[III. Début de la carrière de César]

Chapitre 2 Sommaire Chapitre 4

César venait d'obtenir l'édilité curule, charge qui, bien qu'elle n'eût point d'attributions politiques, offrait à un ambitieux un moyen facile de se faire des créatures et de se préparer les voies à la préture et au consulat. De prodigieuses boucheries de gladiateurs, des fêtes d'un luxe inouï jusqu'alors, d'immenses travaux d'utilité publique entrepris à ses frais, éblouissaient la populace et donnaient au sénat la mesure d'une ambition qui se révélait par des enjeux si extraordinaires (1). Sylla, dans sa brutale persécution contre la mémoire de Marius, avait fait abattre deux monuments consacrés par ce grand homme à l'occasion de ses victoires contre Jugurtha et contre les Cimbres. Un matin, ces monuments depuis longtemps détruits, mais conservés dans les souvenirs du peuple sous le nom des trophées de Marius, reparurent au Capitole étincelants d'or, élevés en une nuit comme par enchantement (2). On ne pouvait se méprendre sur l'auteur de cet audacieux défi, affiché, pour ainsi dire, à la porte du sénat. Celui qui aux funérailles de Julia avait tiré de la poussière une image proscrite, venait d'exposer à tous les yeux les titres immortels de Marius à la reconnaissance des Romains. En vain quelques sénateurs parlèrent de lois et de sénatus-consultes ouvertement violés, en vain Q. Catulus, dont le père avait été massacré par ordre de Marius, s'écria dans le sénat : «Ce n'est plus par des mines que César attaque la république. Il plante ses béliers pour la battre en brèche ; il veut se faire roi (3) !» Le sénat tremblait. Une foule immense remplissait le Capitole, saluant d'acclamations frénétiques les glorieux souvenirs de tant de victoires. De vieux soldats versaient des larmes de joie en lisant les inscriptions (4) qui rappelaient cette guerre de géants et ces nobles triomphes dont pendant si longtemps la mérnoire avait été proscrite. Tous louaient le courage et la piété de César. «C'est le digne neveu de Marius, s'écriait-on de toutes parts, c'est le seul qui fasse honneur à sa maison !» Dans la curie, César daigna se justifier et plaider pour ces trophées de famille sur lesquels il savait que nul n'oserait porter la main ; et les sénateurs courbèrent la tête, heureux que César n'exigeât point d'eux qu'ils vinssent faire amende honorable devant l'image restaurée du sanguinaire Marius.

Mais ce n'était point seulement par de vaines démonstrations que César marchait à son but. Il avait déployé son vieux drapeau ; le temps était venu de combattre au grand jour. Il annonçait la guerre ouverte, et il tint parole. D'abord, comme s'il voulait offrir un sacrifice expiatoire aux mânes de Marius, il s'en prit aux ministres des proscriptions de Sylla, et se prévalant d'une charge qu'il venait d'obtenir, la présidence du tribunal des enquêtes, il jugea et condamna deux de ces misérables, au mépris des lois dictatoriales qui leur avaient accordé l'impunité (5). Bien que ce fussent des hommes sans naissance et reniés par tous les partis, leur condamnation, qu'il poursuivit avec fermeté, avec adresse, ouvrait la brèche à une réaction dont personne ne pouvait prévoir la portée. César renversait ainsi la pierre angulaire sur laquelle reposaient les institutions restaurées par Sylla. Bientôt son exemple trouva des imitateurs, et le succès échauffant les partisans de Marius, on ne s'attaqua plus seulement à des assassins vulgaires. L. Luccéius intenta un procès à Catilina pour avoir mis à mort des citoyens proscrits (6). Peut-être était-ce aller plus loin que ne voulait César. Cette nouvelle accusation, bien qu'elle fût suivie d'un acquittement, excita encore l'audace de la faction démocratique, et prouva sa force en montrant qu'elle dédaignait d'accepter les services d'alliés redoutables, qui n'eussent pas demandé mieux que de se mettre à ses gages.

Miné par les progrès lents mais sûrs du parti démocratique, exposé chaque jour à des entreprises désespérées comme celle de Catilina, abandonné par les plus illustres de ses membres, trahi par le général qu'il avait armé pour sa défense, le sénat semblait ne devoir plus qu'à l'habitude des peuples un reste d'autorité. En vain il demandait un chef aux vieilles familles patriciennes, leurs noms glorieux avaient perdu tout leur prestige. Dans cette extrémité, les plus sages des sénateurs, reconnaissant leur impuissance, n'hésitèrent pas à tendre les bras à un homme nouveau ; la nécessité vainquit leur orgueil ; ils se résignèrent comme autrefois leurs ancêtres assiégés dans le Capitole, qui remirent à Camille banni les insignes de la dictature.

M. Tullius Cicéron, simple chevalier romain, avait été reconnu dès sa jeunesse pour le premier orateur de son temps ; mais le rôle politique qu'il devait jouer, on l'ignorait encore, lui-même hésitait incertain. Son caractère prudent et temporiseur l'éloignait du parti populaire où l'audace conduisait au premier rang ; son éloquence et sa subtilité semblaient l'appeler à dominer dans les conseils d'une oligarchie où le talent de la parole et l'intrigue décidaient de toutes les questions. D'autre part, l'obscurité de son origine, ses relations de parenté avec Marius Gratidianus, victime célèbre des plus odieuses cruautés de Sylla (7), surtout l'orgueil du talent blessé par l'orgueil de la naissance pouvaient l'entraîner dans le parti démocratique, et c'est en effet de ce côté qu'il parut d'abord chercher une place digne de lui. Lorsqu'il accusait Verrès (8), qu'il faisait condamner Licinius Macer (9), qu'il prêtait le secours de son éloquence à Manilius (10) pour attribuer à Pompée des pouvoirs inouïs, Cicéron pouvait passer pour l'adversaire implacable de la faction oligarchique. Mais les habiles de cette faction comprirent que l'obscur citoyen d'Arpinum ne résisterait pas à leurs avances, et ils ne se trompèrent point. D'ailleurs, ce n'était pas la paix seulement que le sénat proposait à Cicéron ; il le choisissait pour son chef, il l'élevait au comble des honneurs. Peu d'hommes auraient pu demeurer insensibles à ces offres séduisantes. Cicéron se laissa gagner, il devint l'âme du parti oligarchique, qui sous sa direction sembla reprendre une nouvelle vie.

