II, 5 - Considérations générales

1. De l'examen critique que nous venons de faire de ces anciens géographes, passons maintenant, pour tenir notre promesse, à l'exposé de nos propres opinions. Ici encore nous commencerons par déclarer que quiconque entreprend de décrire en détail les différentes contrées de la terre doit emprunter à la physique et à la science mathématique un certain nombre d'axiomes, pour s'en inspirer et s'en autoriser dans toute la suite de son ouvrage S'il est vrai, disions-nous aussi plus haut, que jamais maçon ni architecte n'auraient pu bâtir convenablement soit une maison, soit une ville, s'ils ne se fussent rendu compte au préalable du climat et de l'exposition, de la configuration, de l'étendue du terrain, de la température et des autres conditions de ce genre, à plus forte raison est-ce vrai de celui qui entreprend de décrire toute la terre habitée. Le dessin, en effet, où l'on représente sur une seule et même surface plane l'Ibérie, l'Inde et toutes les contrées intermédiaires, et où le couchant néanmoins, le levant et le midi, sont censés déterminés pour tous les lieux de la terre à la fois, un tel dessin peut bien faciliter l'étude de la géographie, mais c'est à la condition qu'on se sera fait au préalable une idée nette de la disposition et du mouvement du ciel et qu'on aura compris une fois pour toutes qu'en réalité la surface de la terre est sphérique et qu'on ne la suppose plane que pour les yeux ; autrement il ne peut donner que de fausses notions géographiques. Le voyageur qui traverse une plaine immense, celle de la Babylonie par exemple, ou qui navigue loin des côtes, n'ayant devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche, qu'une même surface plane, peut ne rien soupçonner des changements qui affectent l'aspect du ciel, ainsi que le mouvement et la position du soleil et des autres astres par rapport à nous ; mais le géographe, lui, ne peut s'en tenir à cette apparente uniformité. Le navigateur en pleine mer, le voyageur au milieu du désert se guide donc d'après ces phénomènes vulgaires, sur lesquels se règlent aussi dans la vie habituelle l'homme du peuple et l'homme d'Etat, sans rien entendre ni l'un ni l'autre à l'astronomie et sans se douter de l'extrême diversité des phénomènes célestes. L'homme d'Etat, notamment, voit tous les jours le soleil qui se lève, passe au méridien et se couche, sans chercher à deviner les causes du phénomène, car, pour ce qui l'occupe, il n'a que faire de les connaître, non plus que de savoir si, dans le moment où il parle, le plan sur lequel il se trouve est ou non parallèle à celui de son interlocuteur, ou, si par hasard il y arrête sa pensée, vous le voyez, dans une question purement mathématique, adopter l'explication des gens du pays, chaque pays, sur ces matières-là même, ayant ses préjugés à lui. Mais le géographe n'écrit pas pour l'habitant de telle ou telle localité, il n'écrit pas davantage pour le politique, qui, comme celui dont nous venons de parler, fait profession de mépriser tout ce qui est proprement du domaine des mathématiques, car autant vaudrait s'adresser au moissonneur ou au simple fossoyeur, il écrit pour celui-là seulement qui a pu arriver à se convaincre que la terre prise dans son ensemble est bien réellement telle que les mathématiciens nous la représentent et qui a compris tout ce qui découle de cette première hypothèse ; il veut que ses disciples se soient bien pénétrés de ces principes mathématiques avant de porter leur vue plus loin, et il a raison, car il ne leur dira rien qui n'en soit une conséquence directe, et le moyen le plus sûr pour eux de profiter de son enseignement, c'est de l'entendre avec un esprit mathématique ; le géographe, encore une fois, ne s'adresse pas à ceux qui sont clans une autre disposition d'esprit.

2. Il faut en effet que la géographie emprunte ses principes fondamentaux à la géométrie, qui, pour procéder à la mesure de la terre, s'appuie elle-même sur l'astronomie, comme celle-ci à son tour s'appuie sur la physique. Quant à la physique, elle représente ce que nous appelons une Arété, une de ces sciences par excellence, qui ne reposent point sur des hypothèses étrangères, mais qui dépendent d'elles seules et contiennent en elles-mêmes leurs principes et tous les éléments de leurs démonstrations. Or, au nombre des vérités que la physique démontre, figurent celles-ci : «que le monde et le ciel sont de forme sphérique ; que les corps pesants sont attirés vers le centre du monde ; qu'autour du même point et sous la forme d'une sphère ayant même centre que le ciel la terre demeure immobile sur son axe, lequel, en se prolongeant, se trouve avoir aussi traversé le ciel par le milieu ; que le ciel, lui, est emporté autour de la terre et de son axe par un mouvement d'orient en occident, qui, se communiquant aussi aux étoiles fixes, les entraîne avec la même vitesse que le ciel lui-même ; que, dans ce mouvement, les étoiles fixes décrivent des cercles parallèles, dont les plus connus sont l'équateur, les deux tropiques, les deux cercles arctiques, et les planètes des cercles obliques compris dans les limites du zodiaque». L'astronomie, maintenant, adopte en tout ou en partie ces principes de la physique et en fait son point de départ pour traiter ensuite théoriquement des mouvements des astres, de leurs révolutions, de leurs éclipses, de leurs grandeurs et de leurs distances respectives et de mainte autre question analogue ; à son tour, le géomètre, pour mesurer l'étendue de la terre, se sert des lois posées par la physique et l'astronomie ; enfin le géographe emploie les données de la géométrie.

3. C'est ainsi que l'hypothèse des cinq zones célestes entraîne nécessairement celle de cinq zones terrestres ou inférieures, portant les mêmes noms que les zones supérieures : nous avons donné plus haut les motifs de cette division par zones. Pour limiter, maintenant, lesdites zones, on peut concevoir certains cercles tracés des deux côtés de l'équateur et parallèlement à l'équateur, deux déjà qui interceptent la zone torride, et deux autres à la suite qui déterminent les zones tempérées par rapport à la zone torride et les zones glaciales par rapport aux zones tempérées. Sous chacun des cercles célestes se trouve, avec le même nom, le cercle terrestre correspondant, et, de même, à une zone céleste correspond une zone terrestre. On définit les zones tempérées celles qui peuvent être habitées ; quant aux autres, elles sont rendues inhabitables, l'une par l'excès de la chaleur, les autres par l'excès du froid. On procède de même à l'égard des tropiques et des cercles arctiques, dans les contrées pour lesquelles il existe des cercles arctiques, c'est-à-dire qu'on suppose sur la terre et au-dessous des tropiques et des cercles arctiques célestes des cercles correspondants et portant les mêmes noms. Et, comme l'équateur céleste divise tout le ciel en deux parties égales, il faut nécessairement que l'équateur terrestre partage la terre de même façon : on distingue donc, pour la terre comme pour le ciel, un hémisphère boréal et un hémisphère austral, et par suite aussi, dans la zone torride, que le même cercle partage également par la moitié, une partie boréale et une partie australe. Quant aux zones tempérées, il va de soi qu'elles seront appelées l'une boréale, l'autre australe, suivant l'hémisphère auquel elles appartiennent. Or, l'hémisphère boréal étant celui des deux qui contient la zone tempérée, dans laquelle, en tournant le dos au levant et en regardant le couchant, on a le pôle à droite et l'équateur à gauche, ou bien encore celui dans lequel, en regardant au midi, on a le couchant à droite et le levant à gauche, l'hémisphère austral sera naturellement celui où l'inverse a lieu. Il s'en-suit que nous sommes, nous, dans l'un des deux hémisphères, dans l'hémisphère boréal s'entend, et que nous ne pouvons être dans l'un et dans l'autre à la fois, puisqu'entre deux se trouve l'Océan, ainsi que le marque Homère :

«Il y a dans le milieu de grands fleuves, l'Océan d'abord»,

et, avec l'Océan, toute la zone torride. On ne voit pas, en effet, qu'il y ait d'Océan coupant par le milieu notre terre habitée, ni qu'elle contienne, avec une région torride, une autre région dont les climats seraient juste l'opposite et l'inverse des climats de la zone tempérée boréale.

4. Telles sont les données que le géomètre emprunte à l'astronomie, mais ce n'est pas tout, il peut s'aider encore de la gnomonique et des autres méthodes que l'astronomie enseigne et d'après lesquelles on peut, pour chaque lieu, trouver le cercle parallèle à l'équateur et le cercle perpendiculaire à celui-là et passant parles pôles, et entreprendre ainsi de mesurer toute la terre : il parcourt, à cet effet, la partie habitable et déduit proportionnellement l'étendue de ce qui reste des intervalles [célestes] correspondants. Il trouve de la sorte la distance de l'équateur au pôle, autrement dit la mesure du quartdu plus grand cercle terrestre ; puis, cette mesure trouvée, il la multiplie par 4, ce qui lui donne la circonférence même de la terre. A son tour, et à l'exemple du géomètre qui a tiré ses principes de l'astronomie, et de l'astronome qui a tiré les siens de la physique, le géographe prendra son point de départ dans la géométrie, et, acceptant de confiance ses démonstrations, il exposera d'abord quelle est l'étendue de notre terre habitée, quelle en est la forme, la nature, et dans quel rapport elle est avec l'ensemble de la terre (car c'est là proprement l'objet de la géographie) ; après quoi, il prendra une à une les diverses parties de la terre et de la mer et en dira tout ce qu'il y a à dire, relevant en même temps ce que les anciens ont avancé d'inexact, ceux-là surtout qui, comme géographes, font le plus autorité.

5. Admettons donc en premier lieu que la terre et la mer prises ensemble affectent la forme d'une sphère, la terre étant censée de niveau avec la surface des hautes mers, puisque les saillies du relief terrestre disparaissent en quelque sorte dans l'immense étendue de la terre et doivent être comptées pour peu de chose, si ce n'est même pour rien. Non que nous prétendions pour cela attribuer à la terre et à la mer prises ensemble la sphéricité parfaite d'une de ces figures qui sortent du tour, ou de celles que le géomètre conçoit par la pensée, ce que nous voulons dire seulement c'est que la forme de la terre est sensiblement, grossièrement phérique. Imaginons maintenant ladite sphère partagée en cinq zones et un premier cercle, l'équateur, tracé à sa surface, puis un second cercle parallèle au premier et servant de limite à la zone ou région froide de l'hémisphère boréal, enfin un troisième cercle qui, passant par les pôles, coupe les deux autres à angles droits : l'hémisphère boréal contiendra naturellement deux quarts de sphère déterminés par la double intersection de l'équateur et du cercle qui passe par les pôles. Eh bien ! Sur chacun de ces quarts de sphère prenons par la pensée un quadrilatère qui aura pour côté septentrional la moitié de ce cercle parallèle à l'équateur et voisin du pôle, pour côté méridional la moitié de l'équateur, et pour ses autres côtés deux segments égaux et opposés entre eux du cercle qui passe par les pôles, c'est dans l'un de ces deux quadrilatères et n'importe dans lequel, à ce qu'il semble, que devra être placée, suivant nous, notre terre habitée ; ajoutons qu'elle y figurera proprement une île, puisque la mer l'entoure de tous côtés : du moins, est-ce ainsi, nous l'avons dit plus haut, que l'observation et le raisonnement nous la représentent. Mais on déclinera peut-être l'autorité du raisonnement en pareille matière, disons alors qu'il revient au même, géographiquement parlant, de faire de la terre habitée une île ou de s'en tenir à ce que l'expérience a vérifié, c'est à savoir qu'en partant soit du levant, soit du couchant, des deux côtés en un mot, le périple de la terre habitée est possible, à cela près de quelques espaces non encore explorés, et que l'on peut supposer indifféremment bornés par la mer ou par la zone inhabitable. C'est qu'en effet le géographe se propose uniquement de décrire les parties connues de la terre habitée et qu'il en néglige les parties inconnues ni plus ni moins que ce qui se trouve en dehors de ses limites. Cela étant, il suffira de joindre par une ligne droite les points extrêmes, où des deux côtés l'on est parvenu en longeant le littoral, pour compléter la figure de notre prétendue île.

