Livre XISommaire 

I

Tu peux te procurer immédiatement tous les biens que tu cherches à acquérir par de si longs détours ; pour cela, tu n'as qu'à ne pas te nuire à toi-même. Tout se réduit à mettre de côté le passé, à laisser l'avenir à la Providence, à régler le seul présent, d'après les lois de la piété et de la justice : de la piété, pour savoir être heureux de la part qui t'est faite en ce monde, puisque c'est la nature qui a fait ce destin pour toi et qui t'a fait pour ce destin ; de la justice, pour que tu dises toujours le vrai, en toute liberté et sans réticence, pour que tu agisses conformément à la loi et dans la mesure de chaque chose, pour que tu ne sois jamais arrêté par la perversité des autres hommes, ni par leurs opinions, ni par leurs paroles, pour que tu ne cèdes pas à tes sens, ni aux suggestions de cette chair qui n'est que ton enveloppe matérielle, et dont ce qui en souffre a seul à s'inquiéter. Si donc, à quelque moment qu'il te faille sortir de la carrière, tu es prêt à tout abandonner, uniquement occupé de l'âme qui te gouverne et de la partie divine de ton être ; si tu ne crains jamais de cesser de vivre, mais seulement de ne pas vivre comme le veut la nature ; alors, tu deviendras un homme digne du monde qui t'a produit ; tu cesseras d'être un étranger dans ta patrie ; tu ne t'étonneras plus désormais de tout ce qui arrive chaque jour, comme si c'étaient là des choses absolument inopinées ; et tu ne seras plus le jouet des événements.

 

 

§ 1. Tu peux te procurer immédiatement. C'est à lui-même que Marc-Aurèle adresse ces conseils plus encore qu'il ne les adresse à son lecteur ; car il ne faut point oublier que c'est pour lui seul qu'il écrit et pour régler sa propre conscience. Ce n'est pas un auteur qui parle au public, ni un moraliste qui fait la leçon aux autres ; c'est une âme sérieuse et attentive qui veut se rendre compte intimement de ce qu'elle est et de ce qu'elle doit être. - Le passé. Sur lequel nous ne pouvons plus rien, mais qui peut encore nous être utile par les leçons qu'il renferme. - Laisser l'avenir à la Providence. Sans cesser de coopérer à notre propre conduite. - Le seul présent. Qui seul nous appartient, bien qu'il nous échappe à tout instant. Voir plus bas, § 26. - La nature. En d'autres termes, Dieu. - Pour que tu dises toujours le vrai. C'est un des préceptes principaux de la sagesse pratique ; et l'amour imperturbable de la vérité est une des premières conditions de la vertu, qui doit avoir en horreur tout mensonge et toute fausseté. - Et dont ce qui en souffre a seul à s'inquiéter. L'âme doit opposer une patience invincible aux maux du corps, mais ne pas s'en troubler. Voir plus haut la même pensée, liv. VIII, § 40, et liv. VI, § 32. - Uniquement occupé de l'âme. Marc-Aurèle a pratiqué, au moment de la mort, ce qu'il se recommande ici à lui-même et ce qu'il nous conseille. - De la partie divine de ton être. Voir plus haut, liv. V, § 21 et passim. - Du monde qui t'a produit. C'est-à-dire, de Dieu, qui t'a donné l'être et qui régit l'univers entier.

II

Dieu voit les âmes toutes nues, et dépouillées de ces enveloppes charnelles, de ces feuillages et de ces impuretés qui les cachent. C'est par son intelligence toute seule que Dieu touche aux seuls êtres qui soient émanés de lui, pour s'écouler et descendre dans leur condition actuelle. Si tu parviens en ceci à imiter l'exemple de Dieu même, tu te débarrasseras de bien des agitations qui te déchirent ; car celui qui ne tient pas compte de cette masse de chair où il est plongé, ne s'inquiétera guère, à plus forte raison, d'un vêtement, d'une maison, de la renommée qu'il peut avoir, ni de tout ce vain attirail et de toute cette mise en scène.

 

 

§ 2. Dieu voit les âmes toutes nues. On ne peut dire mieux. - C'est par son intelligence toute seule. C'est la seule idée qu'on puisse se faire de l'action de Dieu sur les créatures, qu'il a produites. Tout esprit, c'est par là qu'il agit sur les esprits secondaires auxquels il a donné l'existence. - A imiter l'exemple de Dieu. C'est-à-dire, à voir ton âme et celle de tes semblables de la même manière que Dieu les voit, en écartant tout ce qui les entoure et les dérobe à la vue. - D'un vêtement, d'une maison... De là, le profond dédain du philosophe, d'un Socrate par exempie, pour tout ce qui est extérieur. Cependant il y a dans ce sage dédain une mesure que l'école cynique et le Stoïcisme lui-même n'ont pas toujours su garder. Cette limite est celle qu'imposent les convenances sociales et le respect humain. C'est une juste condescendance pour les opinions ou les faiblesses d'autrui. Voir plus haut, liv. VII, § 60.

III

Trois éléments entrent dans la composition totale de ton être : le corps, le souffle de vie qui t'anime, et l'intelligence. De ces trois éléments, deux te regardent bien, en ce sens que c'est à toi d'en prendre soin ; mais en vérité, il n'y a que le troisième qui soit réellement tien. Si tu sais écarter loin de toi, je veux dire de ta pensée, tout ce que font les autres hommes, tout ce qu'ils disent ; si même tu en écartes tout ce que personnellement tu as pu faire jadis, ou tout ce que jadis tu as pu dire, tout ce qui te trouble dans l'avenir, tout ce qui ne concerne que le corps qui t'enveloppe et le principe de vie que tu as reçu à ta naissance, sans que tu y sois pour rien, tout ce que roule à l'extérieur le tourbillon dont les flots t'environnent, de telle manière que la force intelligente, dégagée de l'empire du destin, pure et libre, vive de son propre fonds, pratiquant la justice, acceptant tout ce qui lui arrive, et ne disant jamais que la vérité ; si, dis-je, tu isoles de ton esprit ainsi disposé toutes les relations du corps, dont il subit le contact, du temps qui doit suivre, du temps qui a précédé, tu deviendras comme le dit Empédocle :

Un Sphaerus arrondi, goûtant son fier repos.

