I, 2 - Considérations générales

1. Si, après que tant d'autres ont traité ces matières, nous entreprenons de les traiter à notre tour, qu'on attende pour nous en blâmer que nous ayons été convaincu de n'avoir fait que répéter dans les mêmes termes tout ce qu'ils avaient dit avant nous. Il nous a semblé, en effet, que, malgré l'habileté avec laquelle nos prédécesseurs avaient traité, ceux-ci telle partie, ceux-là telle autre, ils avaient laissé dans le reste encore beaucoup à faire, et que, si peu que nous pussions ajouter à leur travail, ce peu suffirait encore à justifier notre entreprise. Or, la génération présente a vu ses connaissances géographiques s'étendre sensiblement avec les progrès de la domination des Romains et des Parthes, comme déjà, au dire d'Eratosthène, les générations postérieures à Alexandre avaient vu les leurs s'accroître beaucoup par le fait de ses conquêtes. Alexandre, en effet, nous a révélé en quelque sorte une grande partie de l'Asie, et, dans le nord de l'Europe, tout le pays jusqu'à l'Ister; les Romains à leur tour nous ont révélé tout l'occident de l'Europe jusqu'à l'Albis, fleuve qui partage en deux la Germanie, sans compter la région qui s'étend au delà de l'Ister jusqu'au fleuve Tyras. Quant à la contrée ultérieure jusqu'aux frontières des Maeotes et à la partie du littoral qui aboutit à la Colchide, c'est par Mithridate Eupator et par ses lieutenants que nous les connaissons. Enfin, grâce aux Parthes, l'Hyrcanie, la Bactriane et la portion de la Scythie qui s'étend au-dessus de ces deux contrées nous sont mieux connues qu'elles ne l'étaient de nos prédécesseurs : n'y eût-il que cela, nous aurions donc, on le voit, quelque chose à dire de plus qu'eux. Mais c'est ce qu'on verra mieux encore par les critiques que nous dirigeons contre eux, non pas tant contre les plus anciens que contre ceux qui sont venus après Eratosthène et contre Eratosthène lui-même, et cela à dessein et par la raison que leur grande supériorité de lumières sur le commun des hommes doit rendre d'autant plus difficile pour les générations futures la réfutation des erreurs qu'ils ont pu commettre. Si, du reste, nous nous voyons forcé de contredire parfois les autorités mêmes que nous avons choisies pour nos guides habituels, qu'on nous le pardonne. Ce n'est pas, en effet, chez nous un parti pris à l'avance de contredire tous les géographes sans exception qui nous ont précédé; il en est beaucoup au contraire que nous comptons négliger absolument comme nous ayant paru des guides trop peu sûrs, et nous réservons nos critiques pour ceux que nous savons être habituellement exacts. Disputer en règle contre toute espèce d'adversaires, ce serait en vérité perdre sa peine; mais contre un Eratosthène, un Posidonius, un Hipparque, un Polybe et autres noms pareils, il y a quoique chose de glorieux à le faire.

2. Nous commencerons par Eratosthène l'examen en question, mettant toujours en regard de nos jugements les critiques qu'Hipparque a dirigées contre lui. Eratosthène ne mérite assurément pas qu'on le traite aussi cavalièrement que l'a fait Polémon, qui prétend démontrer qu'il n'avait même pas visité Athènes; mais il ne mérite pas non plus la confiance aveugle que quelques-uns ont en lui, malgré ce grand nombre de maîtres soi-disant excellents dont il aurait été le disciple. Il a écrit ceci : «Jamais peut-être on n'avait vu fleurir dans une même enceinte, dans une seule et même cité, autant de philosophes éminents qu'on en comptait alors autour d'Arcésilaüs et d'Ariston». - Soit, mais à mon sens cela ne suffit point, et l'important était de savoir discerner dans le nombre le meilleur guide à suivre. C'est Arcésilaüs, on le voit, et Ariston qu'il met en tête des philosophes de son temps ; il préconise beaucoup aussi Apelle et Bion, Bion, qui le premier, pour nous servir de son expression, «para la philosophie de la robe à fleurs des courtisanes», mais de qui, aussi, à l'en croire, on eût pu dire souvent avec le poète :

Que de beautés mâles sous ces guenilles ! (Od. XVIII, 74)

Or ces seules appréciations suffisent à montrer son peu de jugement. Comment lui, qui fut à Athènes le disciple de Zénon de Citium, il ne mentionne pas un seul de ceux qui continuèrent l'enseignement du maître, et il vient nous nommer, comme ayant toute la vogue de son temps, les rivaux mêmes et les ennemis de Zénon, de qui il ne reste pas aujourd'hui apparence d'école ! Son traité des Biens, ses Déclamations, ses autres ouvrages du même genre achèvent du reste, de nous montrer quelle a été sa vraie tendance philosophique : il a tenu comme qui dirait le milieu entre le philosophe décidé et celui qui, n'osant s'engager résolument dans la carrière, s'en tient uniquement à l'apparence ou ne voit dans la philosophie qu'une diversion agréable ou instructive au cercle habituel de ses études, sans compter que, jusque dans ces autres études, nous le retrouvons en quelque sorte toujours le même. Mais laissons cela, ne touchons présentement qu'aux points sur lesquels sa Géographie peut être rectifiée, et, pour commencer, reprenons la question réservée par nous tout à l'heure.

3. Est-il vrai, comme le prétend Eratosthène, que le poète vise uniquement à récréer l'esprit et nullement à l'instruire ? Les Anciens définissaient, au contraire, la poésie une sorte de philosophie primitive, qui nous introduit dès l'enfance dans la science de la vie et nous instruit par la voie du plaisir de tout ce qui est relatif aux moeurs, aux passions et aux actions de l'homme ; notre école aujourd'hui va même plus loin : elle proclame que le sage seul est poète. De là aussi cet usage pratiqué par les différents gouvernements de la Grèce de faire commencer la première éducation des enfants par la poésie, considérée apparemment non comme un simple moyen de divertissement, mais bien comme une école de sagesse. Ajoutons que les musiciens eux-mêmes, ceux qui enseignent soit à chanter au son des instruments soit à jouer de la lyre ou de la flûte, revendiquent ce mérite pour leur art et s'intitulent précepteurs et correcteurs des moeurs, et que ce n'est pas là une opinion exclusivement pythagoricienne, qu'Aristoxène l'a émise également, et qu'Homère déjà qualifie les aèdes de sophronistes ou d'instituteurs, notamment ce gardien de Clytemnestre,

«A qui Atride, en partant pour Troie, avait longuement recommandé sa femme
et confié le soin de veiller sur elle» (Hom. Od. III, 267).

On sait, en effet, qu'Egisthe ne réussit à triompher de la vertu de la reine qu'après avoir

«Conduit l'aède, pour l'y abandonner, sur les rivages d'une île déserte... :
voulant alors ce que voulait son amant, Clytemnestre suivit Egisthe jusque dans sa maison» (
Ibid. 270).

Eratosthène d'ailleurs se contredit ici lui-même : avant d'émettre la proposition en question, quelques lignes à peine plus haut, et tout au début de son Traité de géographie, il avait solennellement déclaré que, dès la plus haute antiquité, tous les hommes ont eu à coeur de publier leurs connaissances géographiques ; qu'Homère, par exemple, a inséré dans ses vers tout ce qu'il avait pu apprendre des Ethiopiens, de l'Egypte et de la Libye, entrant même, à propos de la Grèce et des pays voisins, dans des détails presque trop minutieux, puisqu'il va jusqu'à rappeler et les «innombrables pigeons de Thisbé» (Il. II, 502) et les «gazons d'Haliarte» (Ibid. 503) et la «situation extrême d'Anthedon» (Ibid. 508) et celle de Lilée «aux sources du Céphise» (Ibid. 523), et qu'en général il évite de laisser échapper fût-ce une épithète inutile. - Or, je le demande, celui qui agit de la sorte vise-t-il plutôt à amuser qu'à instruire ? - Ici peut-être, répondront les partisans d'Eratosthène, Homère songe à instruire ; en revanche tout ce qui n'est pas proprement du domaine des sens a été peuplé par lui, comme par les autres poètes, de monstres imaginaires, semblables à ceux de la Fable. - Soit ; mais alors il eût fallu dire que tout poète compose tantôt uniquement en vue de l'agrément, tantôt aussi en vue de l'instruction de ses lecteurs ; et c'est ce que ne fait pas Eratosthène, qui accuse Homère d'avoir cherché partout et toujours à amuser, jamais à instruire. Il va plus loin, et, pour corroborer son dire, demande ce que pourraient ajouter au mérite du poète cette connaissance exacte d'une infinité de lieux et toutes ces notions de stratégie, d'agriculture, de rhétorique et d'autres sciences encore que quelques-uns ont prétendu attribuer à Homère. - En prêtant ainsi à Homère la science universelle, on peut paraître, nous l'avouons, entraîné par un excès de zèle, et, comme le dit Hipparque, autant vaudrait faire honneur à l'irésiôné attique des poires, des pommes dont elle est chargée, mais qu'elle ne peut produire, que de revendiquer pour Homère la connaissance de toutes les sciences, et de tous les arts sans exception. Sur ce point-là donc, ô Eratosthène, tu as peut-être raison ; mais à coup sûr tu te trompes quand, non content de refuser à Homère autant d'érudition, tu prétends réduire la poésie à n'être qu'une vieille conteuse de fables, qu'on laisse libre d'imaginer tout ce qui peut lui sembler bon à divertir les esprits. N'y a-t-il donc rien, en effet, dans l'audition des poètes qui puisse nous porter à la vertu ? Toutes ces notions, par exemple, de géographie, d'art militaire, d'agriculture et de rhétorique, que cette audition tout au moins nous procure, ne peuvent-elles rien pour ce but suprême ?

4. Homère pourtant prête toutes ces connaissances à Ulysse, c'est-à-dire à celui de ses héros qu'il se plaît à décorer de toutes les vertus. C'est à lui, en effet, que s'applique ce vers :

«Il avait visité de nombreuses cités et observé les moeurs de beaucoup d'hommes» (Od. I, 3) ;

et cet autre passage :

«Il possédait toutes les ressources de la ruse et celles de la prudence» (Il. III, 202).

C'est lui qu'il nomme toujours le «destructeur des villes», lui encore qui réussit à prendre Ilion

«Par la force de ses conseils, de sa parole et de sa trompeuse adresse...»
«Qu'il consente à me suivre, s'écrie aussi Diomède, en parlant de lui, et nous reviendrons tous deux,
fût-ce du milieu des flammes» (
Il. X, 246).

Ce qui n'empêche point qu'Ulysse ne se vante ailleurs de ses connaissances agricoles et de sa dextérité comme faucheur,

«Qu'on me donne dans ce champ une faux à la lame recourbée et à toi la pareille» (Od. XVIII, 368),

comme laboureur aussi,

«Et tu verras si je sais creuser un long et droit sillon» (Ibid. 375).

Et notez qu'Homère n'est point seul à penser de la sorte ; tous les esprits éclairés, invoquant son témoignage, ont reconnu la justesse de cette thèse, que rien ne contribue autant à donner la sagesse qu'une semblable expérience des choses pratiques de la vie.

5. Quant à la rhétorique, qu'est-elle en somme ? La sagesse appliquée à la parole. Eh bien ! Tout le long du poème également ce genre de sagesse brille chez Ulysse, témoin la scène de l'Epreuve, et celle des Prières et celle de l'Ambassade, où le poète fait dire à Anténor en parlant de lui :

«Mais quand on entendait cette voix puissante sortir de sa poitrine et que de ses lèvres les paroles tombaient
abondantes et pressées, comme les neiges d'hiver, nul mortel alors n'aurait pu disputer à Ulysse
la palme de l'éloquence» (
Il. III, 221).

Comment supposer maintenant que le poète qui a le talent de mettre les autres en scène, les faisant parler avec éloquence, commander les armées avec habileté, déployer en un mot tous les genres de mérite, ne soit lui-même qu'un de ces bavards, un de ces charlatans experts uniquement à duper le peuple par leurs jongleries et à flatter leur auditoire, mais incapables de lui rien apprendre d'utile ? Le vrai mérite du poète, nous le demandons, ne consiste-t-il pas à faire de ses vers l'imitation même de la vie humaine ? Eh bien ! Comment l'imitera-t-il, s'il n'a ni jugement ni expérience des choses de la vie ? A nos yeux, d'ailleurs, le mérite des poètes ne saurait être de même nature que celui des ouvriers qui travaillent le bois ou les métaux : le mérite de ceux-ci n'implique dans leur caractère rien d'élevé ni d'auguste, mais le mérite du poète est inséparable de celui de l'homme même, tellement qu'il est absolument impossible de devenir bon poète, si l'on n'est au préalable homme de bien.

6. Prétendre donc enlever au poète jusqu'à la rhétorique, autrement dit l'art oratoire, en vérité c'est se rire de nous. Y a-t-il, en effet, de plus grand mérite pour l'orateur que celui du style ? Et pour le poète également ? Or, qui a jamais surpassé Homère pour la beauté du style ? - Sans doute, dira-t-on ; mais le style qui convient au poète diffère du style qui convient à l'orateur. - Diffère, oui, mais comme une espèce diffère d'une autre espèce du même genre, comme dans la poésie même la forme tragique diffère de la forme comique, et dans la prose la forme historique de la forme judiciaire. Nierez-vous donc que le langage constitue un genre, divisé en deux espèces distinctes, le langage mesuré et le langage prosaïque, ou si c'est que vous admettez que le langage absolument parlant puisse former un genre, mais non pas le langage, le style, l'éloquence oratoire ? Eh bien ! Moi j'irai plus loin, je dirai que l'espèce de langage appelé prose, la prose ornée s'entend, n'est qu'une imitation du langage poétique. La première de beaucoup, la forme poétique parut dans le monde et y fit fortune ; plus tard, dans leurs Histoires, les Cadmus, les Phérécyde, les Hécatée l'imitèrent encore, et, si ce n'est qu'ils en brisèrent le mètre, ils retinrent d'ailleurs tous les caractères distinctifs de la poésie ; mais leurs successeurs, en retranchant au fur et à mesure quelqu'un de ces traits distinctifs, amenèrent la prose, descendue en quelque sorte des hauteurs qu'elle avait occupées jusque-là, à la forme que nous lui voyons aujourd'hui. C'est comme si l'on disait que la comédie, née du sein même de la tragédie, a quitté les hautes régions que celle-ci habite pour se ravaler jusqu'au ton de ce que nous nommons actuellement le langage prosaïque ou discours familier. Le mot chanter mis par les anciens au lieu et place du mot dire est une preuve de plus de ce fait, que la vraie source, le vrai principe du style orné ou style oratoire a été la poésie. En effet, dans les représentations publiques, la poésie se produisait toujours accompagnée de chant : c'était là l'ode, autrement dit le langage modulé, d'où sont venus les noms de rhapsodie, de tragédie, de comédie ; et comme, dans le principe, le mot dire s'entendait uniquement de la diction poétique, et que celle-ci était accompagnée d'ode ou de chant, le mot chanter se trouva être pour les anciens synonyme de dire. Puis, l'une de ces deux expressions ayant été, par abus, appliquée à la prose elle-même, l'abus finit par s'étendre également à l'autre. Enfin le nom seul de discours pédestre, employé pour désigner la prose ou le langage affranchi de tout mètre, suffirait à nous la montrer descendue en quelque sorte d'un lieu élevé, et de son char, si l'on peut dire, ayant mis pied à terre.

