Chapitre 27

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Le bruit que j'étais un Espagnol transfuge et propriétaire du bâtiment s'accréditant de plus en plus, et cette position étant la plus dangereuse de toutes, je résolus d'en sortir. Je priai le commandant de la place, M. Alloy, de venir recevoir ma déclaration, et je lui annonçai que j'étais Français. Pour lui prouver la vérité de mes paroles, je l'invitai à faire venir Pablo Blanco, matelot embarqué sur le corsaire qui nous avait pris, et qui était depuis peu de temps rentré de sa croisière. Cela fut fait ainsi que je le désirais. En descendant sur la plage, Pablo Blanco, qui n'avait pas été prévenu, s'écria avec surprise : «Quoi ! vous, don Francisco, mêlé à tous ces mécréants !» Ce matelot donna au gouverneur des renseignements circonstanciés sur la mission que je remplissais avec deux commissaires espagnols. Ma nationalité se trouvait ainsi constatée.

Le jour même, Alloy fut remplacé dans le commandement de la forteresse par le colonel irlandais du régiment d'Ultonia ; le corsaire partit pour une nouvelle croisière, emmenant Pablo Blanco, et je redevins le marchand ambulant de Schwekat.

Du moulin à vent où nous faisions notre quarantaine, je voyais flotter le pavillon tricolore sur la forteresse de Figueras. Des reconnaissances de cavalerie venaient quelquefois jusqu'à la distance de cinq à six cents mètres ; il ne m'eût donc pas été très difficile de m'échapper. Cependant, comme les règlements contre ceux qui violent les lois sanitaires sont très rigoureux en Espagne, comme ils prononcent la peine de mort contre celui qui les enfreint, je ne me déterminai à m'évader que la veille de notre entrée en libre pratique.

La nuit étant venue, je me glissai à quatre pattes le long des broussailles, et j'eus bientôt dépassé la ligne des sentinelles qui nous gardaient. Une rumeur bruyante que j'entendis parmi les Maures me détermina à rentrer, et je trouvai ces pauvres gens dans un état d'inquiétude indicible : ils se croyaient perdus, si je partais ; je restai donc.

Le lendemain, un fort piquet de troupes se présenta devant le moulin. Les manoeuvres qu'il faisait nous inspirèrent à tous des inquiétudes, notamment au capitaine Krog : «Que veut-on faire de nous ?... s'écria-t-il. - O Hélas ! vous ne le verrez que trop tôt,» répliqua l'officier espagnol. Cette réponse fit croire à tout le monde qu'on allait nous fusiller. Ce qui aurait pu me fortifier dans cette idée, c'était l'obstination que le capitaine Krog et deux autres individus de petite taille mettaient à se cacher derrière moi. Un maniement d'armes nous fit penser que nous n'avions plus que quelques secondes à vivre.

En analysant les sensations que j'éprouvai dans cette circonstance solennelle, je suis arrivé à me persuader qu'un homme que l'on conduit à la mort n'est pas aussi malheureux que le public se l'imagine. Cinquante idées se présentaient presque simultanément à mon esprit, et je n'en creusais aucune ; je me rappelle seulement les deux suivantes, qui sont restées gravées dans mon souvenir : en tournant la tête vers ma droite, j'apercevais le drapeau national flottant sur les bastions de Figueras, et je me disais : «Si je me déplaçais de quelques centaines de mètres, je serais entouré de camarades, d'amis, de concitoyens, qui me serreraient affectueusement les mains ; ici, sans qu'un puisse m'imputer aucun crime, je vais, à vingt-deux ans, recevoir la mort.» Mais voici ce qui m'émut le plus profondément : en regardant les Pyrénées, j'en voyais distinctement les pics, et je réfléchis que ma mère, de l'autre côté de la chaîne, pouvait en ce moment suprême les regarder paisiblement.


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