6. Mais la voilà placée dans le quadrilatère, il faut maintenant que nous nous rendions compte de son étendue, de son étendue apparente : à cet effet, retranchons notre hémisphère de l'étendue totale de la terre, puis de notre hémisphère retranchons la moitié, et de cette moitié encore le quadrilatère où nous plaçons notre terre habitée. Par une opération analogue, et en raisonnant toujours conformément aux apparences, nous devrons concevoir également ce que peut être la figure de l'île en question. Comme, en effet, la portion de l'hémisphère septentrional comprise entre l'équateur et ce parallèle voisin du pôle a la forme d'un peson de fuseau, et que le cercle qui passe par le pôle, en même temps qu'ilcoupe en deux l'hémisphère, coupe aussi ledit peson et en fait un double quadrilatère, celui des deux quadrilatères sur lequel est répandu l'Océan équivaudra apparemment à la moitié de la surface du peson, et la terre habitée, placée comme une île au sein de l'Océan, avec une superficie moindre que la moitié du quadrilatère, se trouvera avoir la forme d'une chlamyde. Ceci ressort à la fois et de la géométrie et de l'étendue si considérable de la mer qui, en enveloppant notre terre habitée, a couvert au couchant comme au levant l'extrémité des continents et les a réduits à la forme tronquée, écourtée d'une figure qui, en conservant sa plus grande largeur, n'aurait plus que le tiers de sa longueur. Dans le sens de sa longueur, en effet, la terre habitée n'a que 70 000 stades et se trouve limitée, on peut dire complétement, par une mer que son immensité et sa solitude rendent infranchissable, tandis que, dans le sens de sa largeur, elle mesure moins de 30 000 stades et a pour borne la double région que l'excès de la chaleur d'un côté, l'excès du froid de l'autre rendent inhabitable. Or, puisque la partie du quadrilatère que l'excès de la chaleur rend inhabitable mesure à elle seule comme largeur 8800 stades, et comme maximum de longueur 126 000 stades, autrement dit la moitié de la circonférence de l'équateur, on voit que ce qui reste dans ledit quadrilatère [en dehors de la terre habitée] devra surpasser celle-ci en étendue.

7. Hipparque, de son côté, dit à peu près la même chose. Admettant, en effet, pour la terre entière les dimensions qu'Eratosthène propose, il veut qu'on en tire par voie de soustraction pure et simple les dimensions de la terre habitée, d'autant qu'avec cette façon de mesurer la terre habitée les apparences célestes pour chaque lieu ne sont pas, dit-il, sensiblement différentes de celles qu'ont trouvées certains géographes plus modernes en opérant autrement. Or, la circonférence de l'équateur étant, selon Eratosthène, de 252 000 stades, le quart de ladite circonférence devra être de 63 000 stades, et telle sera aussi la distance de l'équateur au pôle, puisque cette distance équivaut à 15 des 60 degrés que contient l'équateur. De l'équateur, maintenant, au tropique d'été l'on compte 4 de ces degrés ; mais le tropique d'été coïncide avec le parallèle de Syène : on sait, en effet, que les distances ou intervalles des différents lieux de la terre se déduisent des apparences célestes correspondantes comme de mesures positives, et l'on reconnaît, par exemple, que Syène doit se trouver sous le tropique d'été à cette circonstance qu'à l'époque du solstice d'été le gnomon à midi n'y projette point d'ombre. D'autre part, le méridien de Syène se confond en quelque sorte avec le cours du Nil de Méroé à Alexandrie, c'est-à-dire sur un espace de 10 000 stades environ, et, comme Syène se trouve située juste à moitié de la distance, c'est 5000 stades, on le voit, qui la séparent de Méroé. Mais à 3000 stades en ligne directe au S. de Méroé le pays devient inhabitable par l'excès de la chaleur, le parallèle de cette région torride, identique d'ailleurs avec le parallèle de la Cinnamômophore, devra donc être considéré comme formant au midi la limite et le seuil de notre terre habitée. Cela étant, si aux 5000 stades qui séparent Syène de Méroé on ajoute ces 3000 stades, on aura 8000 stades en tout pour la distance de Syène aux confins mêmes de la terre habitée, et 16 800 stades pour la distance du même point à l'équateur (car c'est ce que valent les 4 degrés ou 4/60es de l'équateur, à 4200 stades par chaque 60e ou degré), 8800 stades restant ainsi pour exprimer la distance des limites de la terre habitée à l'équateur, et 21 800 stades représentant la distance d'Alexandrie au même cercle. On convient maintenant généralement que le trajet d'Alexandrie à Rhodes est le prolongement direct du Nil, et que depuis Rhodes on suit encore la même direction le long des côtes de la Carie et de l'Ionie jusqu'à la Troade, plus loin même jusqu'à Byzance et jusqu'an Borysthène. On n'a donc plus qu'à rechercher au delà du Borysthène, et toujours dans le prolongement direct de cette ligne, en s'aidant des distances connues et déjà parcourues par la navigation, jusqu'à quel point de ce côté notre terre est habitable, et quelle est vers le nord la limite de la terre habitée. Or, au delà du Borysthène, le dernier peuple scythe que nous connaissions est le peuple Roxolan. Mais ce peuple, plus septentrional que les Sauromates et que ceux des Scythes qui habitent au-dessus du Moeotis jusqu'aux frontières des Scythes orientaux, est plus méridional que les dernières populations connues au delà de la Bretagne, bien que, passé les limites de son territoire, la terre soit déjà inhabitable à cause du froid.

8. Pythéas, à la vérité, recule la limite extrême de la terre habitée jusqu'à une contrée plus septentrionale encore que les dernières terres faisant partie de la Bretagne, contrée qui porterait le nom de Thulé, et pour les habitants de laquelle le tropique d'été tiendrait lieu de cercle arctique. Mais j'ai beau chercher, je ne vois pas qu'aucun autre voyageur ait mentionné une île du nom de Thulé, et reculé les limites de la terre habitable jusqu'au climat, pour lequel le tropique d'été fait office de cercle arctique. Aussi ai-je idée qu'il faut reporter bien au midi la limite septentrionale de notre terre habitée, et, comme nos explorations modernes ne peuvent signaler aucune terre au delà d'Ierné, île située à une faible distance au N. de la Bretagne, et dont les habitants complétement sauvages mènent déjà la vie la plus misérable à cause du froid, je suis assez tenté d'y placer la limite en question. S'il était vrai, en outre, que le parallèle de Byzance fût à peu près le même que celui de Massalia, comme le dit Hipparque sur la foi de Pythéas, et sur ce qu'il aurait trouvé à Byzance le même rapport de l'ombre au gnomon que Pythéas disait avoir observé à Massalia, le parallèle du Borysthène étant d'ailleurs éloigné de celui de Byzance de 3800 stades, on voit que, d'après la distance de Massalia à la Bretagne, le parallèle du Borysthène devrait tomber quelque part en Bretagne. Mais ce Pythéas, qui partout et toujours a cherché à tromper son monde, a certainement encore menti ici. Ainsi l'on convient généralement que la ligne qui, partant des Colonnes d'Hercule, se dirige sur le détroit de Sicile, sur Athènes et sur Rhodes, suit sans dévier le même parallèle ; on convient également que la partie de cette ligne comprise entre les Colonnes d'Hercule et le détroit de Sicile coupe la mer à peu près par le milieu ; et, comme le plus long trajet de la Celtique en Libye part, au dire des navigateurs, du golfe Galatique et mesure 5000 stades, ce qui représente précisément la plus grande largeur de la mer intérieure, on voit que la ligne en question devra se trouver à 2500 stades du fond du golfe et à moins de 2500 stades de Massalia, qui se trouve être plus méridionale que le fond du golfe. Mais d'autre part, la distance de Rhodes à Byzance est de 4900 stades environ, le parallèle de Byzance doit donc être beaucoup plus septentrional que celui de Massalia. Maintenant, si la distance de Massalia à la Bretagne nous représente à la rigueur l'équivalent de la distance de Byzance au Borysthène, on ne sait plus quelle peut être la distance du parallèle du Borysthène à celui d'Ierné, on ne sait pas davantage si au delà d'Ierné se trouvent encore d'autres terres habitables, sans qu'il y ait du reste, nous l'avons dit plus haut, grand intérêt à le chercher, car il suffit pour la science que l'on suppose, comme on a fait pour le midi, où l'on a cru pouvoir, non pas rigoureusement il est vrai, mais d'une façon au moins approximative, placer la limite de la terre habitable à 3000 stades au-dessus de Méroé, que l'on suppose, dis-je, du côté du nord également, la limite placée à 3000 stades au-dessus de la Bretagne ou à un peu plus de 3000 stades, à 4000 par exemple. Ajoutons qu'au point de vue politique il n'y aurait également aucun avantage à connaître ces contrées lointaines avec leurs habitants, surtout si ce sont encore des îles, qui, faute de communication facile, ne pourraient rien pour nous soit en bien soit en mal. Cela est si vrai que les Romains, qui pouvaient prendre possession de la Bretagne, ont dédaigné de le faire, sentant bien qu'il n'y avait, d'une part, rien à redouter pour eux, rien absolu-ment, de peuples comme les Bretons, trop faibles évidemment pour oser jamais franchir le détroit et nous venir attaquer, et rien à gagner, d'autre part, à l'occupation d'un pays comme le leur. Et il semble effectivement que les droits que notre commerce prélève actuellement sur ces peuples nous rapportent plus que ne ferait un tribut régulier, diminué naturellement des frais d'entretien de l'armée qui serait chargée de garder l'île et de faire rentrer l'impôt; sans compter que l'occupation eût été plus improductive encore si elle se fût étendue à toutes les îles qui peuvent entourer la Bretagne.

