I, 1 - Considérations générales

1. La géographie, que nous nous proposons d'étudier dans le présent ouvrage, nous paraît être autant qu'aucune autre science du domaine du philosophe ; et plus d'un fait nous autorise à penser de la sorte : celui-ci d'abord, que les premiers auteurs qui osèrent traiter de la géographie étaient précisément des philosophes, Homère, Anaximandre de Milet et son compatriote Hécatée, comme Eratosthène en fait déjà la remarque ; puis Démocrite, Eudoxe, Dicéarque, Ephore et maint autre avec eux ; plus récemment enfin Eratosthène, Polybe, Posidonius, philosophes aussi tous trois. En second lieu, la multiplicité de connaissances, indispensable à qui veut mener à bien une pareille oeuvre, est le partage uniquement de celui qui embrasse dans sa contemplation les choses divines et humaines, c'est-à-dire l'objet même de la philosophie. Enfin, la variété d'applications dont est susceptible la géographie, qui peut servir à la fois aux besoins des peuples et aux intérêts des chefs, et qui tend à nous faire mieux connaître le ciel d'abord, puis toutes les richesses de la terre et des mers, aussi bien les animaux que les plantes, les fruits, et les autres productions propres à chaque contrée, cette variété, disons-nous, implique encore dans le géographe ce même esprit philosophique, habitué à méditer sur le grand art de vivre et d'être heureux.

2. Mais reprenons, point par point, ce qui vient d'être dit, pour aller plus encore au fond des choses. Et d'abord, montrons que c'est à bon droit qu'à l'imitation de nos prédécesseurs, d'Hipparque notamment, nous avons présenté Homère comme le fondateur même de la science géographique. Homère, en effet, n'a pas surpassé seulement en mérite poétique les auteurs anciens et modernes, il leur est supérieur encore, on peut dire, par son expérience des conditions pratiques de la vie des peuples, et c'est à cause de cette expérience même que, non content de s'intéresser à l'histoire des faits et de chercher à en recueillir le plus grand nombre possible pour en transmettre ensuite le récit à la postérité, il y a joint l'étude de la géographie, tant l'étude partielle des localités que l'étude générale des mers et de la terre habitée. Aurait-il pu, sans cela, atteindre, comme il l'a fait, aux limites mêmes du globe et en parcourir dans ses vers la circonférence tout entière ?

3. Il commence par nous représenter la terre telle qu'elle est, en effet, enveloppée de tous côtés et baignée par l'Océan ; puis, des diverses contrées qu'elle renferme, il désigne les unes par leurs vrais noms et nous laisse reconnaître les autres à certaines indications détournées : ainsi, tandis qu'il nomme expressément la Libye, l'Ethiopie, les Sidoniens et les Erembes (les mêmes apparemment que les Arabes Troglodytes), il se contente de désigner indirectement les pays de l'Orient et de l'Occident par cette circonstance que l'Océan les baigne. Car c'est du sein de l'Océan, suivant lui, que le soleil se lève et au sein de l'Océan qu'il se couche et les autres astres pareillement :

«Déjà le soleil, sorti à peine du sein de l'Océan aux eaux calmes et profondes,
éclairait les campagnes de ses premiers rayons» (
Il. VII, 421) ;

et ailleurs :

«Déjà au sein de l'Océan a disparu l'étincelant flambeau du soleil,
attirant après soi sur la terre le sombre voile de la nuit» (
Il. VIII, 485) ;

ailleurs encore il nous montre les astres «sortant de l'Océan où ils se sont baignés» (Il. V, 6).

4. Au tableau qu'il fait maintenant de la félicité des peuples occidentaux, et de l'incomparable pureté de l'air qu'ils respirent, il est aisé de voir qu'il avait ouï parler des richesses de l'Ibérie, de ces richesses qui, après avoir tenté successivement Hercule et les Phéniciens, lesquels même, à cette occasion, occupèrent la plus grande partie du pays, provoquèrent en dernier lieu la conquête romaine. C'est bien, en effet, de l'Ibérie que souffle le zéphyr et du côté de l'Ibérie pareillement qu'Homère a placé le «Champ Elyséen, où les dieux, nous dit-il, doivent conduire Ménélas» (Od. IV, 563) :

«Quant à vous, Ménélas, les immortels vous conduiront vers le Champ Elyséen, aux bornes mêmes de la terre :
c'est là que siège le blond Rhadamanthe, là aussi que les humains goûtent à la vie la plus facile,
à l'abri de la neige, des frimas et de la pluie, et que du sein de l'Océan s'élève sans cesse
le souffle harmonieux du zéphyr».

5. Ajoutons que les îles des Bienheureux sont situées à l'extrémité occidentale de la Maurusie, à la rencontre de laquelle semble s'avancer en quelque sorte l'extrémité correspondante de l'Ibérie : or, si l'on réputait lesdites îles Fortunées, cela n'a pu tenir qu'à leur proximité d'une contrée aussi réellement fortunée que l'était l'Ibérie.