7. Il n'est pas exact non plus de prétendre, comme l'a fait Eratosthène, qu'Homère n'a décrit en détail que ce qui était prés de lui et ce qui se trouvait en Grèce ; il a décrit de même les contrées lointaines. Il a apporté aussi un soin particulier, plus de soin même qu'aucun des poètes, ses successeurs, dans l'emploi de la fable, ne visant pas en tout et toujours au prodigieux, mais sachant mêler, sous forme d'allégories, de fictions ou d'apologues, des leçons utiles à ses récits, notamment à celui des Erreurs d'Ulysse : sur ce point-là encore Eratosthène s'est donc grossièrement trompé, puisqu'il n'a pas craint de qualifier de «sornettes» les commentaires sur l'Odyssée, et l'Odyssée elle-même. Mais la question vaut la peine d'être traitée plus au long.

8. Et d'abord notons que les poètes n'ont pas été seuls à admettre les fables : longtemps, bien longtemps même avant les poètes, les chefs d'Etat et les législateurs en avaient fait usage, en raison de l'utilité qu'elles présentent, et pour répondre à une disposition naturelle de l'être ou «animal pensant». Car l'homme est avide de savoir, et son amour des fables est comme un premier indice de ce penchant. De là vient aussi qu'en général, les fables sont les premières leçons qu'entendent les enfants et ce qu'on leur propose comme premiers sujets d'entretien. Et la cause de ce choix c'est que la fable, qui ne représente pas ce qui existe, mais autre chose que ce qui existe, leur révèle en quelque sorte un monde nouveau. Or, on aime toujours le nouveau, l'inconnu ; c'est même là ce qui rend avide de savoir, et, quand à la nouveauté s'ajoutent l'étonnant et le merveilleux, le plaisir est doublé, le plaisir, qui est comme le philtre de la science. Pour commencer, il y a donc nécessité d'user de semblables appâts mais, avec le progrès de l'âge, quand le jugement s'est fortifié, et que l'esprit n'a plus besoin d'être flatté, c'est à la connaissance du monde réel qu'il faut l'acheminer. Ajoutons que tout ignorant, tout homme sans instruction n'est lui-même, à proprement parler, qu'un enfant, aimant les fables comme un enfant les aime ; l'homme même qui n'a reçu qu'une instruction médiocre en est là aussi jusqu'à un certain point : car chez lui, non plus, la raison n'a pas acquis toute sa force, sans compter qu'elle subit encore l'influence d'une habitude d'enfance. Mais, comme à côté du merveilleux qui fait plaisir, nous avons le merveilleux qui fait peur, il y a lieu de se servir de l'une et de l'autre forme avec les enfants, voire même avec les adultes. En conséquence, nous racontons aux enfants les fables agréables pour les tourner au bien, les fables effrayantes pour les détourner du mal : Lamia, par exemple, Gorgo, Ephialte et Mormolyce sont autant de mythes de la dernière espèce. Quant au peuple de nos grandes villes, nous le voyons aussi, sensible à l'agrément des fables, se laisser entraîner au bien par l'audition de récits, comme ceux qu'ont faits les poètes des exploits fabuleux des héros, des travaux, par exemple, d'un Hercule ou d'un Thésée et des honneurs décernés par les dieux à leur courage, voire même, à la rigueur, rien que par la vue de peintures, de statues ou de bas-reliefs représentant quelque épisode semblable tiré de la fable. D'autre part, il suffit, pour qu'il se détourne avec horreur du mal, que, par l'audition de certains récits ou le spectacle de certaines figures monstrueuses, il perçoive la notion de châtiments, de terreurs, de menaces envoyés par les dieux, ou qu'il se persuade qu'il y a eu dans le monde des hommes frappés de la sorte. C'est qu'en effet il est impossible que la foule des femmes et la vile multitude se laissent guider par le pur langage de la philosophie et gagner ainsi à la piété, à la justice, à la bonne foi ; pour les amener à ces vertus, il faut recourir encore à la superstition. Mais sans l'emploi des mythes et du merveilleux, comment développer la superstition ? Qu'est-ce en effet que la foudre, l'égide, le trident, les torches, les dragons, les thyrses, toutes ces armes des dieux, et en général tout cet appareil de l'antique théologie, si ce n'est de pures fables, dont les chefs ou fondateurs d'Etats se sont servis, comme on se sert des masques de théâtre, pour effrayer les âmes faibles. L'esprit des mythes poétiques étant ce que nous venons de dire et pouvant en somme exercer une heureuse influence sur les conditions de la vie sociale et politique, et profiter même à la connaissance de la réalité historique, on conçoit que les Anciens aient conservé, pour l'appliquer aux générations adultes, l'enseignement de l'enfance, et vu dans la poésie une école de sagesse propre à tous les âges. Plus tard, il est vrai, parurent l'histoire et la philosophie dans sa forme actuelle ; mais la philosophie et l'histoire ne s'adressent qu'au petit nombre, tandis que la poésie, d'une utilité plus générale, attire encore la foule dans les théâtres, et la poésie d'Homère infiniment plus qu'aucune autre. D'ailleurs, les premiers historiens et les premiers philosophes, ceux qu'on nomme les philosophes-physiciens, avaient été eux-mêmes des mythographes.

9. Par la raison maintenant qu'il rapportait les fables à un but moral et instructif, Homère a dû faire et a fait dans ses récits la part très grande à la vérité. Assurément «il y a mêlé le mensonge» ; mais, tandis que la vérité est le fond sur lequel il bâtit, le mensonge n'est pour lui qu'un moyen de séduire et d'entraîner les masses.

«Et de même que la main de l'artiste ajoute à l'argent l'éclat d'une bordure d'or» (Od. VI, 232),

de même aux scènes vraies de l'histoire Homère allie la fable, comme un attrait, comme une parure de plus ajoutée à sa parole, sans cesser pour cela de viser au même but que l'historien ou que tout autre narrateur d'événements réels. C'est ainsi qu'ayant pris pour sujet un fait historique, la Guerre de Troie, il l'a embelli de ses mythes poétiques, et les Erreurs d'Ulysse pareillement. Mais élever sur une base complètement chimérique elle-même tout un vain amas de prodiges et de fictions, le procédé n'eût pas été homérique, sans compter que le mensonge (la chose tombe sous le sens) paraît moins incroyable, quand on y mêle dans une certaine mesure la pure vérité. Polybe ne dit pas autre chose dans le passage où il disserte en règle sur les Erreurs d'Ulysse ; et Homère lui-même le donne à entendre dans ce passage :

«Ulysse mêlait souvent à ses discours des mensonges comme ceux-ci
qu'on pouvait prendre pour la vérité même» (
Od. XIX, 203) ;

Car, notez que le poète a dit souvent, et non pas toujours, ce qui eût ôté aux mensonges du héros cet air de vérité. Homère a donc tiré de l'histoire le fond même de ses poèmes. L'histoire en effet nous montre un prince du nom d'Eole régnant sur ce groupe d'îles dont Lipara est le centre ; elle signale aussi aux environs de l'Etna et de Leontium certains peuples inhospitaliers du nom de Cyclopes et de Laestrygons, et explique même par cette circonstance comment le détroit était alors inaccessible à la navigation ; elle ajoute que Charybde et Scylla étaient deux repaires de pirates. Ainsi des autres peuples mentionnés par Homère : nous les retrouvons tous dans l'histoire établis en telle ou telle contrée de la terre. Il savait, par exemple, que les Cimmériens habitaient aux environs du Bosphore cimmérique une région boréale et brumeuse, c'en fut assez pour que, par une licence heureuse et pour les besoins de la fable qu'il voulait mêler aux Erreurs d'Ulysse, il transportât ce peuple dans une contrée ténébreuse, au seuil même de l'enfer. Nul doute, du reste, qu'il ne connût les Cimmériens, puisque, d'après les calculs des chronographes, l'invasion cimmérienne a précédé de peu l'époque où il vivait, si même elle ne lui est contemporaine.

10. Il connaissait pareillement et la situation de la Colchide et le fait de la navigation de Jason à Aea, et, en général, tout ce que la fable et l'histoire rapportent des enchantements de Circé et de Médée et de leurs autres traits de ressemblance : à l'aide maintenant de ces données, et sans tenir compte de l'énorme distance qui séparait les deux enchanteresses, puisque l'une habitait au fond du Pont, et l'autre en Italie, il imagina entre elles un lien d'étroite parenté, et osa les transporter toutes deux hors des mers intérieures, en plein Océan. Peut-être bien aussi Jason, dans ses Erreurs, s'était-il écarté jusqu'en Italie ; car on montre aujourd'hui encore aux abords des monts Cérauniens, dans les parages d'Adria, dans le golfe Posidoniate et dans les îles qui bordent la Tyrrhénie, certains vestiges du passage des Argonautes. L'existence des Cyanées, ces roches qu'on nomme quelquefois les Symplégades, et qui rendent si difficile le passage du détroit de Byzance, était une donnée de plus dont Homère sut tirer bon parti. De la sorte, et par suite du rapprochement naturel qu'on établit entre son île d'Aeea et la ville d'Aea, entre ses Planctae et les roches Symplégades, la navigation de Jason à travers les Planctae acquit de la vraisemblance, comme le rapprochement avec ce qu'on savait de Charybde et de Scylla rendit plus vraisemblable l'épisode «du passage d'Ulysse entre les deux rochers». En somme, on se représentait de son temps la mer Pontique comme un autre Océan, et quiconque naviguait dans ces parages semblait s'être autant écarté que s'il se fût avancé par delà les colonnes d'Hercule ; elle était réputée, en effet, la plus grande de nos mers et, par excellence, on l'appelait le Pont, le Pont proprement dit, comme on appelle Homère le poète. Il se pourrait même que ce fût là le motif qui engagea Homère à transporter dans l'Océan les scènes dont le Pont avait été le théâtre, ce déplacement lui ayant paru devoir être, en raison de l'opinion régnante, plus aisément accueilli du public. Je croirais volontiers aussi que la position des Solymes aux confins de la Lycie et de la Pisidie, sur les sommets les plus élevés du Taurus, jointe à cette circonstance, que les populations comprises en dedans du Taurus, et surtout les populations du Pont, voyaient en eux les gardiens et les maîtres des principaux passages de cette grande chaîne du côté du midi, est ce qui l'a induit à déplacer de même cette nation et à la transporter sur les bords de l'Océan, situation extrême, analogue jusqu'à un certain point à celle qu'elle occupait réellement. Voici du reste le passage en question, il s'agit d'Ulysse errant sur son frêle esquif :

«Cependant le puissant Neptune revient de chez les Ethiopiens ; du haut des monts Solymes,
il découvre au loin le héros» (
Od. V, 282).

Peut-être enfin Homère a-t-il emprunté à l'histoire des Scythes l'idée de son mythe des Cyclopes à un oeil, les Scythes-Arimaspes, qu'Aristée de Proconnèse a le premier fait connaître dans son poème des Arimaspies, passant aussi pour n'avoir qu'un oeil.

11. Cela posé, examinons ce que veulent dire ceux qui ont prétendu qu'il fallait chercher dans les parages de la Sicile ou de l'Italie le théâtre attribué par Homère aux erreurs d'Ulysse. La chose en effet peut s'entendre de deux façons, bien ou mal : bien, si l'on conçoit qu'Homère, sérieusement convaincu de la réalité des courses d'Ulysse dans ces parages, a accepté cette donnée comme vraie historiquement, mais l'a traitée avec la libre imagination d'un poète (et l'on est d'autant plus autorisé à croire que c'est là ce qu'a fait Homère qu'aujourd'hui encore on retrouve, non seulement en Italie, mais jusqu'aux derniers confins de l'Ibérie, les traces du passage d'Ulysse et de celui de maint autre héros) ; mal, si l'on veut voir de l'histoire dans de pures fictions, sans reconnaître, ce qui pourtant saute aux yeux, qu'en parlant comme il fait de l'Océan, de l'Enfer, des Boeufs du Soleil, du séjour d'Ulysse et des métamorphoses de ses compagnons dans le palais des déesses, de la stature colossale des Cyclopes et des Laestrygons, de la figure monstrueuse de Scylla, des distances énormes parcourue par le vaisseau d'Ulysse et de mainte autre circonstance analogue, Homère emploie à dessein le merveilleux poétique. Or, suivant nous, l'homme qui peut méconnaître à ce point les procédés du poète ne mérite pas même qu'on le réfute, car il n'eût pas fait pis en affirmant que le retour d'Ulysse dans Ithaque, le massacre des prétendants et le combat du héros contre les Ithaciens hors de l'enceinte de la ville se sont réellement passés comme le raconte Homère ; et d'autre part il nous paraît souverainement injuste qu'on vienne chercher querelle à ceux qui entendent le poète ainsi qu'il faut l'entendre.

