manquait pas, tous
      les jours, de se chausser d'abord du pied droit.
      
      Il élevait, en face d'Utique, une longue terrasse
      quadrangulaire. Mais, à mesure qu'elle montait, le
      rempart grandissait aussi ; ce qui était abattu par
      les uns, presque immédiatement se trouvait
      relevé par les autres. Spendius ménageait ses
      hommes, rêvait des plans ; il tâchait de se
      rappeler les stratagèmes qu'il avait entendu raconter
      dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas ? On
      était plein d'inquiétudes.
      
      Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit
      sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser à ses
      éléphants et à ses soldats le golfe de
      Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des
      Eaux-Chaudes pour éviter Autharite, et
      continuèrent avec tant de lenteur qu'au lieu de
      surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé
      le Suffète, on n'arriva qu'en plein soleil, dans la
      troisième journée.
      
      Utique avait, du côté de l'orient, une plaine
      qui s'étendait jusqu'à la grande lagune de
      Carthage ; derrière elle, débouchait à
      angle droit une vallée comprise entre deux basses
      montagnes s'interrompant tout à coup ; les Barbares
      s'étaient campés plus loin sur la gauche, de
      manière à bloquer le port ; et ils dormaient
      dans leurs lentes (car ce jour-là les deux partis,
      trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au tournant
      des collines, l'armée carthaginoise parut.
      
      Des goujats munis de frondes étaient espacés
      sur les ailes. Les gardes de la Légion, sous leurs
      armures en écailles d'or, formaient la première
      ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sans
      poil, sans oreilles, et qui avaient au milieu du front une
      corne d'argent pour les faire ressembler à des
      rhinocéros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens,
      coiffés d'un petit casque, balançaient dans
      chaque main un javelot de frêne ; les longues piques de
      la lourde infanterie s'avançaient par derrière,
      tous ces marchands avaient accumulé sur leurs corps le
      plus d'armes possible : on en voyait qui portaient à
      la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; d'autres, comme des porcs-épics, étaient
      hérissés de dards, et leurs bras
      s'écartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou
      en plaques de fer. Enfin apparurent les échafaudages
      des hautes machines : carrobalistes, onagres, catapultes et
      scorpions, oscillant sur des chariots tirés par des
      mulets et des quadriges de bœufs ; - et à mesure que
      l'armée se développait, les capitaines, en
      haletant, couraient de droite et de gauche pour communiquer
      des ordres, faire joindre les files et maintenir les
      intervalles. Ceux des Anciens qui commandaient étaient
      venus avec des casques de pourpre dont les franges
      magnifiques s'embarrassaient dans les courroies de leurs
      cothurnes. Leurs visages, tout barbouillés de
      vermillon, reluisaient sous des casques énormes
      surmontés de dieux ; et, comme ils avaient des
      boucliers à bordure d'ivoire couverte de pierreries,
      on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs
      d'airain.
      
      Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les soldats,
      par dérision, les engagèrent à
      s'asseoir. Ils criaient qu'ils allaient tout à l'heure
      vider leurs gros ventres, épousseter la dorure de leur
      peau et leur faire boire du fer.
      
      Au haut du mât planté devant la tente de
      Spendius, un lambeau de toile verte apparut : c'était
      le signal. L'année carthaginoise y répondit par
      un grand tapage de trompettes, de cymbales, de flûtes
      en os d'âne et de tympanons. Déjà les
      Barbares avaient sauté en dehors des palissades. On
      était à portée de javelot, face à
      face.
      
      Un frondeur baléare s'avança d'un pas, posa
      dans sa lanière une de ses balles d'argile, tourna son
      bras ; un bouclier d'ivoire éclata, et les deux
      armées se mêlèrent.
      
      Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux
      aux naseaux, les firent se renverser sur leurs maîtres.
      Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient
      prises trop grosses ; elles retombaient près d'eux.
      Les fantassins puniques, en frappant de taille avec leurs
      longues épées, se découvraient le flanc
      droit, les barbares enfoncèrent leurs lignes ; ils les
      égorgeaient à plein glaive ; ils
      trébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout
      aveuglés par le sang qui leur jaillissait au visage.
      Ce tas de piques, de casques, de cuirasses,
      d'épées et de membres confondus tournait sur
      soi-même, s'élargissant et se serrant avec des
      contractions élastiques. Les cohortes carthaginoises
      se trouèrent de plus en plus, leurs machines ne
      pouvaient sortir des sables ; enfin, la litière du
      Suffète (sa grande litière à pendeloques
      de cristal), que l'on apercevait, depuis le commencement,
      balancée dans les soldats comme une barque sur les
      flots, tout à coup sombra. Il était mort sans
      doute ? Les Barbares se trouvèrent seuls.
      
      La poussière autour d'eux tombait et ils
      commençaient à chanter, lorsque Hannon
      lui-même parut au haut d'un éléphant. Il
      était nu-tête, sous un parasol de byssus, que
      portait un nègre derrière lui. Son collier
      à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique
      noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras
      énormes, et la bouche ouverte, il brandissait une
      pique démesurée, épanouie par le bout
      comme un lotus et plus brillante qu'un miroir. Aussitôt
      la terre s'ébranla, - et les Barbares virent accourir,
      sur une seule ligne, tous les éléphants de
      Carthage avec leurs défenses dorées, les
      oreilles paintes en bleu, revêtus de bronze, et
      secouant par-dessus leurs caparaçons d'écarlate
      des tours de cuir, où dans chacune trois archers
      tenaient un grand arc ouvert.
      
