Chapitre 16 |
J'ai raconté, dans le cours de ma relation, que
deux chartreux quittaient souvent leur couvent du Desierto
de las palmas, et venaient, en contrebande, me voir
à ma station, située environ deux cents
mètres plus haut. Quelques détails pourront
donner une idée de ce qu'étaient certains
moines, dans la Péninsule, en 1807.
L'un des deux, le père Trivulce, était vieux ;
l'autre, au contraire, était très jeune. Le
premier, d'origine française, avait joué un
rôle à Marseille, dans les
événements contre-révolutionnaires dont
cette ville fut le théâtre au commencement de
notre première révolution. Son rôle avait
été très actif ; on en voyait la preuve
aux cicatrices de coups de sabre qui sillonnaient sa
poitrine. Ce fut lui qui vint le premier. En voyant monter
son jeune camarade, il se cacha ; mais, dès que
celui-ci fut entré en pleine conversation avec moi, le
père Trivulce se montra tout à coup. Son
apparition fit l'effet de la tête de Méduse.
«Rassurez-vous, dit-il à son jeune
confrère : ne nous dénonçons pas
réciproquement, car notre prieur n'est pas homme
à nous pardonner d'être venus ici enfreindre
notre voeu de silence, et nous recevrions tous les deux une
punition dont nous conserverions longtemps le
souvenir.» Le traité fut conclu aussitôt,
et à partir de ce jour, les deux chartreux vinrent
très souvent s'entretenir avec moi.
Le plus jeune de nos deux visiteurs était Aragonais ;
sa famille l'avait fait moine contre sa volonté. Il me
racontait un jour, devant M. Biot, revenu de Tarragone,
où il s'était réfugié pour se
guérir de la fièvre, des détails qui,
suivant lui, prouvaient qu'il n'y avait plus en Espagne que
des simulacres de religion. Ces détails étaient
surtout empruntés au mystère de la confession.
M. Biot témoigna brusquement le déplaisir que
cette conversation lui causait ; il y eut même, dans
ses paroles, quelques mots qui portèrent le moine
à supposer que M. Biot le prenait pour une sorte
d'espion. Dès que ce soupçon eut
traversé son esprit, il nous quitta sans mot dire, et
le lendemain matin je le vis monter de bonne heure,
armé d'un fusil. Le moine français l'avait
précédé, et m'avait dit à
l'oreille quel danger menaçait mon confrère.
«Joignez-vous à moi, ajouta-t-il, pour
détourner le jeune moine aragonais de mon projet
homicide.» Je n'ai pas besoin de dire que je m'employai
avec ardeur dans cette négociation, où j'eus le
bonheur de réussir. Il y avait là, comme on le
voit, l'étoffe d'un chef de guerilleros. Je serais
bien étonné que mon jeune moine n'eût pas
joué un rôle dans la guerre de
l'indépendance.