Chapitre 23 |
Le moment du départ était arrivé ; le
13 août 1808, nous étions à bord ;
l'équipage n'était pas encore embarqué.
Le capitaine en titre, Raï Braham Ouled Mustapha Goia,
s'étant aperçu que le dey était sur sa
terrasse, et craignant une punition s'il tardait à
mettre à la voile, compléta son équipage
aux dépens des curieux qui regardaient sur le
môle, et dont la plupart n'étaient pas marins ;
ces pauvres gens demandaient en grâce la permission
d'aller informer leurs familles de ce départ
précipité, et de prendre quelques
vêtements. Le capitaine resta sourd à ces
réclamations. Nous levâmes l'ancre.
Le navire appartenait à l'émir de Sece,
directeur de la Monnaie. Son commandant réel
était un capitaine grec, appelé Spiro
Calligero. La cargaison consistait en un grand nombre de
groupes. Parmi les passagers se trouvaient cinq
membres de la famille à laquelle les Bakri avaient
succédé comme rois des Juifs ; deux marchands
de plumes d'autruche, Marocains ; le capitaine Krog, de
Berghen en Norvège, qui avait vendu son bâtiment
à Alicante ; deux lions que le dey envoyait à
l'empereur Napoléon, et un grand nombre de singes. Les
premiers jours de notre navigation furent très
heureux. Par le travers de la Sardaigne nous
rencontrâmes un bâtiment américain qui
sortait de Cagliari. Un coup de canon (nous étions
armés de quatorze pièces de petit calibre)
avertit le capitaine de venir se faire reconnaître. Il
apporta à bord un certain nombre de talons de
passeport, dont l'un s'ajusta parfaitement avec celui dont
nous étions porteurs. Le capitaine se trouvait ainsi
en règle, et ne fut pas médiocrement
étonné lorsque je lui ordonnai, au nom du
capitaine Braham, de nous fournir du thé, du
café et du sucre. Le capitaine américain
protesta ; il nous appela brigands, écumeurs de mer,
forbans ; le capitaine Braham admit sans difficulté
toutes ces qualifications, et n'en persista pas moins
à exiger du sucre, du café et du
thé.
L'Américain, poussé alors jusqu'au dernier
terme de l'exaspération, s'adressant à moi, qui
servais d'interprète : «Oh ! coquin de
renégat ! s'écria-t-il, si jamais je te
rencontre en terre sainte, je ferai sauter ta tête en
éclats. - Croyez-vous donc, lui répondis-je,
que je sois ici pour mon plaisir, et que, malgré votre
menace, je ne m'en irais pas avec vous, si je le pouvais
?» Ces paroles le calmèrent ; il apporta le
sucre, le café et le thé réclamés
par le chef maure, et nous remîmes à la voile,
mais sans nous être donné le farewell
d'usage.