III, 1 - L'Ibérie - La côte atlantique

Carte Spruner (1865)

1. Cette première esquisse de la géographie une fois tracée, nous devons la faire suivre d'une description détaillée des différentes parties de la terre habitée : tel est le plan effectivement que nous avons annoncé en commençant et jusqu'à présent, ce semble, la manière dont nous avions divisé notre sujet s'est trouvée bonne. Naturellement, ici encore, comme dans la première partie de notre ouvrage, et pour les mêmes motifs, l'Europe avec les pays qui en dépendent sera notre point de départ.

2. Le premier pays de l'Europe à l'occident, nous l'avons déjà dit, est l'Ibérie. Cette contrée, dans la plus grande partie de son étendue, est à peine habitable ; on n'y rencontre, en effet, presque partout que des montagnes, des forêts et des plaines au sol maigre et léger, arrosées qui plus est de façon irrégulière. La région septentrionale, qui a déjà le double inconvénient d'un sol très âpre et d'un climat extrêmement froid, doit encore à sa situation le long de l'Océan d'être absolument privée de relations et de communications avec les autres contrées, aussi n'imagine-t-on pas de séjour plus misérable. Telle est la nature de cette partie de l'Ibérie ; en revanche, la partie méridionale presque tout entière est riche et fertile, surtout ce qui se trouve placé en dehors des Colonnes d'Hercule. C'est ce que nous ferons voir en présentant la chorographie du pays. Mais auparavant, déterminons-en la forme et l'étendue.

3. L'Ibérie ressemble tout à fait à une peau de boeuf, qu'on aurait déployée dans le sens de sa longueur de l'O. à l'E. (la partie antérieure tournée du côté de l'E.), et dans le sens de sa largeur du N. au S. Elle a 6000 stades de longueur, mais sa largeur qui, là où elle est la plus grande, mesure 5000 stades, tombe en certains endroits beaucoup au-dessous de 3000, notamment aux abords du Mont Pyréné, qui en représente le côté oriental. Cette montagne, en effet, s'étend du S. au N. en forme de chaîne continue et sépare la Celtique de l'Ibérie. Or, la Celtique se trouve être, ainsi que l'Ibérie, de largeur variable, et, comme c'est dans la partie où elles se rapprochent le plus du Mont Pyréné que l'une et l'autre contrée présentent le moins de largeur des bords de la mer Intérieure à ceux de l'Océan, elles offrent dans la même partie l'une et l'autre, et du côté de l'Océan comme du côté de la mer Intérieure, de grands golfes ou enfoncements. Seulement, les golfes celtiques, ou, comme on les appelle aussi, les golfes galatiques, ont plus de profondeur, et l'isthme de la Celtique est comparativement plus étroit que celui de l'Ibérie. Le Mont Pyréné forme donc le côté oriental de l'Ibérie. Quant au côté méridional, il est déterminé en partie par la mer Intérieure, depuis le Mont Pyréné jusqu'aux Colonnes d'Hercule, en partie par la mer Extérieure jusqu'au promontoire Sacré, puis le troisième côté ou côté occidental s'étend à peu près parallèlement au Mont Pyréné, depuis le promontoire Sacré jusqu'à la pointe du pays des Artabres, connue sous le nom de cap Nerium ; enfin, le quatrième côté part de ce cap et va aboutir à l'extrémité septentrionale du Mont Pyréné.

4. Pour décrire maintenant le pays en détail, nous reprendrons du promontoire Sacré. Ce cap marque l'extrémité occidentale non seulement de l'Europe, mais de la terre habitée tout entière. Car, si la terre habitée finit au couchant avec les deux continents d'Europe et de Libye, avec l'Ibérie, extrémité de l'Europe, et avec la Maurusie, première terre de la Libye, la côte d'Ibérie au promontoire Sacré se trouve dépasser la côte opposée de 1500 stades environ. De là le nom de Cuneus, sous lequel on désigne toute la contrée attenante audit promontoire et qui, en latin, signifie un coin. Quant au promontoire même ou à la partie de la côte qui avance dans la mer, Artémidore, qui nous dit avoir été sur les lieux, en compare la forme à celle d'un navire ; quelque chose même, suivant lui, ajoute à la ressemblance, c'est la proximité de trois îlots placés de telle sorte, que l'un figure l'éperon, tandis que les deux autres, avec le double port passablement grand qu'ils renferment, figurent les épotides du navire. Le même auteur nie formellement l'existence sur le promontoire Sacré d'un temple ou d'un autel quelconque dédié soit à Hercule, soit à telle autre divinité, et il traite Ephore de menteur pour avoir avancé le fait. Les seuls monuments qu'il y vit étaient des groupes épars de trois ou quatre pierres, que les visiteurs, pour obéir à une coutume locale, tournent dans un sens, puis dans l'autre, après avoir fait au-dessus certaines libations ; quant à des sacrifices en règle, il n'est pas permis d'en faire en ce lieu, non plus qu'il n'est permis de le visiter la nuit, les dieux, à ce qu'on croit, s'y donnant alors rendez-vous. En conséquence, les visiteurs sont tenus de passer la nuit dans un bourg voisin et d'attendre le jour pour se rendre au cap Sacré, en ayant soin d'emporter de l'eau avec eux, vu que l'eau y manque absolument.