Cette transaction était terminée depuis peu de temps, et plutôt soupçonnée que connue, lorsque Cicéron se présenta aux comices consulaires en 690. César, qui n'était pas alors en âge ni en position de briguer le consulat pour lui-même, s'opposa de tous ses efforts à l'élection de Cicéron, non point par suite de relations intimes avec aucun des candidats, mais uniquement parce qu'il sentait que cette nouvelle recrue pouvait être utile à ses adversaires (11). Pour traverser les desseins de l'illustre orateur, Crassus, de son côté, se livrait en même temps à de sourdes intrigues, secondé par une portion du sénat, qui, ne voyant dans Cicéron que l'ambition déréglée d'un homme nouveau, regardait sa brigue comme un affront pour les familles illustres (12). Parmi les candidats, plus nombreux cette année qu'à l'ordinaire (13), Catilina et C. Antonius paraissaient, après Cicéron, devoir réunir le plus grand nombre de suffrages. Antonius disposait d'une puissante clientèle, héritage qu'il devait à la mémoire de son père, orateur fameux, proscrit par Cinna. C'était donc pour lui comme un devoir de famille de se rattacher au parti oligarchique; mais la faiblesse de sou caractère, ses moeurs dissolues, ses dettes scandaleuses, son indifférence connue en matière politique, le faisaient regarder comme une espèce de mercenaire, prêt à se louer à toutes les factions qui voudraient payer ses services. On présumait que César et Crassus, réunis par un intérêt commun, l'appuieraient ouvertement dans sa brigue ; il était probable même qu'ils porteraient sur Catilina tous les suffrages dont ils pouvaient disposer, non point par affection personnelle, ou par suite d'une alliance secrète avec lui, mais Catilina était pour Cicéron l'adversaire le plus redoutable, et c'était Cicéron qu'ils voulaient écarter à tout prix.

Suivant la pratique ordinaire des candidats à cette époque, un traité avait eu lieu entre Antonius et Catilina dans le dessein de réunir leurs suffrages et d'exclure leurs compétiteurs (14). Mais Antonius jouait un rôle double. En même temps qu'il s'engageait avec Catilina, il prêtait l'oreille aux propositions que Cicéron lui faisait secrètement, et prenait ses mesures de façon qu'il y eût toujours une place réservée pour lui auprès de celui de ses deux concurrents qui obtiendrait la majorité dans les comices. Aussi endetté qu'Antonius, Catilina n'avait à lui offrir que l'espoir incertain d'une part dans le pillage des deniers publics, tandis que Cicéron, plus désintéressé ou plus confiant dans la générosité de son parti, offrait à son compétiteur un prix bien propre à le tenter. Il consentait d'avance à céder à Antonius le choix du gouvernement qui serait le plus à sa convenance, lorsqu'après l'expiration de leur consulat ils devraient se partager les provinces (15). Antonius écouta toutes les propositions qu'on lui fit, promit des deux côtés tout ce qu'on voulut, et dans le fait ne travailla que pour lui seul. Nommé consul avec Cicéron, il ne rompit point avec Catilina. Il se renferma dans une prudente neutralité, ou plutôt il mit son étude à ménager tous les partis, à les servir en secret, attendant pour se déclarer que la prépondérance de l'un d'eux fût définitivement assurée.

Bien que le nom de Cicéron fût sorti le premier de l'urne aux suffrages, honneur auquel les Romains attachaient un prix singulier, bien qu'il eût obtenu une immense majorité dans les comices qui le déclarèrent consul, il s'en fallait de beaucoup qu'on dût regarder son élection comme une victoire décisive remportée sur les factions hostiles au sénat. Crassus et César, réunis seulement par une haine commune, avaient en réalité des intérêts trop différents pour agir avec concert, et le mauvais succès de leur opposition tint probablement à la nouveauté de leur alliance. En outre, un fort grand nombre de citoyens attachés au parti démocratique ignoraient encore les relations récentes de Cicéron avec les meneurs du sénat. L'orateur avait habilement exploité dans sa candidature la popularité qu'il avait acquise en poursuivant Verrès, en soutenant la loi Manilia. Enfin, son origine même n'avait pas été sans influence sur le succès. Les chevaliers avaient vu dans son élévation un honneur pour leur ordre ; la populace urbaine en portant au consulat un homme nouveau croyait humilier profondément la noblesse, et les Italiotes s'étaient souvenus dans les comices que Cicéron était citoyen d'Arpinum (16).

Jaloux de cette popularité qu'on opposait à la sienne, César voulut démasquer son nouvel adversaire. Il en trouva bientôt l'occasion. De tout temps la présentation d'une loi agraire était un sûr moyeu d'exciter les passions de la populace et de jeter l'alarme dans le sénat. Alors il devenait impossible à tous les magistrats de ne pas se prononcer ouvertement, et combattre une loi agraire, c'était assumer sur sa tête toutes les vieilles haines qui tant de fois avaient mis l'aristocratie à deux doigts de sa perte. Aussi, à peine Cicéron venait-il d'être désigné consul, que César lança une loi agraire sur la place publique, comme un nouveau brandon de discorde.