Et enfin, si tu t'appliques à ne vivre que là où tu vis, c'est-à-dire dans le présent, à ces conditions, tu pourras jusqu'à la mort passer ce qui te reste d'existence sans trouble, avec dignité, et en un constant accord avec le génie qui te gouverne.

 

 

§ 3. Trois éléments. On peut distinguer en effet ces trois éléments ; mais on peut aussi les réduire à deux, l'âme et le corps. Le souffle vital, le principe de vie fait partie du corps, qui ne serait rien sans lui. - Il n'y a que le troisième qui soit réellement tien. Attendu qu'il est le seul dont nous puissions disposer en toute liberté. - Comme le dit Empédocle. Le vers d'Empédocle est déjà cité plus haut, liv. VIII, § 41. - Le génie qui te gouverne. La partie divine de notre être, comme il est dit plus haut, § 1.

IV

Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l'opinion des autres. Si un Dieu veillant sur nous, ou un maître plein de sagesse, nous prescrivait de ne concevoir aucune pensée, de ne faire aucune réflexion sans l'exprimer à l'instant même où nous l'aurions dans l'esprit, nous serions incapables de supporter cette contrainte un seul jour. Tant il est vrai que nous respectons l'opinion que les autres se font de nous, bien plutôt que l'opinion que nous en avons nous-mêmes !

 

 

§ 4. Que de l'opinion des autres. C'est une réflexion qui a frappé aussi Pascal, et il explique cette apparente contradiction, dans ses Pensées, article 1, § 5 : «Il estime si grande la raison de l'homme que, quelque avantage qu'il ait sur la terre, s'il n'est placé avantageusement aussi dans la raison de l'homme, il n'est pas content. C'est la plus belle place du monde». Mais Pascal ne compare pas, comme Marc-Aurèle, l'opinion qu'on a de soi à l'opinion qu'en ont les autres. - Nous respectons. Il y a bien là aussi quelque sentiment de crainte, quand l'âme n'est pas très ferme.

V

Comment est-il possible de concevoir que les Dieux, qui ont ordonné si bien les choses et avec tant d'amour pour l'humanité, n'aient oublié qu'un seul point, à savoir que ces quelques hommes, qui ont été complètement bons, qui furent en quelque sorte presque toute leur vie en commerce étroit avec la divinité, qui sont entrés le plus avant dans sa familiarité, par leurs oeuvres saintes et par leurs pieux sacrifices, ne reviennent plus à la vie une fois qu'ils sont morts, et qu'ils s'éteignent à jamais ? Puisqu'il en est ainsi, sois bien persuadé que, s'il avait fallu qu'il en fût autrement, les Dieux l'eussent certainement fait ; que, si cet arrangement eût été juste, il aurait été possible ; et que, s'il eût été conforme à la nature, la nature n'eût pas manqué de le produire. De ce que cela n'est pas de cette façon, puisqu'on effet il n'en est pas ainsi, tire cette conclusion convaincante qu'il ne fallait pas que cela fût. Toi-même, tu peux voir aisément que tenter une telle recherche, c'est faire le procès à Dieu. Mais nous ne pourrions pas même élever ces objections contre les Dieux, s'ils n'étaient pas souverainement bons et justes envers nous. Que si c'est là une vérité évidente, il n'est pas moins clair que les Dieux n'auraient pas laissé passer, dans l'ordonnance de ce monde, quelque chose qui, par une négligence étrange, eût été contraire à la justice et à la raison.

 

 

§ 5. Ne reviennent plus à la vie. La réponse que Marc-Aurèle fait à cette question est aussi la seule qu'on puisse y faire. Les choses sont ainsi, parce que Dieu a trouvé bon qu'elles le fussent. Mais la vie qui nous est accordée a d'autant plus de prix qu'elle est unique, et qu'il n'est plus possible de la recommencer. C'est là un témoignage de plus de la sagesse de Dieu. Ce qui donne si peu de valeur à la vie chez les peuples bouddhiques et même brahmaniques, c'est la croyance à la transmigration. Une existence qui peut avoir été précédée et qui peut être suivie de milliers d'autres, perd bien vite toute importance - Eût été contraire à la justice et à la raison. C'est réellement chose impossible et absolument contradictoire.

VI

Apprends à faire par l'habitude les choses mêmes qui te répugnent. C'est ainsi que la main gauche, qui est cependant la plus inhabile, faute d'habitude, tient la bride plus solidement que la main droite, parce qu'elle a été dressée à la tenir.

 

 

§ 6. Par l'habitude. C'est en effet un des instruments les plus puissants dont l'homme puisse se servir ; mais, au début, il faut beaucoup d'énergie ; et, dans la suite, beaucoup de constance.

VII

L'état de corps et d'âme où il faut être quand la mort viendra nous surprendre, la brièveté de la vie, le gouffre insondable du temps, soit en arrière, soit en avant, la fragilité de toute matière...

 

 

§ 7. L'état de corps et d'âme... La phrase est inachevée dans le texte, comme dans la traduction. - Le gouffre insondable du temps, soit en arrière, soit en avant. Pascal n'a rien dit de plus grand ni de plus vrai. Les deux abîmes de grandeur et de petitesse sont moins frappants que les abîmes de la durée.