      A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils
      s'étaient rangés au hasard. Une terreur les
      glaça ; ils restèrent indécis.
      
      Déjà, du haut des tours on leur jetait des
      javelots, des flèches, des phalariques, des masses de
      plomb ; quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux
      franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur
      abattait les mains, et ils tombaient à la renverse sur
      les glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les
      éléphants passaient dans les phalanges comme
      des sangliers dans des touffes d'herbes ; ils
      arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes, le
      traversèrent d'un bout à l'autre en renversant
      les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaient
      fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la
      vallée par où les Carthaginois étaient
      venus.
      
      Hannon, vainqueur, se présenta devant les portes
      d'Utique. Il fit sonner de la trompette. Les trois Juges de
      la ville parurent, au sommet d'une tour, dans la baie des
      créneaux.
      
      Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez eux des
      hôtes aussi bien armés. Hannon s'emporta. Enfin
      ils consentirent à l'admettre avec une faible
      escorte.
      
      Les rues se trouvèrent trop étroites pour les
      éléphants. Il fallut les laisser dehors.
      
      Dès que le Suffète fut dans la ville, les
      principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux
      étuves, et appela ses cuisiniers.
      
      Trois heures après, il était encore
      enfoncé dans l'huile de cinnamome dont on avait rempli
      la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une
      peau de bœuf étendue, des langues de
      phénicoptères avec des graines de pavot
      assaisonnées au miel. Près de lui, son
      médecin grec, immobile dans une longue robe jaune,
      faisait de temps à autre réchauffer
      l'étuve, et deux jeunes garçons, penchés
      sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais
      les soins de son corps n'arrêtaient pas son amour de la
      chose publique, car il dictait une lettre pour le
      Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers,
      il se demandait quel châtiment terrible inventer.
      
      «Arrête ! dit-il à un esclave qui
      écrivait, debout, dans le creux de sa main. Qu'on m'en
      amène ! Je veux les voir.»
      
      Et du fond de la salle emplie d'une vapeur blanchâtre
      où les torches jetaient des taches rouges, on poussa
      trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et un
      Cappadocien.
      
      «Continue ! dit Hannon. - Réjouissez-vous,
      lumière des Baals ! votre suffète a
      exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la République ! Ordonnez des prières ! » Il aperçut les
      captifs, et alors éclatant de rire : - «Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! vous ne criez plus si fort
      aujourd'hui ! C'est moi ! Me reconnaissez-vous ? Où
      sont donc vos épées ? Quels hommes terribles,
      vraiment ! » Et il feignait de se vouloir cacher, comme
      s'il en avait eu peur. - «vous demandiez des chevaux,
      des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des
      sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous en fournirai,
      des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera
      à des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous
      la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous
      mettrai à de bonnes places, très hautes, au
      milieu des nuages, pour être rapprochés des
      aigles ! »
      
      Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le
      regardaient sens comprendre ce qu'il disait. Blessés
      aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et
      les grosses chaînes de leurs mains traînaient,
      par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de leur
      impassibilité.
      
      «A genoux ! à genoux ! chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne
      répondent pas ! Assez! taisez-vous ! Qu'on les
      écorche vifs ! Non ! tout à l'heure ! »
      
      Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux.
      L'huile parfumée débordait sous la masse de son
      corps, et, se collant contre les écailles de sa peau,
      à la lueur des torches, la faisait paraître
      rose. Il reprit :
      
      «nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert
      du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus.
      Malgré leur position, le courage extraordinaire... Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu'on réchauffe les
      briques, et qu'elles soient rouges ! »
      
      On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux.
      L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes, et les
      masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui
      écrasèrent sur les articulations une pâte
      composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du
      lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une
      soif incessante le dévorait ; l'homme vêtu de
      jaune ne céda pas à cette envie, et, lui
      tendant une coupe d'or où fumait un bouillon de
      vipère :
      
      «Bois ! dit-il, pour que la force des serpents,
      nés du soleil, pénètre dans la moelle de
      tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux ! Tu sais
      d'ailleurs qu'un prêtre d'Eschmoûn observe autour
      du Chien les étoiles cruelles d'où
      dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les
      macules de ta peau, et tu n'en dois pas mourir.
      