César ne fut point l'auteur avoué du projet de loi, mais le tribun du peuple P. Servilius Rullus, qui lui donna son nom, était sa créature, et personne n'ignorait d'où lui venaient ses inspirations. A vrai dire, la rogation Servilia n'était qu'une nouvelle copie des lois présentées par les Gracques et par Livius Drusus. La dépopulation de l'Italie en était toujours le prétexte ; et pour combattre un mal que tout le monde reconnaissait, on proposait, comme autrefois, des remèdes inapplicables.

Les dispositions très nombreuses de la rogation Servilia tendaient, d'abord, suivant le vieux système des Gracques, à supprimer totalement les domaines nationaux (17), non plus seulement en Italie, mais en Sicile et dans d'autres provinces, et à substituer des propriétaires aux fermiers de la république, lesquels, comme on sait, n'avaient qu'une jouissance temporaire, bien que la durée n'en fût pas déterminée. A cet effet, une commission de dix membres, ou décemvirs, devait procéder à la vente de tous les domaines nationaux, et de la somme qu'ils en retireraient, acheter en Italie des terres cultivables, qui, par leurs soins, seraient ensuite partagées entre les citoyens pauvres. Outre le produit des terres propriétés de la république, les décemvirs pouvaient encore appliquer à la même destination toutes les sommes que les magistrats et que les gouverneurs de provinces tributaires auraient à verser dans le trésor de l'Etat. Pompée seul, par une réserve habilement calculée, était excepté de cette disposition. De la sorte on le compromettait vis-à-vis du sénat, et quoi qu'il fût alors absent de Rome, on le rendait suspect de connivence avec les auteurs de la rogation.

Les décemvirs, comme on peut le penser, étaient investis d'un pouvoir immense. Elus pour cinq ans et autorisés à prendre eux-mêmes les auspices (18), ils ne reconnaissaient aucun magistrat supérieur qui pût contrôler leurs actes, et jugeaient en dernier ressort toutes les contestations relatives aux domaines nationaux, sans en excepter celles qui auraient pu s'élever sur la nature et l'origine des terres qu'il s'agissait de vendre ou d'acheter. Enfin, leur élection même était accompagnée des formes bizarres, empruntées au mode autrefois suivi pour la nomination des pontifes. Le sort désignait les tribus qui éliraient les décemvirs, afin peut-être de frapper les esprits par l'idée d'une intervention divine ; car pour les Romains le sort, c'était la divinité même ; mais au fond, loin d'être une garantie contre les intrigues, cette disposition devait les favoriser puissamment, et promettait au parti populaire des magistrats de son choix (19).

Plus on étudie l'esprit de la rogation Servilia, et plus clairement on reconnaît qu'en la présentant, César pensait, non point aux avantages qu'il pouvait retirer de son adoption, mais seulement au tort qu'il ferait à ses adversaires par l'opposition qu'elle allait soulever. En effet, éloigner de Rome une partie de la plèbe urbaine pour la coloniser en Italie, c'était affaiblir son pouvoir au Forum, et César visait plus haut qu'une place de décemvir. Sans doute il comptait que les vices mêmes de ses dispositions feraient rejeter la loi Servilia, et il s'en applaudissait ; car il lui suffisait de l'avoir soutenue pour s'attacher le peuple excité par l'espoir des distributions de terres, et pour l'irriter encore plus violemment contre le sénat. Il forçait Cicéron à prendre un parti, et lui faisait perdre en un jour le fruit de plusieurs années de politique prudente ; car il savait bien que dans la curie et dans le Forum ce serait à son nouvel allié que le sénat confierait la défense de ses intérêts. Enfin, il plaçait Pompée dans l'alternative difficile, ou de renoncer à cette popularité qui lui était si chère, en se déclarant contre la rogation, ou, s'il la soutenait de son crédit, de s'engager irrévocablement dans le parti démocratique, qui déjà l'avait entraîné si loin.

L'événement justifia ces calculs. Pompée devint de plus en plus suspect au sénat ; Cicéron se vit abandonner par le peuple pour s'être complu à foudroyer le vain fantôme de la loi Servilia. Son auteur n'attendit même pas l'épreuve des comices, et la retira après les discussions animées auxquelles elle avait donné lieu. César seul grandit dans cette lutte, où il n'avait fait qu'essayer ses forces et se préparer à de plus audacieuses tentatives.

Les procès intentés par lui à quelques obscurs satellites de Sylla lui avaient montré tout ce qu'il pouvait oser. Il avait fait condamner le dictateur mort, il avait déchiré ses lois ; maintenant c'était le sénat lui-même qu'il voulait mettre en cause. C'était son habitude de n'accepter la responsabilité que des succès, et cette fois encore il eut soin de laisser à un subalterne les hasards d'un combat incertain. Dans cette occasion, en outre, on le verra bientôt, il avait un motif personnel pour ne pas jouer lui-même le rôle d'accusateur. Les tribuns du peuple étaient presque tous à sa dévotion, peut-être à ses gages, et l'un d'eux, T. Attius Labiénus, qui plus tard dans la Gaule devint le meilleur de ses lieutenants, se chargea d'exécuter ses ordres avec d'autant plus d'empressement, qu'il trouvait ainsi l'occasion d'exercer une vengeance de famille.