6. D'autres indications d'Homère nous montrent les Ethiopiens aussi habitant aux derniers confins de la terre, sur les bords mêmes de l'Océan ; je dis «aux derniers confins de la terre» d'après le vers suivant :

«Les Ethiopiens, qui vivent partagés en deux nations aux derniers confins de la terre» (Od. I, 23),

dans lequel l'expression «partagés en deux nations» est elle-même parfaitement exacte, comme nous le démontrerons par la suite ; et si j'ajoute «sur les bords mêmes de l'océan», c'est d'après cet autre passage :

«Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan pour visiter les vertueux Ethiopiens et prendre part à leur banquet» (Il. I, 423).

Voici maintenant comme il donne à entendre que l'extrémité septentrionale ou arctique de la terre est également bordée par l'Océan. Il dit en parlant de l'Ourse :

«Seule elle est dispensée de plonger au sein de l'Océan» (Il. XVIII, 489 ; cf Od. V, 275),

mais c'est qu'il emploie le nom de l'Ourse et aussi celui du Chariot pour désigner le cercle arctique : autrement, eût-il dit, alors que tant d'autres étoiles accomplissent aussi leur révolution dans la même partie du ciel toujours visible pour nous, que l'Ourse seule est exempte de plonger dans l'Océan ? On a donc tort de le taxer, comme on a fait, d'ignorance, pour n'avoir connu, soi-disant, qu'une seule Ourse au lieu de deux. Il n'est pas probable, en effet, que, de son temps, la seconde Ourse fût déjà rangée au nombre des constellations, et ce n'est sans doute qu'après que les Phéniciens l'eurent observé et s'en furent servis pour la navigation que cet astérisme aura passé chez les Grecs, comme on voit que la Chevelure de Bérénice et Canope n'ont reçu les noms qu'elles portent que d'hier seulement, et que, de l'aveu d'Aratus, tant de constellations attendent encore les leurs. Il s'ensuit aussi que Cratès n'a pas eu raison de vouloir ici corriger le texte et de lire : «Oios d', seul, le cercle arctique est dispensé de plonger au sein de l'Océan» [au lieu de oiê d', seule l'Ourse] : car la leçon qu'il rejette n'était nullement à rejeter. Héraclite, lui, est plus dans le vrai, et nous semble, si l'on peut dire, plus homérique, lorsque, comme Homère, il emploie le nom de l'Ourse pour désigner le cercle arctique : «L'Ourse, dit-il, limite commune de l'Orient et de l'Occident ; l'Ourse, à l'opposite de laquelle souffle Jupiter-Serein». Car c'est bien le cercle arctique, et non pas l'Ourse elle-même, qui marque proprement la limite du couchant et du levant. Mais, si Homère, sous le nom de l'Ourse, constellation qu'il appelle aussi le Chariot, et qu'il nous montre dans le ciel poursuivant en quelque sorte et guettant Orion (Od. V, 274), a entendu désigner le cercle arctique, sous le nom d'Océan il a dû certainement entendre l'horizon, au-dessus et au-dessous duquel nous voyons, dans ses vers, se lever et se coucher les astres ; et, comme il dit que l'Ourse achève sa révolution dans le même lieu sans se coucher dans l'Océan, il faut qu'il ait su que le cercle arctique passe par le point le plus septentrional de l'horizon. Ajustons maintenant les paroles du poète, aux explications qui précèdent : comme le nom d'Océan éveille en nous l'idée correspondante d'horizon, d'horizon terrestre, et que le cercle arctique (qu'il désigne par le nom d'Arctos ou d'Ourse) n'est autre que le cercle qui, au jugement de nos sens, passe par le point le plus septentrional de la terre habitée, il demeure établi que, dans la pensée d'Homère, ce côté-là de la terre devait être aussi baigné par l'Océan. Il n'est pas jusqu'aux populations arctiques qu'Homère ne connût parfaitement ; il ne les mentionne pas, à vrai dire, nominativement (ce qui se conçoit, du reste, puisque, même aujourd'hui, il n'existe pas encore pour elles de dénomination générale), mais il est aisé de les reconnaître à la peinture qu'il fait de leur genre de vie, quand il les qualifie de Nomades, de fiers Hippemolges, de tribus Galactophages et Abiennes (Il. XIII, 5 et 6).

7. Il s'y prend encore d'autre façon pour nous donner à entendre que l'Océan entoure circulairement la terre ; il mettra par exemple dans la bouche de Junon les paroles suivantes :

«Car je veux aller visiter les bornes de la terre féconde et l'Océan, père des dieux» (Il. XIV, 200-201),

ce qui revient à dire que l'Océan confine à toutes les extrémités de la terre ; or on sait que lesdites extrémités figurent proprement un cercle. Dans l'Hoplopée aussi (Il. XVIII, 607), il fait de l'Océan la bordure circulaire du bouclier d'Achille. Ajoutons comme une nouvelle preuve de la curiosité scientifique qui possédait Homère, que le double phénomène du flux et du reflux de l'Océan ne lui était pas demeuré inconnu, témoin l'expression suivante, «l'Océan aux flots rétrogrades» (Il. 399) et ce passage [à propos de Charybde] :

«Trois fois par jour elle vomit, et trois fois elle ravale ses ondes» (Od. XII, 105).