9. Si donc à la distance de Rhodes au Borysthène nous ajoutons 4000 stades pour la distance du Borysthène à la limite septentrionale de la terre habitée, nous obtenons une somme de 12 700 stades, et, comme de Rhodes à la limite méridionale il y a 16 600 stades, la terre habitée, on le voit, mesurera en tout, du S. au N., dans le sens de sa largeur, un peu moins de 30 000 stades. Dans le sens de sa longueur, maintenant, c'est-à-dire du couchant au levant, de l'extrémité de l'Ibérie à celle de l'Inde, on lui donne 70 000 stades, qui ont été mesurés en partie à l'aide des itinéraires, en partie à l'aide des lignes de navigation, et le rapport de la circonférence des parallèles à celle de l'équateur prouve que cette longueur est bien réellement comprise dans le quadrilatère en question. Ainsi la terre habitée a en longueur plus du double de sa largeur. Nous disons, en outre, qu'elle a la forme à peu près d'une chlamyde, parce qu'en la parcourant, comme nous faisons, en détail, on remarque un rétrécissement considérable de sa largeur aux deux extrémités, surtout à l'extrémité occidentale.

10. Jusqu'à présent c'est sur une surface sphérique que nous avons entendu prendre le quadrilatère où nous plaçons la terre habitée, et quiconque veut avoir une reproduction de la terre habitée aussi exacte que peut l'être une figure faite de main d'ouvrier, doit, en effet, se construire une sphère, comme voilà celle de Cratès et prendre sur cette sphère le quadrilatère en question pour y inscrire la carte de la terre habitée ; il faut seulement que cette sphère soit grande pour que la portion que nous en considérons et qui, par rapport au reste, représente une fraction de si peu d'étendue, puisse recevoir sans confusion tous les détails qu'il importe d'y retracer et offre à l'oeil une image suffisamment exacte. Quand on peut se procurer une sphère de grande dimension, une sphère dont le diamètre n'ait pas moins de dix pieds, il n'y a pas à chercher mieux ; mais, si l'on ne peut s'en procurer une qui soit juste de cette dimension ou qui du moins en approche beaucoup, il faut alors inscrire sa carte géographique sur une surface plane, de sept pieds au moins. Il est, en effet, assez indifférent qu'en place des cercles, [parallèles et méridiens], qui nous servent à déterminer sur la sphère les climats, les directions des vents et en général à distinguer les différentes parties de la terre et à leur assigner leur vraie position géographique et astronomique, nous tracions des lignes droites (lignes parallèles en place des cercles perpendiculaires à l'équateur, lignes perpendiculaires en place des cercles perpendiculaires aux parallèles), la pensée pouvant toujours aisément transporter à une surface circulaire et sphérique les figures et les dimensions que les yeux voient représentées sur une surface plane. Par une raison analogue, nous dirons qu'on peut remplacer aussi les cercles obliques par des droites obliques. En revanche, si, sur la sphère, tous les méridiens ou cercles passant par le pôle convergent vers un seul et même point, sur une surface plane, il n'y aurait aucun avantage à ce que les petites droites, ou droites représentant les cercles méridiens, conservassent encore cette disposition convergente : dans beaucoup de cas, d'abord, elle n'est pas nécessaire, et, de plus, quand on a transporté sur une surface plane et figuré par des lignes droites des circonférences de cercles convergents, l'esprit ne se représente pas la convergence aussi nettement qu'il fait la périphérie ou courbure circulaire.

11. Cela étant, nous supposerons, dans toute la description qui va suivre, la carte de la terre tracée sur une surface plane. Quant à la description elle-même, nous l'emprunterons en partie au souvenir de nos propres voyages sur terre et sur mer, en partie aux informations orales et aux relations écrites qui nous ont paru mériter créance. Or, nos voyages se sont étendus, du côté du couchant, de l'Arménie aux rivages de la Tyrrhénie qui font face à la Sardaigne, et, du côté du midi, des bords de l'Euxin aux frontières de l'Ethiopie. Et, certes, parmi les différents auteurs qui ont traité de la géographie on n'en trouverait pas un seul qui eût parcouru beaucoup plus de pays que nous dans nos voyages entre les limites marquées ci-dessus. Ceux-là, en effet, qui ont poussé plus loin que nous dans la direction de l'occident, n'ont pas exploré une aussi grande étendue des contrées de l'orient ; d'autres, au contraire, ont pénétré moins avant du côté de l'occident : nous en pourrions dire autant pour le midi et pour le nord. Toutefois, à le bien prendre, nous n'avons fait le plus souvent, nos prédécesseurs et nous-même, que combiner les différentes notions que nous recueillions de la bouche des indigènes sur la figure, l'étendue, et en général sur tout ce qui constitue la nature et le caractère d'un pays, comme l'intelligence combine les différentes idées d'après le témoignage des sens. C'est en combinant, on le sait, ce que nos sens nous révèlent de la forme, de la couleur et du volume de la pomme, de son odeur, de sa douceur au toucher et de sa saveur au goût, que notre pensée se forme l'idée d'une pomme, et, s'agit-il de figures de grande dimension, ce sont nos sens qui en perçoivent d'abord les parties, puis, d'après leur témoignage, notre pensée en recompose l'ensemble. Eh bien ! De même, dans notre ardeur d'investigation, nous consultons, comme nous ferions nos sens, ceux qui ont vu tels ou tels lieux, parcouru telles ou telles parties de la terre, et en combinant leurs témoignages, nou parvenons à reproduire dans un seul et même tableau l'aspect général de la terre habitée. N'est-ce pas ainsi que le généraux arrivent aussi à tout faire eux-mêmes, sans pouvoir être pourtant présents partout, et même en agissant le plus souvent par les autres, n'est-ce pas en ajoutant foi aux paroles de leurs émissaires, et en conformant les ordre qu'ils expédient aux rapports que ceux-ci leur ont faits prétendre en effet qu'on ne peut savoir les choses qu'en le voyant de ses yeux, ce serait vouloir priver le jugement du secours de l'ouïe. Or l'ouïe est un sens bien supérieur à la vue comme moyen d'information.

12. Notre principal avantage aujourd'hui, c'est de pouvoir parler plus pertinemment de la Bretagne, de la Germanie, des pays en deçà et au delà de l'Ister, des Gètes des Tyrigètes, des Bastarnes, comme aussi des peuples du Caucase, des Albaniens et des Ibères par exemple. Nous devons en outre à Apollodore d'Artémite, l'historien de la guerre Parthique, des informatlons beaucoup plus précises que tout ce qui avait été publié auparavant sur l'Hyrcanie et la Bactriane. Puis l'expédition toute récente de l'armée romaine dans l'Arabie Heureuse, sous les ordres d'Aelius Gallus, notre camarade et ami, et les voyages des marchands d'Alexandrie, qui commencent à expédier vers l'Inde par la voie du Nil et du golfe Arabique de véritables flottes, nous ont fait connaître ici ces deux contrées infiniment mieux qu'on ne les connaissait naguère : du temps que Gallus était préfet d'Egypte, je vins le rejoindre, et, ayant remonté le fleuve avec lui jusqu'à Syène et aux frontières de l'Ethiopie, je recueillis ce renseignement positif qu'il partait actuellement 120 vaisseaux de Myoshormos pour l'Inde, quand autrefois, sous les Ptolémées, on ne comptait qu'un très petit nombre de marchands qui osassent entreprendre une pareille traversée et faire le commerce avec cette contrée.

13. Ce que nous avons donc à faire en premier, et ce qui est aussi le plus essentiel au point de vue pratique comme au point de vue théorique, c'est d'essayer de déterminer le plus simplement possible la figure et l'étendue des pays qui doivent trouver place sur la carte de la terre habitée. Quant à disserter en règle sur l'ensemble de la terre, ou même seulement sur la totalité du peson de fuseau compris dans la zone qui est la nôtre, quant à chercher, par exemple, si ledit peson est habité aussi dans l'autre quart de sphère, ceci est du domaine d'une autre science. Dans ce cas-là, en effet, les habitants de cette autre partie du peson ne pouvant manquer d'être différents de ceux de lapartieque nous occupons, il faudrait supposer, ce qui d'ailleurs est vraisemblable, l'existence d'une seconde terre habitée. Or, c'est la nôtre uniquement que nous avons à décrire.

14. Cela posé, nous dirons que la forme de notre terre habitée est celle d'une chlamyde ; que sa plus grande largeur est représentée par une ligne, qui suit le cours même du Nil et qui part du parallèle de la Cinnamômophore et de l'île des Exilés d'Egypte pour aboutir au parallèle d'Ierné, tandis que sa longueur est représentée par une autre ligne, perpendiculaire à celle-là, qui, partant de l'occident, passe par les Colonnes d'Hercule et le détroit de Sicile, atteint Rhodes et le golfe d'Issus, pour suivre alors d'un bout à l'autre la chaîne du Taurus, laquelle coupe l'Asie tout entière, et va finir à la mer Orientale entre l'Inde et le pays que les Scythes occupent au-dessus de la Bactriane. Il faut donc concevoir un parallélogramme dans lequel on aura inscrit la chlamyde en question de telle sorte que la plus grande longueur et la plus grande largeur de chacune des deux figures se correspondent et soient égales chacune à chacune, et cette chlamyde sera proprement la figure de la terre habitée. Mais nous avons déjà dit que, dans le sens de sa largeur, la terre habitée était limitée par des côtés parallèles formant la séparation supérieure et la séparation inférieure entre la région habitable et la région inhabitée, et que ces côtés étaient, au nord, le parallèle d'Ierné, et, au midi, vers la zone torride, le parallèle de la Cinnamômophore : or, prolongeons ces côtés parallèles au levant et au couchant jusqu'aux extrémités correspondantes de la terre, ils forment, on le voit, avec les lignes qui unissent lesdites extrémités, un parallélogramme. Nul doute maintenant que notre terre habitée ne se trouve bien réellement inscrite dans ce parallélogramme, puisque ni sa plus grande largeur, ni sa plus grande longueur n'en dépassent les côtés ; nul doute aussi que sa forme ne soit exactement celle d'une chlamyde, puisque, dans le sens de sa longueur, ses deux extrémités se terminent, comme on dit, en façon de queue de rai, la mer lui retranchant là de part et d'autre une portion notable de sa largeur, ainsi qu'il appert des rapports des navigateurs, qui, par l'est et par l'ouest, ont entrepris le périple de la terre. Du côté de l'est, en effet, quels sont les points extrêmes qu'ils nous signalent ? L'île de Taprobane d'abord, qui, bien que située plus au midi que l'Inde, et à une assez grande distance encore du continent, ne laisse pas que d'être assez peuplée et doit, à en juger par l'analogie de son climat avec celui de l'île des Egyptiens et de la Cinnamômophore, se trouver juste à la même hauteur que ces deux contrées, et, avec l'île de Taprobane, l'entrée de la mer Hyrcanienne, qui, plus septentrionale que l'extrême Scythie, laquelle fait suite à l'Inde, paraît cependant l'être moins que Ierné. Même disposition maintenant à l'extrême occident par delà des Colonnes d'Hercule. Le promontoire Sacré d'Ibérie, qui termine, on le sait, de ce côté la terre habitée, doit se trouver à peu près sur la ligne qui passe par Gadira, les Colonnes d'Hercule, le détroit de Sicile et Rhodes, d'après ce qu'on rapporte de la concordance parfaite des horloges et de la direction identique des vents périodiques en ces différents lieux, ainsi que de l'égalité dans la durée des plus longs jours et des plus longues nuits, cette durée y étant de quatorze heures équinoxiales et demie, sans compter que, de la côte voisine de Gadira, on a plus d'une fois observé [les Cabires, constellation très rapprochée de Canope]. Posidonius notamment nous raconte que, se trouvant dans une ville de ces contrées, distante de 400 stades de Gadira, il observa du haut d'une des maisons les plus élevées de la ville une étoile, dans laquelle il crut reconnaître Canope elle-même, se fondant en cela sur le témoignage de tous les navigateurs qui se sont avancés quelque peu au sud de l'Ibérie et qui conviennent unanimement de l'avoir observée, ainsi que sur les observations faites à Cnide, où Eudoxe, du haut d'un observatoire, qui n'était guère plus élevé que les autres maisons de la ville, reconnut positivement Canope : or, ajoute Posidonius, la ville de Cnide est située sur le climat de Rhodes, qui se trouve être en même temps celui de Gadira et de toute la côte voisine.