12. C'est pourtant là ce que fait Eratosthène en condamnant l'un et l'autre modes d'interprétation, mais dans les deux cas il a tort : tort dans le second cas, en ce qu'il prend la peine de réfuter longuement des mensonges notoires et qui ne méritaient pas même un mot de réfutation ; tort dans le premier cas en ce qu'il traite toute poésie de bavardage frivole, qu'il dénie aux connaissances techniques ou géographiques toute efficacité pour former les âmes à la vertu, et que, distinguant les fables en deux classes, suivant qu'elles se rattachent à un théâtre réel, comme Ilion, l'Ida ou le Pélion, ou à un théâtre imaginaire, comme le séjour des Gorgones ou celui de Géryon, il n'hésite pas à ranger dans cette deuxième catégorie le théâtre des erreurs d'Ulysse, prenant même à partie ceux qui le tiennent pour un emplacement réel et nullement fictif, et concluant de leur désaccord sur tel ou tel point secondaire que ce sont d'effrontés menteurs ; c'est ainsi qu'il triomphe de ce qu'on place les Sirènes tantôt sur le Pélorias, tantôt sur les Sirénusses, à plus de 2000 stades de là, tandis qu'à l'entendre le nom de Sirènes désigne ce rocher à triple pointe qui sépare le golfe de Cumes du golfe Posidoniate. Mais d'abord ledit rocher n'a pas trois pointes, il n'offre même pas à proprement parler de pointe élevée ou de promontoire, car la côte entre Surrentum et le détroit de Caprées décrit une espèce de coude allongé et étroit, avec le temple des Sirènes sur l'un des deux versants et au pied de l'autre versant, c'est-à-dire du versant du golfe Posidoniate, trois îlots déserts et rocheux, qui sont ce qu'on nomme proprement les Sirènes, tandis que sur le bord même du détroit s'élève un Athenaeum ou temple de Minerve qui donne son nom au coude tout entier.

13. Ajoutons qu'il ne faut pas, sous prétexte que, dans la description de certains lieux, différents auteurs ne se seront pas accordés de tout point, se tant hâter de rejeter comme fausse la description entière : dans certains cas même, il y aurait là une raison de plus pour croire à l'exactitude de l'ensemble. Dans le cas présent, notamment, étant cherché si les erreurs d'Ulysse ont eu réellement pour théâtre les parages de la Sicile et de l'Italie et si le séjour attribué aux Sirènes s'y trouve réellement quelque part, celui qui les place sur le Pelorias est loin sans doute de s'accorder avec celui qui les place aux Sirénusses, mais ni l'un ni l'autre ne diffèrent d'opinion par rapport à ce troisième qui nous lés montre dans les parages de la Sicile et de l'Italie : ils rendent même l'assertion de celui-ci plus probable, par la raison que, sans désigner le même lieu, ils ne sont pas sortis non plus des parages de la Sicile et de l'Italie. Que si quelqu'un maintenant ajoute que le tombeau de Parthénopé, l'une des Sirènes, se voit à Neapolis, cette nouvelle circonstance ne rend-elle pas la chose encore plus croyable, bien qu'en nommant Neapolis on ait fait intervenir une troisième localité ? Qu'on rappelle enfin que Neapolis est située précisément dans ce golfe qu'Eratosthène nomme le golfe Cyméen et qui est formé parles Sirénusses, et nous voilà persuadé plus fermement encore que ce sont bien là les lieux qu'habitaient les Sirènes. Assurément nous ne croyons pas que le poète ait sur chaque détail de ce genre pris des informations exactes, l'exactitude est même le moindre mérite que nous exigions de lui, nous ne saurions néanmoins supposer un seul instant qu'il ait pu composer son poème, sans rien savoir de positif sur les erreurs d Ulysse et sans rechercher où et comment elles avaient eu lieu.

14. Tel n'est pas cependant l'avis d'Eratosthène : Hésiode, oui, à l'en croire, aurait été parfaitement instruit et convaincu de la réalité des courses d'Ulysse dans les parages de la Sicile et de l'Italie, et la preuve qu'il en donne, c'est qu'au lieu de s'en tenir à la nomenclature homérique il a mentionné de plus et l'Etna, et Ortygie, cet îlot situé en avant de Syracuse, et la Tyrrhénie; mais, pour Homère, Eratosthène ne veut pas admettre qu'il ait pu connaître, lui aussi, ces noms et qu'il ait jamais eu la pensée d'assigner des lieux connus pour théâtre aux erreurs du héros. Eh quoi ! Si la Tyrrhénie et l'Etna sont des lieux connus de tous, est-ce donc que le Scyllaeum et Charybde, Circaeum et les Sirénusses soient des lieux complètement ignorés ? Ou bien Eratosthène prétend-il que le frivole bavardage des poètes était au-dessous de la majesté d'Hésiode, et qu'il a été réservé à lui seul de suivre toujours les traditions reçues, tandis que le lot d'Homère a été de chanter étourdiment au gré de sa langue indiscrète ? Mais, indépendamment de ce que nous avons déjà dit du caractère particulier aux mythes homériques, le grand nombre d'historiens qui ont célébré les mêmes faits, joint à la persistance des mêmes traditions dans les localités en question, ne prouve-t-il pas abondamment que ce ne sont pas là des fictions de poètes ou d'historiens, mais bien les vestiges réels de personnages et d'événements des temps passés ?

15. Polybe, qui, lui aussi, a disserté sur le fait des erreurs d'Ulysse, a bien mieux su interpréter la pensée d'Homère : «Aeole, nous dit-il, indiquait d'une voix prophétique les moyens de franchir les parages du détroit rendus si dangereux par le va-et-vient perpétuel des marées, de là ce surnom d'arbitre ou de dispensateur des vents, et ce titre de roi que l'admiration des peuples lui a décerné. De même Danaüs, pour avoir révélé le gisement des sources d'Argos, et Atrée, pour avoir enseigné que la révolution du soleil se fait en sens contraire du mouvement du ciel, tous deux en raison de cette faculté de prédire l'avenir et d'interpréter la volonté des dieux, se sont vus décorer du titre de rois. De même encore, maints prêtres égyptiens, chaldéens ou mages, en raison de leur supériorité dans telle ou telle branche de la science, ont obtenu de nos ancêtres commandements et dignités : de même enfin, chacun de nos dieux doit les honneurs qu'on lui rend à ce qu'il est réputé l'inventeur de quelqu'un de nos arts utiles». Cela dit en façon de préambule, Polybe nie formellement qu'on puisse entendre dans le sens mythique soit le personnage d'Eole, en particulier, soit l'ensemble de l'Odyssée : quelques détails fabuleux sans importance ont bien pu, ajoute-t-il, y trouver place, comme dans le poème de la guerre d'Ilion, mais pour tout le reste le récit que fait le poète des événements, dont les parages de la Sicile ont été le théâtre, ne diffère pas de celui des autres historiens, qui ont rapporté les traditions des différentes localités de l'Italie et de la Sicile. Polybe n'applaudit pas non plus à l'étrange boutade d'Eratosthène s'écriant :

«Le théâtre des erreurs d'Ulysse ! Vous le trouverez le jour où vous aurez trouvé aussi
l'ouvrier corroyeur qui a cousu l'OUTRE DES VENTS».

Loin de là, il nous montre comment le portrait qu'Homère a fait de Scylla s'applique exactement aux circonstances de la pêche des galéotes, telle qu'elle se fait autour du Scyllaeum

«Sans cesse bondissant autour de son rocher, le monstre poursuit dauphins et chiens marins ;
et la proie, même plus grosse, n'échappe point à sa rage» (
Od. XII, 95).

Effectivement les thons, réunis en troupe, après avoir longé la côte de l'Italie, s'engagent dans le détroit, mais écartés de la côte de Sicile [par la force des courants], ils rencontrent des animaux de plus grande taille, tels que dauphins, chiens marins et autres cétacés, et deviennent ainsi la proie dont s'engraissent les galéotes, que Polybe nous dit s'appeler aussi espadons et chiens marins. Car ce qui se produit là, dans le détroit, comme aussi dans le Nil et dans les autres fleuves à l'époque des grandes crues, ressemble tout à fait à ce qui arrive dans les forêts incendiées : les bêtes menacées se rassemblent pour fuir le feu et l'eau et deviennent la proie d'animaux plus forts.

16. Polybe ne s'en tient pas là et nous décrit tout au long la pêche des galéotes, telle qu'elle se fait aux abords du Scyllaeum. On place un homme en vigie, qui doit donner le signal à la fois pour tous les pêcheurs arrêtés au mouillage et montés sur de petites barques birèmes, deux sur chaque : tandis que l'un conduit la barque, l'autre, debout sur la proue, tient en main un harpon. La vigie signale l'apparition du galéote, qui s'avance d'ordinaire un bon tiers du corps hors de l'eau. La barque le joint et le pêcheur, une fois à portée de sa proie, la frappe de son harpon, puis le lui arrache du corps, moins le fer qui est fait en forme de hameçon, et fixé exprès très mollement à la hampe. On lâche alors à l'animal blessé le long câble attaché au harpon, jusqu'à ce qu'il se soit épuisé à se débattre et à fuir ; puis on le tire à terre ou bien on le recueille dans la barque, s'il n'est pas de dimensions énormes. Le harpon tomberait à la mer qu'il ne serait point perdu pour cela, vu qu'on a soin de le faire de bois de chêne et de bois de sapin, pour que, si la partie en chêne plonge entraînée par son poids, le reste demeure hors de l'eau et se laisse aisément reprendre. Il n'est pas rare que le rameur soit blessé à travers la barque, tant est longue l'épée des galéotes, tant cette pêche par l'énergique résistance de l'animal rappelle les dangers de la chasse au sanglier ! «De tels faits, ajoute Polybe, permettent de conclure, à ce qu'il semble, que ce sont bien les parages de la Sicile qu'Homère a entendu assigner pour théâtre aux erreurs d'Ulysse, puisqu'il attribue à Scylla poursuivant sa proie les habitudes mêmes des pêcheurs du Scyllaeum ; et la même conclusion se peut tirer des détails qu'il donne au sujet de Charybde, vu l'analogie qu'ils présentent avec les phénomènes qu'on observe dans le détroit». Quant à avoir dans le vers déjà cité (Od. XII, 105),

«Trois fois elle le rejette», etc,

dit trois fois au lieu de deux, ce n'est là, suivant Polybe, qu'une erreur sans importance soit de copie, soit d'observation.

17. «Ce qui se voit à Méninx, poursuit-il, s'accorde aussi le mieux du monde avec ce qu'Homère a raconté des Lotophages», et, si par hasard quelques circonstances ne se rapportent point, il veut qu'on s'en prenne soit aux changements que le temps a pu produire, soit aux défauts de renseignements précis, soit même à la licence poétique, laquelle consiste à employer tour à tour l'histoire, la diathèse et la fable. De ces trois éléments différents, l'un, l'histoire, a la vérité pour fin et intervient dans le Catalogue des vaisseaux, par exemple, quand le poète rappelle le caractère propre à chaque lieu, le sol pierreux de telle ville, l'extrême éloignement de telle autre ; les nuées de colombes que nourrit celle-ci, la proximité où celle-là est de la mer ; le second élément, la diathèse, a pour fin principale de produire de l'effet sur les âmes, et intervient par exemple dans les peintures de combats ; quant à la fable, son objet, comme on sait, est de plaire et de surprendre. «Mais toujours la fiction, dit Polybe, et rien que la fiction, mauvais moyen pour persuader, procédé anti-homérique !» Car la poésie d'Homère, tout le monde en convient, est une oeuvre philosophique, bien différente par conséquent de ce que la juge Eratosthène, quand il défend d'appliquer à la poésie en général le critérium de la raison, c'est-à-dire le sens commun et d'y chercher aucune notion d'histoire positive. Polybe trouve aussi que le vers suivant,

«Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par des vents contraires» (Od. IX, 82),

est plus facile à admettre, si on l'entend d'un faible trajet (car un vent défavorable ne vous pousse jamais directement au but), que si l'on veut y voir Ulysse emporté en plein Océan, comme il aurait pu l'être par des vents favorables soufflant sans interruption. «Encore, ajoute Polybe, en supposant que la distance de Malées aux Colonnes d'Hercule (distance évaluée par lui précédemment à 22 500 stades) ait été parcourue dans les neuf jours avec une vitesse égale, le trajet de chaque jour se trouverait-il avoir été de 2500 stades. Or, qui a jamais vu que de la Lycie ou de Rhodes, on soit venu en deux jours à Alexandrie ? Et pourtant la distance entre ces deux points n'excède pas 4000 stades». Enfin, auprès de ceux qui demandent comment il se peut faire qu'Ulysse ait abordé trois fois en Sicile, sans avoir passé une seule fois par le détroit, il excuse Homère en rappelant que les navigateurs modernes eux-mêmes ont toujours évité avec soin de tenir cette route.

18. Ainsi s'exprime Polybe, et en général il a raison. Mais quand il révoque en doute le fait de la navigation d'Ulysse hors des limites de la mer intérieure et en plein Océan, et qu'il entreprend de ramener la distance parcourue dans les neuf jours à une évaluation rigoureuse et à des mesures précises, il atteint lui-même en vérité aux dernières limites de l'inconséquence. Il cite bien à l'appui de sa thèse certains vers d'Homère, celui-ci par exemple,

«Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par les vents pernicieux» (Od. IX, 82),

mais, d'un autre côté, il en dissimule d'importants comme celui-ci,

«Quand le navire eut quitté le courant du fleuve Océan» (Od. XII, 1),

comme celui-ci encore,

«Dans l'île d'Ogygie, surnommée le nombril ou le centre de la mer» (Il. I, 50),

comme cette autre circonstance que dans ladite île précisément habite la fille d'Atlas, et comme ces vers relatifs aux Phéaciens ,

«Nous vivons isolés au sein de la mer immense, et, perdus aux derniers confins de la terre,
nous n'avons de commerce avec aucun des mortels» (
Od. VI, 204),

tous passages, pourtant, dans lesquels le théâtre de la fiction est évidemment la mer Atlantique. Or, en les dissimulant, comme il fait, Polybe supprime ou étouffe proprement l'évidence, en quoi, certes, il a tort. En revanche, il a pleinement raison de faire des parages de l'Italie et de la Sicile le théâtre principal des erreurs d'Ulysse et [la nomenclature géographique desdits parages] est là pour confirmer son opinion. Peut-on admettre, en effet, que l'unique autorité d'un poète, d'un historien, quel qu'il soit, ait pu persuader aux habitants de Neapolis de se dire possesseurs du tombeau de la sirène Parthénopé, à ceux de Cymé, de Dicaearchie et du Vésuve de consacrer chez eux les noms du Pyriphlégéthon, du lac Achérusien, du necyomanteum de l'Aorne, voire même les noms de Baïus et de Misène, deux des compagnons d'Ulysse ? Même observation pour ce qui est des Sirénusses, du détroit de Sicile, de Charybde, de Scylla et d'Eole, mythes poétiques qu'il ne faut assurément pas examiner dans la grande rigueur, mais qu'il ne faudrait pas non plus laisser tout à fait de côté, comme on ferait de pures fictions, n'ayant ni racines ni fondements, et dénuées absolument de vérité et de ce genre d'utilité propre à l'histoire.

