Chapitre 12

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J'attendais à Valence M. Biot, qui s'était chargé d'apporter de nouveaux instruments avec lesquels nous devions mesurer la latitude de Formentera. Je profiterai de ces courts instants de repos pour consigner ici quelques détails de moeurs qu'on lira peut-être avec intérêt.

Je rapporterai d'abord une aventure qui faillit me coûter la vie dans des circonstances assez singulières.

Un jour, par délassement, je crus pouvoir aller, avec un compatriote, à la foire de Murviedro, l'ancienne Sagonte, qu'on me disait être très curieuse. Je rencontrai, dans la ville, la fille d'un Français résidant à Valence, mademoiselle B***. Toutes les hôtelleries étaient combles ; mademoiselle B*** nous invita à aller prendre une collation chez sa grand'mère ; nous acceptâmes. Mais, au sortir de la maison, elle nous apprit que notre visite n'avait pas été du goût de son fiancé, et que nous devions nous attendre à quelque guet-apens de sa façon. Nous allâmes incontinent acheter des pistolets chez un armurier, et nous nous remîmes en route pour Valence.

España, sus monumentos y artes
Catalunya, Piferrer/Margall (1884)

Chemin faisant, je dis au calezero, homme que j'employais depuis longtemps et qui m'était très dévoué :

«Isidro, j'ai quelques raisons de croire que nous serons arrêtés ; je vous en avertis, afin que vous ne soyez pas surpris des coups de feu qui partiront de la caleza.» Isidro, assis sur le brancard, suivant l'habitude du pays, répondit :

«Vos pistolets sont parfaitement inutiles, Messieurs : laissez-moi faire ; il suffira d'un cri pour que ma mule nous débarrasse de deux, de trois et même de quatre hommes.»

Une minute s'était à peine écoulée depuis que le calezero avait prononcé ces paroles, lorsque deux hommes se présentèrent devant la mule et la saisirent par les naseaux. A l'instant, un cri formidable, qui ne s'effacera jamais de mon souvenir, le cri de capitana ! fut poussé par Isidro. La mule se cabra presque verticalement, en soulevant l'un des deux hommes, retomba et partit au grand galop. Le cahot qu'éprouva la voiture nous fit trop bien comprendre ce qui venait d'arriver. Un long silence succéda à cet événement ; il ne fut interrompu que par ces mots du calezero : «Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que ma mule vaut mieux que des pistolets ?»

Le lendemain, le capitaine général, don Domingo Izquierdo me raconta qu'on avait trouvé un homme écrasé sur la route de Murviedro. Je lui rendis compte de la prouesse de la mule d'Isidro, et tout fut dit.


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