15. Eh bien ! Qu'à partir du promontoire Sacré on navigue vers le sud, on ne tarde pas à atteindre la Libye et l'on voit cette contrée, dont les terres les plus occidentales dépassent même quelque peu le méridien de Gadira, se détourner ensuite brusquement au sud-est, et former un étroit promontoire, mais pour s'élargir ensuite par degré : jusqu'au point où commence le pays des Ethiopiens Occidentaux, lequel limite au S. la Province Carthaginoise, et touche au parallèle de la Cinnamômophore. Et il en est de même si l'on navigue dans la direction opposée à partir du promontoire Sacré après avoir, en effet, couru droit au nord jusqu'au pays des Artabres, avec la Lusitanie à sa droite, on voit la côte tourner au plein levant, de manière à former un angle obtus au point où le mont Pyréné vient finir dans l'Océan, point auquel correspond dans le nord l'extrémité occidentale de la Bretagne, tout comme au pays des Artabres correspondent les îles Cassitérides, situées en pleine mer, à peu près sous le climat de la Bretagne. On voit donc à quel point les extrémités de la terre habitée, prise dans le sens de sa longueur, se trouvent rétrécies par la mer qui l'environne.

16. Mais, avec cette forme générale qu'affecte la terre habitée, ce qu'il y a de mieux à faire, ce semble, c'est de prendre deux droites se coupant perpendiculairement, qui en figureront l'une la plus grande longueur, l'autre la plus grande largeur : la première de ces lignes sera choisie parmi les parallèles, la seconde parmi les lignes méridiennes. Puis, à l'aide d'autres lignes que l'on concevra respectivement parallèles à l'une ou à l'autre de ces deux premières lignes, on achèvera de diviser la terre et la portion de mer que nous fréquentons. De cette manière et par la différence de longueur des lignes, aussi bien des lignes parallèles que des lignes méridiennes, on se rendra mieux compte de la forme que nous avons prêtée à la terre habitée ; on distinguera mieux aussi le climat ou la position respective de chaque lieu tant au levant qu'au couchant, tant au nord qu'au midi. Naturellement les droites dont nous parlons devront passer par des lieux connus. Déjà nous avons déterminé les deux premières, les deux du milieu, qui représentent, avons-nous dit, l'une la longueur, l'autre la largeur de la terre habitée ; or, il sera facile de connaître les autres, à l'aide de celles-là : car, en prenant ces deux lignes pour premiers jalons, si l'on peut dire, on pourra toujours calculer le parallèle d'un lieu et déterminer les autres éléments de sa position géographique et astronomique.

17. Rien maintenant ne contribue plus à donner à la terre habitée la figure qu'elle a que la mer, en dessinant, comme elle fait, ses contours au moyen des golfes, des bassins, des détroits, des isthmes, des presqu'îles, et des promontoires qu'elle forme sur ses côtes. Ajoutons que, dans une certaine mesure, les fleuves et les montagnes concourent au même but, en ce qu'ils ont servi à distinguer les continents et les nations qui les habitent et à indiquer pour les villes ies emplacements les plus favorables, fournissant ainsi au géographe ces formes et ces détails de toute nature dont il parsème ses cartes chorographiques. N'oublions pas non plus cette multitude d'îles dispersées en pleine mer et sur tout le littoral de la terre habitée. Il peut se faire en outre que les lieux possèdent certaines vertus ou certains vices, certains avantages ou certains inconvénients, les uns naturels, les autres artificiels : or, le géographe mentionnera les premiers, ceux qui sont naturels et par cela même permanents, [quitte à négliger] les autres, qui, ajoutés par la main des hommes, sont sujets à changer. Encore en est-il parmi ces derniers qui persistent davantage, ceux-là il devra les faire connaître également. Il en est même qui, à défaut d'une longue durée, ont eu une notoriété, une célébrité telle, que la postérité, sur leur renommée, a fini par faire de dispositions artificielles, qui ne sont plus, quelque chose d'inhérent à la nature des lieux, il est clair que ces dispositions-là encore devront être rappelées. Bien qu'on puisse dire en effet de beaucoup de villes ce que Démosthène disait d'Olynthe et des villes environnantes, qu'elles avaient si complètement disparu que le voyageur sur les lieux pourrait douter qu'elles eussent jamais existé, néanmoins, on aime encore à visiter ces lieux et tous ceux, en général, où l'on peut espérer de retrouver quelques vestiges de ces travaux naguère si vantés, ainsi que les tombeaux des grands hommes. Nous citons enfin dans. notre livre des lois et des institutions depuis longtemps abolies, trouvant à le faire la même utilité qu'à rappeler les événements mêmes de l'histoire, vu que les lois et les institutions offrent aussi de bons exemples à suivre et de mauvais exemples à éviter.

18. Mais reprenons où nous l'avons laissée cette première esquisse de la terre habitée. Entourée d'eau, comme elle est, de tous côtés, notre terre habitée offre différents golfes ou enfoncements qui s'ouvrent sur cette mer extérieure, c'est-à-dire sur l'Océan même. Dans le nombre on en distingue quatre d'une très grande étendue : celui du nord a reçu le nom de mer Caspienne, on l'appelle quelquefois aussi mer Hyrcanienne ; le second et le troisième, appelés golfe Persique et golfe Arabique, sont formés par la mer du sud et se trouvent situés juste à l'opposite, l'un, de la mer Caspienne, l'autre de la mer du Pont ; quant au quatrième, qui surpasse de beaucoup les autres en étendue, il est représenté par la mer Intérieure, que nous nommons habituellement Notre mer, laquelle commence à l'O. au détroit des Colonnes d'Hercule et se prolonge vers l'E. avec une largeur variable pour se partager à la fin en deux golfes ou bassins distincts, l'un à gauche qui est le Pont-Euxin, l'autre à droite qui comprend lui-même la mer d'Egypte, la mer de Pamphylie et le golfe d'Issus. Les embouchures de ces différents golfes formés par la mer Extérieure sont extrêmement étroites, surtout celle du golfe Arabique et celle de la mer Intérieure, laquelle avoisine les Colonnes d'Hercule ; celles des deux autres le sont comparativement moins. Les terres, maintenant, qui enserrent ces grands golfes se divisent, avons-nous dit, en trois parties : de ces trois parties, l'Europe est celle dont la forme est le plus irrégulière. et la Libye celle dont la forme l'est le moins ; quant à l'Asie, on peut dire qu'à cet égard elle tient le milieu entre les deux autres. Du reste, dans toutes trois, cette forme plus ou moins irrégulière provient du littoral de la mer Intérieure, car les côtes de la mer Extérieure, à l'exception des golfes dont nous avons parlé, sont droites et unies et figurent, on l'a vu, les bords d'une chlamyde, à quelques petites différences près dont il n'y a pas à tenir compte, les petits détails comme ceux-là disparaissant naturellement dans une si grande étendue. Mais le géographe ne se borne pas dans ses recherches à déterminer la figure et l'étendue des lieux, il doit aussi, nous l'avons dit plus haut, en fixer la position relative : or, à cet égard-là pareillement [à l'égard des positions géographiques et astronomiques], le littoral de la mer Intérieure offre plus de variété que celui de la mer Extérieure. Ajoutez qu'on le connaît davantage, que la température en est plus douce et qu'il s'y trouve un plus grand nombre de cités et de nations policées, que nous désirons tous, qui plus est, connaître les lieux où règne le plus d'activité, où les formes de gouvernement sont le plus variées et les arts le plus florissants, où se trouve en un mot réuni tout ce qui contribue le plus à éclairer les hommes, et qu'enfin nos besoins nous conduisent naturellement vers les contrées, avec lesquelles nous pouvons espérer de nouer des relations de commerce et de société, c'est-à-dire vers les grands centres de population ou mieux vers les principaux foyers de civilisation. Sous tous ces rapports, disons-le encore, notre mer Intérieure a une grande supériorité ; et l'on ne s'étonnera pas que nous ayons commencé par ses rivages notre description de la terre habitée.