VIII

Considérer les causes toutes nues sans les écorces qui les cachent ; apprécier les intentions sans les actes ; bien peser ce que c'est que la douleur, ce que c'est que le plaisir, ce que c'est que la mort, ce que c'est que la gloire ; voir comment on se crée à soi-même tous ses tourments, comment on n'est jamais arrêté par un autre que soi, et comment l'importance des choses dépend uniquement de l'idée qu'on s'en forme.

 

 

§ 8. Les causes toutes nues sans les écorces. Voir plus haut, § 2, des expressions toutes semblables. Toutes les réflexions indiquées dans ce paragraphe sont celles que Marc-Aurèle se recommande, et se propose d'avoir le plus habituellement présentes à l'esprit. Ce sont les objets de ses méditations les plus constantes et les plus utiles.

IX

Dans l'usage qu'on fait des principes par lesquels on se guide, il faut ressembler à l'athlète exercé à tous les genres de luttes plutôt qu'au gladiateur, qui ne connaît qu'une seule manière de combattre. Le gladiateur, une fois qu'il a perdu le glaive qu'il tient, n'a plus qu'à mourir, tandis que l'athlète du Pancrace a toujours ses mains à sa disposition, et il n'a qu'à les manoeuvrer énergiquement.

 

 

§ 9. Exercé à tous les genres de luttes. C'est le Pancrace, espèce de lutte où les adversaires, n'ayant que leurs poings, ne pouvaient perdre ces armes naturelles, et s'en servaient jusqu'à la fin du combat. - Qui ne connaît qu'une seule manière de combattre. C'est la paraphrase du mot dont se sert le texte.

X

Voir ce que les choses sont dans leur réalité, en y distinguant leur matière, leur cause et leurs conséquences.

 

 

§ 10. Leur matière, leur cause. Voir plus haut, liv. VII, § 54, et passim.

XI

Quelle admirable puissance l'homme n'a-t-il pas, puisqu'il lui est donné de ne faire que ce que Dieu doit approuver, et d'accepter toujours le destin que Dieu lui fait !

 

 

§ 11. Quelle admirable puissance. La grandeur morale de l'homme a été profondément sentie par le Stoïcisme, dont Marc-Aurèle se fait ici l'écho en termes excellents. - Ne faire que ce que Dieu doit approuver. En voulant toujours le bien, et en le pratiquant dans la mesure où on le peut. - Accepter toujours le destin. C'est la résignation et la confiance à la bonté de Dieu, sentiments que Marc-Aurèle recommande sans cesse. Sénèque les avait aussi recommandés avant lui.

XII

Ne jamais s'en prendre aux Dieux pour ce qui est conforme aux lois de la nature ; car les Dieux ne font jamais rien de mal, ni volontairement, ni involontairement ; ne pas s'en prendre davantage aux hommes ; car leurs fautes sont toujours involontaires. En résumé, ne s'en prendre jamais à personne.

 

 

§ 12. Les Dieux ne font jamais rien de mal. En effet, les deux idées de mal et de Dieu sont contradictoires, parce que Dieu est la source infinie du bien. C'est, d'ailleurs, une théorie que le Stoïcisme avait empruntée à Platon et à Socrate. - Leurs fautes sont toujours involontaires. Théorie platonicienne, qui n'est pas toujours aussi vraie que charitable. Voir plus haut, liv. VII, § 22. - Ne s'en prendre jamais à personne. C'est l'absolue résignation, qui n'est pas sans danger, si elle mène à l'indifférence absolue.

XIII

C'est être bien ridicule, ou étrangement inexpérimenté, que de s'étonner de quoi que ce soit dans la vie !

 

 

§ 13. Que de s'étonner de quoi que ce soit dans la vie. C'est le Nil mirari de la sagesse antique. Si l'âme est énergiquement préparée à tout, y compris la mort même, elle n'a à s'étonner de rien, parce qu'elle ne craint rien. La résolution morale fait ici plus encore que l'expérience ; les leçons de la philosophie sont plus puissantes que la pratique, si on les comprend bien et si on les accepte dans toute leur étendue.

XIV

Ou il n'y a dans le monde qu'une nécessité aveugle et un arrangement d'où l'homme peut sortir ; ou bien, il y a une Providence miséricordieuse ; ou enfin, il n'y a qu'une confusion infinie, sans cause supérieure. Si c'est une nécessité insurmontable, à quoi bon luttes-tu contre elle ? Si c'est une Providence, qui permet qu'on la fléchisse, rends-toi digne de recevoir l'appui de la divinité. Si c'est une confusion sans aucun maître qui la dirige, prends-en bravement ton parti, puisque toi du moins, dans cette affreuse tourmente, tu as le bonheur de porter en toi une intelligence qui peut te diriger. Si le flot t'emporte, qu'il emporte donc cette chair dont ton corps est formé, ce souffle qui t'anime, et tout le reste également ; mais, quant à ton intelligence, il ne l'emportera pas.

 

 

§ 14. Une nécessité aveugle. C'est le destin, dans le sens où l'avait entendu l'antiquité, jusqu'aux temps d'Anaxagore, de Socrate et de Platon. - Une Providence miséricordieuse. C'est la croyance du Stoïcisme, au temps de Marc-Aurèle, et surtout celle de Marc-Aurèle lui-même. - Une confusion infinie. C'est la négation de l'intelligence dans le monde. - Qui permet qu'on la fléchisse. Les sacrifices des anciens impliquaient essentiellement cette croyance. - De porter en toi une intelligence. C'est un fait que nous atteste irrécusablement la conscience, mais que quelques doctrines se sont obstinées à méconnaître. - Il ne l'emportera pas. C'est le même sentiment de stoïcisme inébranlable qui a inspiré les fameux vers d'Horace : «Si fractus illabatur orbis Impavidum ferient ruinae». Voir plus haut, dans ce livre, la fin du § 3.