19. Eratosthène, du reste, Eratosthène lui-même, semble avoir entrevu quelque chose de cela, à en juger par les paroles suivantes : «On peut supposer, dit-il, que le poète a voulu faire de la région de l'Occident le théâtre des erreurs d'Ulysse ; si maintenant il s'est écarté de la réalité, c'est que, d'une part, il manquait de renseignements précis, et que, d'autre part, il n'entrait pas dans son plan de représenter les choses purement et simplement comme elles sont, mais de tout exagérer dans le sens de la terreur et du merveilleux». Oui, c'est cela qu'a fait Homère et Eratosthène l'a bien compris ; il a mal compris seulement le but que se proposait notre poète en agissant ainsi : il ne s'agissait pas en effet pour lui d'un jeu frivole, mais d'un but sérieux et utile. Sur ce point-là donc Eratosthène mérite d'être blâmé, ainsi que pour avoir dit qu'Homère avait placé de préférence dans les contrées lointaines le théâtre de ses fictions, à cause des facilités que l'éloignement prête au mensonge. Car le nombre des fictions lointaines, dans Homère, n'est quasi rien au prix du grand nombre de fictions dont la Grèce et les pays voisins sont le théâtre et qui se rapportent, soit aux travaux d'Hercule et de Thésée, soit aux traditions de la Crète, de la Sicile et des autres îles, du Cithéron, de l'Hélicon, du Parnasse, du Pélion, de l'Attique tout entière et du Péloponnèse. Jamais personne non plus ne s'est avisé de préjuger, d'après les mythes employés par les poètes, l'ignorance des poètes eux-mêmes. Il y a plus : comme, dans les mythes poétiques, tout n'est pas fiction, et que le plus souvent (cela est vrai surtout d'Homère) les poètes ne font qu'ajouter des fables à une tradition historique, quiconque soumet les anciens mythes poétiques à la critique n'a pas à rechercher si ces fictions accessoires elles-mêmes ont eu et ont encore quelque fondement réel, la question pour lui n'est point là, et c'est plutôt sur les lieux, sur les personnages qui ont inspiré ces fictions des poètes, qu'il doit chercher à connaître la vérité : il recherchera, par exemple, si le fait des erreurs d'Ulysse est vrai historiquement et quel en a été le théâtre.

20. En général, Eratosthène a le tort de confondre les oeuvres d'Homère dans la même catégorie que celles des autres poètes, sans vouloir lui reconnaître de supériorité d'aucune sorte, même sous le rapport de l'exactitude géographique, qui est ce qui nous occupe présentement. Et, pourtant, n'y eût-il que cela, il suffirait encore de parcourir le Triptolème de Sophocle ou le prologue des Bacchantes d'Euripide et de mettre en regard le soin qu'apporte Homère aux descriptions du même genre pour sentir aussitôt la supériorité ou tout au moins la différence : partout où il y a besoin d'ordre dans l'énumération des lieux, Homère observe rigoureusement cet ordre géographique, et cela non pas seulement pour la Grèce, mais même pour les pays les plus éloignés,

«Et déjà, dans leur rage, ils voulaient entasser Ossa sur Olympe, et Pélion sur Ossa,
Pélion aux cimes ombragées et perpétuellement agitées par le vent» (
Od. XI, 315),

et ailleurs, «Cependant Junon s'est élancée ; elle quitte les sommets de l'Olympe, foule le sol de la Piérie et de la riante Aemathie et atteint dans sa course les montagnes neigeuses des Thraces, nourrisseurs de chevaux ; puis, du haut de l'Athos, se précipite au sein de la mer» (Il. XIV, 225). Dans le Catalogue aussi, il énumère suivant leur ordre non pas les villes, la chose n'était point nécessaire, mais bien les peuples. Il procède de même pour les nations lointaines :

«Après avoir erré longtemps en Cypre, en Phénicie et jusque en Egypte, je visitai encore
les terres des Ethiopiens, celles des Sidoniens et des Erembes et finalement la Libye tout entière» (
Od. IV, 83).

Hipparque, du reste, avait déjà fait cette remarque. Les deux tragiques, au contraire, dans les occasions où l'ordre géographique était le plus de rigueur, quand il s'agissait, par exemple, pour l'un, de faire dire à Bacchus le nom de tous les peuples qu'il avait visités, et, pour l'autre, de mettre dans la bouche de Triptolème l'énumération des différentes parties de la terre ensemencées par ses mains, ne se sont pas fait faute et de rapprocher les contrées les plus distantes et d'en séparer d'autres tout à fait contiguës :

«Quittant alors les champs aurifères de la Lydie, et traversant les plaines de la Phrygie et celles de la Perse,
que frappent sans cesse les rayons du soleil, je visitai tour à tour et l'enceinte, de Bactres et la froide Médie
et l'heureuse Arabie» (Eurip. Bacch. V, 13).

Même défaut d'ordre dans l'énumération de Triptolème. Ce n'est pas tout : par la manière dont Homère parle des climats et des vents, on peut juger encore de l'étendue de ses connaissances géographiques ; car il lui arrive très souvent de joindre cette double indication à ses descriptions topographiques :

«Ithaque, la basse Ithaque, est en même temps de toutes ces îles celle qui est située
le plus haut dans la mer vers le sombre couchant ; les autres, au contraire, s'écartent
du côté de l'aurore et du soleil levant» (
Od. IX, 25) ;

et ailleurs :

«Il s'y trouve deux portes : l'une s'ouvre au vent du nord l'autre au vent du midi» (Ibid. XIII, 109) ;

ou bien encore :

«Soit qu'ils volent à droite du côté de l'aurore et du soleil levant,
soit qu'ils gagnent à gauche la région du sombre occident» (
Il. XII, 239).

L'ignorance sur ce point est même, aux yeux d'Homère, le signe de la suprême confusion :

«Amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant et le côté de l'aurore,
et le côté de la nuit et le côté du soleil» (
Od. X, 190).

Dans un autre passage, maintenant, et avec toute raison, Homère avait dit :

«Et Borée et Zéphyr, tous deux soufflant de la Thrace» (Il. IX, 5).

Eratosthène pourtant s'y trompe encore et nous dénonce le poète comme s'il eût dit, absolument parlant, que le Zéphyr souffle de la Thrace ; mais, loin de parler en thèse générale, le poète ne fait allusion ici qu'au cas où l'un et l'autre vents viennent à se rencontrer dans la mer de Thrace (laquelle est, comme on sait, une partie de l'Egée), aux environs du golfe Mélos. La Thrace, effectivement, vers les confins de la Macédoine, se détourne vers le sud et s'avance en forme de pointe ou de promontoire dans la mer, d'où vient que pour Thasos, Lemnos, Imbros, Samothrace et en général pour tous ces parages, les Zéphyrs paraissent souffler de la Thrace même, comme ils semblent, pour l'Attique, souffler des roches Scironides, ce qui a fait quelquefois appeler Scirônes les Zéphyrs et surtout les Argestes. C'est ce que n'a point vu Eratosthène (bien qu'il en ait peut-être entrevu quelque chose, puisque lui-même signale cette brusque déviation, dont je parle, de la côte de Thrace vers le sud), et, partant de l'idée que l'expression d'Homère a un sens général, il vous le traite d'ignorant, lui rappelant que le Zéphyr souffle du couchant et de l'Ibérie et que la Thrace ne se prolonge point jusqu'à la hauteur de cette dernière contrée. Mais se peut-il, nous le demandons, qu'Homère ait ignoré que le Zéphyr souffle du couchant ? Lui qui, dans des vers comme ceux-ci, assigne exactement à ce vent le rang qui lui appartient :

«Ensemble se précipitent et l'Eurus et le Notus et le malin Zéphyr, et Borée lui-même» (Od. V, 295).

Se peut-il qu'il ait ignoré que la Thrace ne dépasse point les monts de la Paeonie et de la Thessalie, lui qui connaissait et qui a expressément nommé dans leur ordre, après les Thraces, tous les peuples du littoral et ceux de l'intérieur, à savoir, d'une part, cette fraction de la nation Magnète, puis les Maliens et les différents peuples de la Grèce jusqu'aux Thesprotes, et, d'autre part, les Dolopes, limitrophes des Paeoniens, et les Selles de Dodone, jusqu'à l'Acheloüs, sans plus faire mention des Thraces passé ces limites ? - En revanche, il est bien vrai, [comme le dit Eratosthène], qu'Homère a un penchant marqué à toujours nommer de préférence la mer la plus voisine de sa patrie et qu'il connaissait le mieux ; en voici un exemple :

«Déjà l'assemblée s'agitait pareille aux longues vagues de la mer Icarienne» (Il. II, 144).

21. Suivant certains auteurs, il n'y aurait que deux vents principaux, Borée (le vent du Nord) et Notus (le vent du Sud) ; quant aux autres vents, à savoir Eurus, qui souffle du levant d'été (N-E.), Apéliote, qui souffle du levant d'hiver (S-E.), Zéphyr, qui souffle du couchant d'été (N-O.) et Argeste, qui souffle du couchant d'hiver (N-E.), ils ne différeraient de ces deux vents principaux que parce que, comme on le voit, ils s'écartent légèrement de leur direction. Pour réduire ainsi le nombre des vents à deux seulement, ces auteurs s'appuient du témoignage de Thrasyalcès et de celui d'Homère lui-même, qu'ils nous montrent rattachant dans ses vers l'Argeste au Notus,

«De l'Argeste-Notus» (Il. IX, 306),

et le Zéphyr à Borée :

«Borée et Zéphyr, tout deux soufflant de la Thrace» (Ibid. IX, 5).

Mais Posidonius, de son côté, affirme qu'aucun des maîtres, qui font autorité dans la matière, ni Aristote, ni Timosthène, ni Bion, l'astrologue, n'ont jamais rien enseigné de pareil au sujet des vents, qu'ils nomment, eux, Caecias, le vent qui souffle du levant d'été, et Libs, le vent diamétralement opposé, celui par conséquent qui souffle du couchant d'hiver, Eurus, celui qui souffle du levant d'hiver et Argeste, celui qui souffle à l'opposite, enfin Apéliote et Zéphyr les vents intermédiaires (le vent d'est et le vent d'ouest), que dans le Zéphyr malin d'Homère, maintenant, il faut reconnaître notre Argeste, et dans son doux et harmonieux Zéphyr notre Zéphyr proprement dit, comme il faut reconnaître dans son Argeste-Notus notre Leuconotus, ainsi nommé de ce qu'il forme seulement quelques légers nuages et par opposition au Notus proprement dit, lequel est toujours accompagné au contraire de nuages sombres et épais. Dans les vers suivants, par exemple :

«De même, quand le Zéphyr, sous les coups de ses irrésistibles tourbillons,
dissipe les Nuages d'Argeste-Notus» (
Il. XI, 305),

Homère, au dire de Posidonius, veut parler du malin Zéphyr, qui disperse en effet les faibles nuages amassés par le Leuconotus, et c'est à titre d'épithète seulement qu'il a joint le nom d'Argeste à celui du Notus. Telles sent les corrections ou rectifications, qui nous ont paru devoir être faites à ce que dit Eratosthène au commencement du Ier livre de sa Géographie.

22. Mais, persistant dans ses préventions, Eratosthène accuse plus loin Homère d'avoir ignoré que le Nil a plus d'une bouche, il veut même qu'il n'ait point connu ce nom de Nil, qu'Hésiode, lui, connaissait, puisqu'il l'a cité. Qu'Homère ait ignoré ce nom, soit : il est assez vraisemblable que de son temps on ne s'en servait pas encore. On pourrait de même admettre qu'il n'a point connu l'existence des différentes bouches du fleuve, s'il était vraisemblable que de son temps ces bouches fussent encore inexplorées et que peu de personnes seulement fussent instruites qu'il y en avait plus d'une. Si, au contraire, de son temps déjà, comme de nos jours, la plus connue, la plus surprenante des merveilles de l'Egypte, celle qui méritait le plus d'être observée et décrite, était le fleuve lui-même, avec le double phénomène de ses crues et de ses bouches multiples, comment supposer que ceux, dont les récits avaient fait connaître au poète et le fleuve Aegyptus et la contrée de même nom, et Thèbes d'Egypte et l'île de Pharos, eussent eux-mêmes ignoré le fait en question, ou que, le connaissant, ils eussent négligé de lui en parler, si ce n'est en raison de cette notoriété même ? Quand on songe d'ailleurs qu'Homère lui-même a parlé de l'Ethiopie, des Sidoniens et des Erembes, de la mer Extérieure et de la division des Ethiopiens en deux corps de nation, on s'explique encore bien moins comment il aurait pu ne rien savoir de choses beaucoup plus proches, de choses universellement connues. Qu'il n'en ait rien dit, peu importe : le silence n'est point signe d'ignorance (Homère n'a point parlé davantage du lieu de sa naissance ni de mainte autre circonstance qu'assurément il connaissait) : la cause en est bien plutôt qu'il aura jugé hors dé propos de rappeler des faits trop connus à des gens qu'il savait déjà instruits.

23. Cette autre imputation d'ignorance qu'on élève parfois contre Homère au sujet de Pharos, et pour l'avoir qualifiée d'île pélagienne (comme qui dirait île de la haute mer), n'est pas mieux fondée. Peut-être même y a-t-il lieu de voir dans cette circonstance la preuve qu'Homère n'a rien ignoré des particularités que nous signalions tout à l'heure au sujet de l'Egypte. Jugez-en plutôt. Ceux qui aiment à narrer leurs voyages sont tous volontiers hâbleurs : Ménélas était du nombre. Ayant remonté jusqu'au pays des Ethiopiens, il avait naturellement entendu parler des crues du Nil et savait aussi comment les atterrissements du fleuve ajoutent sans cesse à l'étendue de l'Egypte ; il savait notamment ce que, par suite de ces dépôts successifs, le continent avait déjà gagné sur le canal situé en avant des bouches du fleuve, circonstance qui a donné lieu à ce mot si juste d'Hérodote, que l'Egypte tout entière est un présent du Nil, ou sinon l'Egypte tout entière, du moins la région qui s'étend au-dessous du Delta et qu'on nomme la Basse-Egypte. Mais on avait dû lui dire en même temps que l'île de Pharos se trouvait primitivement en pleine mer. Or, c'en était assez pour qu'il imaginât, par un mensonge gratuit, et, bien qu'il n'en fût plus ainsi de son temps, de représenter cette île toujours aussi éloignée des côtes d'Egypte qu'elle avait pu l'être dans l'origine. - Oui, mais qui fait mentir Ménélas de la sorte ? Le poète. Le poète n'ignorait donc, à ce qu'il semble, ni le phénomène des crues du Nil, ni cette autre circonstance qu'il compte plusieurs bouches.