19. Ainsi que nous l'avons marqué plus haut, on entre dans le golfe qui forme la mer Intérieure par le détroit d'Hercule, lequel n'a, dit-on, dans sa partie la plus resserrée, que 70 stades environ. Mais, quand on a dépassé ce canal, long de 120 stades, on voit les deux rivages s'écarter considérablement, celui de gauche plus encore que l'autre, et le golfe prendre l'aspect d'une grande mer. Bordé du côté droit par le littoral de la Libye jusqu'à Carthage, il l'est du côté opposé par le littoral de l'Ibérie, auquel succèdent la côte de la Celtique, avec les villes de Narbonne et de Massalia, la côte de la Ligystique et enfin la côte d'Italie jusqu'au détroit de Sicile. C'est en effet la Sicile qui, avec ses deux détroits, forme le côté oriental de ce premier bassin. Le détroit placé entre la Sicile et l'Italie a 7 stades seulement de largeur, l'autre qui se trouve entre la Sicile et Carthage a 1500 stades. On sait que la ligne tirée depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'à cet Heptastade ou détroit de 7 stades, et une portion de la ligne plus grande menée jusqu'à Rhodes e au Taurus et qu'elle coupe le bassin en question à peu près par le milieu ; or on lui prête un développement de 12000 stades : ces 12000 stades représenteront donc la longueur du bassin. Quant à la largeur dudit bassin, elle mesure, là où elle est la plus grande, c'est-à-dire d'un point du golfe Galatique situé entre Massalia et Narbonne à un point de la côte de Libye situé juste vis-à-vis, elle mesure, disons nous, à peu près 5000 stades. Toute la partie du bassin qui borde la Libye a reçu le nom de mer Libyque, quant à celle qui borde la côte opposée, elle s'appelle ici mer d'Ibérie, ailleurs mer Ligystique, plus loin mer Sardonienne ou de Sardaigne, et enfin mer Tyrrhénienne jusqu'à la Sicile. Il y a beaucoup d'îles répandues le long de la côte de la mer Tyrrhénienne jusqu'à la Ligystique ou Ligurie : Sardo et Cyrnos sont les plus considérables, après la Sicile toutefois, qui de toutes nos îles est la plus étendue, comme elle est déjà la plus fertile. Il y a du reste une grande différence de celles-là aux autres, soit aux îles situées en pleine mer, comme voilà Pandataria et Pontia, soit à celles qui bordent le littoral, j'entends Aethalia, Planasia, Pithecussa, Prochyté, Capriae, Leucosia et autres semblables. De l'autre côté de la Ligystique et tout le long du rivage jusqu'aux Colonnes d'Hercule, on ne compte que peu d'îles : de ce petit nombre font partie les Gymnesiae et Ebysus. Il n'y en a pas beaucoup non plus dans les parages de la Libye et de la Sicile, mais les plus remarquables sont Cossura, Aegimuros et les îles dites des Liparéens, ou, comme on les appelle quelquefois, les îles d'Aeole.

20. Passé la Sicile et le double détroit qui la borde, on voit s'ouvrir d'autres bassins qui font suite au premier, l'un s'étend en avant de la région des Syrtes et de la Cyrénaïque et comprend les Syrtes elles-mêmes, l'autre est l'ancienne mer Ausonienne, appelée aujourd'hui mer de Sicile, qui du reste communique avec le précédent bassin et en formé même la continuation. On appelle mer de Libye le bassin qui se déploie en avant de la région des Syrtes et de la Cyrénaïque ; il finit là où commence la mer d'Egypte. Des deux Syrtes, la plus petite a environ 1600 stades de circuit : les îles Meninx et Cercina, situées des deux côtés de l'ouverture, en commandent l'entrée. Quant à la grande Syrie, Eratosthène lui attribue 500 stades de circonférence et 1800 stades de profondeur depuis les Hespérides jusqu'à Automala et à la frontière qui sépare la Cyrénaïque de toute cette partie de la Libye ; mais, suivant d'autres auteurs, elle n'aurait que 4000 stades de tour et 1500 stades de profondeur, 1500 stades, juste la largeur de l'ouverture. La mer de Sicile, maintenant, baigne les côtes orientales de la Sicile et de l'Italie, celles d'Italie depuis Rhegium jusqu'à Locres, celles de Sicile depuis le territoire de Messine jusqu'à Syracuse et au Pachynum. Au levant, elle se prolonge jusqu'à la pointe de l'île de Crète, baigne et en-toure la plus grande partie du Péloponnèse et forme le golfe de Corinthe ; au nord, elle atteint le promontoire Iapygien et l'entrée du golfe d'Ionie et s'avance au S. de l'Epire jusqu'au golfe Ambracique et à la côte qui y fait suite et qui avec le Péloponnèse dessine le golfe de Corinthe. Le golfe d'Ionie, lui, n'est qu'une portion de ce bassin appelé aujourd'hui l'Adrias ou Adriatique, qui, bordé à droite par la côte d'Illyrie et à gauche par celle d'Italie jusqu'à la ville d'Aquilée, laquelle est située au fond d'un dernier golfe, s'avance étroit et allongé dans une direction nord-ouest : la longueur de ce bassin est de 6000 stades et sa plus grande largeur de 1200. En fait d'îles, on y remarque un premier groupe considérable répandu le long de la côte d'Illyrie et qui comprend les îles Apsyrtides, Cyrictica et Liburnides, puis Issa et Tragurium, Melaena-Corcyra ou Corcyre-la-Noire et enfin Pharos ; et, sur la côte d'Italie, un autre groupe comprenant les îles dites de Diomède. La mer de Sicile passe pour avoir, du Pachynum à l'île de Crète, 4500 stades et autant jusqu'au Ténare en Laconie ; moins de 3000 maintenant du promontoire Iapygien au fond du golfe de Corinthe, mais plus de 4000 du même promontoire à la côte de Libye. Ses principales îles sont Corcyre et les Sybotes sur la côte d'Epire, puis, dans les parages qui précèdent l'entrée du golfe de Corinthe, Céphallénie, Ithaque, Zacynthe et les Echinades.

21. A la mer de Sicile succèdent la mer de Crète, la mer Saronique et celle de Myrtes. Cette dernière, comprise entre la Crète, l'Argie ou Argolide et l'Attique, mesure dans sa plus grande largeur, à partir de l'Attique, environ 1200 stades, et un peu moins du double en longueur. Les îles qu'on y rencontre sont Cythère, Calaurie, Aegine, Salamine et déjà une partie des Cyclades. A la suite de la mer de Myrtos, on rencontre la mer Egée avec le golfe Mêlas et l'Hellespont, puis la mer Icarienne et la mer Carpathienne, celle-ci s'étendant jusqu'aux parages des îles de Rhodes et de Crète, et jusqu'aux premières terres du continent d'Asie... En fait d'îles, ces mers renferment, avec le reste des Cyclades, les Sporades, et toutes les îles du littoral de la Carie, de l'Ionie et de Monde jusqu'à la Troade, telles que Cos, Samos, Chios, Lesbos et Tenedos; celles aussi du littoral de la Hellade jusqu'à la Macédoine et à la partie de la Thrace qui y confine, à savoir l'Eubée, Scyros, Peparethos, Lemnos, Thasos, Imbros et Samothrace et maintes autres encore, que nous ferons connaître en leur lieu et place dans la suite de ce traité. Cette partie de la mer Intérieure mesure en longueur 4000 stades environ, plutôt plus que moins, et en largeur à peu près 2000 stades, et se trouve enfermée entre les côtes d'Asie que nous venons d'indiquer, la côte de Grèce qu'on range du S. au N. depuis Sunium jusqu'au golfe Thermoeen et les rivages des golfes de Macédoine jusqu'à la Chersonèse de Thrace.

22. Le long de celle-ci s'étend le détroit des sept stades, dit de Sestos et d'Abydos, par lequel la mer Egée et l'Hellespont communiquent avec une autre mer plus septentrionale, nommée la Propontide, qui communique elle-même avec le Pont-Euxin. Quant au Pont-Euxin, il forme en quelque sorte deux mers distinctes : on voit, en effet, se détacher de la côte septentrionale ou côte d'Europe et de la côte opposée ou côte d'Asie deux caps ou promontoires, qui, en s'avançant à la rencontre l'un de l'autre vers le centre du Pont, resserrent le passage et forment ainsi deux grands bassins. Le promontoire de la côte d'Europe s'appelle Criou-Metôpon et celui de la côte d'Asie Carumbis, ils sont distants l'un de l'autre de 2500 stades environ. Le bassin occidental a en longueur, de Byzance aux bouches du Borysthène, 3800 stades et 2000 stades en largeur ; il contient l'île Leucé. Le bassin oriental est de forme oblongue et se termine par le golfe étroit et profond de Dioscurias : il a 5000 stades de longueur, si ce n'est un peu plus, et 3000 stades environ de largeur. Quant au périmètre total du Pont-Euxin, il est de 25 000 stades. Quelques auteurs en comparent la forme à celle d'un arc scythe tendu, la corde de l'arc se trouvant figurée par celle des côtes du Pont-Euxin, qui s'étend à droite et qui n'offre dans tout son parcours, depuis l'entrée même de la mer jusqu'à l'enfoncement de Dioscurias, à l'exception toutefois de la pointe de Carambis que des rentrants et des saillies sans importance, ce qui permet effectivement de l'assimiler à une ligne droite, tandis que la côte opposée avec sa double courbure, la courbure supérieure plus arrondie et la courbure inférieure plus surbaissée, reproduit assez exactement la corne de l'arc, et dessine deux golfes, dont le plus occidental est en effet sensiblement plus arrondi que l'autre.

23. Au-dessus et au nord du bassin oriental s'étend le lac Maeotis, qui a 9000 stades de tour, peut-être même un peu plus, et qui se déverse dans le Pont par le Bosphore Cimmérien, comme le Pont lui-même se déverse dans la Propontide par le Bosphore de Thrace : on appelle ainsi le détroit, large de 4 stades, qui lui sert d'entrée près de Byzance. La Propontide, elle, passe pour avoir 1500 stades de longueur de la Troade à Byzance, et à peu près autant de largeur : on y remarque l'île de Cyzique et autour d'elle plusieurs autres îlots.

24. Voilà ce qu'est la mer Egée et jusqu'où elle s'étend vers le nord. A partir de Rhodes maintenant, commence cet autre bassin qui comprend, outre la mer d'Egypte, les mers de Pamphylie et d'Issus ; il s'étend dans la direction du levant jusqu'à Issus en Cilicie, sur un espace de 5000. stades, le long des côtes de la Lycie, le la Pamphylie et du littoral entier de la Cilicie ; puis, à partir de là, la Syrie, la Phénicie et l'Egypte jusqu'à Alexandrie l'enferment au midi et au couchant. L'île de Chypre se trouve à la fois dans le golfe d'Issus et dans la mer de Pamphylie, et confine à la mer d'Egypte. De Rhodes à Alexandrie, le trajet direct par le vent du nord est de 4000 stades environ ; la distance est doublée quand on suit les côtes. Mais, au dire d'Eratosthène, l'évaluation que font les marins de cette traversée est tout arbitraire, les uns lui donnant l'étendue que nous venons de dire et les autres la portant hardiment à 5000 stades, tandis que lui, par des observations sciothériques ou gnomoniques, n'y trouvait que 3750 stades. Or, toute la partie de cette mer qui horde la Cilicie et la Pamphylie, tout le côté droit du Pont-Euxin, avec la Propontide, et tout le littoral correspondant jusqu'à la Pamphylie dessinent par le fait une grande presqu'île, dont l'isthme, très large, va de Tarse sur la mer de Cilicie à Amisus sur le Pont et à Thémiscyre, cette grande plaine dite des Amazones ; car le pays qui s'étend en dedans de cette ligne jusqu'à la carie et à l'Ionie, autrement dit le pays en deçà de l'Halys, se trouve complètement entouré par la mer Egée et les autres mers ou bassins dont nous avons parlé, et qui prolongent la mer Egée des deux côtés. Ajoutons que le nom d'Asie, qui appartient au continent tout entier, désigne aussi en particulier cette presqu'île.