XV

Eh quoi ! la lumière de la lampe resplendit et ne cesse point de briller jusqu'au moment où elle s'éteint ; et la vérité, la justice, la sagesse, qui sont en toi, s'éteindraient avant toi-même !

 

 

§ 15. La vérité, la justice, la sagesse. Qui sont les lumières de la raison humaine.

XVI

Quand quelqu'un me paraît avoir commis une faute, je me demande : «Suis-je bien sûr que ce soit là une faute de sa part ?» Et si, de fait, il est réellement coupable, je me dis : «Ne s'est-il pas déjà comdamné lui-même ?» Alors, c'est bien à peu près comme s'il s'était arraché les yeux de ses propres mains. Prétendre que le méchant ne fasse pas le mal, c'est comme si l'on prétendait que le figuier n'ait pas de suc dans ses figues, que les enfants à la mamelle s'abstiennent de vagir, que les chevaux ne hennissent pas ; c'est vouloir empêcher tant d'autres choses non moins nécessaires. Pouvait-on attendre autre chose d'un homme qui a une pareille complexion ? Guéris donc cette complexion même, si tu es si habile.

 

 

§ 16. Je me demande. Cette méthode de suspendre son jugement et d'examiner avant de condamner, est un excellent conseil de charité. - N'ait pas de suc dans ses figues. Voir plus haut, liv. IV, § 6, la même pensée exprimée par la même image.

XVII

Si la chose n'est pas convenable, ne la fais pas ; si elle n'est pas vraie, ne la dis point. Que ce soit toujours là tes motifs d'agir.

 

 

§ 17. Ne la fais point... ne la dis point. C'est la première partie de la formule stoïcienne : Abstiens-toi.

XVIII

Pour toute espèce de choses, regarde toujours ce qu'est en lui-même l'objet qui te produit cette apparence sensible ; analyse cet objet en y distinguant la cause, la matière, la conséquence, et en calculant l'intervalle de temps où il faudra nécessairement qu'il cesse d'exister.

 

 

§ 18. Regarde toujours... Marc-Aurèle a très souvent répété ce précepte, qui consiste à examiner la chose dans ce qu'elle est essentiellement, sans la confondre avec l'impression sensible qu'elle nous cause, et avec l'idée que nous nous en faisons. C'est juger par la raison seule, indépendamment de la sensibilité. - L'intervalle de temps. Voir plus haut, liv. V, § 23.

XIX

Comprends donc enfin que tu portes en toi quelque chose de plus noble, quelque chose de plus divin que tous ces objets qui causent tes impressions, et te font mouvoir tout d'un coup, comme les fils font mouvoir la marionnette. En ce moment, quelle est au vrai la disposition de ton âme ? N'est-ce pas la crainte ? N'est-ce pas le soupçon ? N'est-ce pas le désir, ou quelque autre passion aussi peu louable ?

 

 

§ 19. Quelque chose de plus divin. La raison, qui, dans une certaine mesure, permet à l'homme de ressembler à Dieu. - Et te font mouvoir tout d'un coup. J'ai dû paraphraser le texte pour rendre toute la force du mot dont il se sert. - La disposition de ton âme. Voir plus haut, liv. X, § 24.

XX

En premier lieu, ne faire quoi que ce soit au hasard, ou sans le rapporter à un but. En second lieu, ne rapporter jamais l'acte qu'on fait à une autre fin que celle même de la communauté.

 

 

§ 20. Ne faire quoi que ce soit au hasard. Le Stoïcisme n'a pas donné de conseil meilleur ni plus pratique ; et, comme la règle supérieure de sa morale, c'est le dévouement absolu au bien, cette vigilance constante sur soi-même confère à la vie un sérieux qu'elle ne peut avoir qu'à cette condition. - La Communauté. C'est-à-dire, dans le langage stoïcien, l'ordre universel des choses, qui comprend l'ordre dans la société et les rapports de l'homme avec ses semblables, à côté de ses rapports avec Dieu. Voir, un peu plus bas, le § 24 de ce livre, et plus haut, liv. II, § 16 et 17, et liv. XI, § 24.

XXI

Il ne s'écoulera pas beaucoup de temps encore pour que toi-même tu ne sois absolument rien, non plus que chacune de ces choses que tu vois présentement, non plus que chacun de ceux qui présentement vivent avec toi. La nature veut que tout change, que tout se transforme, que tout périsse, pour que d'autres êtres puissent à leur tour succéder à ce qui est.

 

 

§ 21. Il ne s'écoulera pas beaucoup de temps. Voir plus haut, liv. IX, la fin du § 28 et le § 32. - Qui présentement vivent avec toi. Voir plus haut, le septième précepte du § 18, du liv. XI. - La nature veut que tout change. Il est vrai que cette mobilité perpétuelle des choses devrait les rendre bien méprisables à nos yeux, si nous ne nous disions en même temps que c'est la loi.

XXII

Sache bien que les choses ne sont que l'idée que tu t'en fais. Or cette idée dépend toujours de toi ; supprime-la donc, quand tu le veux ; et, ainsi qu'un vaisseau qui a doublé un promontoire, tu trouveras une mer calme, une pleine tranquillité, et un port où les vagues ne pénètrent plus.

 

 

§ 22. Les choses ne sont que l'idée que tu t'en fais. C'est une des maximes favorites du Stoïcisme ; elle est vraie, à certains égards ; mais elle est excessive. Sans doute, nous exagérons souvent les maux ou les biens par l'idée que nous nous en faisons. Mais les choses ont une nature propre, qu'il ne nous est pas possible de changer. Il est bon de n'y pas céder, par trop d'indulgence pour nous-mêmes ; mais il y a des limites à notre résistance, et c'est la sensibilité qui pose ces limites. - Une mer calme... un port. Images fort bien choisies, qui étaient neuves au temps de Marc-Aurèle, si aujourd'hui elles nous paraissent un peu vieilles.