24. Même erreur de prétendre qu'Homère a ignoré l'existence de l'isthme qui sépare la mer d'Egypte du golfe Arabique et qu'il a menti grossièrement en représentant

«Les Ethiopiens, aux derniers confins de la terre, partagés en deux nations».

L'expression d'Homère est au contraire parfaitement juste, et c'est à tort que les modernes l'ont critiquée ; loin d'avoir, ainsi qu'ils le prétendent, ignoré l'existence de cet isthme, Homère, je ne crains pas de l'affirmer, en avait pleine connaissance ; je dis plus, il a, dans le passage en question, désigné l'isthme en termes exprès, et ce sont les grammairiens mêmes, à commencer par Aristarque et Cratès, ces coryphées de la critique, qui n'ont point su comprendre le sens de ses paroles. Voici déjà qui le prouve : pour compléter le sens de ce vers,

«Les Ethiopiens, qui habitent aux derniers confins de la terre, partagés en deux nations»,

Homère en ajoute un autre, sur le texte duquel Aristarque et Cratès ne s'accordent même point, Aristarque voulant qu'on écrive.

«Oi men dusomenou Yperionos, oi d'aniontos,
L'une au couchant, l'autre au levant»,

et Cratès proposant de lire

«ëmen dusomenou Yperionos, êd' aniontos,
A la fois au couchant et au levant»,

sans que, du reste, pour leurs thèses respectives, il importe le moins du monde qu'on adopte une leçon plutôt que l'autre. Voici en effet quelles sont ces thèses : affectant, comme toujours, de raisonner en mathématicien, Cratès commence par poser en principe que la zone torride est occupée par l'Océan et se trouve bornée de part et d'autre par la zone tempérée, tant la portion que nous habitons que la portion qui se trouve dans l'hémisphère opposé ; puis, s'appuyant sur ce que le nom d'Ethiopiens désigne pour nous toutes les populations méridionales, répandues le long de l'Océan, et qui semblent former la bordure extrême de la terre habitée, il conclut que, par analogie, on doit concevoir au delà de l'Océan l'existence d'autres Ethiopiens, occupant par rapport aux différents peuples de cette seconde zone tempérée et sur les bords dudit Océan la même situation extrême. Et de la sorte, ajoute t-il, il y a bien effectivement deux nations d'Ethiopiens séparées l'une de l'autre par l'Océan. Pour expliquer maintenant l'addition de ce second vers,

«A la fois au couchant et au levant»,

il fait remarquer que, comme le zodiaque céleste est toujours directement placé au-dessus du zodiaque terrestre, et que celui-ci, dans son obliquité, ne dépasse jamais l'une ou l'autre Ethiopie, il faut nécessairement aussi concevoir que le soleil accomplit sa révolution tout entière dans l'intervalle céleste correspondant aux mêmes limites, s'y levant et s'y couchant en différents points et avec des apparences diverses pour les différents peuples. Telle est l'explication que propose Cratès, et qu'il juge la plus conforme aux principes astronomiques ; mais il aurait pu dire plus simplement, sans abandonner pour cela sa thèse sur le fait même de la division des Ethiopiens en deux nations, que les Ethiopiens s'étendent du levant au couchant, et habitent tout le long de l'Océan sur l'un et l'autre rivages. Et alors qu'importe, pour le sens, qu'on lise le vers en question tel que Cratès le donne, ou comme l'écrit Aristarque,

«L'une au couchant, l'autre au levant»,

ce qui revient bien à dire que les Ethiopiens habitent tant au couchant qu'au levant des deux côtés de l'Océan ? Aristarque, lui, rejette l'explication de Cratès et veut que cette division en deux nations distinctes se soit, dans la pensée d'Homère, appliquée uniquement aux Ethiopiens de notre hémisphère, à ceux-là même, qui, pour nous autres Grecs, représentent l'extrémité méridionale de la terre ; et comme en fait cette division n'existe pas, qu'il n'y a point là deux Ethiopies, l'une occidentale, l'autre orientale, mais bien une seule située au midi par rapport à la Grèce et contiguë à l'Egypte, il en conclut que, sur ce point comme sur tant d'autres, signalés par Apollodore dans le second livre de son Commentaire sur le catalogue des vaisseaux, Homère a ignoré la vérité, et, par ignorance, substitué à la géographie réelle une géographie fantastique.

25. Pour répondre à Cratès, il faudrait s'engager dans une discussion fort longue, qui n'aurait peut-être pas grand rapport avec l'objet qui nous occupe. Quant à Aristarque, s'il mérite qu'on le loue d'abord pour avoir rejeté l'hypothèse de Cratès, laquelle en effet prête à mille objections, et pour avoir entrevu qu'il s'agissait, dans le passage d'Homère, de notre Ethiopie et non point d'une autre, sur le reste, en revanche, il nous paraît, lui aussi, donner prise à la critique. Premièrement, il n'avait que faire de disserter si minutieusement sur la leçon à adopter, l'une et l'autre leçons pouvant également bien s'ajuster à son sens. Y a-t-il, en effet, la moindre différence à dire : «On compte dans notre hémisphère deux nations d'Ethiopiens, l'une à l'orient, l'autre à l'occident», ou ceci : «On compte dans notre hémisphère deux nations d'Ethiopiens, car il y a de ces Ethiopiens tant à l'orient qu'à l'occident» ? En second lieu, l'opinion qu'il soutient repose sur certains faits matériellement faux. Supposons avec lui que le poète a effectivement ignoré l'existence de l'isthme et que c'est bien des Ethiopiens limitrophes de l'Egypte qu'il a voulu parler dans ce vers,

«Les Ethiopiens divisés en deux nations»,

ne le sont-ils pas en effet ? Et est-ce vraiment par ignorance que le poêle s'est exprimé ainsi ? L'Egypte et les Egyptiens, depuis le Delta jusqu'à Syène, ne sont-ils pas divisés, partagés en deux par le Nil,

«Ceux-ci au couchant, ceux-là au levant» ?

Et l'Egypte est-elle autre chose que la vallée même du fleuve, autrement dit le terrain inondé par ses eaux ? Ne s'étend-elle point des deux côtés du Nil, au levant et au couchant ? Mais l'Ethiopie, à son tour, est le prolongement direct de l'Egypte, elle offre avec ce pays de grandes analogies et par sa situation relativement au cours du Nil et par la disposition générale des lieux : comme l'Egypte, elle est étroite, longue et sujette à des inondations périodiques, et tout l'espace situé en dehors de la limite des débordements du fleuve, tant sur la rive orientale que sur la rive occidentale, n'y est de même qu'un désert aride, presque partout inhabitable : cela étant, pourquoi donc ne serait-elle pas, elle aussi, divisée en deux régions distinctes ? Le Nil, par la longueur de son cours, lequel s'étend à plus de mille stades au midi, et par la largeur de son lit, capable d'enserrer des îles peuplées de plusieurs milliers d'hommes, comme voilà Méroé, la plus grande de toutes, Méroé, résidence des rois d'Ethiopie et métropole de la contrée, le Nil, dis-je, a pu paraître à ceux qui veulent à toute force séparer l'Asie de la Libye une ligne de démarcation suffisante, et il n'aurait pas suffi à partager en deux l'Ethiopie ! Quelle est pourtant la principale objection de ceux qui s'élèvent contre cette délimitation des deux continents par le fleuve ? Que l'Egypte et l'Ethiopie se trouvent par là en quelque sorte démembrées et divisées en deux parties, l'une libyque et l'autre asiatique, inconvénient très grand en effet, et qu'on ne peut éviter qu'en renonçant tout à fait à délimiter les deux continents, ou en leur cherchant une autre ligne de démarcation que le fleuve.

26. En dehors de ces explications, du reste, on pourrait concevoir encore d'autre façon la division de l'Ethiopie en deux parties. Tous les navigateurs qui ont, dans l'Océan, longé les côtes de la Libye, soit à partir de la mer Erythrée, soit à partir des colonnes d'Hercule, après s'être avancés plus ou moins loin, se sont trouvés arrêtés par différents obstacles et ont dû rétrograder, ce qui a donné lieu de croire, en général, que le passage était intercepté par un isthme, bien que la mer Atlantique, surtout dans sa partie australe, ne forme qu'un seul et même courant continu. Mais tous s'étaient accordés à appeler Ethiopie les points ou contrées extrêmes, terme de leur navigation, et à les faire connaître sous cette dénomination. Qu'y aurait-il donc de déraisonnable à admettre qu'Homère, sur la foi de semblables récits, a cru devoir partager les Ethiopiens en deux groupes, l'un oriental, l'autre occidental, en attendant qu'on sût s'ils occupaient aussi ou n'occupaient point tout l'espace intermédiaire ? Ephore, enfin, rapporte une autre tradition fort ancienne, qu'on peut supposer sans invraisemblance avoir été connue d'Homère : suivant cette tradition, qui avait cours, dit-il, parmi les Tartessiens, les Ethiopiens auraient poussé leurs incursions dans l'intérieur de l'Afrique jusqu'au Dyris [ou Atlas] et y auraient laissé une partie des leurs, tandis que le reste se serait répandu tout le long du littoral ; or Ephore conjecture que c'est le fait de cette séparation qui a suggéré à Homère l'expression suivante :

«Les Ethiopiens divisés en deux nations aux extrémités de la terre».

27. Voilà déjà ce qu'on pourrait répondre à Aristarque et à ses partisans ; mais il y a maint autre argument plus plausible encore à faire valoir, pour achever de décharger le poète de l'imputation de grossière ignorance qui pèse sur lui. Ainsi, en me reportant aux opinions des anciens Grecs, en voyant comment ils comprenaient tout ce qu'ils connaissaient de peuples septentrionaux sous le seul et même nom de Scythes, ou sous celui de nomades qu'emploie Homère, et comment plus tard, avec le progrès des découvertes dans l'Occident, ils adoptèrent aussi pour cette partie de la terre des dénominations générales, soit les noms simples de Celtes et d'Ibères, soit les noms mixtes de Celtibères et de Celloscythes, étant réduits par ignorance à ranger ainsi sous une seule et même dénomination des peuples séparés et distincts, je crois pouvoir affirmer que le nom d'Ethiopie désignait de même pour eux toute la région méridionale de la terre baignée par l'Océan. Et voici qui le prouve. C'est d'abord un passage du Prométhée déchaîné d'Eschyle : «[Là tu verras] l'Erythrée rouler ses flots sacrés sur un sable rougi, et s'étendre non loin de l'Océan, ce lac aux reflets d'airain, ce lac, source de richesses pour l'Ethiopien, où le soleil, qui voit toute chose, vient plonger sans cesse son corps immortel et par les chaudes ablutions d'une eau doucement pénétrante retremper l'ardeur de ses coursiers fatigués». Comme c'est, en effet, dans toute la longueur du climat méridional que l'Océan rend au soleil le service dont parle le poète et se trouve avoir par rapport à l'astre du jour la position indiquée dans ces vers, on peut en conclure, ce semble, qu'Eschyle croyait les Ethiopiens répandus réellement sur toute la longueur du climat méridional. On lit maintenant dans le Phaéthon d'Euripide que Clymène avait été donnée à Mérops, «Mérops, souverain maître de cette terre que, du haut de son rapide quadrige, le soleil levant frappe d'abord de ses feux dorés : ses noirs voisins l'appellent l'étincelante étable où se reposent les coursiers de l'aurore et du soleil». Dans le présent passage, à la vérité, le poète attribue «l'étincelante étable» en commun aux coursiers de l'Aurore et à ceux du Soleil ; mais dans tout ce qui suit il se borne à dire qu'elle est placée non loin du palais de Mérops. Or, cette donnée géographique, par la façon du moins dont elle est liée à l'ensemble du drame, ne saurait s'entendre exclusivement de notre Ethiopie, limitrophe de l'Egypte, et elle nous paraît embrasser plutôt toute l'étendue des côtes de l'Océan, d'une extrémité à l'autre du climat méridional.

28. Ephore explique aussi dans le même sens l'opinion des anciens au sujet de l'Ethiopie. Voici en effet ce qu'on lit dans sa Description de l'Europe. «Supposons le ciel et la terre divisés en quatre régions : les Indiens occuperont celle d'où souffle l'apéliote ; les Ethiopiens, celle d'où souffle le notus ; les Celtes, la région du couchant ; et les Scythes, la région boréale». A quoi il ajoute que l'Ethiopie et la Scythie sont plus étendues que les deux autres régions, l'Ethiopie se prolongeant depuis le levant d'hiver jusqu'à l'extrême occident, et la Scythie se trouvant située juste à l'opposite. Qu'Homère, maintenant, ait partagé ces idées, la chose ressort clairement et de la position qu'il assigne à Ithaque,

«VERS LA SOMBRE REGION (autrement dit vers le Nord), tandis que les autres ils s'écartent davantage
vers l'AURORE ET LE SOLEIL» (
Od. IX, 25),

(expression qui, pour lui, désigne tout le côté méridional de la terre), et de cet autre passage,

«Soit qu'ils volent à droite du côté de l'aurore et du soleil, soit qu'ils gagnent à gauche
la région ténébreuse du ciel» (
Il. XII, 239),

et de celui-ci encore,

«Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté de la nuit et le côté de l'aurore, et le point de l'horizon
où le soleil, ce flambeau des humains, descend au-dessous de la terre
et le point d'où son char remonte et s'élève au-dessus» (
Od. X, 190),

tous passages, du reste, sur lesquels nous revenons dans notre description d'Ithaque pour les mieux éclaircir. Conséquemment dans ce vers,

«Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan peur visiter les vertueux Ethiopiens» (Il. I, 423),

il nous faut généraliser le sens et entendre que l'Océan se déploie sur toute la longueur du climat méridional et l'Ethiopie pareillement, puisque, sur quelque point dudit climat que vous arrêtiez votre pensée, c'est toujours sur l'Océan et sur l'Ethiopie que vous tombez. C'est dans un sens général aussi que le poète a dit ailleurs,

«Mais il fut aperçu de Neptune, qui revenant alors des rivages de l'Ethiopie,
du haut des monts Solymes, le découvrit au loin» (
Od. V, 282),

cette double expression «des rivages de l'Ethiopie, du haut des monts Solymes» étant l'équivalent de celle-ci : «des régions du Midi» ; car ce n'est point des Solymes de Pisidie que le poète parle ici, mais d'un peuple imaginaire, avons-nous dit, portant le même nom, et qu'il suppose placé par rapport à l'esquif sur lequel erre son héros et par rapport aux peuples situés au sud de ce point (lesquels ne sauraient être que ses Ethiopiens) juste dans la même position où les Solymes de Pisidie se trouvaient être par rapport au Pont et à l'Ethiopie proprement dite, sise au-dessus de l'Egypte. Ce qu'Homère enfin dit des grues doit être pris également en thèse générale :

«Fuyant l'hiver et les pluies torrentielles, elles s'envolent en criant vers les rivages de l'Océan,
et leurs cris annoncent à la nation des Pygmées et la guerre et le trépas» (
Il. III, 4).