Il est vrai qu'il eût fallu dire ici deux fois au lieu de trois ; mais, que la différence tienne à une erreur d'observation ou à une erreur de copie, toujours est-il que le but du poète était bien de décrire le phénomène en question. L'épithète «au courant paisible» (Il. VII, 422), semble aussi une image exacte de la marée montante, qui, de fait, a l'allure plutôt douce qu'impétueuse. Posidonius, de son côté, croit voir dans ce que dit Homère de rochers alternativement couverts et découverts et dans le nom de fleuve qu'il prête à l'Océan (Il. XIV, 245) une double allusion aux phénomènes des marées : passe pour la première raison, mais la seconde n'a pas de sens, car jamais le mouvement de la marée montante n'a ressemblé au courant d'un fleuve, et celui du reflux bien moins encore. L'explication de Cratès a quelque chose de plus plausible : suivant lui, les qualifications de courant profond, de courant rétrograde, voire même celle de fleuve, désignent bien, dans Homère, l'Océan tout entier, mais ce même nom de fleuve et celui de courant fluvial ne désignent plus qu'une partie de l'Océan, et de l'Océan pris dans le sens restreint, non dans le sens étendu, quand le poète vient à dire :

«Une fois le vaisseau sorti du courant du fleuve Océan pour entrer au sein de la vaste mer».

Ici, en effet, il s'agit, non pas de la totalité de l'Océan, mais d'un courant fluvial au sein de l'Océan, autrement dit d'une portion quelconque de l'Océan, que Cratès se représente comme une espèce d'estuaire ou de golfe se prolongeant, à partir du tropique d'hiver, dans la direction du pôle austral. De la sorte, en quittant ledit fleuve, un vaisseau aura pu se trouver encore en plein Océan ; s'agit-il, au contraire, de la totalité de l'Océan, on ne conçoit plus qu'après en être une fois sorti le vaisseau s'y retrouve encore. Homère dit bien, à la vérité :

«Quand sorti du courant du fleuve, il fut entré au sein de la mer»,

mais la mer ici ne saurait s'entendre que de l'Océan lui-même. Il demeure donc avéré que le passage, interprété autrement que nous ne le faisons, reviendrait à ceci, «qu'un vaisseau est sorti de l'Océan pour entrer dans l'Océan». La question, pourtant, demanderait une plus ample discussion. Au surplus, que la terre habitée soit une île, la chose ressort tout d'abord du témoignage de nos sens, du témoignage de l'expérience. Car partout où il a été donné aux hommes d'atteindre les extrémités mêmes de la terre, ils ont trouvé la mer, celle précisément que nous nommons Océan, et, pour les parties où le fait n'a pu être vérifié directement par les sens, le raisonnement l'a établi de même. Les périples exécutés, soit autour du côté oriental de la terre, qui est celui qu'habitent les Indiens, soit autour du côté occidental, qui est celui qu'occupent les Ibères et les Maurusiens, ont été poussés loin, tant au nord qu'au midi, et l'espace qui demeure encore fermé à nos vaisseaux, faute de relations établies entre nos marins et ceux qui exécutent en sens contraire des périples analogues, cet espace, disons-nous, est peu considérable, à en juger par les distances parallèles que nos vaisseaux ont déjà parcourues. Cela étant, il n'est guère vraisemblable que l'Océan Atlantique puisse être divisé en deux mers distinctes par des isthmes aussi étroits qui intercepteraient la circumnavigation, et il paraît beaucoup plus probable que ledit Océan est un et continu ; d'autant que ceux qui, ayant entrepris le périple de la terre, sont revenus sur leurs traces, ne l'ont point fait, de leur aveu même, pour s'être vu barrer et intercepter le passage par quelque continent, mais uniquement à cause du manque de vivres et par peur de la solitude, la mer demeurant toujours aussi libre devant eux. Cette manière de voir s'accorde mieux aussi avec le double phénomène du flux et du reflux de l'Océan, car partout les changements qu'il éprouve, notamment ceux qui consistent à élever et à abaisser le niveau de ses eaux, ont un caractère uniforme ou n'offrent que d'imperceptibles différences, comme cela se conçoit de mouvements produits au sein de la même mer et en vertu d'une seule et même cause.

9. Restent les objections d'Hipparque, mais elles ne sauraient convaincre personne : elles consistent à dire que le régime de l'Océan n'est pas, sur tous les points, parfaitement semblable à lui-même, et que, cela fût-il accordé, il n'en résulterait pas nécessairement que la mer Atlantique dût former un seul courant circulaire et continu. Ajoutons que, pour nier cette uniformité parfaite du régime de l'Océan, il s'appuie sur le témoignage de Séleucus de Babylone ! Pour plus de détails sur l'Océan et sur le phénomène des marées, nous renverrons, nous, à Posidonius et à Athénodore, qui nous paraissent avoir convenablement approfondi la question, nous bornant à dire présentement que le système que nous défendons répond mieux à l'uniformité constatée des phénomènes océaniques, et que, plus la masse d'eau répandue autour de la terre sera considérable, plus il sera aisé de concevoir comment les vapeurs qui s'en dégagent suffisent à alimenter les corps célestes.

