Chapitre 20 |
M. Biot étant enfin venu me retrouver à Valence, où j'attendais, comme je l'ai dit, de nouveaux instruments, nous nous rendîmes à Formentera, extrémité méridionale de notre arc, dont nous déterminâmes la latitude. M. Biot me quitta ensuite pour retourner à Paris, pendant que je joignais géodésiquement l'île Mayorque à Iviza et à Formentera, obtenant ainsi, à l'aide d'un seul triangle, la mesure d'un arc de parallèle de un degré et demi.
L'île de Formentera, in Die Balearen (1869-1891) |
Je me rendis ensuite à Mayorque, pour y mesurer la
latitude et l'azimut.
A cette époque, la fermentation politique,
engendrée par l'entrée des Français en
Espagne, commençait à envahir toute la
Péninsule et les îles qui en dépendent.
Cette fermentation n'atteignait encore, à Mayorque,
que les ministres, les partisans et les parents du prince de
la Paix. Tous les soirs, je voyais traîner en triomphe,
sur la place de Palma, capitale de l'île Mayorque,
tantôt les voitures en flammes du ministre Soller,
tantôt les voitures de l'évêque, et
même celles de simples particuliers
soupçonnés d'être attachés
à la fortune du favori Godoï. J'étais loin
de soupçonner alors que mon tour allait bientôt
arriver.
Ma station mayorquine, le Clop de Galazo, montagne
très élevée, était située
précisément au-dessus du port où
débarqua don Jayme el Conquistador lorsqu'il
alla enlever les îles Baléares aux Maures. Le
bruit se répandit dans la population que je
m'étais établi là pour favoriser
l'arrivée de l'année française, et que
tous les soirs je lui faisais des signaux. Ces bruits
toutefois ne devinrent menaçants pour moi qu'au moment
de l'arrivée à Palma, le 27 mai 1808, d'un
officier d'ordonnance de Napoléon. Cet officier
était M. Berthemie ; il portait à l'escadre
espagnole, à Mahon, l'ordre de se rendre en toute
hâte à Toulon. Un soulèvement
général, qui mit la vie de cet officier en
danger, suivit la nouvelle de sa mission. Le
capitaine-général Vivès ne parvint
même à lui sauver la vie qu'en le faisant
enfermer dans le château fort de Belver. On se souvint
alors du Français établi au Clop de
Galazo, et l'on forma une expédition populaire
pour aller s'en saisir.
M. Damien, patron du mistic que le gouvernement espagnol
avait mis à ma disposition, prit les devants et
m'apporta un costume à l'aide duquel je me
déguisai. En me dirigeant vers Palma, en compagnie du
brave marin, nous rencontrâmes l'attroupement qui
allait à ma recherche. On ne me reconnut pas, car je
parlais parfaitement le mayorquin. J'encourageai fortement
les hommes de ce détachement à continuer leur
route, et je m'acheminai vers Palma. La nuit, je me rendis
à bord du mistic, commandé par don Manuel de
Vacaro, que le gouvernement espagnol avait placé sous
mes ordres. Je demandai à cet officier s'il voulait me
conduire à Barcelone, occupé par les
Français, lui promettant que, si l'on faisait mine de
le retenir, je reviendrais sur-le-champ me constituer
prisonnier.
Don Manuel, qui jusqu'alors avait montré envers moi
une obséquiosité extrême, n'eut que des
paroles de rudesse et de défiance. Il se fit, sur le
môle où le mistic était amarré, un
mouvement tumultueux que Vacaro m'assura être
dirigé contre moi. «Soyez sans
inquiétude, me dit-il ; si l'on pénètre
dans le navire, vous vous cacherez dans ce
bahut.»» J'en fis l'essai ; mais la caisse qu'il
me montrait était si exiguë que mes jambes
étaient tout entières en dehors, et que le
couvercle ne pouvait pas se fermer. Je compris parfaitement
ce que cela voulait dire, et je demandai à M. Vacaro
de me faire enfermer aussi au château de Belver.
L'ordre d'incarcération du
capitaine-général étant arrivé,
je descendis dans la chaloupe où les matelots du
mistic me reçurent avec effusion.
Au moment où ils traversaient la rade, la populace
m'aperçut, se mit à ma poursuite, et ce ne fut
qu'avec beaucoup de peine que j'atteignis Belver sain et
sauf. Je n'avais, en effet, reçu dans ma course qu'un
léger coup de poignard à la cuisse. On a vu
souvent des prisonniers s'éloigner à toutes
jambes de leur cachot ; je suis le premier, peut-être,
à qui il ait été donné de faire
l'inverse. Cela se passait le 1er ou le 2 juin 1808.
Terrasse de Bellver, in Die Balearen (1869-1891) |
Le gouverneur de Belver était un personnage
très extraordinaire. S'il vit encore, il pourra me
demander un certificat de priorité sur les hydropathes
modernes : le capitaine grenadin soutenait que l'eau pure,
administrée convenablement, était un moyen de
traiter toutes les maladies, même les amputations. En
écoutant ses théories très patiemment et
sans jamais l'interrompre, je conquis ses bonnes
grâces. Ce fut sur sa demande, et dans
l'intérêt de notre sûreté qu'une
garnison suisse remplaça la troupe espagnole qui
jusque-là avait été employée
à la garde de Belver. Ce fut aussi par lui que
j'appris un jour qu'un moine avait proposé aux soldats
qui allaient chercher ma nourriture en ville, de verser du
poison dans l'un des plats.
Tous mes anciens amis de Mayorque m'avaient abandonné
au moment de ma détention. J'avais eu avec don Manuel
de Vacaro une correspondance très acerbe pour obtenir
la restitution du sauf-conduit que l'amirauté anglaise
nous avait délivré. M. Rodriguez seul osait
venir me visiter en plein jour, et m'apporter toutes les
consolations qui étaient en son pouvoir.