XXIII

Une action isolée, quelle qu'elle soit, quand elle cesse en son temps, ne souffre en rien dans le mérite qu'elle peut avoir, par cela seul qu'elle a cessé ; celui qui a fait cette action ne souffre pas davantage par ce motif unique que cette action a dû cesser d'être. En vertu de la même raison, cet ensemble d'actes successifs qui est ce qu'on appelle la vie, n'est pas mis à mal par cela seul qu'il cesse son cours, pas plus que ne souffre celui qui met un terme opportun à cet enchaînement d'actions qui se suivent. C'est la nature qui marque le temps opportun et la limite. Parfois, c'est la constitution même de chaque individu, quand il sent le poids de la vieillesse. Mais, d'une manière générale, c'est la nature universelle qui nous prescrit ce terme inévitable, parce qu'il faut que ses parties changent perpétuellement, pour que le monde dans sa totalité soit éternellement jeune et florissant. Or tout ce qui est dans l'intérêt de l'ensemble est toujours bon et vient toujours à point. Donc la cessation de la vie n'est un mal pour personne, parce qu'elle n'a rien de honteux, attendu qu'elle est absolument involontaire et qu'elle ne blesse en quoi que ce soit l'intérêt de la communauté. On peut même dire qu'elle est un bien, du moment qu'elle est opportune et utile pour l'ensemble des choses, et qu'elle rentre dans leur cours régulier. C'est qu'en effet l'homme est porté par la main de Dieu, quand il se porte vers le même but que Dieu lui-même, et qu'en pleine connaissance de cause, il s'associe à ses desseins.

 

 

§23. Cet ensemble d'actes successifs... qu'on appelle ta vie. La pensée n'est peut-être pas très juste, attendu qu'après un acte isolé, on s'attend à d'autres actes qui doivent y succéder, tandis que la mort est une cessation absolue de toute activité. Mais ce qui est vrai, c'est que chacun de nous doit regarder sa propre mort comme rentrant dans l'ordre universel des choses, et comme un décret de Dieu. Voir plus haut, liv. IX, § 21. - Celui qui met un terme opportun. Il s'agit évidemment du suicide, que permettait le Stoïcisme. - C'est la nature qui marque le temps opportun. Pour la presque totalité des hommes, c'est la nature qui met fin à leur existence ; car le suicide aveugle ou réfléchi n'est toujours que l'exception. Un peu plus haut, liv. VI, § 49, Marc-Aurèle a dit que la mort n'a pas plus d'importance pour nous que n'en a le poids de notre corps. - Eternellement jeune et florissant. Voir plus haut, liv. VII, § 25, une expression presque semblable. - Dans l'intérêt de l'ensemble. Sous une forme plus personnelle et avec une sorte d'enthousiasme, Marc-Aurèle a déjà exprimé, plusieurs fois, sa soumission absolue à la volonté de Dieu. Voir plus haut, liv. IV, § 23. - Elle est absolument involontaire. Ceci implique que le suicide, autorisé par le Stoïcisme, peut avoir quelque chose de honteux, tandis que la mort naturelle n'est jamais honteuse. - De la communauté. Prise dans le sens habituel où la prend Marc-Aurèle, c'est-à-dire, l'ordre universel des choses. - Elle est un bien. Voir le développement de cette austère pensée, plus haut, liv. II, § 11. - Il s'associe à ses desseins. La raison de l'homme ne peut pas s'élever plus haut, bien que parfois elle croie se grandir en se révoltant, et en critiquant l'oeuvre divine. Sénèque, Consolation à Polybe, ch. XXIX, a dit : «Compte parmi tes plus grands biens d'avoir eu un excellent frère. Il ne faut pas songer combien de temps encore tu pourrais l'avoir, mais combien de temps tu l'as eu. La nature te l'avait donné, non pas en propriété, mais prêté ; lorsque ensuite il lui a plu de le redemander, elle n'a pas consulté en cela ta satiété, mais sa loi». Traduction Nisard, p. 92.

XXIV

Voici trois idées qu'il faut toujours avoir présentes à l'esprit. Dans tout ce que tu fais, n'agis jamais sans réflexion, ni autrement que ne le ferait la justice même. Dans les événements extérieurs, dis-toi toujours qu'ils viennent ou du hasard ou de la Providence ; et il n'y a, ni à se plaindre du hasard, ni à accuser la Providence. En second lieu, considère un peu ce qu'est un être quelconque depuis le moment qu'il est à l'état de simple germe, jusqu'à celui où il reçoit une âme, et depuis le moment où l'âme lui est donnée jusqu'au moment où il doit la rendre ; et vois de quels éléments il est composé, et en quels éléments il se dissout ! En troisième lieu, suppose qu'en t'élevant tout à coup, au sommet des airs, tu puisses contempler à tes pieds les choses humaines, observant cette infinie variété sous toutes ses faces, et embrassant d'un regard tout ce que l'air et l'éther renferment dans leur vaste sein ; ne te dirais-tu pas, toutes les fois que tu t'élèverais, en ayant sous les yeux ce spectacle toujours uniforme et toujours passager : «Voilà donc les objets de notre orgueil !»