10. Mais, si Homère a exactement connu et décrit les extrémités et la bordure circulaire de la terre, il n'a pas moins bien connu et décrit la mer Intérieure. Les pays qui entourent cette mer, à partir des colonnes d'Hercule, sont, comme on sait, la Libye, l'Egypte et la Phénicie, et plus loin la côte qui avoisine Chypre ; puis viennent les Solymes, les Lyciens, les Cariens, et le littoral compris entre Mycale et la Troade, avec les îles adjacentes : or, tous ces lieux, le poète les a mentionnés en termes exprès, comme il a parlé aussi et des contrées ultérieures qui bordent la Propontide et des côtes de l'Euxin jusqu'à la Colchide et de l'expédition de Jason. Il connaissait, en outre, le Bosphore Cimmérien, et naturellement les Cimmériens eux-mêmes : on ne s'expliquerait pas, en effet, comment il eût pu connaître le nom des Cimmériens et ignorer leur existence, l'existence d'un peuple, qui, de son vivant ou peu de temps avant lui, avait, depuis le Bosphore, couru et ravagé tout le pays intermédiaire jusqu'à l'Ionie ? Mais non, il les connaissait, et ce qui le prouve, c'est qu'il a fait allusion à la nature brumeuse du climat de leur pays :

«Un voile, dit-il, un voile de vapeurs et de nuages les enveloppe ; l'éclat du soleil ne resplendit jamais pour eux,
et la funeste nuit plane toujours au-dessus de leurs têtes» (
Od. XI, 15 et 19).

Il connaissait pareillement l'Ister (du moins nomme-t-il les Mysiens, nation thracique, riveraine de ce fleuve) et aussi tout le littoral à partir de l'Ister, autrement dit la Thrace jusqu'au Pénée, puisqu'il mentionne les Paeoniens et qu'il signale l'Athos, l'Axius et les îles situées vis-à-vis. Quant au littoral de la Grèce, prolongement de celui de la Thrace, il a été décrit par lui en entier jusqu'aux frontières de la Thesprotie. Il connaissait enfin l'extrémité de l'Italie, à en juger par la mention qu'il a faite de Temesa et des Sicèles, et l'extrémité de l'Ibérie, ainsi que la richesse et la prospérité des peuples qui l'occupaient, et dont nous parlions tout à l'heure. Si maintenant, dans l'intervalle, se laissent apercevoir quelques lacunes, on peut les lui pardonner, le géographe de profession lui-même omettant souvent bien des détails. Il est excusable aussi et ne mérite aucun blâme s'il a cru devoir mêler, çà et là, quelques circonstances fabuleuses à ses récits, d'ailleurs tout historiques et didactiques, car il n'est pas vrai, comme le prétend Eratosthène, que tout poète vise uniquement à plaire et jamais à instruire : tout au contraire, ceux qui ont traité le plus pertinemment les questions de poétique proclament la poésie une sorte de philosophie primitive. Mais nous réfuterons plus longuement ce jugement d'Eratosthène, quand nous aurons, plus loin, à reparler du poète.

11. Pour le moment, ce qui a été dit doit suffire à établir qu'Homère a été bien réellement le père de la géographie. Quant aux successeurs qu'il a eus dans cette science, c'étaient, comme chacun sait, des hommes d'un mérite éminent et familiarisés avec les études philosophiques : les deux qu'Eratosthène nomme immédiatement après lui sont Anaximandre, qui fut le disciple et le compatriote de Thalès, et Hécatée de Milet. Eratosthène ajoute qu'Anaximandre publia la première Carte géographique, et qu'il reste d'Hécatée un Traité de géographie, dont l'authenticité ressort, suivant lui, de l'ensemble des oeuvres de cet auteur.

12. Maintenant, que l'étude de la géographie exige une grande variété de connaissances, beaucoup l'ont dit avant nous ; Hipparque notamment, dans sa Critique de la Géographie d'Eratosthène, fait remarquer très judicieusement que la connaissance de la géographie, si utile à la fois au simple particulier et à l'érudit de profession, ne saurait absolument s'acquérir sans quelques notions préliminaires d'astronomie et sans la pratique des règles du calcul des éclipses. Comment juger, par exemple, si Alexandrie d'Egypte est plus septentrionale ou plus méridionale que Babylone et de combien elle peut l'être, sans recourir à la méthode des climats ? De même, comment savoir exactement si tel pays est plus avancé vers l'orient et tel autre vers l'occident, autrement que par la comparaison des éclipses du soleil et de celles de la lune ? Ainsi s'explique Hipparque à cet égard.