Car ce n'est pas en Grèce seulement qu'on voit ainsi les grues émigrer vers le Midi ; les choses ne se passent pas autrement en Italie, en Ibérie, aux environs de la mer Caspienne et dans la Bactriane. Mais, comme il est constant que l'Océan règne tout le long du littoral méridional, et que les grues se portent sur tous les points de l'Océan indifféremment pour y chercher un abri contre les frimas, il faut admettre en même temps que, dans la pensée d'Homère, les Pygmées étaient répandus sur toute la longueur de ses rivages. Que si, maintenant, il a plu aux modernes de restreindre le nom d'Ethiopiens aux seuls voisins de l'Egypte et de circonscrire dans les mêmes limites la tradition relative aux Pygmées, ceci ne saurait réagir sur les opinions des Anciens : les noms d'Achéens et d'Argiens ne désignent plus aujourd'hui pour nous la totalité des peuples ayant pris part naguère à l'expédition contre Ilion, mais il est avéré qu'Homère leur prêtait cette signification. Or c'est à peu près là ce que je dis, quand, pour expliquer le partage que fait Homère des Ethiopiens en deux nations, je prétends qu'il faut entendre ce nom de l'ensemble des populations répandues depuis le levant jusqu'au couchant, le long des rivages de l'Océan. En effet, du moment qu'on l'entend de la sorte, il saute aux yeux que les Ethiopiens se trouvent naturellement partagés en deux groupes par le golfe Arabique, lequel se peut comparer à un grand arc de méridien, à le voir s'étendre, semblable à un fleuve, sur une longueur de près de quinze mille stades et sur une largeur dont le maximum n'excède point mille stades, avec cet autre avantage à ajouter à celui de son extrême longueur, que le fond dudit golfe n'est séparé de la mer de Péluse que par un trajet de trois à quatre journées de marche à travers l'isthme. Les mieux avisés d'entre ceux qui prétendent séparer rigoureusement l'Asie de la Libye ont bien reconnu cet avantage, et, dans leurs essais de délimitation, ils ont préféré le golfe au Nil, comme offrant une ligne de démarcation plus convenable à établir entre les deux continents, puisque le golfe s'étend presque d'une mer à l'autre, tandis que le Nil, à la grande distance où il est encore de l'Océan, ne saurait séparer qu'imparfaitement l'Asie de la Libye. Eh bien ! J'en suis convaincu pour ma part, Homère concevait, lui aussi, toute la région méridionale de la terre partagée en deux par le golfe Arabique ; seulement, si cela est, comment admettre qu'il ait pu ignorer l'existence de l'isthme que forme ce golfe avec la mer d'Egypte ?

29. Il serait en effet de la dernière invraisemblance, qu'instruit, comme il l'était, de la situation exacte de Thèbes, de la Thèbes d'Egypte, laquelle est distante des bords de notre mer de 5000 stades ou peu s'en faut, Homère n'eût connu ni le fond du golfe Arabique, ni l'existence de l'isthme qui le prolonge et qui se trouve n'avoir en largeur que mille stades tout au plus. Et ce qui devra paraître plus invraisemblable encore, c'est qu'Homère ait pu savoir que le Nil portait le nom, le nom même d'une contrée aussi vaste que l'est l'Egypte, sans en avoir deviné la cause, vu que le mot d'Hérodote que l'Egypte est un présent du fleuve et qu'elle avait dû à ce titre recevoir le nom du fleuve lui-même, semble devoir s'offrir tout naturellement à l'esprit de chacun. Quelles sont d'ailleurs, entre toutes les particularités d'un pays, les particularités les plus universellement connues ? Celles-là toujours qui offrent en soi quelque chose d'étrange et qui se trouvent en outre placées de façon à frapper tous les regards. Or le double phénomène des crues du Nil et de ses atterrissements est précisément dans ce cas. Et de même que le voyageur, qui aborde en Egypte, apprend avant tout à connaître la nature du Nil, les indigènes n'ayant rien à dire qui puisse étonner davantage un étranger et lui donner une plus haute idée de leur pays (car il suffit d'être instruit du régime de ce fleuve pour concevoir aussitôt ce que peut être la contrée tout entière qu'il arrose), de même, loin de l'Egypte et dans les récits qui nous viennent de ce pays, le nom du Nil est encore le premier qui frappe notre oreille. Ajoutez à ce qui précède la curiosité du poête et son amour des voyages attestés par tous ses biographes et directement par maints passages ou allusions de ses poèmes : que de preuves réunies pour établir qu'Homère a toujours bien su et bien dit ce qui était à dire et que ce sont uniquement les faits notoires qu'il a tus ou indiqués par de simples épithètes !

30. N'est-il pas étrange après cela de voir des Egyptiens, des Syriens (les mêmes contre qui nous disputons présentement), qui n'entendent même pas Homère dans ce qu'il dit des choses de leur pays, et que notre discussion vient de convaincre d'ignorance, oser traiter Homère d'ignorant ! D'abord, règle générale, le silence n'est point une preuve d'ignorance : Homère n'a rien dit des courants contraires de l'Euripe, ni du défilé des Thermopyles ni de mainte autre curiosité de la Grèce connue de tout le monde, et assurément ce n'est point par ignorance. Mais ce qui est plus fort, il lui arrive quelquefois de parler des choses sans que ces sourds de parti-pris le daignent entendre, auquel cas naturellement toute la faute est à eux. Chacun sait qu'Homère, sous le nom d'enfants du ciel, désigne non seulement les torrents, mais encore tous les autres cours d'eau, et cela apparemment parce qu'il savait que tous sont grossis par les pluies. Mais toute qualification générale appliquée à ce qui est hors ligne devient par cela même qualification particulière : l'épithète enfant du ciel notamment ne saurait avoir la même valeur, attribuée au torrent ou bien au fleuve ordinaire qui ne tarit jamais. Or, dans le cas présent, il y a, si l'on peut dire, double degré de supériorité; et, de même qu'il existe des hyperboles d'hyperboles, celles-ci par exemple, «être plus léger que l'ombre d'un liége» ; «être plus timide qu'un lièvre phrygien» ; «avoir moins de terre (il s'agit d'un champ) qu'une épître laconienne [n'a de mots]» ; de même, appliquée au Nil, la qualification d'enfant du ciel semble un superlatif ajouté au superlatif. Car, si le torrent déjà a plus de droit que les autres cours d'eau à cette qualification d'enfant du ciel, le Nil y a plus de droit encore que tous les torrents, quels qu'ils soient, les surpassant tous tellement par le volume et la durée de ses crues. Et, comme nous avons d'ailleurs victorieusement démontré qu'Homère n'ignorait aucune des particularités du régime de ce fleuve, s'il lui a appliqué l'épithète en question, ce ne peut être que dans le sens que nous venons de dire. Voici maintenant une particularité, celle d'avoir plusieurs bouches ou embouchures, qui se trouvait être commune à une infinité de fleuves, Homère ne l'a point jugée digne d'être signalée, à des gens surtout qu'il savait déjà instruits du fait. Mais Alcée lui-même n'en a point parlé davantage, et cependant, s'il faut l'en croire, il avait fait, lui, le voyage d'Egypte. Quant au phénomène des atterrissements du Nil, lequel pourrait déjà se déduire du seul fait des crues du fleuve, la mention s'en trouve implicitement contenue dans ce que dit le poète de l'île de Pharos. Qu'un informateur quelconque, que la commune renommée, pour mieux dire, ait pu représenter à Homère l'île de Pharos comme étant encore aussi éloignée du continent qu'il le marque, à savoir d'une journée de navigation tout entière, la chose est inadmissible, le mensonge aurait été par trop flagrant. En revanche, il était tout simple que des renseignements sur la nature des crues du Nil et de ses atterrissements fussent plus vagues, plus généraux ; or, de tels renseignements Homère aura pu conclure que l'île, à l'époque où Ménélas la visitait, se trouvait plus éloignée de la terre ferme qu'elle ne l'était de son temps, et, pour donner à cette circonstance une couleur fabuleuse, il aura pris sur lui de faire la distance plus grande encore. Mais l'emploi des fables, avons-nous dit, ne saurait être considéré comme un indice d'ignorance : ainsi, ni la fable de Protée, ni le mythe des Pygmées, ni ces prodigieux effets attribués aux breuvages magiques, ni tant d'autres fictions analogues n'accusent l'ignorance géographique ou historique du poète, et si elles prouvent quelque chose c'est uniquement l'envie de plaire et d'amuser. - «Comment se fait-il pourtant, dira-t-on, qu'Homère ait pu parler de l'aiguade de Pharos, quand il est avéré que Pharos manque d'eau ?»

«Là s'ouvre un port, excellent mouillage, d'où les vaisseaux rapides s'élancent à la mer
chargés de l'eau limpide des sources profondes» (
Od. IV, 358).

D'abord, répondrons-nous, il ne serait pas impossible qu'avec le temps l'aiguade de l'île se fût tarie ; en second lieu Homère ne dit pas formellement qu'on tirât l'eau des sources mêmes de Pharos, mais seulement que le chargement des navires se faisait en ce lieu à cause de l'excellence de son port ; et il était facile apparemment d'aller puiser l'eau sur la côte vis-à-vis. Ajoutons que par cette façon de s'exprimer le poète semble en quelque sorte avouer que, lorsqu'il a fait ailleurs de Pharos une île de pleine mer, il n'a point dit vrai, mais qu'il a amplifié et exagéré à la façon des poètes.

31. Du reste, comme tout ce récit des erreurs de Ménélas, dans Homère, semble au premier abord donner raison à ceux qui lui reprochent d'avoir absolument ignoré la géographie de ces contrées, le mieux que nous ayons à faire est de commencer par exposer une à une les critiques que ce récit a soulevées, pour les soumettre ensuite elles-mêmes à un examen sérieux et pour rendre ainsi la justification du poète plus complète et plus claire. Ménélas dit à Télémaque, en l'entendant s'extasier sur la somptuosité de sa royale demeure : «Oui, mais pour rapporter tous ces trésors, j'ai dû beaucoup souffrir et longtemps errer sur mes vaisseaux ; et quand, après huit ans, je revins dans ma patrie, j'avais parcouru Chypre, la Phénicie, l'Egypte et visité tour à tour les Ethiopiens, les Sidoniens et les Erembes et la Libye tout entière» (Od. IV, 81). Or, on se demande d'abord quels sont ces Ethiopiens, chez qui Ménélas put se rendre ainsi d'Egypte en naviguant ? Car, il n'y a point d'Ethiopiens sur les rivages de notre mer, et, d'autre part, les vaisseaux de Ménélas n'auraient jamais pu franchir les cataractes du Nil. Quels sont aussi ces Sidoniens ? Ce ne sont pas ceux de Phénicie assurément : le poète n'avait que faire, ayant préalablement nommé le genre, de mentionner en outre l'espèce. Qui sont enfin ces Erembes, dont le nom paraît là pour la première fois ? Chacune de ces questions a donné lieu à un grand nombre de solutions différentes que le grammairien Aristonic, de nos jours, a, dans son Commentaire sur les erreurs de Ménélas, relatées tout au long. Nous nous bornerons, nous, à les reproduire ici en abrégé. Il y a d'abord certains auteurs qui veulent que ce soit par mer que Ménélas a gagné l'Ethiopie : parmi ceux-là même, les uns introduisent l'idée d'un périple, que Ménélas aurait exécuté en faisant le tour par Gadira jusqu'aux rivages de l'Inde, et cela sans doute pour essayer de proportionner la longueur du trajet à la durée si prolongée de l'absence du héros, absence que Ménélas lui-même dit avoir été de huit années ; suivant d'autres, les vaisseaux du héros auraient franchi directement l'isthme attenant au golfe Arabique ; d'autres enfin les font passer par quelqu'un des canaux [dérivés du Nil]. Or, d'une part, le périple que Cratès introduit ici, n'est nullement nécessaire, non qu'il soit d'une exécution impossible (les erreurs mêmes d'Ulysse n'offrent pas d'impossibilité absolue), mais parce qu'il n'ajoute rien à la vraisemblance des hypothèses mathématiques de cet auteur et n'explique pas davantage la longue durée des erreurs de Ménélas : il dut y avoir en effet, pour retenir si longtemps le héros éloigné de ses foyers, et des retards involontaires occasionnés par les difficultés mêmes de la navigation, puisque Ménélas avoue n'avoir sauvé que cinq vaisseaux sur soixante, et des retards volontaires utilisés au profit de son avarice. Nestor ne dit-il point :

«C'est ainsi qu'en parcourant les mers Ménélas entassait sur ses vaisseaux
tant d'or et tant d'objets précieux» ? (
Od. III, 301).

[Et Ménélas lui-même ne rappelle-t-il point tout ce qu'il avait amassé de richesses]

«En parcourant Chypre, la Phénicie, l'Egypte» (Od. IV, 83).

Quant à ce passage direct à travers l'isthme ou par un des canaux dérivés du Nil, si le poète en eût parlé, personne à coup sûr n'y eût vu autre chose qu'une fiction poétique ; mais il n'en a dit mot, et ne serait-ce pas alors introduire gratuitement et contre toute vraisemblance une nouvelle difficulté dans le débat que de l'invoquer ? Je dis contre toute vraisemblance, puisque avant la guerre de Troie aucun de ces canaux n'existait encore : Sésostris qui passe pour avoir entrepris d'en creuser un, avait de lui-même renoncé à son projet, présumant le niveau de la mer par trop élevé. Et pour ce qui est de l'isthme même, on ne voit pas qu'il ait pu être navigable davantage. Eratosthène, qui suppose le contraire, se trompe évidemment : il conjecture que l'ouverture du détroit des colonnes d'Hercule n'avait pas encore eu lieu, de telle sorte que la mer intérieure, privée de toute communication avec la mer extérieure, couvrait alors l'isthme entier, lequel se trouvait être d'un niveau sensiblement inférieur au sien, mais qu'une fois la rupture de la barrière effectuée, le niveau de ladite mer s'étant naturellement abaissé, ses eaux laissèrent à découvert tout le terrain aux environs du mont Casius et de Péluse jusqu'à la mer Erythrée. Mais quelle autorité avons-nous qui nous atteste qu'avant l'expédition des Grecs contre Ilion l'ouverture du détroit n'avait pas encore eu lieu ? - Dira-t-on par hasard que, si Homère, pour faire entrer Ulysse dans l'Océan du côté de l'occident, a supposé le détroit déjà ouvert, en faisant d'autre part naviguer Ménélas d'Egypte en Ethiopie, il avait dû le supposer fermé encore ? - On oublie qu'on fait dire aussi par Protée à Ménélas, à Ménélas lui-même

«Les dieux te conduiront vers les Champs Elyséens à l'extrémité de la terre» (Od. IV, 563).