On se rappelle qu'en 654, lors de l'insurrection de L. Appuléius Saturninus, le sénat rendit un décret pour mettre à prix sa tête et celle de ses adhérents (20) ; et l'on n'a peut-être pas oublié l'odieuse conduite de C. Marius, qui, consul alors, reçut la mission de réduire les rebelles. Complice, sinon instigateur de la révolte, il l'avait exterminée dès qu'il s'aperçut qu'elle ne pouvait réussir. Tous les insurgés avaient été massacrés au mépris d'une espèce de capitulation qu'ils avaient obtenue de lui avant d'avoir mis bas les armes. Peu de citoyens vivaient encore qui eussent pris part à cette cruelle journée ; cependant on se souvint d'un vieillard septuagénaire, sénateur obscur, nommé C. Rabirius, qui, près de quarante ans auparavant, s'était battu au Capitole sous les ordres des consuls. Depuis lors il n'avait joué aucun rôle politique, et ce que l'on racontait de sa vie et de ses moeurs donnait lieu de croire que personnellement il ne pourrait exciter aucun intérêt. C'était l'homme que César avait choisi pour en faire la victime expiatoire du crime nouveau qu'il allait imputer au sénat. Eu remuant la fange où Rabirius avait vécu, il était facile de trouver matière à plus d'une accusation : meurtre, sacrilège, vol de deniers publics, sur tous ces chefs il avait mérité la vengeance des lois (21). Mais César le poursuivait pour un crime bien plus grand ; c'était pour avoir obéi au sénatus-consulte qui avait déclaré les insurgés hors la loi. En conséquence, Labiénus, dont l'oncle avait péri dans les rang des rebelles, accusa Rabirius d'assassinat sur la personne de Saturninus, tête sacrée, car il était tribun du peuple. Le fait était matériellement faux, car le véritable meurtrier de Saturninus était un esclave nommé Scaeva, qu'on avait publiquement récompensé à cette occasion, et de plus affranchi en vertu d'un sénatus-consulte (22). Mais César et Labiénus comptaient sur la faveur de la multitude, toujours disposée à voir un coupable dans un membre de la faction oligarchique. Il paraît d'ailleurs que Rabirius avait fourni quelque apparence à l'accusation en se vantant autrefois d'une action dont il n'était pas l'auteur. On acontait que dans la soirée qui suivit l'émeute terminée par la mort de Saturninus, il avait fait apporter la tête du tribun au milieu d'un festin, et l'avait exposée aux outrages de ses convives (23).

On comprend pourquoi César ne poursuivait pas lui-même un procès où le nom de son oncle Marius pouvait être rappelé d'une manière fâcheuse pour l'honneur de sa maison. Le chef du parti démocratique ne voulait point présenter l'homme qui donnait encore son nom à ce parti comme le défenseur du sénat, l'exécuteur de ses ordres arbitraires. César avait un autre rôle dans le procès qui allait commencer ; il remplaçait accidentellement l'un des duumvirs (24) ; l'autre juge était un de ses parents, L. César, consul l'année précédente, qu'il dominait entièrement. D'un pareil tribunal il était facile de prévoir la sentence, et cependant le juge pouvait sc targuer de son impartialité, car en condamnant l'accusé il semblait sacrifier à la justice la mémoire du chef de sa famille.

Mais ce n'était pas assez que le ministre des vengeances patriciennes fût puni solennellement, il fallait encore qu'il fût déclaré infâme. Labiénus, au lieu de qualifier le meurtre de Saturninus de crime de lèse-majesté (25), suivant la forme ordinaire, alla rechercher une formule presque oubliée, celle de Perduellion (26). Ce seul changement de terme entraînait une pénalité toute différente. Le coupable de lèse-majesté était toujours considéré comme citoyen, tandis que le perduellis, ainsi que le mot l'indique, était un ennemi public. Le premier pouvait se dérober à la mort par un exil volontaire, tandis que le perduellis devait perdre la vie dans des supplices cruels et ignominieux (27). Ainsi Rabirius était destiné à servir d'exemple à quiconque obéirait aux décrets du sénat en présence d'une émeute menaçante ; par son châtiment, après quarante ans d'impunité, cette compagnie apprendrait à respecter l'inviolabilité des tribuns, ou plutôt elle se verrait désarmée à l'avenir devant les tentatives de toutes les factions (28). Telles devaient être les conséquences de la condamnation de Rabirius, et il n'est pas surprenant que le procès de cet homme excitât en ce moment au plus haut degré toutes les passions politiques. L'accusé eut pour défenseurs les deux plus célèbres orateurs de ce temps, Hortensius et Cicéron, qui, dans ce grand péril, quitta la pourpre consulaire pour plaider la cause du sénat devant son implacable ennemi. Mais pouvaient-ils espérer qu'un juge tel que César se laisserait fléchir ? Condamné comme perduellis, Rabirius en appela au peuple. C'était un dernier refuge que ses accusateurs, résentants de la faction démocratique, n'osèrent lui fermer, bien que dans l'opinion de certains jurisconsultes le droit d'appel ou de provocation n'existât plus pour un homme déclaré ennemi public.

Les comices s'assemblèrent, présidés par un tribun du peuple, peut-être par Labiénus lui-même (29). Sur la tribune aux harangues il avait placé une image de Saturninus (30), qu'il exposait à la foule en l'excitant à punir son meurtrier. Enfin, pour désarmer en quelque sorte l'illustre avocat de Rabirius, il n'avait accordé qu'une demi-heure à la défense (31). Interrompu souvent par les clameurs d'une populace sanguinaire (32), Cicéron montra non seulement son éloquence accoutumée, mais encore le courage et la fermeté qui convenaient à un consul et au défenseur des prérogatives du sénat. Il ne nia point que Rabirius n'eût pris les armes au bruit de la patrie en danger. «Mais il a combattu, dit-il, avec les Jules, avec C. Marius, le père de la patrie et de la liberté romaine (33). Si vous condamnez Rabirius, vous condamnez aussi tous ces grands hommes qui, après avoir parcouru leur carrière terrestre, sont devenus pour nous les objets d'une sainte vénération (34)».