13. En général, quiconque se propose de décrire les caractères propres de telle ou telle contrée a essentiellement besoin de recourir à l'astronomie et à la géométrie, pour bien en déterminer la configuration, l'étendue, les distances relatives, le climat ou la situation géographique, la température, et, en un mot, toutes les conditions atmosphériques. Puisqu'il n'est pas de maçon bâtissant une maison ni d'architecte édifiant une ville, qui ne tiennent compte préalablement de toutes ces circonstances, à plus forte raison le philosophe, qui embrasse dans ses études la terre habitée tout entière, y aura-t-il égard. Et, de fait, la chose lui importe plus qu'à personne. Car si, pour une étendue de pays restreinte, la situation au nord et la situation au midi n'impliquent qu'une légère différence, rapportés à la circonférence totale de la terre habitée, le nord comprendra jusqu'aux derniers confins de la Scythie et de la Celtique, et le midi jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'Ethiopie, ce qui implique des différences énormes. De même il ne saurait être indifférent d'habiter chez les Indiens ou parmi les Ibères, peuples que nous savons être, à l'extrême orient et à l'extrême occident, en quelque sorte les antipodes l'un de l'autre.

14. Comme tous ces faits maintenant tirent leur principe du mouvement du soleil et des autres astres, et aussi de la tendance centripète des corps, nous voilà forcés d'élever nos regards vers le ciel, pour observer les apparences qu'en chaque contrée il nous découvre, apparences qui varient extrêmement, reproduisant ainsi la diversité même des lieux d'observation. Comment donc prétendre représenter avec exactitude et expliquer convenablement ces différences respectives dans la nature et l'aspect des lieux, si l'on n'a pas le moins du monde égard à cet ordre de phénomènes ? Il ne nous est pas possible, à vrai dire, vu le caractère spécial de notre ouvrage, qui doit être avant tout politique, de les approfondir tous ; au moins convient-il que nous en exposions ici ce qui peut être à la portée de l'homme mêlé à la vie politique.

15. Mais celui qui a pu déjà élever si haut sa pensée ne reculera pas devant une description complète de la terre : il serait plaisant, en effet, qu'après avoir, dans son désir de mieux décrire la partie habitée de la terre, osé toucher aux choses célestes et s'en être servi dans ses démonstrations, il dédaignât de rechercher quelles peuvent être l'étendue et la constitution de la sphère terrestre elle-même, dont la terre habitée n'est qu'une partie, quelle place elle occupe dans l'univers, si elle n'est habitée que dans une seule de ses parties, celle que nous occupons, ou si elle l'est dans d'autres encore, et, dans ce cas, combien l'on en compte, quelles peuvent être aussi l'étendue et la nature de sa portion inhabitée et finalement la raison d'un pareil abandon. Il s'ensuit donc qu'il existe une certaine corrélation entre les études astronomiques et géométriques d'une part et la géographie, telle que nous l'avons définie, de l'autre, puisque cette science relie ensemble les phénomènes terrestres et célestes, devenus en quelque sorte des domaines limitrophes, et qu'elle comble l'immense intervalle

«Qui de la terre s'étend jusqu'aux cieux» (Il. VIII, 16).

16. Allons plus loin et à cette masse déjà si grande de connaissances indispensables ajoutons l'histoire de la terre elle-même, autrement dit la connaissance des animaux et des plantes et, en général, de toutes les productions, utiles ou non, de la terre et des mers, et notre thèse, croyons-nous, en deviendra plus évidente encore. Que cette connaissance de la terre, en effet, soit d'une grande utilité pour qui a su l'acquérir, la chose ressort et du témoignage de l'antiquité et du simple raisonnement : les poètes ne nous représentent-ils point toujours comme les plus sages ceux d'entre leurs héros qui ont voyagé et erré par toute la terre ? A leurs yeux c'est toujours un grand titre de gloire d'avoir «visité beaucoup de cités et observé les moeurs de beaucoup d'hommes» (Od. I, 3). Ainsi Nestor se vante d'avoir vécu parmi les Lapithes et d'être venu, pour répondre à leur appel,

«Du fond de sa lointaine patrie : ces peuples l'avaient demandé et désigné par son nom» (Il. I, 270) ;

Ménélas, pareillement :

«Après avoir erré, dit-il, dans Chypre, en Phénicie, et chez les Egyptiens, je visitai tour à tour les Ethiopiens,
les Sidoniens et les Erembes, puis la Libye, où je vis le front des agneaux armé de cornes» (
Od. IV, 83).

Puis il ajoute comme un trait caractéristique de ce dernier pays :

«Car trois fois, dans le cours d'une année, les brebis y mettent bas».

A propos de Thèbes, maintenant, de la Thèbes d'Egypte, il dira :

«C'est le lieu où la terre, au sein fertile, donne les plus riches moissons» (Od. IV, 229) ;

ou bien encore :

«Thèbes, la ville aux cent portes, dont chacune peut livrer passage à deux cents guerriers
avec leurs chevaux et leurs chars» (
Il. I, 383).

Or, tous ces détails descriptifs sont autant de préparations excellentes à la sagesse, en ce qu'ils nous font bien connaître la nature d'un pays et les différents caractères des animaux et des plantes qu'il renferme, voire la nature de la mer et de ses productions, à nous qui sommes en quelque sorte amphibies et pour le moins autant habitants de la mer que de la terre ferme. Et c'est par allusion, sans doute, à tout ce qu'Hercule dans ses voyages avait vu et appris qu'Homère l'appelle

«Connaisseur et expert en belles oeuvres» (Od. XXI, 26).

