[La guerre contre Tigrane]

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XXX.Cependant Appius Clodius, celui qui avait été envoyé vers Tigrane, et qui était frère de la femme de Lucullus, eut d'abord pour guides des Barbares sujets du roi, qui, sans aucune nécessité, lui firent faire, par la haute Asie, un détour de plusieurs journées, qui l'éloignait du but de son voyage. Enfin un de ses affranchis, Syrien de nation, lui ayant enseigné le vrai chemin, il renvoya ces guides barbares, quitta cette route si longue et si tortueuse, et ayant en très peu de jours passé l'Euphrate, il arriva à Antioche de Daphné (39). Il reçut l'ordre d'y attendre Tigrane, qui était alors absent, et occupé à soumettre quelques villes de la Phénicie. Appius profita de ce délai pour attirer au parti des Romains plusieurs princes du pays qui n'obéissaient qu'a regret à Tigrane. De ce nombre était Zarbiénus, roi de la Gordyenne (40). Il reçut des députés que lui envoyèrent secrètement plusieurs villes nouvellement subjuguées par Tigrane, leur promit le secours de Lucullus, et les engagea cependant à ne pas remuer encore. La domination des Arméniens était insupportable aux Grecs ; mais rien ne les révoltait plus que l'orgueil et l'arrogance de Tigrane ; ses prospérités l'avaient rendu si fier et si dédaigneux, qu'il croyait que tout ce que les hommes estiment et admirent le plus, non seulement était à lui, mais n'était fait que pour lui.

XXXI. Des espérances les plus faibles et des moyens les plus méprisables, il était parvenu à dompter plusieurs nations, à rabaisser, plus que n'avait pu le faire encore aucun autre prince, la puissance des Parthes, à remplir la Mésopotamie de Grecs qu'il y avait transportés de la Cilicie et de la Cappadoce. Il avait tiré de leur pays les Ara-bes scénites (41), et les avait établis dans son voisinage pour s'en servir dans le commerce. Entre un grand nombre de rois qui, vivant à sa cour, le servaient comme des esclaves, il y en avait quatre qu'il tenait toujours auprès de sa personne, comme ses huissiers ou ses gardes : toutes les fois qu'il sortait à cheval, ils couraient à pied devant lui, vêtus d'une simple tunique ; et lorsqu'il donnait audience, ils se tenaient debout autour de son trône, les mains entrelacées l'une dans l'autre : posture humiliante qui passe pour l'aveu le plus formel de la servitude, pour une déclaration solennelle du renoncement à sa liberté, de l'abandon qu'on a fait à son seigneur de toute sa personne, et de la disposition où l'on est de tout souffrir plutôt que de rien entreprendre. Appius, que cette pompe de théâtre n'avait ni frappé ni intimidé, lui dit sans aucun détour, dès sa première audience, qu'il était venu pour emmener Mithridate qui était dû aux triomphes de Lucullus, ou s'il le refusait, pour lui déclarer la guerre à lui-même. Tigrane eut beau vouloir prendre sur lui pour entendre ce discours avec un visage ouvert et riant, tous ceux qui étaient près de lui s'aperçurent aisément de l'altération que lui causait la liberté avec laquelle ce jeune homme venait de lui parler ; c'était sûrement la première parole libre qu'il entendait depuis un règne ou plutôt depuis une tyrannie de vingt-cinq ans. Il répondit à Appius qu'il ne lui livrerait pas Mithridate, et que si les Romains lui déclaraient la guerre, il saurait se défendre. Irrité contre Lucullus, qui dans sa lettre lui donnait simplement le titre de roi, et non celui de roi des rois, il ne lui donna pas dans sa réponse le titre de général. Il envoya cependant à Appius des présents magnifiques ; et comme cet officier les refusa, il lui en renvoya de plus magnifiques encore. Appius ne voulant pas qu'il pût croire que c'était par un sentiment particulier de haine qu'il les refusait, ne prit qu'une coupe, renvoya tous les autres présents, et se hâta d'aller rejoindre son général.