 

 

§ 24. Voici trois idées. Elles sont toutes les trois également vraies et pratiques. - N'agis jamais sans réflexion. Voir plus haut, liv. III, § 2. - Que ne le ferait la justice même. C'est demander beaucoup à la faiblesse humaine ; mais c'est en demandant beaucoup de l'homme que le Stoïcisme en a tant obtenu. - Accuser la Providence. C'est une aberration que le Stoïcisme n'a jamais commise. - Il reçoit une âme. C'est le moment de la naissance, et l'âme est prise ici pour la vie, au sortir du sein de la mère. Cette seconde réflexion regarde surtout la fragilité trop évidente de notre être, comme la troisième regarde la mobilité générale des choses.

XXV

Mets de côté l'idée que tu te fais des choses, et te voilà sauvé. Et qui peut t'empêcher encore de la mettre de côté ?

 

 

§ 25. L'idée que tu te fais des choses. Voir un peu plus haut, § 22, la même pensée.

XXVI

Quand tu ressens de la peine à supporter ce qui t'arrive, c'est que tu oublies que tout sans exception se produit selon les lois de la nature universelle ; que la faute est ailleurs qu'en elle ; tu oublies en outre que ce qui se passe aujourd'hui s'est toujours passé comme tu le vois, se passera toujours de même, se passe ainsi partout à cette heure ; tu oublies que l'homme est uni à tout le genre humain par une parenté étroite, qui ne vient pas d'une communauté de sang et de race, mais d'une communauté d'intelligence. C'est que tu ne penses pas non plus que l'intelligence en chacun de nous est Dieu, de qui nous sommes tous sortis ; que rien n'appartient en propre à quelque être que ce soit, et que c'est de Dieu que nous viennent, et notre enfant, et notre corps, et notre âme ; que les choses ne sont que ce que les font nos idées ; et enfin que chacun de nous ne vit absolument que dans le moment présent, et que c'est ce présent seul que nous pouvons perdre.

 

 

§ 26. Selon les lois de la nature universelle. Pour le développement de cette grande pensée, voir plus haut, liv. V, § 8 et 10. - Que la faute est ailleurs qu'en elle. Je préfère ce sens, bien que quelques traducteurs aient compris ce passage autrement : «Que la faute est étrangère à toi». - S'est toujours passé. Cette uniformité des choses est réelle ; mais elle n'est pas aussi complète que la fait Marc-Aurèle. Voir plus haut, liv. VII, § 1. - D'une communauté d'intelligence. Voilà l'unité véritable de l'espèce humaine, qui diffère évidemment à tant d'autres égards. Le Stoïcisme a compris cette identité essentielle, grâce à la haute estime qu'il faisait de l'âme de l'homme ; et c'est par une erreur contraire que la science de notre temps a voulu identifier l'homme au reste des animaux, dont quelques-uns seraient ses ancêtres. - Est Dieu. L'expression est forte ; mais, dans la mesure où elle est prise ici, elle est profondément vraie ; et il serait bien incompréhensible que Dieu, qui est partout, ne fut pas dans son plus bel ouvrage, l'âme de l'homme. - Rien n'appartient en propre. C'est ainsi que saint Paul a dit : «Qu'avez-vous qui ne vous ait été donné ?» Iere aux Corinthiens, IV, 7. - C'est de Dieu que nous viennent... C'est le développement naturel de la doctrine stoïcienne, qui voit dans le monde un ordre admirable, auquel n'échappent même pas les moindres détails, à plus forte raison les rapports des créatures humaines entre elles, et les créatures humaines elles-mêmes. - Les choses ne sont que ce que les font nos idées. Voir un peu plus haut, § 22 et 25. - C'est ce présent seul que nous pouvons perdre. Voir plus haut, la même pensée, liv. II, § 14.

XXVII

Repasser sans cesse en sa mémoire le souvenir de ceux qui se sont signalés par la fureur de leurs emportements, par l'éclat de leur gloire, par l'excès de leurs malheurs, par leurs rivalités, ou par des destinées extraordinaires en quelque genre que ce soit ; puis se demander : «Où tout cela est-il maintenant ?» Fumée, poussière, bruit de paroles vaines, et plus même de bruit. Qu'on se représente encore, si l'on veut, tout ce côté des choses : un Fabius Catullinus, retiré dans sa campagne, un Lucius Lupus dans ses jardins, un Sterlinius à Baies, un Tibère à Caprée, un Vélius Rufus, ou telles autres personnes, si vantées en quelque façon qu'elles le fussent. Que le but de tant d'efforts était misérable ! Et qu'il est cent fois plus sage de s'appliquer, dans la condition qui vous est faite, à être juste, sobre en tout, et obéissant à la volonté des Dieux avec une simplicité absolue ! Car l'orgueil le plus orgueilleux et le plus insupportable est celui qui se cache sous les dehors de la modestie.

 

 

§ 27. Le souvenir de ceux qui se sont signalés. Les exemples les plus illustres sont aussi les plus frappants et les plus instructifs. C'est pour arriver à bien juger des choses de ce monde et à ne pas leur donner pius d'importance queiies n'en ont. - Où tout cela est-il maintenant ? Plus haut, liv. III, § 3, Marc-Aurèle a passé en revue quelques-uns des plus grands hommes, pour montrer que, quelque grands qu'ils soient, ils n'échappent pas à la misère et à la loi commune. - Un Tibère à Caprée. Ceci semble indiquer clairement en quel sens il faut prendre les citations qui sont faites ici de ces personnages tous inconnus. Les jouissances, même les plus forcenées, ne font que prouver encore le néant de l'homme, en y ajoutant la dégradation. - L'orgueil le plus orgueilleux. Cette opposition est dans le texte.

XXVIII

Si l'on te demande : «Où donc as-tu vu les Dieux, et d'où as-tu appris leur existence, pour les adorer comme tu le fais ?» Réponds : «D'abord les Dieux sont visibles à tous les regards ; et ensuite, sans avoir jamais vu mon âme, je ne l'en respecte pas moins. Pour les Dieux, il en est absolument de même ; et comme je trouve partout des marques de leur puissance, ce témoignage me suffit pour conclure qu'ils existent, et pour les adorer».