Ainsi le témoignage de l'antiquité et le raisonnement s'accordent pour confirmer ce que nous disions en commençant. Mais il est une autre considération qui nous paraît plus encore que le reste militer en faveur de notre thèse présente, c'est que la géographie répond surtout aux besoins de la vie politique. Où s'exerce, en effet, l'activité humaine, si ce n'est sur cette terre, sur cette mer, que nous habitons et qui offrent à la fois de petits théâtres aux petites actions, de grands théâtres aux grandes, le théâtre des plus grandes se confondant ainsi avec les limites mêmes de la terre entière ou de que ce nous appelons proprement la terre habitée, et les plus grands capitaines étant ceux qui parviennent à dominer sur la plus grande étendue de terre et de mer, et à réunir cités et nations en un seul et même empire, en un seul et même corps politique ? Il est donc évident que la géographie, considérée dans son ensemble, exerce une influence directe sur la conduite des chefs d'Etat par la distribution qu'elle fait des continents et des mers, tant au dedans qu'en dehors des limites de la terre habitée, cette distribution étant faite naturellement en vue de ceux qui ont le plus d'intérêt à savoir si les choses sont de telle façon ou de telle autre et si telle contrée est déjà connue ou encore inexplorée. On conçoit, en effet, que ces chefs s'acquitteront mieux du détail de leur administration, connaissant l'étendue et la situation exacte du pays et toutes les variétés de climat et de sol qu'il peut présenter. Mais, maintenant, comme ces princes ont leurs Etats situés en diverses parties de la terre, et que leurs premières entreprises, leurs premières conquêtes partent de divers foyers et de centres différents, il ne leur est pas possible, non plus qu'aux géographes, de connaître également bien tous les pays de la terre ; et leurs connaissances aux uns et aux autres seront nécessairement susceptibles de plus et de moins. La terre habitée tout entière fût-elle rangée sous la même domination, sous le même gouvernement, il serait difficile encore que toutes les parties en fussent connues au même degré : dans ce cas-là même, on connaîtrait mieux que le reste les parties les plus proches de soi, d'autant que ce sont celles-là sur lesquelles il importe de répandre le plus de lumière, afin de les faire bien connaître, puisque, par leur position, elles sont plus à portée d'être utiles. Dès là rien d'étonnant que telle chorographie convînt mieux aux Indiens, telle autre aux Ethiopiens, telle autre encore aux Grecs et aux Romains. Quel intérêt, en effet, pourrait avoir le géographe indien à décrire la Béotie comme le fait Homère, qui nomme

«Et les peuples d'Hyria et ceux de la pierreuse Aulis, ceux de Schoene et de Scôle» (Il. II, 496).

Pour nous autres, à la bonne heure, la chose a de l'importance. En revanche, une description si détaillée de l'Inde n'aurait plus d'intérêt pour nous : l'utilité n'y serait point, l'utilité, qui est proprement la juste et vraie mesure dans ce genre d'études.

17. Ce que nous avons dit [de l'utilité de la géographie] se vérifie même dans les petites opérations, à la chasse par exemple, car on chassera mieux connaissant la disposition et l'étendue de la forêt; et, en général, quiconque connaît les lieux s'entendra mieux qu'un autre à choisir un campement, à disposer une embuscade, à diriger une marche. Mais dans les grandes opérations l'évidence de notre assertion devient plus éclatante encore, d'autant qu'alors on est plus chèrement récompensé d'avoir su, plus chèrement puni d'avoir ignoré. Ainsi la flotte d'Agamemnon se trompe, ravage la Mysie pour la Troade et se voit réduite à une retraite honteuse. Ainsi les Perses et les Libyens, pour avoir cru reconnaître dans des passes libres et ouvertes des détroits sans issue, s'exposent aux plus grands périls, et laissent derrière eux, comme trophées de leur ignorance, les Perses, le tombeau de Salganée près de l'Euripe de Chalcis, de cet infortuné Salganée immolé par eux comme un traître pour avoir, soi-disant, mené perdre leur flotte des rivages Maliens tout au fond de l'Euripe ; les Libyens le monument de Pélore, mort victime d'une semblable erreur. La même cause encore, lors de l'expédition de Xerxès, remplit la Grèce de débris de naufrages, et longtemps auparavant l'émigration des Eoliens et celle des Ioniens avaient offert le spectacle de maints désastres pareils, tous occasionnés par l'ignorance. D'autre part, que de victoires dans lesquelles le vainqueur doit tout son succès à la connaissance des lieux ! Au défilé des Thermopyles, par exemple, n'est-ce pas Ephialte, qui, en indiquant aux Perses ce sentier dans la montagne, leur livre Léonidas et introduit en deçà des Pyles l'armée barbare ? Mais sans remonter si haut, je trouve une preuve suffisante de ce que j'avance soit dans la récente campagne des Romains contre les Parthes, soit dans leurs expéditions contre les Germains et les Celtes, où l'on voit ces barbares retranchés au fond de leurs marais, de leurs forêts de chênes et de leurs solitudes impénétrables, combattre en s'aidant de leur connaissance des lieux contre un ennemi qui les ignore, le trompant sur les distances, lui fermant les passages et interceptant ses convois de vivres et ses autres approvisionnements.