Or, de quelle extrémité peut-il être ici question, si ce n'est de l'extrémité occidentale de la terre, de quelque lieu extrême situé de ce côté, comme le prouve la mention du zéphyr, placée à dessein par le poète dans les vers qui suivent :

«Toujours du sein de l'Océan s'élève le souffle harmonieux du zéphyr» (Od. IV, 567).

Il faut en convenir, tout ce système d'Eratosthène n'est qu'un tissu d'énigmes.

32. D'ailleurs, s'il est vrai qu'Homère d'une ou d'autre façon ait été instruit qu'anciennement la mer couvrait de ses eaux l'isthme tout entier, ce serait une raison de plus pour nous de croire à cette division des Ethiopiens en deux corps de nation, puisque, dans ce cas-là, la ligne de démarcation aurait été représentée par un bras de mer aussi considérable. Quelles richesses, en outre, Ménélas eût-il pu rapporter de chez les Ethiopiens de la mer extérieure et des bords de l'Océan ? Quand Télémaque s'extasie sur la somptuosité de son palais, que distingue-t-il dans cette quantité infinie d'objets précieux?

«L'or, l'électre, et l'argent, et l'ivoire» (Od. IV, 73).

Or, de ces différentes substances, aucune, si ce n'est l'ivoire, n'abonde chez ces peuples, extrêmement pauvres pour la plupart, et tous encore nomades. - Soit, dira-t-on ; mais près de là était l'Arabie et tout le pays jusqu'à l'Inde, l'Arabie, qui, seule entre toutes les contrées de la terre, a reçu le nom d'Heureuse, et l'Inde, qui sans porter expressément le même nom, n'en est pas moins réputée et représentée aussi comme une très heureuse contrée. - A quoi nous répondrons à notre tour qu'Homère n'a point connu l'Inde, car autrement il n'eût point manqué d'en parler ; et, en ce qui concerne l'Arabie, l'Arabie heureuse, comme on l'appelle aujourdhui, tout en convenant qu'il l'a connue, nous ferons remarquer que, de son temps, elle était loin d'être riche encore, qu'elle manquait même du nécessaire et n'était guère peuplée que de scénites. Quant au canton qui produisait les parfums ou aromates, et d'où est venu ce nom d'aromatophore, étendu plus tard à l'Arabie entière à cause de la rareté de cette denrée et du prix qu'on y attache en nos contrées, il n'en formait que la moindre partie. Aujourd'hui, à la vérité, les Arabes ne manquent de rien ; l'activité, le développement de leur commerce les enrichit sans cesse, mais dans ce temps-là en était-il déjà ainsi ? La chose est peu probable. Si le commerce des aromates, d'ailleurs, suffisait à enrichir un marchand, un simple chamelier, ce qu'il fallait à l'avide Ménélas, c'étaient ou les profits de la guerre, ou les présents de rois et de chefs ayant le moyen et en même temps la volonté de donner à proportion de l'illustration de sa race et de la gloire de son nom ; et, comme en effet les Egyptiens, voire même ceux des Ethiopiens et des Arabes qui confinent à l'Egypte, possédaient déjà un certain degré de civilisation et pouvaient avoir entendu quelque chose du retentissement de la gloire des Atrides, surtout après l'heureuse issue de la guerre de Troie, Ménélas avait tout lieu d'espérer en leur munificence. Qu'on se rappelle ce que dit Homère à propos de cette fameuse cuirasse d'Agamemnon :

«Cinyras la lui avait donnée naguère, comme gage d'hospitalité;
car le grand renom du héros avait pénétré jusqu'à Cypre» (
Il. XI, 20).

Ajoutons que Ménélas, dans ses longues erreurs, avait passé la plus grande partie du temps dans les parages de la Phénicie, de la Syrie, de l'Egypte et de la Libye ainsi que dans les eaux de Chypre, sur les côtes en un mot et parmi les îles de notre mer intérieure, tous pays en effet où il lui était facile soit d'obtenir de ces précieux gages d'hospitalité, soit de s'enrichir par la violence et la piraterie aux dépens surtout des anciens alliés des Troyens, tandis que les populations barbares, les populations lointaines des bords de la mer extérieure n'auraient guère pu offrir au héros une perspective semblable. Cela étant, quand le poète nous dit que Ménélas était venu jusqu'en Ethiopie, [le mieux n'est-il point d'entendre que ce héros n'avait pas pénétré au coeur même du pays], mais qu'il s'était contenté d'en toucher la frontière du côté de l'Egypte ? D'autant qu'il n'est pas impossible que cette frontière fût alors plus rapprochée de Thèbes qu'elle ne l'est aujourd'hui, bien que la frontière actuelle en soit déjà assez rapprochée, puisqu'elle passe près de Syène et de Philae, la première de ces deux villes, Syène, appartenant à l'Egypte, et l'autre, Philae, ayant une population mixte d'Ethiopiens et d'Egyptiens. Or, une fois arrivé à Thèbes, Ménélas aura bien pu, surtout à la faveur de l'hospitalité royale, atteindre ces premières limites de l'Ethiopie, voire même les dépasser un peu : cette supposition n'a rien qui choque la raison. C'est ainsi qu'Ulysse dit être venu dans le pays des Cyclopes, pour s'être avancé seulement depuis la mer jusqu'à l'antre de Polyphème, situé, comme il le marque lui-même, tout à l'entrée du pays ; pour l'Aeolie et le pays des Loestrygons la même chose. En général, il lui suffit d'avoir un jour abordé en tel ou tel point d'un pays pour dire qu'il l'a visité. Voilà donc comment Ménélas sera venu en Ethiopie; en Libye pareillement, il lui aura suffi de toucher à quelques points de la côte, comme est ce port voisin d'Ardanie, au-dessus de Paraetonium, qui a retenu le nom de Ménélas.

33. Si maintenant, après avoir nommé les Phéniciens, Homère mentionne aussi les Sidoniens, dont la ville était proprement la métropole ou capitale de la Phénicie, il ne fait en cela qu'user une fois de plus d'une figure de mots qui lui était familière, témoin ce vers :

«Il guide jusqu'aux vaisseaux LES TROYENS ET HECTOR» (Il. XIII, 1) ;

et ceux-ci :

«LES FILS du magnanime Oeneus n'étaient plus au nombre des vivants ;
lui-même n'existait plus ; ET MELEAGRE, le héros à la blonde chevelure, était mort» (
Il. II, 641) ;

celui-ci encore :

«Il vint jusqu'à l'IDA ET JUSQU'AU GARGARE» (Il, VIII, 47) ;

et ce dernier passage :

«Les habitants de L'EUBEE, DE CHALCIS et D'ERETRIE» (Il. II, 536).

Sapho, du reste, a dit aussi

«Soit que tu aies pour patrie CYPRE, PAPHOS, ou PANORME».

Toutefois, Homère a dû avoir quelque autre raison encore pour que, dans une énumération générale comme celle-là, et après avoir nommé la Phénicie, il ait ajouté la mention particulière de Sidon. S'il n'eût voulu qu'énumérer dans leur ordre les différents pays où Ménélas avait été, il pouvait se borner à lui faire dire :

«Ayant parcouru tour à tour Cypre, la Phénicie l'Egypte, je passai jusqu en Ethiopie».

Mais pour qu'on sût que le séjour du héros chez les Sidoniens avait été de longue durée, il était bon que leur nom revînt souvent, soit directement dans les souvenirs de Ménélas, soit indirectement dans les récits du poète. Et voilà pourquoi celui-ci ne manque pas une occasion de vanter les richesses et l'industrie des Sidoniens, pourquoi il rappelle l'hospitalité donnée par eux plus anciennement à Hélène en compagnie de son ravisseur, pourquoi encore il nous montre les appartements de Pâris tout remplis de précieux ouvrages sidoniens,

«On y voyait étalés les riches tissus aux mille couleurs, ouvrage des femmes sidoniennes,
que le divin Pâris avait naguère ramenées de Sidon, sur le même vaisseau qui emportait Hélène (
Il. VI, 289) ;

et le palais de Ménélas également, car ce héros dit à Télémaque :

«Je veux te donner cette coupe ciselée ; elle est d'argent massif, l'or en couronne les lèvres ;
c'est l'oeuvre de Vulcain, elle me fut offerte en présent par l'illustre roi des Sidoniens,
lorsque, regagnant ma patrie, je m'arrêtai sous son toit hospitalier» (
Od. IV, 615).

Et nul doute qu'ici l'expression «c'est l'oeuvre de Vulcain» ne doive être prise dans un sens figuré, comme une hyperbole analogue à ce qu'on dit tous les jours des belles choses, qu'elles sont l'oeuvre de Minerve, l'oeuvre des Grâces et des Muses ; c'est qu'en effet les Sidoniens étaient de très habiles artistes, le poète le dit formellement dans le passage où il parle de la beauté du vase qu'Eunée avait donné pour racheter Lycaon :

«Il n'était rien sur la terre qu'il n'effacât par sa beauté : les Sidoniens avaient mis tout leur art
à le décorer et des marchands phéniciens l'avaient apporté sur leur vaisseau» (
Il. XXIII, 742).

34. Sur les Erembes maintenant que n'a-t-on point dit ! Mais de toutes les opinions émises la plus vraisemblable est celle qui veut que sous ce nom le poète ait désigné les Arabes. Zénon, notre Zénon, va plus loin, et corrigeant le texte d'Homère il lit le vers ainsi :

«Tour à tour je visitai Ethiopiens, Sidoniens, ARABES [au lieu d'Erembes]».

Il n'est pas nécessaire pourtant de changer cette leçon, qui est assurément fort ancienne ; mieux vaut croire que c'est le nom lui-même qui a éprouvé quelqu'une de ces altérations si fréquentes, si communes dans toutes les langues ; et c'est précisément ce que certains grammairiens cherchent à mettre en lumière par la comparaison des lettres dans l'une et dans l'autre forme. Pour nous, nous serions tenté de préférer, comme plus sûr encore, le procédé de Posidonius, qui, même dans le cas présent, a cru devoir consulter la parenté et l'affinité primordiale des peuples pour retrouver l'étymologie du nom. Il est constant, en effet, que les nations arménienne, syrienne, arabe ont entre elles beaucoup de cette affinité et comme un air de famille qui se manifeste dans leurs langues, leurs genres de vie et leurs caractères physiques, là surtout où elles se trouvent être proches voisines, en Mésopotamie par exemple, pays dont la population appartient précisément à ces trois nations et où naturellement la ressemblance entre elles éclate davantage. Car, en admettant même que, par le fait des climats ou de la position géographique, il y ait quelque différence sensible des populations plus septentrionales aux populations méridionales et des unes et des autres aux populations intermédiaires, les caractères communs ne laissent pas que de prédominer. Ajoutons que les Assyriens et les Ariens offrent avec ces mêmes peuples, aussi bien qu'entre eux, une grande ressemblance. Eh bien ! De cette ressemblance entre les peuples, Posidonius conclut la ressemblance des noms eux-mêmes. Or, il est de fait que les peuples, que nous appelons Syriens, portent en syriaque le nom d'Arammaeens, et qu'il y a de la ressemblance entre ce nom et ceux d'Arméniens, d'Arabes et d'Erembes ce dernier nom n'étant peut-être bien qu'une épithète ou qualification particulière dont se servaient les anciens Grecs pour désigner les Arabes comme le sens étymologique du mot semblerait le donner à entendre. On s'accorde en effet généralement à dériver l'étymologie du mot d'Erembes des mots eis tên eran embainein (pénétrer, habiter sous terre). Seulement, avec le temps on aura à cette dénomination d'Erembes substitué la traduction plus claire de Troglodytes, nom qui désigne, comme on sait, la partie de la nation arabe établie sur le côté du golfe arabique attenant à l'Egypte et à l'Ethiopie. Ce sont donc ces Arabes, suivant toute vraisemblance, que le poète a voulu désigner sous le nom d'Erembes et ce qu'il dit du voyage de Ménélas en leur pays doit s'entendre sans doute comme ce qu'il dit du voyage d'Ethiopie, car les Erembes, ainsi que les Ethiopiens, étaient proches voisins de la Thébaïde. Ajoutons qu'en rappelant ce voyage et celui d'Ethiopie le héros ne pouvait avoir en vue les avantages commerciaux ou les riches présents qu'il en avait retirés (ces profits ayant été apparemment peu de chose), mais uniquement la longueur et le prestige même du voyage, car c'était alors une gloire réelle d'avoir pénétré aussi loin, témoin ce vers :

«Il a de beaucoup d'hommes visité les cités et observé les moeurs» (Od. I, 3) ;

et ceux-ci encore :

«Mais j'ai dû beaucoup souffrir et longtemps errer sur mes vaisseaux pour rapporter tous ces trésors» (Ibid. IV, 81).

Hésiode, il est vrai, dans son Catalogue, mentionne une certaine

«Fille d'Arabus, fils lui-même du bienfaisant Hermès et de Thronia, fille du roi Belus».

Stésichore la nomme également, mais s'il est permis d'inférer de ce double témoignage que, du temps de ces poètes. la contrée en question avait déjà reçu en mémoire d'Arabus le nom d'Arabie, il peut bien se faire aussi que du temps des héros il n'en fût pas encore de même.