 

 

§ 28. Où donc as-tu vu les Dieux ? C'est une question que bien des gens feraient encore aujourd'hui, comme on la faisait du temps de Marc-Aurèle ; et sa réponse est aujourd'hui toujours également bonne et simple. - Les Dieux sont visibles à tous les regards. Le spectacle de la nature, avec ses merveilles infinies, pose sans cesse devant nous ; et comme le dit David : «Caeli enarrant gloriam Dei». - Sans avoir jamais vu mon âme. L'argument est excellent ; et l'âme, qui a le don de se replier sur elle-même, y trouve la trace de Dieu, plus évidente encore que celle du dehors. - Je trouve partout les marques de leur puissance. Au dedans de l'homme tout aussi que dans le monde extérieur.

XXIX

Le salut de notre vie, c'est de savoir, pour chaque objet, ce qu'il est dans la totalité des choses, la matière dont il est fait, et la cause d'où il vient ; c'est de pratiquer la justice de toute notre âme, et de ne jamais dire que la vérité. Que voudrait-on de plus ? N'est-ce donc pas jouir pleinement de l'existence que de faire succéder sans interruption une bonne oeuvre à une bonne oeuvre, en ne laissant pas entre elles le moindre vide ?

 

 

§ 29. Pratiquer la justice de toute notre âme. Marc-Aurèle a donné l'exemple à côté du précepte ; et sa vie tout entière a été l'application de ses principes.

XXX

Il n'y a qu'une seule et même lumière du soleil, bien qu'elle se divise en se répandant sur nos maisons, sur les montagnes, et sur des millions d'objets. Il n'y a également qu'une seule et même substance, bien que se partageant individuellement en des milliers de corps. Il n'y a qu'une seule vie, bien qu'elle se répartisse à des milliers de natures diverses, et s'y détermine de mille manières. Enfin il n'y a qu'une seule âme intelligente, bien qu'elle semble disséminée à l'infini. Entre toutes ces parties différentes de l'univers, il en est, par exemple le souffle vital ou les objets purement matériels, qui sont insensibles, et qui restent mutuellement étrangères les unes aux autres, quoique d'ailleurs toutes ces choses soient également soumises au principe raisonnable qui les embrasse, et à la force de pesanteur qui les entraîne indistinctement vers un même centre. Mais le propre de notre intelligence, c'est de nous pousser à nous unir avec nos semblables, à nous constituer entre nous, et à ne jamais perdre notre sympathie commune.

 

 

§ 30. Une seule et même substance. C'est une théorie très contestable ; et, aujourd'hui que l'étude de la nature a fait d'immenses progrès, il serait bien difficile de la soutenir encore. - Une seule vie. Il n'est pas plus aisé de confondre la vie végétale avec la vie animale et la vie intellectuelle. Toutes ces généralités sont fort obscures ; mais elles étaient presque une nécessité pour le Stoïcisme, avec sa théorie, d'ailleurs très vraie, de l'ordre universel des choses. - Il n'y a qu'une seule âme intelligente. C'est le Panthéisme, dont l'Ecole stoïcienne n'a pas su se défendre. Mais tous ces problèmes sont si ardus qu'on ne doit pas s'étonner que les Stoïciens, impuissants comme tant d'autres, n'aient pas su les résoudre. - De notre intelligence. Le texte n'est pas aussi précis ; mais la fin de la phrase prouve bien qu'il s'agit spécialement de l'âme de l'homme.

XXXI

Que peux-tu chercher encore ? Est-ce à continuer de vivre ? Mais sentir ? Mais vouloir ? Et grandir ? Et diminuer, après avoir grandi ? Et faire usage de la parole ? Et penser ? De toutes ces facultés, quelle est celle qui te semble la plus digne de justifier ton désir ? Mais s'il n'en est pas une que tu ne sois prêt à dédaigner, arrives-en donc enfin au terme suprême, qui est d'obéir à la raison et à Dieu. Et quand on adore Dieu et la raison, n'est-ce pas une contradiction flagrante que de se désoler, parce que la mort vient nous ravir l'usage de toutes ces facultés ?

 

 

§ 31. Qui est d'obéir à la raison et à Dieu. C'est le but suprême de la vie, et il n'est pas donné à l'homme d'aller plus loin. - Une contradiction flagrante. La réflexion est profondément vraie ; mais, quelle que soit ici l'autorité de la raison, la sensibilité réclame ; et Bossuet, qui pense de la Providence de Dieu tout ce que Marc-Aurèle en pense, et qui est aussi résigné, n'en déplore pas moins la mort d'Henriette d'Angleterre. Le Stoïcisme a raison ; mais qu'il est difficile à notre infirmité de le suivre jusqu'au bout ! Combien y a-t-il de Socrates au moment de la mort !

XXXII

Quelle infime parcelle chacun des êtres n'ont-ils pas reçue dans la durée du temps insondable et infini ! En un instant, ils disparaissent engloutis dans l'éternité. Quelle parcelle infime de la substance totale ! Quelle parcelle infime de l'âme universelle ! Quelle misérable portion du globe entier n'est pas la motte de terre où tu es condamné à ramper ! En pesant tout cela dans ton coeur, comprends qu'il n'est au monde rien de grand, si ce n'est d'agir comme le veut ta nature particulière et d'accepter ce que produit la commune nature.