5. Comme il est, à la rigueur, possible que les choses se passent de la sorte, il nous faut bien admettre cette partie du récit d'Artémidore, mais ce qui suit n'est évidemment qu'un tissu de fables et de superstitions populaires, et alors il devient impossible d'ajouter foi à son témoignage. «Les gens du peuple, nous dit Posidonius, sont généralement persuadés, que, dans les contrées qui bordent l'Océan, le soleil paraît à son coucher plus grand qu'il ne paraît ailleurs, et qu'il s'y couche avec un bruit strident, comme si la mer sifflait en éteignant les feux de l'astre qui se plonge dans son sein, or c'est là une grossière erreur et c'en est une autre de prétendre que, dans ces mêmes contrées, la nuit succède brusquement au coucher du soleil. Non, ajoute-t-il, la nuit n'y arrive pas brusquement, seulement elle suit de très près le coucher du soleil, et ceci s'observe également sur le bord des autres grandes mers. Dans les pays où le soleil se couche derrière de hautes montagnes, ce qu'on appelle la lumière diffuse prolonge la durée du jour davantage après le coucher de l'astre ; ici naturellement cette prolongation n'a pas lieu, cependant l'obscurité ne s'y fait point tout d'un coup, non plus que dans les grandes plaines. Pour ce qui est maintenant de l'augmentation apparente du volume du soleil, laquelle s'observe en pleine mer, aussi bien au moment du lever qu'au moment du coucher, elle tient à ce qu'il se dégage plus de vapeurs de l'élément liquide : or, ces vapeurs sont comme des [verres] que les rayons visuels ne traversent qu'en se brisant, et qui ne transmettent à l'oeil que des images grossies, par une illusion analogue à celle qui nous fait paraître de couleur rougeâtre soit le soleil, soit la lune, quand nous les voyons se lever ou se coucher à travers un nuage sec et léger». Posidonius nous apprend comment il put constater par lui-même le peu de fondement de l'opinion populaire : pendant trente jours, il résida à Gadira et observa avec soin chaque coucher du soleil. Qu'affirme pourtant Artémidore ? Qu'en cette contrée le soleil paraît à son coucher cent fois plus gros qu'ailleurs, et que la nuit y vient brusquement. On s'aperçoit, du reste, aisément, pour peu que l'on fasse attention à ses paroles, qu'il n'avait pas observé lui-même ce double phénomène du haut du promontoire Sacré, car lui-même constate que personne ne peut mettre le pied sur ledit promontoire pendant la nuit, et, comme la nuit y succède brusquement au jour, on ne pourrait même pas, on le voit, profiter pour s'y rendre du coucher du soleil. Impossible aussi qu'il ait rien vu de pareil d'un autre point du littoral de l'Océan, car Gadira est situé sur l'Océan, et nous aurions alors le témoignage formel de Posidonius et de plusieurs autres voyageurs à opposer au sien.

6. La partie du littoral adjacente au promontoire Sacré forme le commencement du côté occidental de l'Ibérie jusqu'à l'embouchure du Tage, et le commencement du côté méridional jusqu'à un autre fleuve appelé Anas, jusqu'à son embouchure s'entend. Ces deux cours d'eau viennent du levant ; mais le premier, le Tage, beaucoup plus considérable que l'autre, coule droit au couchant jusqu'à son embouchure, tandis que l'Anas tourne au midi, formant ainsi, avec le Tage, une mésopotamie, dont la population, composée en majeure partie de Celtici compte aussi quelques tribus lusitaniennes, que les Romains y ont transplantées naguère de la rive opposée du Tage. Il s'y trouve en outre, dans la partie haute, des Carpétans, des Orétans et des Vettons en grand nombre. Tout ce pays-là est déjà passablement fertile, mais celui qui lui fait suite au midi et à l'est ne le cède à pas une des plus riches contrées de la terre habitée pour l'excellence des produits qu'on y retire soit de la terre soit de la mer. Ce pays est celui qu'arrose le Baetis, autre grand fleuve, dont la source est voisine de celle de l'Anas et du Tage, et qui par l'importance de son cours tient le milieu en quelque sorte entre ces deux fleuves : le Baetis fait toutefois comme l'Anas, il coule d'abord au couchant, puis tourne au midi et s'en va déboucher dans la mer aux mêmes rivages que ce fleuve. Du nom du fleuve qui l'arrose ladite contrée a été appelée Baetique ; elle s'appelle aussi Turdétanie d'un des noms des populations qui l'habitent. Ces populations, en effet, portent deux noms : celui de Turdétans et celui de Turdules ; suivant les uns, ces deux noms auraient toujours désigné un seul et même peuple, mais suivant les autres (et Polybe est du nombre de ces derniers, puisque, à l'entendre, les Turdétans avaient pour voisins au nord les Turdules), ils désignaient d'abord des peuples différents. En tout cas, aujourd'hui, toute distinction entre ces peuples a disparu. Comparés aux autres Ibères, les Turdétans sont réputés les plus savants, ils ont une littérature, des histoires ou annales des anciens temps, des poèmes et des lois en vers qui datent, à ce qu'ils prétendent, de six mille ans ; mais les autres nations ibères ont aussi leur littérature, disons mieux leurs littératures, puisqu'elles ne parlent pas toutes la même langue. Cette contrée sise en deçà de l'Anas, se prolonge à l'est jusqu'à l'Orétanie et a pour borne au midi la portion du littoral comprise entre les bouches de l'Anas et les Colonnes d'Hercule. Du reste il est nécessaire que nous la décrivions plus au long, ainsi que les lieux qui l'environnent, afin de ne rien omettre de ce qui peut contribuer à faire connaître tous les avantages, toutes les richesses dont la nature l'a dotée.