35. Quant à ceux qui ont imaginé de faire des Erembes soit une tribu particulière de la nation éthiopienne, soit une tribu de Céphènes, voire en troisième lieu une tribu de Pygmées, sans parler de mille autres fictions du même genre, s'ils nous paraissent mériter moins de confiance, c'est qu'indépendamment du peu de vraisemblance qu'offre la chose en soi ils font là une sorte de confusion de l'histoire et de la fable. Nous retrouvons cette même confusion chez ceux qui, voulant faire de l'Océan extérieur le théâtre des erreurs de Ménélas, placent les Sidoniens et naturellement aussi les Phéniciens sur les bords de la mer Persique ou sur tel autre rivage de l'Océan. A vrai dire, la façon dont ces auteurs se contredisent entre eux n'entre pas pour peu de chose dans l'incrédulité qu'ils rencontrent. Tandis que les uns, en effet, regardent les Sidoniens de notre mer intérieure comme une colonie des Sidoniens de l'Océan, ajoutant, qui plus est, que le nom de Phéniciens leur est venu de la couleur rouge des eaux de la mer extérieure, les autres affirment précisément l'inverse. Il en est aussi qui transportent l'Ethiopie dans notre Phénicie et font de Jopé le théâtre des aventures d'Andromède, non qu'ils ignorent la véritable situation des lieux en question, mais ils prétendent user des licences du genre mythique, comme ont fait Hésiode et tant d'autres que cite Apollodore. Seulement, en comparant aux fictions d'Homère les fictions de ces auteurs, Apollodore ne sait pas tenir la balance égale. Citant, par exemple, comme terme de comparaison, ce qu'Homère raconte et du Pont et de l'Egypte, il en tire contre le poète une accusation en règle d'ignorance : suivant lui, le poète a voulu dire la vérité, mais, loin de la dire, il a, faute de savoir, donné le faux pour le vrai. Or, nous le demandons, jamais personne se serait-il avisé d'accuser Hésiode d'ignorance, pour avoir parlé d'Hérnicynes, de Macrocéphales et de Pygmées, quand Homère a pu user impunément de fictions semblables, et entre autres précisément de ce même mythe des Pygmées, quand en outre Alcman nous parle de Stéganopodes et Aeschyle de Cynocéphales, de Sternophthalmes et de Monommates, quand surtout nous tolérons tant d'ouvrages en prose, écrits soi-disant dans le genre historique, et qui contiennent, sans que leurs auteurs l'avouent, tant de mythes véritables. C'est qu'en effet il saute aux yeux d'abord que c'est de propos délibéré et nullement par ignorance historique que les auteurs de ces ouvrages ont entremêlé de fables leurs récits, imaginant ainsi l'impossible afin de flatter le goût du public pour le merveilleux. Seulement, ce qui peut faire croire à leur ignorance, c'est qu'en général, et pour trouver plus aisément créance, ils ont choisi de préférence comme théâtre de leurs fictions les parties de la terre les plus mystérieuses et les plus ignorées. Au moins Théopompe a-t-il la bonne foi d'avouer ce qui en est : il déclare hautement qu'il mêlera plus d'une fois la fable à l'histoire, mieux seulement que n'ont su le faire Hérodote, Ctésias, Hellanicus et les différents historiens qui ont écrit sur l'Inde.

36. Pour ce qui est, maintenant, des phénomènes de l'Océan, il est bien vrai, [comme le marque Eratosthène], qu'Homère les a décrits sous la forme d'un mythe, car, en thèse générale, c'est là la forme que tout poète doit chercher à donner à sa pensée, et, dans le cas présent, c'est évidemment le double phénomène du flux et du reflux qui lui a suggéré l'idée de sa fable de Charybde ; mais cela ne veut point dire que cette fable en elle-même ait été créée de toutes pièces par l'imagination d'Homère ; loin de là, Homère n'a fait qu'arranger et mettre en oeuvre certaines notions positives concernant le détroit de Sicile. Que si, maintenant, il a parlé de trois reflux au lieu de deux pour les vingt-quatre heures,

«Car TROIS FOIS par jour elle vomit l'onde amère, et TROIS FOIS la ravale» (Od. XII, 105),

voici, à ce qu'il semble, ce qu'on pourrait dire pour le justifier : d'abord, il n'y a pas à supposer un instant que ce soit par ignorance du phénomène lui-même que le poète s'est exprimé de la sorte, mais il fallait qu'il ménageât un effet tragique, un effet de terreur : Circé ayant besoin de terrifier le héros pour le détourner plus sûrement de son fatal projet, on conçoit qu'elle appelle le mensonge à son aide. Que dit-elle, en effet, dans le passage en question ? «Trois fois par jour Charybde vomit l'onde amère et trois fois elle la ravale avec un bruit terrible. Evite alors, évite de te trouver à sa portée au moment du reflux : autrement Neptune lui-même ne pourrait te soustraire à la mort». Et pourtant Ulysse assiste sans périr à ce terrible reflux ; lui-même raconte la scène en ces termes :

«Et voilà que le monstre engloutit de nouveau l'onde amère. Mais moi, me suspendant aux branches élevées
d'un figuier sauvage, comme la chauve-souris, j'y demeurai attaché» (
Od. XII, 107).

Il attend de la sorte que les débris de son vaisseau reparaissent, les saisit au passage et se sauve ; et par le fait Circé se trouve avoir menti. Mais l'ayant fait mentir sur un point, Homère a bien pu la faire mentir sur un autre, et dans ce vers,

«Car trois fois par jour elle vomit»,

lui faire dire exprès trois fois au lieu de deux ; d'autant qu'il existe dans le langage ordinaire une hyperbole toute pareille, «trois fois heureux et trois fois malheureux», dont tout le monde se sert, et qu'Homère lui-même a souvent employée, dans ce vers-ci par exemple,

«Trois fois heureux les Grecs» (Od. V, 306) ;

dans cet autre également,

«Nuit charmante et TROIS FOIS désirée» (Il. VIII, 488),

et dans cet autre encore,

«[Fendue] en TROIS et quatre» (Il. III, 363).

Peut-être d'ailleurs serait-on fondé à voir dans l'heure marquée par le héros comme un moyen adroit du poète pour laisser au moins pressentir la vérité. Car il est certain que le double reflux dans l'espace d'un jour et d'une nuit ferait mieux comprendre que le reflux triple comment les débris du naufrage ont pu rester si longtemps engloutis et reparaître si tard, au gré du héros toujours cramponné aux branches de son figuier : «Aux rameaux du figuier sans relâche attaché, j'attendais que le monstre revomît le mât et la carène ; mais ce moment tarda longtemps au gré de mon impatience : ce fut à l'heure où, pressé par la faim, le juge se lève et quitte l'assemblée, après avoir entre les citoyens aux prises décidé maints procès, à cette heure seulement que du sein de Charybde ces précieux débris reparurent à mes yeux» (Od. XII, 437). Toutes ces circonstances effectivement indiquent un laps de temps considérable, celle-ci surtout, «que déjà le soir étendait son voile sur la terre», sans compter que le poète, au lieu de dire simplement et d'une manière générale «à l'heure où le juge se lève», a ajouté, «ayant décidé maints procès», ce qui implique une heure encore plus avancée. Enfin, Homère n'aurait offert au héros naufragé qu'un moyen de salut bien peu vraisemblable, si, avant qu'il eût eu le temps d'être emporté au loin, un nouveau reflux eût pu tout à coup le ramener en arrière.

37. Apollodore, à son tour, en partisan décidé d'Eratoshène, reproche à Callimaque d'avoir nommé, lui, un grammairien consommé, d'avoir nommé, dis-je, contrairement à la donnée homérique, qui consiste à transporter dans l'Océan le théâtre des Erreurs d'Ulysse, Gaudos et Corcyre parmi les lieux où le héros aborda. Mais de deux choses l'une : ou les Erreurs d'Ulysse n'ont eu lieu nulle part et ne sont de tout point qu'une fiction d'Homère, auquel cas le reproche est légitime ; ou bien, elles ont eu lieu réellement, seulement en d'autres parages, et alors il faudrait le dire nettement, en précisant surtout quels sont ces parages, pour que la prétendue erreur pût être rectifiée. Or, comme on ne saurait dire avec vraisemblance, nous l'avons démontré plus haut, que tout ici est pure fiction, et que d'autre part on ne désigne aucune localité qui paraisse répondre mieux [que Gaudos et Corcyre] aux descriptions du poète, Callimaque nous semble devoir être renvoyé de la plainte.

38. Démétrius de Scepsis n'a pas raison davantage dans ses critiques, et, qui plus est, on pourrait s'en prendre à lui souvent des erreurs qu'a commises Apollodore. Ainsi, en voulant réfuter certaine assertion de Néanthès de Cyzique, qui avait signalé comme un des incidents de la navigation des Argonautes vers le Phase (navigation attestée et par Homère et par maint autre écrivain) l'érection de ces temples ou autels de la Mère Idéenne qui se voient près de Cyzique, Démétrius s'emporte jusqu'à nier qu'Homère ait même eu connaissance de cette expédition de Jason vers le Phase. Or, en niant cela, Démétrius fait plus que de contredire le témoignage formel d'Homère, il se contredit lui-même, car il a lui-même raconté, [d'après Homère apparemment], comment Achille, après avoir dévasté Lesbos et tant d'autres lieux, épargna Lemnos et les îles voisines, à cause de la parenté qui l'unissait à Jason et au fils de Jason, Euneôs, alors maître de Lemnos Quoi donc ! Le poète aurait su qu'Achille et Jason étaient parents, compatriotes ou simplement voisins, qu'en un mot un lien quelconque existait entre eux (lien du reste se réduisant à ceci, que tous deux se trouvaient être Thessaliens de nation, mais originaires l'un d'Iolcos, l'autre de la Phthiotide-Achaeide), et il aurait cependant ignoré comment Jason, bien que Thessalien et natif d'Iolcos, en était venu à ne laisser de postérité nulle part en Thessalie, notamment à Iolcos, et avait placé son fils sur le trône de Lemnos ! Il aurait connu Pélias et les Péliades, notamment la plus belle d'entre elles, ainsi que son fils,

«Eumélus, né des amours d'Admète et d'Alceste, d'Alceste, la plus belle entre toutes les femmes,
comme elle était déjà la plus belle entre les filles de Pélias» (
Il. II, 714) ;

et pas une des aventures, j'entends des aventures authentiques de Jason, d'Argo et des Argonautes, ne serait parvenue à sa connaissance, si bien qu'il ne faudrait voir dans la navigation de Jason au sein de l'Océan, après sa séparation d'avec Aeétès qu'une pure fiction de l'imagination du poète sans le moindre fondement historique !

39. Non ; et puisque tout le monde convient que la première partie de l'expédition des Argonautes, leur départ pour le Phase, sur l'ordre de Pélias, leur retour, leur prise de possession chemin faisant de telle et telle île, sont des faits dont on peut admettre l'authenticité, nous ne voyons pas, en vérité, pourquoi la seconde partie de leur voyage, devenu pour eux comme pour Ulysse et pour Ménélas une suite d'erreurs sans fin, serait accueillie avec plus d'incrédulité, quand ces erreurs sont attestées de même et par des monuments encore debout aujourd'hui, et par la mention formelle d'Homère. La ville d'Aea, par exemple, se voit encore sur les bords du Phase, personne ne doute qu'Aeétès n'ait réellement régné en Colchide, son nom même est demeuré pour le pays une sorte de nom national, on parle toujours de la magicienne Médée, et les richesses que la Colchide tire actuellement de ses mines d'or, d'argent et de fer, laissent assez deviner quel a dû être le vrai motif de l'expédition des Argonautes, le même apparemment qui avait, dès auparavant, poussé Phrixus vers les rives du Phase. Il existe en outre des monuments de l'une et de l'autre expédition, témoin ce Phrixeum, qui s'élève sur la frontière même de la Colchide et de l'Ibérie, et cette foule de Jasonium, qu'on trouve répandus partout en Arménie, en Médie et dans les pays environnants. De même, autour de Sinope et sur toute cette côte, dans la Propontide aussi, dans l'Hellespont, et jusque dans les eaux de Lemnos, on signale maint vestige du passage de Jason et de celui de Phrixus ; on retrouve, qui plus est, les traces de Jason et des Colkhes envoyés à sa poursuite en Crète, en Italie, dans l'Adriatique même, ce que rappelle, en partie du moins Callimaque, quand il nomme

«Et le temple d'Aeglète et l'île d'Anaphé, proche voisine de Théra, cette noble fille de Lacédémone»,

dans l'élégie dont voici le début,

«Je dirai d'abord comment du séjour d'Aeétès le Cyté une troupe de héros put à travers les mers
regagner les rivages de l'antique Haemonie»,

et qu'il ajoute à propos de ces Colkhes ou Colchidiens : «A peine entrés dans la mer d'Illyrie, ils suspendent le mouvement de leurs rames ; et non loin de la pierre qui recouvre la dépouille de la blonde Harmonie, ils fondent une humble cité : c'est pour le Grec LA VILLE DES PROSCRITS, mais, d'un mot de leur langue, ils l'ont nommée POLAE». Enfin, suivant certains auteurs, Jason aurait remonté la plus grande partie du cours de l'Ister ; mais d'autres se bornent à le faire pénétrer par cette voie jusqu'à l'Adriatique, et, si les premiers ont montré qu'ils ignoraient complètement la géographie de ces contrées, ceux-ci, du moins, en supposant l'existence d'un second fleuve Ister, qui sortirait du grand Ister pour aller se jeter dans l'Adriatique, n'ont pas avancé quelque chose de tout à fait invraisemblable et absurde.

40. Or, ce sont des données de ce genre que le poète a eues à sa disposition et qu'il a mises en oeuvre, tantôt suivant rigoureusement l'histoire, et tantôt ajoutant à l'histoire les fictions de son imagination, conformément à la méthode générale des poètes et à la sienne en particulier : il suit l'histoire par exemple, quand il nomme Aeétès, qu'il parle de Jason et du navire Argo, qu'il crée son Aeea à l'image de la réelle Aea, qu'il place Euneôs sur le trône de Lemnos et fait de cette île une alliée d'Achille, tout comme il fait une autre Médée de la magicienne Circé,

«Propre soeur de l'homicide Aeétés» (Od. X, 137).

Au contraire, il ajoute et mêle la fiction à l'histoire, quand il transporte en plein Océan le théâtre des erreurs qui suivirent l'expédition de Colchide ; car l'expression

«Argo, nom chéri, nom connu de tous les mortels» (Ibid. XII, 70),

très juste quand on admet la précédente distinction et qu'on conçoit l'expédition du navire Argo dirigée dans le principe vers des lieux connus et abondamment peuplés, ne se comprend plus, si, comme l'affirme Démétrius de Scepsis d'après l'autorité de Mimnerme, lequel plaçait la résidence d'Aeétès sur les bords mêmes de l'Océan, c'est dans la mer extérieure et vers les derniers confins de l'Orient que Jason se vit de prime abord envoyé par Pélias pour chercher la Toison d'or : l'expédition ainsi dirigée vers des lieux inconnus, ignorés, devient invraisemblable, sans compter qu'une navigation comme celle-là, dans des parages absolument déserts et inhabités, et qui nous semblent aujourd'hui encore le dernier degré de l'éloignement, n'était pas de nature à procurer grande gloire ni «à intéresser tous les coeurs».



I-1 Sommaire I-3