Jamais l'orateur ne s'était élevé plus haut, jamais il n'avait rassemblé dans une harangue plus courte et plus énergique toutes les ressources de son art. Mais le peuple excité de longue main fut sourd à cette voix ordinairement si puissante. Du haut de la tribune aux harangues l'image de Saturninus semblait demander vengeance. Tout le collège des tribuns s'était ému à ce spectacle. C'était leur inviolabilité que Labiénus défendait, c'était leur toute-puissance qu'il allait assurer, s'il obtenait la tête de son ennemi. Humilier la noblesse entière, planter la croix infâme à la porte de la curie, quelle joie, quel triomphe pour une populace qui regardait tous les sénateurs comme des tyrans, tout factieux impuissant comme un martyr de sa cause ! On vit alors dans le Champ de Mars les sénateurs éplorés descendre auprès du dernier des plébéiens aux prières, aux plus humbles supplications. On eût dit qu'il s'agissait du sort d'un Coriolan ou d'un Manlius. Vaines instances ! la multitude échauffée par ses tribuns demandait à grands cris la mort de l'accusé. On allait voter, sa perte était certaine. Dans cette extrémité, un préteur, Q. Métellus Céler, eut recours à un expédient hardi, concerté d'avance sans doute, pour mettre fin à l'assemblée avant qu'elle n'eût prononcé l'arrêt fatal. Il arracha de sa main l'étendard planté au Janicule, signal, qui, d'après une des plus anciennes coutumes de Rome, annonçait au peuple réuni dans le Champ de Mars que toute délibération devait cesser.

Lorsque Rome avait ses frontières à quelques milles de ses portes, le drapeau blanc du Janicule n'était point un vain simulacre. Rangée autour de l'étendard, une garde veillait sur la frontière étrusque. Abattre ce signe vénéré, c'était annoncer l'approche de l'ennemi. Aussitôt il fallait courir aux armes, et dès lors le danger de la patrie mettait fin aux assemblées de la nation. Devenu inutile depuis des siècles, l'étendard du Janicule n'en était pas moins solennellement arboré dans tous les comices ; et chez un peuple habitué à respecter scrupuleusement les coutumes les plus futiles pourvu qu'elles fussent anciennes, l'expédient de Métellus eut du succès, bien qu'il ne trompât personne. L'assemblée se sépara sans murmure, plutôt disposée à rire de la ruse qu'à s'en irriter. Labiénus ne renouvela point sa poursuite; César était satisfait, il avait vu le sénat demander grâce, le peuple prêt à condamner. Le consul même dans son plaidoyer avait nommé Marius le père de la patrie. Qu'importait à César la mort d'un misérable lorsqu'il avait atteint son but (35) ?

Ce ne fut pas le seul service que lui rendit Labiénus pendant son tribunat. Sylla avait réglé que le collége des pontifes nommerait seul à toutes les vacances qui surviendraient dans son sein (36). Déjà l'âge et les infirmités du grand pontife Q. Marcellus Pius éveillaient bien des ambitions. Les deux candidats les plus marquants étaient Q. Catulus et Q. Servilius Vatia, tous les deux pontifes depuis longues années, tous les deux consulaires renommés pour la gravité de leurs moeurs, vénérables par leur âge, considérés pour leurs longs services. Pontife ainsi qu'eux dès son enfance, César avait compris combien il importait au chef d'une faction de revêtir un caractère qui le rendît inviolable. Il se souvenait du grand pontife Scipion Nasica, dispersant tout le peuple à la vue de sa toge, et immolant Tib. Gracchus au milieu des siens comme une victime à l'autel (37). Successeur des Gracques, il voulut opposer à ses ennemis leurs propres armes, et annonça ouvertement qu'il prétendait à remplacer Métellus dans ses fonctions sacrées. Dans le collège des pontifes il savait qu'il ne trouverait nul appui ; mais Labiénus se chargea de faire abroger la loi Cornélienne, et de rendre l'élection aux suffrages du peuple (38). Ainsi, chaque jour enlevait une pierre à l'édifice bâti par Sylla. Lorsque Métellus mourut, le peuple avait reconquis le droit de nommer le grand pontife ; dès lors la brigue de César fut assurée. César, criblé de dettes, débauché, véhémentement suspect d'athéisme, allait être l'interprète de la religion, le gardien de la chasteté des vestales (39). Il se préparait d'ailleurs à ces nouvelles fonctions, et pour prouver qu'il pouvait et savait tout faire, il surprit fort ses collègues les pontifes en publiant vers l'époque de sa candidature un volumineux traité d'astronomie et de droit augural (40), qui longtemps après lui fit autorité parmi les théologiens du paganisme. Catulus, éperdu, et ne connaissant pas encore le caractère de son rival, espéra l'écarter des comices en lui offrant une grosse somme d'argent. Il lui représenta l'énormité de ses dettes, les richesses de ses compétiteurs et la difficulté de leur disputer une élection à laquelle ils attachaient tant d'importance. «J'emprunterai encore», répondit froidement César (41). Et en effet, sans se fier entièrement à sa popularité, il eut recours à ses moyens ordinaires, l'intrigue et la corruption. Il paraît même qu'il avait prévu le cas où la force deviendrait nécessaire, car on rapporte qu'au moment de paraître aux comices, il dit à sa mère Aurélia en l'embrassant : «Aujourd'hui je te reviendrai grand pontife, ou tu ne me reverras plus (42)». Son triomphe fut complet, et il obtint plus de suffrages dans les seules tribus de ses deux puissants compétiteurs que ceux-ci n'en eurent dans toutes les autres ensemble.