7. Entre la partie du littoral ibérien, où sont situées les embouchures du Baetis et de l'Anas, et l'extrémité de la Maurusie, une irruption de la mer Atlantique a formé le détroit des Colonnes d'Hercule, qui fait communiquer aujourd'hui la mer Intérieure avec la mer Extérieure. Or, près de là, chez les Ibères Bastarnes (les mêmes qu'on nomme aussi Bastules), s'élève le mont Calpé qui, sans avoir un grand circuit à sa base, s'élève en forme de pic à une telle hauteur, qu'on le prend de loin pour une île. Quand on va pour sortir de notre mer Intérieure et pour entrer dans la mer Extérieure, on a cette montagne tout de suite à droite, puis un peu plus loin, à quarante stades, on aperçoit Carteia, ville considérable et d'origine ancienne, connue pour avoir été naguère l'une des stations navales des Ibères. Quelques auteurs en attribuent la fondation à Hercule, et Timosthène, qui est du nombre, ajoute qu'elle s'appelait primitivement Héraclée, et qu'on peut juger de ce qu'elle était naguère par le grand mur d'enceinte et les belles cales qu'on y voit encore.

8. Vient ensuite Menlaria, remarquable par ses établissements à saler le poisson, et plus loin la ville et le fleuve de Belon. C'est à Belon qu'on s'embarque habituellement pour passer à Tingis en Maurusie ; il s'y trouve aussi des comptoirs ou entrepôts de commerce et des établissements de salaison. Tingis avait naguère pour voisine une ville nommée Zélis, mais les Romains transportèrent cette ville sur la rive opposée du détroit, après l'avoir augmentée d'une partie de la population de Tingis, puis, y ayant envoyé, pour l'accroître encore, une colonie de citoyens romains, ils la nommèrent Julia Ioza. Suit maintenant l'île de Gadira, qu'un étroit canal sépare de la Turdétanie, et qui est éloignée de Calpé de 750 stades environ, d'autres disent de 800. Cette île, que rien d'ailleurs ne distinguait des autres, a vu, grâce à l'intrépidité de ses habitants comme hommes de mer et à leur attachement pour les Romains, sa fortune en tout genre prendre un tel essor que, malgré sa situation à l'extrémité même de la terre habitée, son nom a fini par effacer celui des autres îles. Nous y reviendrons, du reste, quand nous en serons à décrire l'ensemble des îles de l'Ibérie.

9. Le port de Ménesthée, qui succède à Gadira, est lui-même suivi de l'estuaire d'Asta et de Nabrissa. On nomme estuaires certains enfoncements que la mer remplit à la marée haute, et par lesquels on peut remonter, comme par la voie des fleuves, jusque dans l'intérieur des terres et jusqu'aux villes qui en bordent le fond. Immédiatement après cet estuaire, on rencontre la double embouchure du Baetis. L'île comprise entre les deux branches du fleuve intercepte sur la côte une étendue de 100 stades, suivant les uns, une étendue, plus grande encore, suivant les autres. C'est là quelque part que se trouve l'Oracle de Ménesthée, là aussi que s'élève la Tour de Caepion, ouvrage merveilleux construit sur un rocher que les flots battent de tous côtés, et destiné, ainsi que le Phare d'Alexandrie, à prévenir la perte des navires : comme en effet les atterrissements du fleuve produisent sans cesse sur ce point de nouveaux bas-fonds et que les approches de cette côte sont toutes semées d'écueils et de dangers, il était nécessaire d'y élever un signal capable d'être aperçu de loin. De cette tour part celle des branches du Baetis qui mène à la ville d'Ebura et au temple de la déesse Phosphore ou Lucifère, autrement dite Lux dubia. Plus loin sur la côte on voit s'ouvrir d'autres estuaires, après quoi l'on atteint le fleuve Anas, qui a aussi double embouchure, et qu'on peut remonter indifféremment par l'une ou par l'autre de ses branches ; enfin, à l'extrémité de la côte, à une distance de moins de 2000 stades de Gadira, est le promontoire Sacré. D'autres comptent depuis le promontoire Sacré jusqu'à l'embouchure de l'Anas 60 milles, 100 milles de là à l'embouchure du Baetis, et de cette embouchure à Gadira 70 milles.


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