18. La géographie, avons-nous dit, a rapport surtout aux opérations et aux besoins des chefs d'Etat. A la vérité, la morale et la philosophie politique ont aussi pour principal objet de régler la conduite des chefs, et ce qui le prouve, c'est que nous distinguons les différentes sociétés ou associations politiques d'après la forme de leurs gouvernements : le gouvernement pouvant être ou monarchique (nous appelons cette même forme quelquefois royauté), ou aristocratique, ou en troisième lieu démocratique, nous reconnaissons aussi trois espèces d'associations politiques, auxquelles nous donnons justement les mêmes noms, par la raison qu'elles tirent de leurs gouvernements respectifs le principe même de leur existence et comme leur caractère spécifique ; en effet, la loi diffère suivant qu'elle émane de l'autorité d'un roi ou de l'autorité d'un sénat ou de celle du peuple, et la loi, comme on sait, est le type même et le moule qui donne la forme à une société, tellement qu'on a pu définir quelquefois le droit «l'intérêt du plus fort». La philosophie politique s'adresse donc principalement aux princes ; mais si la géographie, qui, elle aussi, s'adresse surtout aux princes, répond de plus à un de leurs besoins de chaque jour, ne pourrait-on pas dire que cette circonstance constitue en sa faveur une sorte de supériorité sur l'autre science, supériorité, nous l'avouons, purement pratique ?

19. Ce qui n'empêche pas que la géographie n'ait aussi son côté spéculatif ou théorique qu'on aurait tort de dédaigner, en ce qu'il touche à la fois à la technique, à la mathématique, à la physique, à l'histoire, voire même à la mythologie. Or la mythologie n'a assurément rien de pratique. Un récit tel que celui des erreurs d'Ulysse, de Ménélas ou de Jason n'est pas de nature à développer beaucoup cette prudence éclairée que recherche avant tout l'homme pratique, à moins qu'on n'y ait mêlé çà et là telle moralité utile inspirée par les aventures inséparables de semblables voyages, mais il ménagera tout au moins une jouissance délicate à ceux que le hasard conduit dans les lieux ainsi illustrés par la Fable, et l'esprit le plus pratique ne laisse pas que d'être sensible à l'éclat et à l'agrément de pareils souvenirs : seulement, il ne s'y arrête pas longtemps, car il est naturel qu'il accorde plus d'attention aux choses utiles. Naturellement aussi le géographe s'occupera plus de celles-ci que des autres et, procédant pour l'histoire et les mathématiques, comme il a fait pour la mythologie, ce sera toujours la partie la plus utile et la mieux avérée qu'il en extraira de préférence.

20. Mais c'est surtout, on l'a vu, de la géométrie et de l'astronomie que le géographe paraît avoir besoin pour l'objet qu'il se propose. Et de fait, comment en serait-il autrement ? Comment le géographe pourrait-il bien comprendre, sans recourir aux méthodes que fournissent ces deux sciences, toutes les questions de configuration, de climat, d'étendue et autres semblables ? Toutefois, comme les géomètres et les astronomes exposent ailleurs tout au long les moyens de mesurer la terre entière, nous devrons, nous, dans le présent ouvrage, supposer et admettre comme vrai ce qu'ils ont démontré dans les leurs ; supposer, par exemple, la sphéricité du monde, celle aussi de la surface terrestre et avant tout la tendance centripète des corps. Et, comme ces faits sont à la portée de nos sens ou rentrent dans la catégorie des notions communes, il nous suffira, si même la chose en vaut la peine, d'en donner l'explication la plus brève et la plus sommaire. Ainsi, en ce qui concerne la sphéricité de la terre, nous rappellerons simplement ou la preuve indirecte qui se tire de l'impulsion centripète en général et de la tendance de chaque corps en particulier vers son centre de gravité, ou la preuve directe et immédiate résultant des phénomènes qu'on observe sur la mer et dans le ciel, et dont le témoignage de nos sens et les simples notions vulgaires suffisent à constater la réalité. Il est évident, par exemple, que la courbure de la mer empêche seule le navigateur d'apercevoir au loin les lumières placées à la hauteur ordinaire de l'oeil, et qui n'ont besoin que d'être un peu haussées pour devenir visibles, même à une distance plus grande, de même que l'oeil n'a besoin que de regarder de plus haut pour découvrir ce qui auparavant lui demeurait caché. Homère déjà en avait fait la remarque, car tel est le sens de ce vers :

«Une fois soulevé par la vague immense, il put porter très loin sa vue perçante» (Od. V, 283).

On sait aussi que, plus un vaisseau approche de la terre, plus chacune des parties de la côte se dessine nettement aux yeux des passagers, et que ce qui leur paraissait bas en commençant va s'élevant sans cesse devant eux. La révolution ou marche circulaire des corps célestes est de même rendue manifeste par diverses expériences, notamment au moyen du gnomon, qu'il suffit d'observer une fois pour concevoir aussitôt que, si les racines de la terre se prolongeaient à l'infini, la susdite révolution ne saurait avoir lieu. Quant à la théorie des climats, elle est exposée en détail dans des traités spéciaux sur les oekèses ou positions géographiques.