Peu après il fut désigné préteur (43). Désormais la carrière des hautes magistratures s'ouvrait pour lui ; il allait prétendre à une autre gloire que celle d'un C. Gracchus.


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(1)  App. Civ. II, 1.

(2)  Plut., Caes., 6. Cfr. l'intéressante dissertation de M. Ch. Lenormant sur les trophées de Marius, dans la Revue numismatique de 1842, p. 332).

(3)  Plut. Caes. 6.

(4)  Id. Ibid.

(5)  C'étaient un L. Luscius, qui avait tué trois proscrits ; puis, un officier nommé L. Belliénus, oncle de Catilina, meurtrier de Lucretius Ofella. C'est une preuve de plus de la fausseté de l'alliance prétendue entre Catilina et César (Ascon., in Or. in tog. cand., 91).

(6)  Id., ibid.

(7)  Ascon., in Or. in tog. cand., 84.

(8)  A. de R. 685.

(9)  Les dispositions de Cicéron à cette époque se trahissent dans une lettre remarquable à Atticus : «Cui (Licinio Macro) cum qui fuissemus, tamen multo majorem fructum ex populi existimatione illo damnato cepissemus, quam ex ipsius, si absolutus esset, gratia, cepissemus (Ad. Att., lib. I, 41). - Licinius fut condamné pour concussion ; il se tua en apprenant son jugement (Val. Max., 9, 12, 7). - A. de R. 689.

(10)  C. Manilius, tribun du peuple, proposa, en 688, une rogation pour charger Pompée de la guerre contre Mithridate, et pour lui conférer des pouvoirs extraordinaires. En vertu de cette loi, Pompée se trouvait réunir le commandement de plusieurs armées qui auparavant avaient eu des généraux indépendants. Il conservait la direction de l'immense flotte de la république, et les gouverneurs de toutes les provinces asiatiques, préteurs, proconsuls, etc., devenaient ses lieutenants. La loi Manilia fut adoptée malgré la vive opposition du parti aristocratique. - C. Manilius T. P. magna indignatione nobilitatis legem tulit ut Pompeio Mithridaticum bellum mandaretur (Epit. C). - Cfr. Plut., Pomp., 30. - Dio Cass., 36, 25. - App., Mithr., 97.

(11)  Ascon., Arg. in Or. in tog. cand.

(12)  Id., ibid.

(13)  Il y en avait sept : Cicéron, Antonius, Catilina, Sulpicius Galba, L. Cassius Longinus, Q. Cornificius, et C. Licinius Sacerdos (Ascon., ibid.)

(14)  Ascon., Arg. in Or. in tog. cand.

(15)  Il paraît que, de la part de Cicéron, cette transaction ne fut pas tout à fait désintéressée, et qu'il aurait stipulé pour lui-même une part dans les profits que ferait Antonius dans sa province (Cfr. Schütz, Cic., Epist., t. I, p. 49).

(16)  Voir, pour l'influence des Italiotes dans les comices, Q. Cicéron (De Petit. consul., I, 8 et passim).

(17)  Cfr. App., Civ., 1, 7, 8, 9, Il, 18. - Niebuhr, Des Colonies romaines et latines. - Guerre sociale, § I.

(18)  Les auspices étaient nécessaires pour les cérémonies religieuses qui précédaient la fondation des colonies et les partages de terres. Donner les auspices aux décemvirs, c'était les soustraire à l'intervention de tous les autres magistrats, et les assimiler à des consuls ou à des préteurs.

(19)  Parmi les trente-cinq tribus, on devait en tirer au sort dix-sept qui nommeraient les décemvirs. Il suffisait donc d'en séduire ou d'en acheter neuf pour être maître de l'élection (Cfr. Cic., de Leg. ag., passim).

(20)  Guerre sociale, § 4.

(21)  Cic., Pro C. Rabir. per. reo., 2, 3. - Dio Cass., 37, 26.

(22)  Cic., Pro Rabir., 11. - Dio Cass., 37, 26.

(23)  Aurel. Victor., Saturn.

(24)  Dio Cass., 37, 27. - Suet., Jul., 12.

(25)  Crimen majestatis est cum ea violantur in quibus vel regis, vel magistratus, vel populi amplitude et summa potestas versatur (Forcellini).

(26)  Perduelles dicuntur hostes ut perfecit sic perduellum ; et duellum id postea bellum. Ab eadem causa facta Duellona, Bellena (Varr., De L. L. verbe Perduellis). - Iste (Labienus) omnes et suppliciorum et verborum acerbitates non memoria vestra ac patrum vestrorum, sed ex annalium monurnentis atque ex regum commentariis conquisierit (Cic., Pro Rabir., 5).