      - Oh ! oui, n'est-ce pas ? répéta le
      Suffète, je n'en dois pas mourir ! » Et de ses
      lèvres violacées s'échappait une haleine
      plus nauséabonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux
      charbons semblaient brûler à la place de ses
      yeux, qui n'avaient plus de sourcils ; un amas de peau
      rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles, en
      s'écartant de sa tête, commençaient
      à grandir, et les rides profondes qui formaient des
      demi-cercles autour de ses narines, lui donnaient un aspect
      étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche.
      Sa voix dénaturée ressemblait à un
      rugissement ; il dit :
      
      «Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet,
      voilà bien des ulcères qui se sont
      fermés. Je me sens robuste. Tiens ! regarde comme je
      mange ! »
      
      Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se
      prouver à lui-même qu'il se portait bien, il
      entamait les farces de fromage et d'origan, les poissons
      désossés, les courges, les huîtres, avec
      des oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de
      petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se
      délectait dans l'imagination de leur supplice.
      Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses
      douleurs s'exhalait en injures contre ces trois hommes.
      
      «Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m'outragiez, moi ! moi ! le
      Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang, comme
      ils disent ! Ah ! oui ! leur sang! leur sang ! » Puis,
      se parlant à lui-même : - «Tous
      périront ! on n'en vendra pas un seul ! Il vaudrait
      mieux les conduire à Carthage ! on me verrait... mais
      je n'ai pas, sans doute, emporté assez de
      chaînes. Ecris : Envoyez-moi... Combien sont-ils ? qu'on aille le demander à Muthumbal ! Va ! pas de
      pitié ! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes
      leurs mains coupées ! »
      
      Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus,
      arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le
      retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils
      redoublèrent, et tout à coup le barrissement
      furieux des éléphants éclata, comme si
      la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait
      la vide.
      
      Les Carthaginois n'avaient point cherché à
      poursuivre les Barbares. Ils s'étaient établis
      au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur
      train de satrapes, et ils se réjouissaient sous leurs
      belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp
      des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de
      ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia
      Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses
      hommes (les pertes n'étaient pas
      considérables), - et enragés d'avoir
      été vaincus sans combattre, ils reformaient
      leurs lignes, quand on découvrit une cuve de
      pétrole, abandonnée sans doute par les
      Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les
      métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et
      les poussa vers Utique.
      
      Les éléphants, effrayés par ces flammes,
      s'enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots,
      ils revinrent en arrière ; - et à grands coups
      d'ivoire et sons leurs pieds, ils éventraient les
      Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient.
      Derrière eux, les Barbares descendaient la colline ; le camp punique, sans retranchements, dès la
      première charge fut saccagé, et les
      Carthaginois se trouvèrent écrasés
      contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la
      peur des Mercenaires. Le jour se levait ; on vit, du
      côté de l'Occident, arriver les fantassins de
      Mâtho. En même temps des cavaliers parurent ; c'était Narr'Havas avec ses Numides. Sautant
      par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient
      les fuyards comme des lévriers qui chassent des
      lièvres. Ce changement de fortune interrompit le
      Suffète. Il cria pour qu'on vînt l'aider
      à sortir de l'étuve.
      
      Les trois captifs étaient toujours devant lui. Alors
      un nègre (le même qui, dans la bataille, portait
      son parasol) se pencha vers son oreille.
      
      «Eh bien ? ... répondit le Suffète
      lentement. Ah ! tue-les ! » ajouta t-il d'un ton
      brusque.
      
      L'Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard, et les
      trois têtes tombèrent. Une d'elles, en
      rebondissant parmi les épluchures du festin, alla
      sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la
      bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matin
      entraient par les fentes du mur ; les trois corps,
      couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros
      bouillons comme trois fontaines, et une nappe de sang coulait
      sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le
      Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude,
      et il s'en frotta les genoux : c'était un
      remède.
      
      Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son
      escorte, puis s'engagea dans la montagne, pour rejoindre son
      armée.
      
      Il parvint à en retrouver les débris.
      
      Quatre jours après, il était à Gorza,
      sur le haut d'un défilé, quand les troupes de
      Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes
      lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent
      facilement arrêtés ; les Carthaginois les
      regardèrent passer tout stupéfaits. Hannon
      reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides ; Narr'Havas s'inclina pour le saluer, en faisant un signe
      qu'il ne comprit pas.
      
      On s'en revint à Carthage avec toutes sortes de
      terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se
      cachait dans les bois d'oliviers. A chaque étape
      quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs
      fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum, où des
      vaisseaux vinrent les prendre.
      
      Hannon était si fatigué, si
      désespéré, - la perte des
      éléphants surtout l'accablait, - qu'il demanda,
      pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il
      se sentait déjà tout étendu sur sa
      croix.
      
      Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On
      avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles
      d'argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d'or,
      dix-huit éléphants, quatorze membres du
      Grand-Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du
      blé pour trois lunes, un bagage considérable et
      toutes les machines de guerre ! La défection de
      Narr'Havas était certaine, les deux sièges
      recommençaient. L'armée d'Autharite
      s'étendait maintenant de Tunis à Rhadès.
      Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la campagne de
      longues fumées montant jusqu'au ciel ; c'étaient les châteaux des Riches qui
      brûlaient.
      
      Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se
      repentit de l'avoir méconnu, et le parti de la paix,
      lui-même, vota des holocaustes pour le retour
      d'Hamilcar.
      
      La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô.
      Elle croyait la nuit entendre les pas de la Déesse, et
      elle se réveillait épouvantée en jetant
      des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la
      nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à
      exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait
      plus.
      
      
        
          |  |