21. Mais encore une fois, pour le moment, nous n'avons besoin d'emprunter à ces différentes sciences qu'un petit nombre de notions, et de notions élémentaires, à l'usage surtout du politique et du capitaine. Car s'il importe, d'une part, qu'ils ne demeurent ni l'un ni l'autre tellement étrangers à l'astronomie et à la géographie, que, se trouvant transportés dans des lieux où les phénomènes célestes les plus familiers au vulgaire viendraient à se produire avec quelques légères anomalies, ils perdent tout à coup la tête et s'écrient dans leur trouble :

«Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant et le côté de l'aurore, et le point où le soleil,
ce flambeau des mortels, descend au-dessous de la terre et le point d'où il remonte et s'élève au-dessus» (
Od. X, 190),

d'autre part, ils n'ont que faire d'approfondir ces études jusqu'à savoir quels sont, pour chaque lieu de la terre, et les astres qui se lèvent, et les astres qui se couchent ensemble, et ceux qui passent ensemble au méridien ; quels sont et la hauteur correspondante du pôle et le point zénithal, et tant d'autres circonstances du même genre qui, suivant les changements d'horizon et de cercle arctique, viennent à changer aussi, soit seulement en apparence, soit en réalité. De ces faits, les uns pourront être négligés complètement par l'homme d'Etat et l'homme de guerre, à moins qu'ils ne veuillent en faire un objet de pure spéculation philosophique, les autres devront être admis de confiance, quand bien même les causes leur en demeureraient cachées : car cette recherche des causes appartient au seul philosophe de profession, le politique n'ayant pas assez de loisir pour s'y livrer, si ce n'est par exception. Il ne faudrait pas pourtant que celui qui prétendra lire ce traité fût assez novice ou assez nonchalant pour n'avoir jamais jeté les yeux sur une sphère, ni regardé les cercles qui y sont tracés parallèlement, perpendiculairement ou obliquement les uns aux autres, et la position respective des tropiques, de l'équateur et du zodiaque, ce cercle que suit le soleil dans sa révolution, déterminant de la sorte les différences des climats et des vents. Car il suffit qu'on comprenne tant bien que mal ces premiers éléments de la science et ce qui est relatif aux changements d'horizon et de cercle arctique, et en général tout ce qui sert d'introduction aux mathématiques proprement dites, pour être à même de suivre ce que nous exposons ici. Mais si l'on ignore ce que c'est qu'une ligne, droite ou courbe, ce que c'est qu'un cercle, une surface, sphérique ou plane, et que l'on ne soit pas en état de reconnaître dans le ciel les sept étoiles de la Grande-Ourse, ou telle autre constellation aussi connue, on n'a que faire, provisoirement du moins, d'un traité tel que le nôtre, et l'on doit, au préalable, se familiariser avec des notions, sans lesquelles il n'y a pas d'études géographiques possibles. - Voilà pourquoi les auteurs de Portulans et de Périples ne font qu'un travail inutile, quand ils négligent d'ajouter à leurs descriptions ce qui, en fait d'éléments mathématiques et astronomiques, s'y rattache nécessairement.

22. En somme, il faut que le présent traité s'adresse à tout le monde, à la fois aux politiques et aux simples particuliers, comme notre précédente composition historique. Là aussi nous employions cette qualification de politique, pour désigner, par opposition à l'homme complètement illettré, celui qui a parcouru le cercle entier des études composant ce qu'on appelle d'ordinaire l'éducation libérale et philosophique. Car celui-là seul, disions-nous, peut blâmer et louer à propos et discerner dans l'histoire les événements vraiment dignes de mémoire, qui a médité sur les grandes questions de vertu et de sagesse et sur les différents systèmes qui s'y rapportent.

23. Ayant donc publié déjà des Mémoires historiques, utiles, nous le supposons du moins, aux progrès de la philosophie morale et politique, nous avons voulu les compléter par la présente composition : conçue sur le même plan, elle s'adresse aux mêmes hommes, à ceux surtout qui occupent les hautes positions. Et de même que, dans notre premier ouvrage, nous n'avons mentionné que les faits relatifs aux hommes et aux vies illustres, omettant à dessein tout ce qui pouvait être petit et obscur, ici aussi nous avons dû négliger les petits faits, les faits trop peu marquants, pour insister davantage sur les belles et grandes choses, qui se trouvent réunir à la fois l'utile, l'intéressant et l'agréable. Dans les statues colossales, on ne recherche pas l'exactitude minutieuse des détails, on accorde plutôt son attention à l'ensemble, au bon effet de l'ensemble : même jugement à appliquer ici. Car notre ouvrage est aussi, l'on peut dire, un monument colossal, qui reproduit uniquement les grands traits et les effets d'ensemble, sauf le cas où tel petit détail nous aura paru de nature à intéresser à la fois l'érudit et l'homme pratique. En voilà assez pour établir à quel point il est sérieux et digne de l'attention des philosophes.


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