Livre II - Le papyrus (2)

Le banquet Sommaire L'euphorbe

Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la chaussée, traînaient çà et là des couronnes effeuillées et des torches éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous ses pieds.

- Tu les a entendus, ma Thaïs ! s'écria-t-il. Ils ont craché toutes les folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de leur sueur gluante ; tu les as vues, ces brutes endormies sous les talons des esclaves ; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les tapis souillés de leurs vomissements ; tu l'as vu, ce vieillard insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ inattendu ! Louanges à Dieu ! Tu as regardé l'erreur et tu as connu qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à elles.

Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes, le poids des heures, soupirait :

- Je suis fatiguée à mourir, ô mon père ! Où trouver le repos ? Je me sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée de ma main...

Paphnuce la regardait avec bonté :

- Courage, ô ma soeur : l'heure du repos se lève pour toi, blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.

Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle demanda :

- Que faut-il faire ?

- Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin parfumé. Ecoute : il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira : «  Ma fille, sois la bienvenue !  »

La courtisane poussa un cri d'admiration :

- Albine ! une fille des Césars ! La petite nièce de l'empereur Carus !

- Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de Jésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit :

- Mène-moi donc à la maison d'Albine. Et Paphnuce, achevant sa victoire :

- Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs ; et quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs !

Thaïs dit pour la seconde fois :

- Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine.

Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées ; ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée amère jaillit de ses yeux.

- Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie ? Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert ? Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte ! Hâte-toi, Thaïs ! et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.

Thaïs y consentit.

- Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se baigner ? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce prodige, s'est moqué de moi ; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain. Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr. Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux mon père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes. Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les fourriers aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant Paphnuce :

- Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.

Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur ressemblaient et dit aux autres :

- Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.

Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce n'était pas une plaisanterie.

- Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs :

- J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. Esclaves, hâtez-vous ! Encore du bois ! Encore des flambeaux et des torches ! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille les infâmes parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à l'ouvrage ; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d'or. Trois robustes Ethiopiens accoururent tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une mortelle ; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.

A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine. Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe flottante, un Eros d'ivoire.

Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu :

- Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes ? Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Eros. Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l'amour est une vertu et, si j'ai péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Eros est joli ! Comme il se cache avec grâce dans la barbe de ee jardinier ! Un jour, Nicias, qui m'aimait alors, me l'apporta en me disant : «  Il te parlera de moi ». Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce bûcher, mon père ! Conserve cet Eros et place-le dans quelque monastère. Ceux qui le verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées.

Le jardinier, croyant déjà le petit Eros sauvé, lui souriait comme à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, le lança dans les flammes en s'écriant :

- Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les poisons.

Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles.

Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée. Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du bûcher :

- Qu'est cela ? pensaient-ils.

Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un monastère.

Les marchands songeaient :

- Thaïs quitte cette ville ; nous ne lui vendrons plus rien ; c'est une chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle ? Ce moine lui a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire ? A quoi servent les lois ? Il n'y a donc plus de magistrats à Alexandrie ? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la contraindre à rester malgré elle dans cette ville.

Les jeunes gens songeaient de leur côté :

- Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle ; il ne se donnait pas de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous nous excitait au plaisir.

Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement jugée :

- C'est une fuite honteuse !

- Un lâche abandon !

- Elle nous retire le pain de la bouche.

- Elle emporte la dot de nos filles.

- Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai vendues.

- Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.

- Elle doit à tout le monde.

- Qui représentera après elle Iphigénie, Electre et Polyxène ? Le beau Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle.

- Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.

- Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.

Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place ; et, se traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient :

- Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir ? Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient en passant des poignées de pièces d'argent.

Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux.

Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et lui dit tout bas :

- Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre pas qu'un moine te l'enlève.

- Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas ! s'écria Cérons. Je vais parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place ! Place, canaille !

Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la tirant à part :

- Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si vraiment tu renonces à l'amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons :

- Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci : elle est sacrée, elle est la part de Dieu.

- Va-t'en, cynocéphale ! répliqua le jeune homme furieux ; laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une raideur inattendue, il chancela et alla tombera quatre pas en arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de mort.

- Au gibet ! le moine, au gibet !

- Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif !

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son cœur.

- Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous : les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une prostituée ? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain en ruisseaux de boue.

Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles ; il semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle les frissons de l'horreur et de la volupté.

A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache, s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria :

- Arrêtez ! arrêtez ! Ce moine est mon frère !

C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant, Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait :

- Arrêtez, vous dis-je ; épargnez mon vieux condisciple ; respectez la chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable ; puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant leur fureur était vive ; mais peu à peu leurs regards se tournèrent vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi, tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entrechoquaient comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié.

Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste :

- C'est donc fait ! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin de nous mon farouche ami.

- Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je ïe crois, car il possède la vérité.

- Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les vérités. Il n'en a qu'une ; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants :

- Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des raves sans huile. Eh bien ! très cher, en accomplissant ces actes, dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines ; nous rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin commune : le bonheur, l'impossible bonheur ! J'aurais donc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison. Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, Thaïs ! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais l'inanité ; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre ? Adieu, ma bienfaitrice ! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes ! adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du moine ; elle éclata en imprécations.

- Va-t'en, maudit ! Je te méprise et te hais ! Va-t'en, fils de l'enfer, mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière, réprouvé !

Nicias le regardait avec tendresse.

- Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton amour ! Adieu ! Thaïs : en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton souvenir.

Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile, peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel ; et il lui sembla qu'un petit Eros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un raisonnement :

- Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il m'apporter ma mort ? ... Est-ce à dire que je vivrai éternellement ? Non, mais j'en conclus qne ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et que je n'ai pas fini.

Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route ; il avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en l'attendant.

Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par ia porte de la Lune et suivirent le rivage de la mer.

- Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris :

- Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens et aux infidèles un corps que l'Eternel avait formé pour s'en faire un tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulève le cœur.

Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son cœur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage.

Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un souffle inconnu entrer dans son cœur ouvert, des sanglots lui montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. Il murmura cent fois :

- Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte !

Il pria :

- Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur et des sens ! O sainte, sainte, très sainte Thaïs !

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient de choses éternelles. Elle disait :

- Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.

Paphnuce répondait :

- Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore les tabernacles de vie ; bientôt tu verras s'allumer les rosés de l'éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans l'aurore.

- Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie ?

- Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je t'enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et il faut croire que c'était malgré elles, car la règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son voile, et dit :

- La paix du Seigneur soit avec toi, vénérable Albine ! J'apporte à la ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et réchauffée de mon souffle. Je te la donne.

Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la fille des Césars.

Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine :

- Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.

Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une cabane restée vide depuis la mort de la vierge Laeta qui l'avait sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut pénétrée d'une joie infinie.

- Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que Jésus viendra rompre de ses mains.

Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des fentes de l'huis. Puis, s'écant approché de la fenêtre près de laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua par trois fois le Seigneur et s'écria :

- Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie ! Que ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant !

Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement. Albine appela une de ses vierges.

- Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire : du pain, de l'eau et une flûte à trois trous.


Le banquet Haut de la page L'euphorbe