 

 

§ 32. La durée du temps insondable et infini. Personne n'a parlé en termes plus nets et plus grands de la petitesse de l'homme placé entre les deux abîmes du temps : le passé et l'avenir. Depuis Marc-Aurèle, Pascal seul a retrouvé ces accents solennels, que Bossuet lui-même n'a point dépassés. Voir plus haut, liv. IX, § 4, et liv. V, § 23 et 24, et les notes. - La motte de terre. Ce que dit Marc-Aurèle d'un coin de la terre, relativement à la terre entière, est encore bien plus vrai de la terre par rapport à l'univers. Chaque jour l'astronomie nous en apprend beaucoup à cet égard ; mais le sentiment que nous inspirent ses découvertes ne peut pas être plus profond que celui de Marc-Aurèle. - D'agir... d'accepter. Voir le développement de ces fortes pensées plus haut, liv. III, § 4, et liv. V, § 8.

XXXIII

Quel usage ton âme fait-elle d'elle-même ? Tout est là. Quant au reste, volontaire ou involontaire, ce n'est jamais que cadavre et fumée.

 

 

§ 33. Quel usage ton âme fait-elle d'elle-même ? C'est la surveillance constante de soi-même, tant recommandée par le Stoïcisme, et si nécessaire à l'homme. - Tout est là. Le spiritualisme ne peut pas aller plus loin. - Ce n'est jamais que cadavre et fumée. La doctrine chrétienne n'a pas été plus sévère contre les périls du corps et ceux de la vanité.

XXXIV

Rien ne peut nous inspirer plus sûrement le mépris de la mort que de voir que ceux-là même qui font du plaisir un bien, et de la douleur un mal, ont cependant pour la mort un mépris souverain.

 

 

§ 34. Ceux-là même qui font du plaisir un bien. Cette désignation concerne évidemment les Epicuriens, qui, en effet, ne regardaient pas la mort comme un mal. Pour eux, la mort était l'anéantissement total de l'être. Voir la fin du traité de Plutarque contre Epicure : Non posse suaviter vivi, etc.

XXXV

Quand on ne trouve bon que ce qui vient en son temps ; quand on regarde comme parfaitement égal d'accomplir un nombre plus grand ou un nombre moindre d'actions conformes à la droite raison ; quand on ne met nul intérêt à voir le monde plus ou moins longtemps ; quand le coeur est ainsi disposé, la mort n'a plus rien qui puisse nous inspirer de crainte.

 

 

§ 35. Ce qui vient en son temps. Dans le système des Stoïciens, tout vient à son temps, puisque tout est réglé par la Providence, comme Marc-Aurèle l'a si souvent répété. - Parfaitement égal. L'essentiel, pour nous, c'est de pratiquer le bien tant que nous sommes de ce monde ; mais la durée de notre existence dépend de Dieu seul. C'est en ce sens que Marc-Aurèle peut dire qu'il est indifférent de faire plus ou moins de bonnes actions ; l'homme de bien en fait d'autant plus qu'il vit plus longtemps. - Nul intérêt à voir le monde. Parce qu'on croit, comme Marc-Aurèle, que tout se répète dans le monde avec une complète uniformité. - La mort n'a plus rien qui puisse nous inspirer de crainte. Marc-Aurèle n'ajoute pas une raison plus forte encore que toutes celles qui précèdent : la croyance à l'autre vie et à l'immortalité.

XXXVI

0 homme, tu as été le citoyen de cette grande cité ; que t'importe de l'avoir été cinq ans, ou seulement trois ? La règle qui est conforme aux lois est égale pour tous. Dès lors, quel mal y a-t-il à ce que lu sortes de la cité, d'où t'éloigne non point un tyran, non point un juge inique, mais la nature même, qui t'y avait introduit ? Ce n'est qu'un acteur quittant la scène, quand il reçoit congé du chef de la troupe qui le commandait. - «Mais, je n'ai pas joué mes cinq actes ! je n'en ai joué que trois. - Tu les as bien joués ; et dans la vie, parfois, la pièce est complète avec trois actes seulement ; car Celui-là marque le terme où tout est accompli, qui naguère avait décidé que des éléments seraient combinés, et qui décide aujourd'hui qu'ils seront dissous. Quant à toi, tu n'es pour rien, ni dans un cas, ni dans l'autre. Pars donc, le coeur serein ; car Celui qui te délivre est plein d'une bienveillante sérénité».

 

 

§ 36. De cette grande cité. La cité du monde, dont l'homme fait d'autant mieux partie qu'il la comprend mieux. - Cinq ans, ou seulement trois. Ces nombres se rapportent aux cinq actes ou aux trois actes du drame, dont il est parlé plus bas. - Mais la nature même. En d'autres termes, la Providence ou Dieu. Sénèque, Consolation à Polybe, ch. XXI, dit très bien : «La plus puissante consolation, c'est de songer que ce qui nous arrive, tous l'ont souffert avant nous, tous le souffriront après ; et la nature me semble avoir rendu commun ce qu'elle a fait de plus cruel, pour que l'égalité du sort nous consolât de ses rigueurs». Edition Nisard, p. 85. Sénèque dit encore : «Ne sauriez-vous concevoir un Dieu dont la grandeur égale la mansuétude, un Dieu vénérable par sa douce majesté, ami de l'homme, toujours présent à ses côtés, et qui demande, non point des victimes, ni des flots de sang pour hommage, mais une âme pure, mais des intentions droites et vertueuses ?» XVIIe Fragment cité par Lactance. Bossuet, Sermon sur la Mort : «Je ne suis rien ; un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m'a envoyé que pour faire nombre ; encore n'avait-on que faire de moi ; et la pièce n'en aurait pas moins été jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre». - Du chef de la troupe. Le texte dit précisément : «Le général». - Celui-là. Dieu. - Tu n'es pour rien. C'est le principe de la résignation absolue à la volonté de Dieu, en même temps que de la confiance en sa bonté. - Serein... sérénité. La répétition est dans le texte. Cette dernière pensée termine un bien noble ouvrage.