25 En somme, le point le plus méridional de notre mer Intérieure est le fond de la Grande Syrte et le plus méridional, après celui-là, Alexandrie d'Egypte, avec les bouches du Nil ; quant au point le plus septentrional, c'est l'embouchure du Borysthène qui le représente, à moins qu'on n'ajoute à notre mer le lac Maeotis (et ce lac peut bien être, en effet, considéré comme une de ses dépendances), auquel cas le point le plus septentrional sera représenté par l'embouchure du Tanaïs. Le point le plus occidental, maintenant, est le détroit des Colonnes d'Hercule, et le plus oriental le fond de ce golfe de Dioscurias, dont il a été question plus haut ; car évidemment Eratosthène se trompe quand il nous donne pour extrémité orientale de notre mer le golfe d'Issus, ledit golfe étant situé sur le méridien d'Amisus et de la plaine de Thémiscyre, ou tout au plus sur celui de la Sidène, autre grande plaine qui s'étend jusqu'à Pharnacia, et le trajet qui reste à faire à l'E. de ce méridien pour atteindre Dioscurias étant encore de plus de 3000 stades, comme on le verra plus clairement, quand nous en serons à décrire toute cette contrée en détail. Telle est donc l'idée qu'il faut se faire de notre mer Intérieure.

26. Mais nous devons aussi esquisser à grands traits les différentes terres qui lui servent de ceinture, et pour cela naturellement partir du même point que pour la description de la mer elle-même. Or, en entrant dans le détroit des Colonnes d'Hercule, on se trouve avoir à droite la côte de Libye, qui s'étend ainsi jusqu'au Nil, et à gauche, en face de la Libye, la côte d'Europe, laquelle s'étend jusqu'au Tanaïs, pour se terminer, comme la Libye, à la frontière d'Asie. Seulement c'est par l'Europe que nous devrons commencer, vu sa forme pittoresque et les conditions éminemment favorables dans lesquelles la nature l'a placée pour le développement moral et social de ses habitants, conditions qui lui ont permis de faire participer les autres continents à ses propres avantages. L'Europe, en effet, est tout entière habitable, à l'exception d'une faible portion de son étendue, où le froid empêche qu'on n'habite : cette partie inhabitable est située dans le voisinage des populations hamaxèques des bords du Tanaïs, du Maeotis et du Borysthène. Il y a bien encore, dans la partie habitable, quelques cantons froids et montagneux, dont les habitants semblent condamnés par la nature à mener toujours l'existence la plus misérable, mais, grâce à une sage administration, ces lieux-là même, ces lieux affreux, vrais repaires de brigands, semblent s'être adoucis. C'est ainsi que les Grecs ont réussi à faire des montagnes et des rochers où ils étaient confinés un beau et agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à leur goût pour les arts et à leur parfaite entente de toutes les conditions de la vie matérielle. Les Romains, de leur côté, après avoir incorporé à leur empire maintes nations restées jusque-là sauvages par le fait des pays qu'elles occupaient et que leur âpreté naturelle, leur manque de ports, la rigueur de leur climat ou telle autre cause rendait presque inhabitables, sont parvenus à les tirer de leur isolement, à les mettre en rapport les unes avec les autres et à ployer les plus barbares aux habitudes de la vie sociale. Mais, dans le reste de la partie habitable, là où le sol de l'Europe est uni et son climat tempéré, la nature semble avoir tout fait pour hâter les progrès de la civilisation. Comme il arrive, en effet, que, dans les contrées riantes et fertiles, les populations sont toujours d'humeur pacifique, tandis qu'elles sont belliqueuses et énergiques dans les contrées plus pauvres, il s'établit entre les unes et les autres un échange de mutuels services, les secondes prêtant le secours de leurs armes aux premières qui les aident à leur tour des productions de leur sol, des travaux de leurs artistes et des leçons de leurs philosophes. En revanche, on conçoit tout le mal qu'elles peuvent se faire pour peu qu'elles cessent de s'entr'aider ainsi, l'avantage, dans le cas d'un conflit, devant être, à ce qu'il semble, du côté de ces populations toujours armées et toujours prêtes à user de violence, à moins pourtant qu'elles ne succombent sous le nombre. Eh bien ! A cet égard là encore, l'Europe a reçu de la nature de grands avantages : comme elle est en effet toute parsemée de montagnes et de plaines, partout les populations agricoles et civilisées y vivent côte-à-côte avec les populations guerrières, et les premières, j'entends celles qui ont le caractère pacifique, étant les plus nombreuses, la paix a fini par y prévaloir universellement, d'autant qu'un peut dire que les conquêtes successives des Grecs, des Macédoniens et des Romains n'ont fait elles-mêmes que la servir et la propager. Il s'ensuit aussi qu'en cas de guerre l'Europe est en état de se suffire à elle-même, puisqu'à côté d'une population nombreuse de cultivateurs et de citadins elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre de ses avantages, c'est qu'elle tire de son sol les produits les meilleurs et les plus nécessaires à la vie et de ses mines les métaux les plus utiles ; restent donc les parfums et les pierres précieuses qu'elle est obligée de tirer du dehors, mais ce sont là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela une existence plus misérable que ne l'est en somme celle des peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu'elle nourrit une très grande quantité de bétail et fort peu de bêtes féroces et nous aurons achevé de donner de la nature de ce continent une idée générale.

27. Prenons maintenant une à une ses différentes parties. La première qui se présente en commençant par l'occident est l'Ibérie : cette contrée a la forme à peu près d'une peau de boeuf, dont on supposerait la partie antérieure ou cervicale tournée vers la Celtique, c'est-à-dire, vers l'est, de manière à pouvoir y découper celui des côtés de l'Ibérie que détermine le mont Pyréné. Des trois autres côtés, l'Ibérie est entourée par la mer, à savoir au midi par notre mer Intérieure jusqu'aux Colonnes d'Hercule, ailleurs par la mer Atlantique, jusqu'à l'extrémité septentrionale du mont Pyréné. Sa plus grande longueur est de 6000 stades environ et sa plus grande largeur de 5000.

28. Vient ensuite la Celtique, qui s'étend à l'est jusqu'au cours du Rhin et qui se trouve avoir pour côté ou pour limite septentrionale tout le Détroit Britannique, l'île de Bretagne décrivant de l'autre côté du détroit une ligne parallèle juste de même longueur que la côte de la Celtique, c'est-à-dire une ligne de 500 stades environ, et pour côté oriental le cours du Rhin, lequel est parallèle à la chaîne du mont Pyréné. Quant à son côté méridional, il est représenté en partie par la chaîne des Alpes, depuis les bords du Rhin, en partie par notre mer elle même, là où elle forme ce golfe profond appelé le golfe Galatique, sur les rivages duquel s'élèvent les villes si célèbres de Massalia et de Narbonne. Juste en face de ce golfe, sur la côte opposée de la Celtique, s'en ouvre un autre, appelé de même Golfe Galatique, mais qui est tourné vers le nord, vers la côte de Bretagne. C'est entre ces golfes que la Celtique se trouve avoir le moins de largeur, car elle se rétrécit là jusqu'à ne plus former qu'un isthme ayant moins de 3000, et plus de 2000 stades. Une longue arête montagneuse, perpendiculaire à la chaîne du mont Pyréné et appelée le mont Cemmène, traverse cet isthme et vient finir juste dans les plaines du centre de la Celtique. Quant aux Alpes, qui sont des montagnes extrêmement élevées, elles décrivent une circonférence de cercle, dont la partie convexe est tournée vers ces plaines de la Celtique et vers la chaîne du mont Cemmène, tandis que la partie concave regarde la Ligystique et l'Italie. On y compte un grand nombre de peuples, tous Celtes, à l'exception des Ligyens : encore ceux-ci, bien qu'étant de race différente, se rapprochent-ils beaucoup des Celtes par leur manière de vivre. La partie des Alpes qu'ils habitent est contiguë aux Apennins ; mais ils occupent en outre une partie de cette dernière chaîne, laquelle traverse l'Italie du nord au sud dans toute sa longueur pour ne se terminer qu'au détroit de Sicile.

29. L'Italie, elle, s'ouvre par de grandes plaines, qui, du pied des Alpes, s'étendent jusqu'au fond de l'Adriatique et aux pays qui l'avoisinent ; mais, dans la partie qui fait suite à ces plaines, elle forme un promontoire étroit, une espèce de presqu'ile allongée, que la chaîne de l'Apennin traverse, avons-nous dit, d'une extrémité à l'autre, offrant ainsi une longueur de 7000 stades environ, avec une largeur singulièrement variable. Les mers qui dessinent la Péninsule Italique sont, d'une part, la mer Tyrrhénienne, laquelle commence où finit la mer Ligystique, et, d'autre part, la mer Ausonienne, avec l'Adrias ou Adriatique.

30. Passé l'Italie et la Celtique, commence la partie orientale de l'Europe, qui se trouve coupée en deux par le cours de l'Ister. Ce fleuve coule de l'ouest à l'est jusqu'au Pont-Euxin en laissant à gauche toute la Germanie, laquelle part du Rhin, tout le pays des Gètes et celui des Tyrégètes, des Bastarnes et des Sauromates qui se nrolonge jusqu'au Tanaïs et au lac Maeotis, et à droite la Thrace tout entière avec l'Illyrie et le reste de la Grèce, qui termine l'Europe de ce côté. - Nous avons déjà nommé la plupart des îles qui bordent l'Europe, les principales sont, en dehors des Colonnes d'Hercule, Gadira, les Cassitérides et les îles Britanniques, et, en dedans des Colonnes, les Gymnesiae, les petites îles des Phéniciens, des Massaliotes et des Lygiens, puis les îles d'Italie jusqu'aux îles d'Aeole et à la Sicile et enfin celles qui bordent l'Epire et les côtes de Grèce jusqu'à la Macédoine et à la Chersonèse de Thrace.