(27)  Le perduellis était pendu ou crucifié, comme l'indique cette formule : «I, lictor, colliga manus, caput obnubito, arbori infelici suspendito». (Cic., Pro Rabir., 4.) D'autres fois le coupable était battu de verges et décapité (Liv., 7, 19). - Aliud est crimen majestatis, aliud perduellionis crimen. Hoc enim sub illo, tanquam species in genere ita comprehenditur, ut crimen sit imminutae majestatis et gravissimum et atrocissimum. Quatuor inter majestatis et perduellionis crimen differentias reperio. la Est quod majestatis crimine tenentur ii qui vel partem aliquam R. P. laeserunt ; perduellionis autem crimen in eos cadit qui summam R. P. labefacere conati sunt. - 2a Quod majestatis crimen in foro apud praetorem agebatur, perduellio autem a duumviris judicabatur. - 3a Quod majestatis crimen non morte, sed exsilio, muletabatur ; perduellionis vero damnatum carnifex in campo Martin in crucem tollebat. - 4a Majestatis crimen rei morte obliteratur, perduellionis memoria etiam post mortem damnatur (Calvini Lexicon jurid., verbo Perduellis).

(28)  Ut nihil posthac auctoritas senatus, nihil consulare imperium, nihil consentio bonorum contra pestem et perniciem civitatis valeret, idcirco in his rebus evertendis, unius hominis senectus, infirmitas, solitude tentata est (Cic., Pro Rabir., 1).

(29)  Cfr. Cic., Pro Rabir., 5, 12.

(30)  Id., ibid., 9. Probablement une statue ou un buste en cire coloriée.

(31)  Id., ibid., 3.

(32)  Id., ibid., 6.

(33)  Quum omnes Octavii, Metelli, Julii, etc. (id., ibid., 7). - C. Marium quem vere patrem patriae, parentem, inquam, vestrae libertatis atque hujusce reipublicae possumus dicere (id., ibid., 10).

(34)  Quae mihi ex hominum vita, ad deorum religionem et sanctimoniam demigrasse videntur (id., ibid., 10). - Le discours de Cicéron ne nous est parvenu que mutilé, et il règne encore une certaine obscurité sur la manière dont tout le procès fut conduit. J'ai suivi surtout pour guide Dion Cassius, dont l'autorité me semble du plus grand poids. Cependant son témoignage a été contesté par des auteurs graves. Suivant Niebuhr, le sénat aurait cassé l'arrêt des duumvirs pour excès de pouvoir, attendu qu'ils n'avaient été nommés juges que par un préteur, et non par le peuple, ainsi que l'usage l'exigeait. Il ajoute que Cicéron ne plaida devant le peuple (ad Quirites) que pour éviter à son client une amende considérable à laquelle Labiénus voulait le faire condamner, désespérant d'obtenir une vengeance plus complète. M. Orelli semble partager cette opinion de Niebuhr, et la modifie en admettant que l'amende était si forte, que Rabirius, hors d'état de la payer, aurait été contraint de s'exiler avant le dépouillement du scrutin, ainsi que les lois romaines le permettaient. - Le savant éditeur de Cicéron se fonde sur trois passages du plaidoyer pour Rabirius, qu'il importe de rappeler ici. Le premier contient une allusion à l'amende demandée par Labiénus en surcroît de peine. «Nam quid ego ad id longam orationem comparem, quod est in eadem multae irrogatione perscriptum, hunc nec suae nec alienae pudicitim pepercisse». (Pro. Rabir., 3.) Le second passage, selon M. Orelli, indiquerait que Cicéron était parvenu à faire écarter le fait on plutôt la formule de perduellion. «Nam de perduellionis judicio quod a me sublatum criminari soles, meum crimen est, non Rabirii». (Ibid.) Enfin, la péroraison du plaidoyer semble à Niebuhr et à M. Orelli une preuve que pour Rabirius il s'agissait de l'exil seulement, et non d'un supplice capital : «Neque a vobis jam bene vivendi, sed honeste moriendi, facultatem petit ; neque tam ut domo sua fruatur, quam ne patrio sepulchro privetur, laborat. Nihil aliud jam vos orat atque obsecrat, nisi uti ne se legitimo funere et domestica morte privetis ; ut eum, qui pro patria nullum unquam mortis periculum fugit, in patria mori, patiamini». (Ibid., 12.) - Avant de proposer une interprétation des passages précédents qui les mettra d'accord avec le récit de Dion Cassius, je dois d'abord faire deux observations générales : 1° La plupart des mouvements oratoires de cet admirable plaidoyer seraient presque ridicules par leur exagération, s'il ne s'agissait pas de la peine capitale. Ce qui est touchant et sublime lorsque la vie d'un homme est en question, n'est plus qu'enflure de style lorsque c'est la bourse seulement qui est menacée. Je ne puis admettre que Cicéron ait fait un tel abus de son éloquence. 2° Le sénat avait-il le pouvoir d'écarter l'accusation de perduellion ? Cela est douteux ; mais en l'admettant même, pourquoi porter le jugement devant le peuple ? A quoi bon la provocation de Rabirius ? Enfin, si l'appel au peuple ou une décision du sénat avait annulé le jugement des duumvirs, l'accusation de Labiénus n'en subsistait pas moins ; le tribunal était changé seulement.
Cette dernière réflexion me conduit à l'examen du passage où Cicéron se vante d'avoir fait disparaître le jugement de perduellion. Mais, du moment où la provocation avait eu lieu, le jugement des duumvirs était non avenu. Labiénus pouvait se plaindre qu'on eût ainsi détruit l'effet du premier arrêt ; peut-être même contestait-il à Rabirius le pouvoir d'en appeler au peuple, attendu que, déclaré perduellis, c'est-à-dire étranger, ennemi, il n'avait plus le droit d'invoquer un privilège des citoyens romains. La part que Cicéron se vante d'avoir prise à cette annulation de la première sentence peut s'expliquer par la supposition, qu'en sa qualité de consul, il avait déclaré les duumvirs incompétents, ou même simplement qu'il avait conseillé à Rabirius d'en appeler au peuple.
Quant à la péroraison, je ferai remarquer que les expressions dans lesquelles on voit une allusion à l'exil de Rabirius ne sont pas tellement précises qu'on ne puisse les interpréter dans le sens que je soutiens. En effet, ces mots : honeste moriendi facultatem, ne patrie sepulchro privetur, legitimo funere et domestica morte, in patria mori, peuvent s'appliquer à un perduellis comme à un exilé. Le perduellis était livré à une mort infâme ; il n'avait pas de funérailles, pas de tombeau ; on jetait son cadavre aux gémonies ; enfin, il mourait sans patrie, car il était renié par ses concitoyens. Mais j'admets qu'il soit ici question d'exil, qu'en conclure ? Rabirius en avait appelé au peuple ; il avait usé du privilège de citoyen. Comme citoyen, il pouvait s'exiler avant que les suffrages eussent été recueillis, avant qu'il eût perdu le titre de citoyen par ces mêmes suffrages : sur ce point, je me rapproche de l'opinion de M. Orelli ; mais je ne puis croire avec lui que Rabirius dût s'exiler pour éviter une amende.
J'arrive enfin à la première phrase que j'ai citée : «Quod in eadem multae irrogatione perscriptum, hunc nec suae nec alienae pudicitiae pepercisse. - Mais qu'y a-t-il d'étonnant à ce que Labiénus, accusant son adversaire sur un grand nombre de chefs, ait conclu à une peine différente pour chacun ? Il demande le supplice réservé au perduellis pour le meurtre de Saturninus, une amende pour des actes de débauche ; il veut la mort de Rabirius et la ruine de sa maison : c'est une vengeance toute romaine. Nous verrons bientôt Caton conclure à la mort de Lentulus et à la confiscation de ses biens.
Si je me suis étendu, trop longuement peut-être, sur le procès de Rabirius, c'est qu'il doit jeter, je pense, quelque lumière sur un autre procès beaucoup plus important, celui des complices de Catilina, qui fait le sujet principal de ce travail.

