Chapitre 4

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Mon père étant allé résider à Perpignan comme trésorier de la monnaie, toute la famille quitta Estagel pour l'y suivre. Je fus alors placé comme externe au collège communal de la ville, où je m'occupai presque exclusivement d'études littéraires. Nos auteurs classiques étaient devenus l'objet de mes lectures de prédilection. Mais la direction de mes idées changea tout à coup, par une circonstance singulière que je vais rapporter.

Citadelle de Perpignan, bastion de Charles Quint
in Voyages pittoresques (1835)

En me promenant un jour sur le rempart de la ville, je vis un officier du génie qui y faisait exécuter des réparations. Cet officier, M. Cressac, était très jeune ; j'eus la hardiesse de m'en approcher et de lui demander comment il était arrivé si promptement à porter l'épaulette. «Je sors de l'Ecole polytechnique, répondit-il. - Qu'est ce que cette école-là ? - C'est une école où l'on entre par examen. - Exige-t-on beaucoup des candidats ? - Vous le verrez dans le programme que le Gouvernement envoie tous les ans à l'administration départementale ; vous le trouverez d'ailleurs dans les numéros du journal de l'Ecole, qui existe à la bibliothèque de l'école centrale.»

Je courus sur-le-champ à cette bibliothèque ; et c'est là que, pour la première fois, je lus le programme des connaissances exigées des candidats.

A partir de ce moment, j'abandonnai les classes de l'école centrale, où l'on m'enseignait à admirer Corneille, Racine, La Fontaine, Molière, pour ne plus fréquenter que le cours de mathématiques. Ce cours était confié à un ancien ecclésiastique, l'abbé Verdier, homme fort respectable, mais dont les connaissances n'allaient pas au delà du cours élémentaire de La Caille. Je vis d'un coup d'oeil que les leçons de M. Verdier ne suffiraient pas pour assurer mon admission à l'Ecole polytechnique ; je me décidai alors à étudier moi-même les ouvrages les plus nouveaux, que je fis venir de Paris. C'étaient ceux de Legendre, de Lacroix et de Garnier. En parcourant ces ouvrages, je rencontrai souvent des difficultés qui épuisaient mes forces. Heureusement, chose étrange et peut-être sans exemple dans tout le reste de la France, il y avait à Estagel un propriétaire, Raynal, qui faisait ses délassements de l'étude des mathématiques transcendantes. C'était dans sa cuisine, en donnant ses ordres à de nombreux domestiques pour les travaux du lendemain, que M. Raynal lisait avec fruit l'Architecture hydraulique de Prony, la Mécanique analytique et la Mécanique céleste. Cet excellent homme me donna souvent des conseils utiles ; mais, je dois le dire, mon véritable maître, je le trouvai dans une couverture du traité d'algèbre de M. Garnier. Cette couverture se composait d'une feuille imprimée sur laquelle était collé extérieurement du papier bleu. La lecture de la page non recouverte me fit naître l'envie de connaître ce que me cachait le papier bleu. J'enlevai ce papier avec soin, après l'avoir humecté, et je pus lire dessous ce conseil donné par d'Alembert à un jeune homme qui lui faisait part des difficultés qu'il rencontrait dans ses études : «Allez, Monsieur, allez, et la foi vous viendra.»

Ce fut pour moi un trait de lumière : au lieu de m'obstiner à comprendre du premier coup les propositions qui se présentaient à moi, j'admettais provisoirement leur vérité, je passais outre, et j'étais tout surpris, le lendemain, de comprendre parfaitement ce qui, la veille, me paraissait entouré d'épais nuages.

Je m'étais ainsi rendu maître, en un an et demi, de toutes les matières contenues dans le programme d'admission, et j'allai à Montpellier pour subir l'examen. J'avais alors seize ans. M. Monge le jeune, examinateur, fut retenu à Toulouse par une indisposition, et écrivit aux candidats réunis à Montpellier qu'il les examinerait à Paris. J'étais moi-même trop indisposé pour entreprendre ce long voyage, et je rentrai à Perpignan.

Là, je prêtai l'oreille, un moment, aux sollicitations de ma famille, qui tenait à me faire renoncer aux carrières que l'Ecole polytechnique alimentait. Mais, bientôt, mon goût pour les études mathématiques l'emporta ; j'augmentai ma bibliothèque de l'Introduction à l'analyse infinitésimale d'Euler, de la Résolution des équations numériques, de la Théorie des fonctions analytiques et de la Mécanique analytique de Lagrange, enfin de la Mécanique céleste de Laplace. Je me livrai à l'étude de ces ouvrages avec une grande ardeur. Le journal de l'Ecole renfermant des travaux tels que le Mémoire do M. Poisson sur l'élimination, je me figurais et que les élèves étaient de la même force que ce géomètre, et qu'il fallait s'élever jusqu'à sa hauteur pour réussir.

A partir de ce moment, je me préparai à la carrière d'artilleur, point de mire de mon ambition ; et comme j'avais entendu dire qu'un officier devait savoir la musique, faire des armes et danser, je consacrai les premières heures de chaque journée à la culture de ces trois arts d'agrément.

Le reste du temps, on me voyait me promenant dans les fossés de la citadelle de Perpignan, et cherchant, par des transitions plus ou moins forcées, à passer d'une question à l'autre, de manière à être assuré de pouvoir montrer à l'examinateur jusqu'où mes études s'étaient étendues (1)


(1) Méchain, membre de l'Académie des sciences et de l'Institut, fut chargé en 1791 d'aller prolonger la mesure de la méridienne eu Espagne, jusqu'à Barcelone. Pendant ses opérations dans les Pyrénées, en 1794, il avait connu mon père qui était un des administrateurs du département des Pyrénées-Orientales. Plus tard, en 18O3, lorsqu'il s'agissait de continuer la mesure de la méridienne jusqu'aux îles Baléares, M. Méchain passa de nouveau à Perpignan et vint rendre visite à mon père. Comme j'allais partir pour subir l'examen d'admission à l'Ecole polytechnique, mon père se hasarda à lui demander s'il ne pourrait pas me recommander à M. Monge. «Volontiers, répondit-il ; mais, avec la franchise qui me caractérise, je ne dois pas vous laisser ignorer que, livré à lui-même, il me paraît peu probable que votre fils se soit rendu complètement maître des matières dont se compose le programme. Au reste, s'il est reçu, qu'il se destine à l'artillerie ou au génie, la carrière des sciences, dont vous m'avez parlé, est vraiment trop difficile à parcourir, et à moins d'une vocation spéciale, votre fils n'y trouverait que des déceptions.» En anticipant un peu sur l'ordre des dates, rapprochons ces conseils de ce qu'il advint : J'allai à Toulouse, je subis l'examen et je fus reçu ; une année et demie après je remplissais à l'observatoire la place de secrétaire devenue vacante par la démission du fils de M. Méchain ; une année et demie plus tard, c'est-à-dire quatre ans après l'horoscope de Perpignan, Je remplaçais en Espagne, avec M. Biot, le célèbre académicien qui y était mort, victime de ses fatigues.


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