31. Au delà du Tanaïs et du lac Maeotis, on entre dans la région Cis-Taurique, et, au delà de celle-ci, dans la région Trans-Taurique. Comme l'Asie est, en effet, divisée en deux par la chaîne du Taurus, laquelle s'étend depuis les promontoires les plus avancés de la Pamphylie jusqu'à la partie de la mer Orientale qui baigne l'Inde et la Scythie voisine de l'Inde, les Grecs ont appelé région Cis-Taurique la portion septentrionale du continent asiatique, et région Trans-Taurique la portion méridionale. Cela étant, on voit que les pays qui font suite au lac Maeotis et au Tanaïs devront appartenir à l'Asie Cis-Taurique. Or, de ces pays, le premier qui se présente est celui qui se trouve compris entre la mer Caspienne et le Pont-Euxin : il se termine d'une part au Tanaïs et à l'Océan, tant à la partie extérieure de l'Océan qu'à celle qui forme la mer Hyrcanienne, et d'autre part à l'isthme, c'est-à-dire à la ligne qui représente le trajet le plus court entre le fond du Pont-Euxin et la mer Caspienne. Puis viennent (toujours dans la région Cis-Taurique) les pays qui s'étendent au-dessus de la mer Hyrcanienne jusqu'à la mer de l'Inde et à la partie de la Scythie attenante à cette mer et jusqu'au mont Imaüs. Une portion de ces pays est habitée par les Maeotes et les différents peuples répandus dans l'intervalle de la mer Hyrcanienne et du Pont jusqu'au Caucase et aux frontières de l'Albanie et de l'Ibérie, à savoir les Sauromates, les Scythes, les Achaeens, les Zyges et les Héniokhes ; une autre portion des contrées situées au-dessus de la mer Hyrcanienne, je veux dire celle qui est immédiatement au nord de l'Inde, appartient aux Scythes, aux Hyrcaniens, aux Parthyéens, aux Bactriens et aux Sogdiens. Au midi, maintenant, de la mer Hyrcanienne (d'une partie du moins de cette mer) et de l'isthme entier qui la sépare du Pont, on trouve, avec la portion la plus considérable de l'Arménie, la Colchide et toute la Cappadoce, laquelle se prolonge à la rigueur jusqu'au Pont et aux frontières des tribus Tibaraniques, puis la contrée dite en deçà de l'Halys, laquelle renferme : 1°, sur les bords mêmes du Pont et de la Propontide, la Paphlagonie, la Bithynie et la Mysie ; 2° la Phrygie Hellespontiaque, y compris la Troade ; 3°, le long de la mer Egée et de cette autre mer qui en est la continuation, l'Aeolide, l'Ionie, la Carie, la Lycie ; 4° enfin, dans l'intérieur, la Phrygie, avec la Gallo-Grèce ou Galatie et l'Epictète, qui font toutes deux partie de la Phrygie, puis la Lycaonie et la Lydie.

32. Aux populations de la Cis-Taurique proprement dite succèdent celles qui habitent la montagne même, comme voilà les Paropamisades, les montagnards de la Parthyène, de la Médie, de l'Arménie, de la Cilicie et ceux de la Lycaonie [lis. Cataonie] et de la Pisidie. Mais tout de suite après les populations de la montagne commence la région Trans-Taurique. On y entre par l'Inde, la plus grande et la plus riche de toutes les contrées de l'Asie, qui se termine, d'une part, à la mer Orientale, et, de l'autre, à la partie méridionale de l'Atlantique. De ce côté, l'Inde a devant elle une île aussi étendue, pour le moins, que la Bretagne, l'île de Taprobane. Après l'Inde, en se dirigeant à l'ouest, avec les montagnes à sa droite, on rencontre un vaste pays à peine habitable, tant le sol en est pauvre et stérile, et dont la population, composée d'ailleurs d'éléments hétérogènes, est entièrement barbare : ce pays est l'Arie. Il s'étend depuis le pied des montagnes jusqu'à la Gédrosie et à la Carmanie. Suivent, dans la, partie maritime, la Perse, la Susiane et la Babylonie, qui s'étendent toutes trois jusqu'à la mer Persique, avec d'autres territoires plus petits groupés autour de leurs frontières ; puis [dans la partie montagneuse], soit au pied, soit au coeur même des montagnes, la Parthyène, la Médie, l'Arménie, avec les pays qui y touchent, et la Mésopotamie. A la Mésopotamie maintenant succèdent les pays en deçà de l'Euphrate, à savoir : l'Arabie heureuse tout entière, qui se trouve complétement isolée entre le golfe Arabique et le golfe Persique, puis la contrée occupée par les Scénites et les Phylarques, lesquels s'étendent jusqu'à l'Euphrate et à la Syrie. Enfin, au delà du golfe Arabique, le pays jusqu'au Nil est habité par les populations éthiopiennes et arabes ; puis à celles-ci succèdent les Egyptiens, suivis eux-mêmes des Syriens, des Ciliciens, de ceux notamment qui occupent la Cilicie-Trachée, et en dernier lieu des Pamphyliens.

33. La Libye, qui fait suite à l'Asie, tient à l'Egypte et à l'Ethiopie. L'une de ses côtes, celle qui nous fait face, décrit depuis Alexandrie, où elle commence, presque jusqu'aux Colonnes d'Hercule, une ligne droite, interrompue seulement soit par les Syrtes et quelques autres enfoncements moins considérables, soit par les saillies des caps qui forment ces différents golfes. Mais la côte qui borde l'Océan, après avoir suivi jusqu'à une certaine distance de l'Ethiopie une direction parallèle à celle de la première, se rapproche sensiblement du nord, réduisant ainsi la largeur du continent jusqu'à ne plus former qu'un promontoire, dont l'extrémité, terminée en pointe, tombe un peu au delà des Colonnes d'Hercule, ce qui donne à la Libye la forme d'un trapèze. On s'accorde à dire, et M. Pison, ancien préfet de cette province, nous a confirmé le fait, que l'aspect de la Libye est proprement celui d'une peau de panthère. Ce qui la fait paraître ainsi toute tachetée, c'est le grand nombre d'oasis qui s'y trouvent (les Egyptiens appellent ainsi les divers centres de population que les sables arides du désert entourent de tous côtés). Mais ce n'est pas tout, et la Libye offre encore cette particularité d'être divisée en trois zones distinctes, à savoir : le long de notre mer une première zone d'une extrême fertilité dans la plus grande partie de son étendue, mais surtout dans la Cyrénaïque et dans tout le territoire dépendant de Carthage jusqu'à la Maurusie et aux Colonnes d'Hercule ; puis, le long de l'Océan, une autre région passablement fertile ; enfin une zone intermédiaire tout à fait stérile, qui ne produit rien que le silphium et qui n'est guère composée que de déserts âpres et sablonneux. On trouve, du reste, la même nature de terrain dans toute la partie de l'Asie située sous ce même parallèle, c'est-à-dire dans l'Ethiopie, la Troglodytique, l'Arabie et la côte de Gédrosie occupée par les Ichthyophages. Des peuples, main-tenant, qui habitent la Libye, la plupart nous sont encore inconnus, car il est rare que des armées ou même des voyageurs étrangers parcourent cette contrée, et, d'autre part, on voit très peu d'indigènes venir de si loin visiter nos pays, sans compter que ceux qui y viennent mentent généralement ou ne disent pas tout ce qu'ils savent. Voici pourtant ce qui paraît résulter de leurs informations. Ils nomment Ethiopiens les peuples les plus méridionaux de la Libye, Garamantes, Pharusiens et Nigrites ceux qui habitent au-dessous de l'Ethiopie, et Gaetules, les peuples placés au-dessous des précédents. Puis viennent, dans le voisinage ou sur le bord même de la mer : 1°, du côté de l'Egypte, les Marmarides, qui s'étendent jusqu'à la Cyrénaïque ; 2°, au-dessus de la Cyrénaïque et des Syrtes, les Psylles, les Nasamons, quelques tribus aussi de Gaetules, les Sintes, et enfin les Byzaciens, qui vont jusqu'à la Carchédonie ou province Carthaginoise. Au delà de ce pays, qui a une étendue considérable, commence le territoire des Nomades [ou Numides], nation dont les tribus les plus connues portent les noms de Masyliéens et de Masaesyliens. Puis viennent les Maurusiens, les plus reculés de tous ces peuples. De Carthage aux Colonnes d'Hercule, le pays est généralement riche et fertile, mais déjà infesté de bêtes féroces, comme tout l'intérieur de la Libye. On peut même croire que le nom de Nomades, que porte une partie de ces peuples, leur est venu de ce que anciennement la multitude des bêtes féroces les avait mis dans l'impossibilité absolue de cultiver leurs terres. Aujourd'hui, sans cesser d'être d'excellents chasseurs (d'autant que les Romains contribuent singulièrement à entretenir leur adresse par cette fureur de thériomachies), ces peuples ont acquis en agriculture la même supériorité qu'ils avaient déjà dans l'art de la chasse. - Nous n'en dirons pas davantage au sujet des continents.

34. Il nous reste à parler des climats ; mais, comme pour ce qui précède, nous ne ferons ici que tracer une esquisse générale, en partant des deux lignes que nous avons appelées lignes premières ou élémentaires, c'est-à-dire de la ligne qui représente la plus grande longueur de la terre habitée et de celle qui en figure la plus grande largeur, et plutôt encore de celle-ci que de l'autre. L'astronome, lui, est tenu d'entrer à ce sujet dans de plus longs développements, et de procéder comme a fait Hipparque, qui nous dit avoir dressé par écrit des tables donnant pour tous les les lieux de la terre situés dans le quart de sphère dont nous occupons une partie et compris par conséquent dans l'intervalle de l'équateur au pôle boréal, les différents changements que présente l'aspect du ciel. Mais le géographe n'a pas à s'inquiéter de ce qui se trouve en dehors de notre terre habitée ; même dans les limites de celle-ci, il n'a pas à faire le relevé complet de toutes les différences que peut offrir l'aspect ou l'apparence du ciel, car cette multiplicité de détails, et surtout de détails de ce genre, ne pourrait qu'embarrasser l'homme du monde, l'homme pratique, pour qui il écrit. Il nous suffira donc d'exposer les plus marquantes à la fois et les plus simples des différences qu'Hipparque a indiquées, en admettant, comme lui, pour l'étendue totale de la terre, la mesure de 252 000 stades, proposée par Eratosthène. Car, avec cette mesure, le désaccord qu pourra exister entre les apparences célestes et l'étendue réelle des intervalles terrestres correspondants ne sera jamais bien considérable. Qu'on suppose le plus grand cercle de la terre partagé en 360 sections, chacune de ces sections sera, on le voit, de 700 stades. Eh bien ! C'est cette mesure de 700 stades dont s'est servi Hipparque pour prendre les distances ou intervalles sur le [premier] méridien, que nous avons dit être celui de Méroé. Lui part de l'équateur même et note au fur et à mesure toutes les positions qui se succèdent de 700 stades en 700 stades sur le méridien en question, essayant pour chacune de déterminer l'état correspondant du ciel. Mais nous, nous n'avons pas à partir d'aussi loin, car s'il est vrai, comme quelques auteurs le pensent, que la région de l'équateur soit elle-même habitable, il faut y voir en quelque sorte une seconde terre habitée, s'étendant comme une bande étroite dans la partie de la terre que l'excès de la chaleur rend inhabitable et la coupant juste par le milieu, sans dépendre de notre terre habitée ; or, on sait que le géographe n'envisage rien en dehors de la terre que nous habitons et qui se trouve avoir pour limites, au midi, le parallèle de la Cinnamômophore, et, au nord celui d'Ierné. Il y a plus, entre ces limites mêmes, si nous ne perdons pas de vue ce que doit être une description proprement géographique, nous n'avons pas à énumérer toutes les positions qui se succèdent aux intervalles marqués ci-dessus, non plus qu'à noter toutes les apparences célestes correspondantes. Seulement, à l'imitation d'Hipparque, c'est par le midi que nous commencerons l'exposé qui va suivre.