(35)  Dio Cass., 37, 28. - César était peut-être, de tous les Romains, le moins cruel. Sa douceur, vantée par tous les écrivains, tenait probablement à la délicatesse de son organisation. Il se faisait un jeu de la vie des hommes ; mais il n'aimait pas à les voir souffrir : or, de son temps, c'était une exception digne d'être remarquée. Qu'on se représente des hommes habitués à égorger de leurs mains des boeufs et des moutons, à fouiller dans leurs entrailles palpitantes pour y chercher des signes de l'avenir. Ce métier de boucher, que tout Romain d'un rang élevé exerçait fréquemment, suffisait pour les endurcir ; mais ce n'était rien en comparaison de leurs amusements favoris, les combats de gladiateurs. Une centaine de braves gens, prisonniers de guerre, s'entretuaient devant une nombreuse et brillante assemblée, où les vestales, timides vierges, avaient les meilleures places, c'est-à-dire les plus près de l'arène. On se pressait pour voir sur la figure des mourants le combat que se livraient la vanité et la douleur. Avec une éducation semblable, qui peut s'étonner de la cruauté des Romains ? Voici un trait de César qui prouve, ce me semble, cette horreur ou ce dégoût pour la souffrance, que ses contemporains ont appelé douceur et humanité : Fort jeune encore, il fut pris par des pirates sur les côtes d'Asie, et mis à rançon. En attendant l'argent, il s'amusait à lire aux pirates qui le gardaient des harangues grecques de sa composition ; car il venait d'achever sa rhétorique. Les pirates, mauvais juges sans doute, avaient encore le défaut d'être trop francs. Ils critiquèrent sans mesure le jeune orateur, qui, avec toute la morgue d'un grand seigneur romain (c'était bien autre chose qu'un grand seigneur d'aujourd'hui), les traitait de barbares, qu'il ferait mettre en croix pour leur apprendre à s'y mieux connaître. Le jour de sa délivrance arrivé, César quitta ses hôtes, en leur payant le double de ce qu'ils avaient demandé ; mais, dans le premier port où il aborda, il arma secrètement quelques galères, et prit si bien ses mesures, que tous les pirates tombèrent entre ses mains. Le gouverneur romain qui commandait dans ces parages voulait les vendre pour en faire de l'argent. César ne lâcha pas ses prisonniers, et ordonna qu'on les mît en croix : il le fallait, pour que son histoire fût plaisante à raconter devant la bonne compagnie de Rome ; mais il se représenta ce long et horrible supplice de la croix, et, au risque de gâter son histoire, il voulut qu'on coupât la gorge à tous ces malheureux avant de les crucifier. Cette anecdote peut montrer combien il est difficile de juger les anciens avec les idées de notre temps (Suet., Jul., 74.- Plut., Caes., 2).

(36)  Pseudo-Ascon., in Divin., p. 102. - Liv., Epit., 89.

(37)  Plut., Tib. Gracchus, 19.

(38)  Dio Cass., 37, 37.

(39)  Gell., I, 12.

(40)  Sed contra Julius Caesar, XVI Auspiciorum libro, negat nundinis concionem advocari posse (Macrob., Sat., 1, 16). - Caesar in auguralibus, si sincera pecus erat (Prisc., lib. 6, col. 719). - Nam Julius Caesar ut siderum motus, de quibus non indoctos libros reliquit, ab Aegyptiis disciplinam hausit (Macrob., Sat., 1, 16). - Voir dans l'édition d'Oberlin quelques fragments de ces livres astronomiques.

(41)  Plut., Caes., 7.

(42)  Id., ibid. - Suet., Caes., 13.

(43)  A. du R. 691. - Plut., Caes., 8. - Dio Cass., 37, 44.