Chapitre 40

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L'événement le plus insignifiant suffisait pour modifier les dispositions de ces barbares. J'étais descendu, un jour, en ville, et j'étais assis à table chez M. Dubois-Thainville, lorsque le consul d'Angleterre, M. Blankley, arriva en toute hâte, annonçant à notre consul l'entrée au port d'une prise française. «Je n'ajouterai jamais inutilement, dit-il avec bienveillance, aux rigueurs de la guerre ; je viens vous annoncer, mon collègue, que je vous rendrai vos prisonniers sur un reçu qui me permettra la délivrance d'un nombre égal d'Anglais détenus en France. - Je vous remercie, répondit M. Dubois-Thainville, mais je n'en déplore pas moins cet événement qui retardera indéfiniment peut-être le règlement de compte dans lequel je suis engagé avec le dey.»

Pendant cette conversation, armé d'une lunette, je regardais par la fenêtre de la salle à manger, cherchant à me persuader du moins que le bâtiment capturé n'avait pas une grande importance. Mais il fallut céder à l'évidence : il était percé d'un grand nombre de sabords. Tout à coup, le vent ayant déployé les pavillons, j'aperçois avec surprise le pavillon français sur le pavillon anglais. Je fais part de mon observation à M. Blankley ; il me répond sur-le-champ : «Vous ne prétendez pas sans doute mieux observer avec votre mauvaise lunette que je ne l'ai fait avec mon dollon. - Vous ne prétendez pas, lui dis-je à mon tour, mieux voir qu'un astronome de profession ; je suis sûr de mon fait. Je demande à M. Thainville ses pouvoirs, et vais à l'instant visiter cette prise mystérieuse.»

Je m'y rendis en effet, et voici ce que j'appris :

Le général Duhesme, gouverneur de Barcelone, voulant se débarrasser de ce que sa garnison renfermait de plus indiscipliné, en forma la principale partie de l'équipage d'un bâtiment, dont il donna le commandement à un lieutenant de Babastro, célèbre corsaire de la Méditerranée.

On voyait, parmi ces marins improvisés, un hussard, un dragon, deux vétérans, un sapeur avec sa longue barbe, etc., etc. Le bâtiment, sorti de nuit de Barcelone, échappa à la croisière anglaise, et se rendit à l'entrée de port de Mahon. Une lettre de marque anglaise sortait du port ; la garnison du bâtiment français sauta à l'abordage, et il s'engagea sur le pont un combat acharné dans lequel les Français eurent le dessus. C'était cette lettre de marque qui arrivait à Alger.

Investi des pleins pouvoirs de M. Dubois-Thainville, j'annonçai aux prisonniers qu'ils allaient être immédiatement rendus à leur consul. Je respectai même la ruse du capitaine qui, blessé de plusieurs coups de sabre, s'était fait envelopper la tête de son principal pavillon. Je rassurai sa femme ; mais tous mes soins se portèrent particulièrement sur un passager que je voyais amputé d'un bras.

«Où est le chirurgien, lui dis-je, qui vous a opéré ?

- Ce n'est pas notre chirurgien, me dit-il ; il a fui lâchement avec une partie de l'équipage, et s'est sauvé à terre.

- Qui donc vous a coupé le bras ?

- C'est le hussard que vous voyez ici.

- Malheureux ! m'écriai-je, qui a pu vous porter, vous dont ce n'est pas le métier, à faire cette opération !

- La demande pressante du blessé. Son bras avait acquis déjà un énorme volume ; il voulait qu'on le lui coupât d'un coup de hache. Je lui répondis qu'en Égypte, étant à l'hôpital, j'avais vu faire plusieurs amputations, que j'imiterais ce que j'avais vu, que peut-être réussirais-je ; qu'en tout cas, cela vaudrait mieux qu'un coup de hache. Tout fut convenu ; je m'armai de la scie du charpentier, et l'opération fut faite.»

Je sortis sur-le-champ, et j'allai au consulat d'Amérique réclamer l'intervention du seul chirurgien digne de confiance qui fût alors à Alger. M. Triplet, je crois me rappeler que c'est le nom de l'homme de l'art distingué dont j'invoquai le concours, vint aussitôt à bord du bâtiment, visita l'appareil, et déclara, à ma très vive satisfaction, que tout était bien, et que l'Anglais survivrait à son horrible blessure.

Le jour même nous fîmes transporter sur des brancards les blessés dans la maison de M. Blankley ; cette opération, exécutée avec un certain apparat, modifia un tant soit peu les dispositions du dey à notre égard, dispositions qui nous devinrent encore plus favorables à la suite d'un autre événement maritime, pourtant fort insignifiant.

On vit un jour, à l'horizon, une corvette armée d'un très grand nombre de canons et se dirigeant vers le port d'Alger : survint, immédiatement après, un brick de guerre anglais, toutes voiles dehors ; on s'attendait à un combat, et toutes les terrasses de la ville se couvrirent de spectateurs ; le brick paraissait avoir une marche supérieure et nous semblait pouvoir atteindre la corvette ; mais celle-ci, ayant viré de bord, sembla vouloir engager le combat ; le bâtiment anglais fuit devant elle ; la corvette vira de bord une seconde fois et dirigea de nouveau sa route vers Alger, où on aurait cru qu'elle avait une mission spéciale à remplir. Le brick changea de route à son tour, mais il se tint constamment hors de portée du canon de la corvette ; enfin, les deux bâtiments arrivèrent successivement dans le port et y jetèrent l'ancre, au vif désappointement de la population algérienne, qui avait espéré assister sans danger à un combat maritime entre des chiens de chrétiens appartenant à deux nations également détestées au point de vue religieux ; mais elle ne put cependant réprimer de grands éclats de rire, en voyant que la corvette était un bâtiment marchand et qu'elle n'était armée que de simulacres de canons en bois. On dit dans la ville que les matelots anglais, furieux, avaient été au moment de se révolter contre leur trop prudent capitaine.

J'ai bien peu de choses à rapporter en faveur des Algériens ; j'accomplirai donc acte de justice, en disant que la corvette partit le lendemain pour les Antilles, sa destination, et qu'il ne fut permis au brick de mettre à la voile que le surlendemain.


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