35. Suivant Hipparque, la position des peuples placés sous le parallèle de la Cinnamômophore, c'est-à-dire à 3000 stades au S. de Méroé et à 8800 stades au N. de l'équateur, représente à très peu de chose près le milieu de l'intervalle compris entre l'équateur et le tropique d'été, lequel passe par Syène, puisque cette ville est à 5000 stades de Méroé. Ces mêmes peuples sont les premiers pour qui la Petite-Ourse se trouve comprise tout entière dans le cercle arctique et demeure toujours visible, l'étoile la plus méridionale de la constellation, l'étoile brillante qui termine la queue, étant placée sur la circonférence même du cercle arctique, de manière à raser l'horizon. Le golfe Arabique, maintenant, qui s'étend à l'E. du méridien de Méroé et qui lui est on peut dire parallèle, débouche dans la mer Extérieure à la hauteur juste de la Cinnamômophore ou de la contrée où l'on chassait anciennement l'éléphant. Il s'ensuit que le parallèle de la Cinnamômophore doit tomber d'un côté un peu au S. de la Taprobane ou sur la pointe méridionale de cette île et du côté opposé dans le sud tout à fait de la Libye.

36. A Méroé et à Ptolémaïs Troglodytique, le plus long jour est de treize heures équinoxiales, la position de ces deux villes nous représente donc à la rigueur le milieu de la distance entre l'équateur et le parallèle d'Alexandrie, la différence en plus du côté de l'équateur n'étant que de 1800 stades. Le parallèle de Méroé qui, à gauche, traverse des contrées inconnues, passe à droite par l'extrémité de l'Inde. A Syène et à Bérénice (j'entends la Bérénice du golfe Arabique et de la Troglodytique), on se trouve avoir, lors du solstice d'été, le soleil au zénith ; en outre le plus long jour y est de treize heures équinoxiales et demie, et la Grande-Ourse elle-même s'y montre comprise à peu près tout entière dans le cercle arctique, car il ne reste en de-hors que les cuisses, l'extrémité de la queue et l'une des étoiles du carré. Quant au parallèle de Syène, d'un côté il coupe le pays des Ichthyophages en Gédrosie et de l'autre il passe à 5000 stades ou peu s'en faut dans le sud de Cyrène.

37. Pour tous les lieux situés entre le tropique et l'équateur, les ombres tombent alternativement au nord et au midi, tandis que, pour les lieux situés à partir de Syène en dehors du tropique d'été, l'ombre méridienne tombe invariablement dans la direction du nord. Les habitants des premiers sont dits amphisciens, ceux des autres hétérosciens. Ce n'est pas là du reste le seul caractère distinctif de la région tropicale, en parlant des zones, nous en avons signalé un autre, qui consiste en ce que son sol sablonneux et sec ne produit que le silphium, tandis que les contrées plus méridionales sont abondamment arrosées et d'une grande fertilité.

38. Pour les habitants des pays situés à 4000 stades environ au sud du parallèle d'Alexandrie et de Cyrène, le plus long jour est de 14 heures équinoxiales ; en même temps ils ont Arcturus au zénith, l'étoile seulement décline un peu au sud. Comme à Alexandrie, maintenant, au temps de l'équinoxe, le rapport de l'ombre au gnomon est celui de 3 (51) à 5, les lieux en question doivent se trouver à 1300 stades au sud de Carthage, car à Carthage le rapport de l'ombre au gnomon, observé aussi le jour de l'équinoxe, est celui de 7 à 11. Quant au parallèle d'Alexandrie, il passe d'un côté par Cyrène, puis à 900 stades dans le sud de Carthage et coupe en se prolongeant la Maurusie par le milieu, pour traverser de l'autre côté successivement l'Egypte, la Coelésyrie, la Syrie supérieure, Babylone [ou plutôt la Babylonie], la Susiade, la Perside, la Karmanie, la Haute-Gédrosie et finalement l'Inde.

39. A Ptolémaïs de Phénicie, à Sidon, à Tyr, le plus long jour est de 14 heures équinoxiales un quart : ces villes sont de 1600 stades environ plus septentrionales qu'Alexandrie, et de 700 stades environ plus septentrionales que Carthage. Dans le Péloponnèse, au centre de l'île de Rhodes, à Xanthe de Lycie ou un peu au sud de cette ville, à 400 stades au sud de Syracuse, le plus long jour est de 14 heures équinoxiales et demie : ces différents lieux se trouvent à 3640 stades d'Alexandrie et [à 2740 stades environ de Carthage], et le parallèle sous lequel ils sont situés coupe, au dire d'Eratosthène, la Carie, la Lycaonie, la Cataonie, la Médie, les Pylos Caspiennes et la partie de l'Inde voisine du Caucase.

40. A Alexandria Troas, à Amphipolis, à Apollonie, en Epire, et en Italie, dans les lieux qui se trouvent à la fois plus méridionaux que Rome et plus septentrionaux que Neapolis, le plus long jour est de 15 heures équinoxiales, et le parallèle passant par ces différents lieux est de 7000 stades environ plus septentrional que le parallèle d'Alexandrie d'Egypte (ce qui le met à plus de 28 800 stades de distance de l'équateur), plus septentrional aussi de 3400 stades que le parallèle de Rhodes ; d'autre part, il se trouve de 1500 stades plus méridional que Byzance, Nicée et Massalia, et un peu plus méridional que le parallèle même de Lysimachia, lequel doit passer, suivant Eratosthène, par la Mysie, la Paphlagonie, les environs de Sinope, l'Hyrcanie et Bactres.

41. A Byzance, le plus long jour est de 15 heures équinoxiales un quart, et le rapport de l'ombre au gnomon, à l'époque du solstice d'été, comme 42 - 1/5 est à 120 ; quant au parallèle passant par cette ville, il est à 4900 stades de distance de celui qui coupe Rhodes par le milieu, et à 30 300 stades du cercle de l'équateur. Entrons maintenant dans le Pont-Euxin et avançons-nous de 1400 stades dans la direction du nord, la durée du plus long jour est là de 15 heures équinoxiales et demie, et nous nous trouvons juste à égale distance du pôle et de l'équateur, avec le cercle arctique au zénith, lequel cercle nous paraît contenir à la fois et l'étoile du cou de Cassiopée, et l'étoile un peu plus septentrionale qui forme le coude du bras droit de Persée.

42. A 3800 stades environ au nord de Byzance, le plus long jour étant de 16 heures équinoxiales, Cassiopée naturellement paraît se mouvoir tout entière dans le cercle arctique. On est là à la hauteur [des bouches] du Borysthène et des parties méridionales du Maeotis et à 34 100 stades de distance de l'équateur. De plus la partie de l'horizon qui regarde le nord se montre pendant l'été des nuits entières éclairée de lueurs crépusculaires qui embrassent tout l'intervalle du couchant au levant, car, le tropique d'été étant distant de l'horizon de la moitié et de la douzième partie d'un signe, le soleil, à minuit, se trouve naturellement à la même distance au-dessous de l'horizon et l'on sait que dans nos pays, quand le soleil atteint cette distance par rapport à l'horizon, il éclaire, soit avant son lever, soit après son coucher, d'une lueur crépusculaire respectivement la partie orientale et la partie occidentale du ciel. Du reste, sous le parallèle dont nous parlons, l'élévation du soleil au-dessus de l'horizon, durant l'hiver, est au plus de neuf coudées. Eratosthène, maintenant, calcule que ledit parallèle est à 23 000 stades de distance de celui de Méroé, 23 000 stades, guère plus, puisque la première partie du trajet par l'Hellespont est déj de 18 000 stades et que le reste jusqu'à [l'embouchure] du Borysthène mesure 5000 stades. Plus loin, dans les pays situés à 6300 stades de Byzance et passé l'extrémité septentrionale du Maeotis, le soleil, en hiver, s'élève au plus de 6 coudées et le plus long jour est de 17 heures équinoxiales.

43. Pour ce qui est des contrées ultérieures, lequelles touchent déjà pour ainsi dire à la partie de la terre que le froid rend inhabitable, le géographe n'a que faire de s'en occuper. Que si l'on veut pourtant s'instruire de la nature de ces climats, comme de maint autre détail astronomique qu'Hipparque a fait connaître, mais qui ne serait qu'un vain luxe dans un traité comme le nôtre, et que nous avons dû négliger pour cette raison, on devra recourir à Hipparque lui-même. Ce serait également charger notre ouvrage d'un détail superflu que de reproduire tout ce que Posidonius a publié au sujet des Périsciens, des Amphisciens et des Hétérosciens. Nous devrons pourtant nous-même en toucher quelques mots, en dire assez du moins pour que nos lecteurs se fassent une idée claire de ces dénominations, et puissent distinguer dans la théorie de Posidonius la partie utile et la partie inutile au géographe. Il s'agit là d'ombres solaires, et comme le soleil, au jugement de nos sens, se meut dans un cercle parallèle à la révolution diurne du monde, on conçoit que les peuples pour lesquels se produit, à chaque révolution du monde, la succession d'un jour et d'une nuit, par suite de la position alternative du soleil au-dessus et au-dessous de l'horizon, doivent être ou Amphisciens ou Hétérosciens : amphisciens, quand après avoir vu, pendant une partie de l'année, l'ombre méridienne tomber au nord, parce que le soleil frappe alors du midi le gnomon élevé perpendiculairement sur une surface plane, ils la voient, le reste de l'année, tomber dans une direction contraire, parce que le soleil frappe alors le gnomon du côté opposé (ce qui n'arrive que pour les habitants de la zone comprise entre les tropiques) ; hétérosciens, quand ils voient l'ombre méridienne tomber ou toujours au nord (comme c'est le cas pour nous), ou toujours au midi (comme il arrive aux habitants de l'autre zone tempérée et en général à tous les peuples qui voient le cercle arctique plus petit que le tropique). Mais, avec les premiers peuples qui voient le cercle arctique de même grandeur ou plus grand que le tropique, commence la région dite des Périsciens, laquelle s'étend jusqu'au pôle : comme, en effet, pour cette partie de la terre, le soleil, pendant toute la durée de la révolution diurne du monde, se meut au dessus de l'horizon, il est évident que l'ombre y doit décrire un cercle entier autour du gnomon. De là cette dénomination de périsciens proposée par Posidonius : quant aux pays qu'elle désigne, ils n'existent pas, à proprement parler, pour le géographe ; car, ainsi que nous l'avons dit en réfutant Pythéas, le froid les rend absolument inhabitables. Nous n'avons même pas, d'après cela, à nous occuper de l'étendue que peut avoir cette région inhabitable, qu'il nous suffise d'avoir précédemment établi que la distance entre l'équateur et le tropique est de 4 soixantièmes du grand cercle de la terre, ce qui place toute contrée ayant le tropique pour cercle arctique sous le cercle que le pôle du zodiaque décrit dans la révolution diurne du monde.



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