XXXII. Jusque là Tigrane n'avait pas même daigné, ni voir Mithridate, ni lui parler ;il avait traité avec autant de mépris que d'arrogance son propre beau-père, un roi qui venait de perdre un si grand empire ; et le tenant très éloigné de lui, il le faisait garder, en quelque sorte, comme prisonnier dans des lieux marécageux et malsains : mais alors il le fit venir à sa cour, et lui prodigua des témoignages d'honneur et de bienveillance ; ils eurent seuls, dans le palais, une conversation très secrète, qui guérit les soupçons qu'ils avaient l'un contre l'autre, mais qui fit le malheur de leurs amis, sur qui ils en rejetèrent la faute. De ce nombre fut Métrodore de Scepsis (42), homme d'une éloquence agréable et d'une grande érudition, qui était si avant dans l'amitié de Mithridate, qu'on l'appelait le père du roi. Ce prince l'avait envoyé à la cour de Tigrane, pour lui demander du secours contre les Romains : «Mais vous, Métrodore, lui avait dit Tigrane, que me conseillez-vous ?» Métrodore, soit qu'il n'eût réellement en vue que l'intérêt de Tigrane, soit qu'il ne voulût pas que Mithridate fût rétabli dans ses Etats, lui répondit : «Comme ambassadeur, je vous exhorte à secourir le roi ; comme votre conseil, je vous dis de n'en rien faire». Tigrane fit part à Mithridate de ce conseil, ne croyant pas qu'il dût en arriver rien de funeste à Métrodore ; mais sur-le-champ il fut mis à mort. Tigrane se repentit de cette confidence ; non qu'elle eût été la vraie cause de la mort du philosophe ; elle ne fit que donner la dernière impulsion à la haine que Mithridate avait déjà conçue contre lui : il lui en voulait depuis longtemps, comme on le reconnut ensuite par des papiers secrets qu'on prit dans le cabinet de Mithridate, et parmi lesquels il s'en trouva un où la mort de Métrodore était résolue. Tigrane le fit enterrer avec une grande magnificence, et n'épargna rien pour honorer les funérailles d'un homme qu'il avait trahi vivant. Il mourut aussi dans ce temps-là, à la cour de Tigrane, un ora-teur nommé Amphicratès, car je dois faire mention de lui comme Athénien. Banni d'Athènes, il se retira, dit-on, à Séleucie, sur le Tigre. Les habitants de cette ville l'ayant prié de leur enseigner la rhétorique, il leur répondit, avec une arrogance de sophiste, que le plat était trop petit pour le dauphin (43). Il quitta Séleucie, et se retira auprès de Cléopâtre, fille de Mithridate, et femme de Tigrane. Il se rendit bientôt suspect ; et sur la défense qui lui fut faite d'avoir aucun commerce avec les Grecs, il se laissa mourir de faim. Cléopâtre lui fit aussi de magnifiques obsèques : son tombeau est près d'un lieu appelé Sapha.

XXXIII. Lucullus, en procurant la paix à l'Asie par ses sages règlements, n'avait pas négligé les jeux et les plaisirs honnêtes. Pendant son séjour à Ephèse, il donna des spectacles aux villes, faisant célébrer ses victoires par des fêtes brillantes, par des exercices gymnastiques et par des combats de gladiateurs. Les villes, à leur tour, célébrèrent, pour lui faire honneur, des fêtes qu'elles appelèrent Luculliennes, et lui donnèrent surtout des témoignages d'une affection sincère, bien plus flatteuse que tous les honneurs. Le retour d'Appius ayant convaincu Lucullus qu'il fallait faire la guerre à Tigrane, il reprit la route du Pont, et s'étant mis à la tête de ses troupes, il assiégea Sinope, ou plutôt les Ciliciens qui la tenaient pour le roi, et qui, à l'approche de Lucullus, massacrèrent la plupart des Sinopiens, et s'enfuirent la nuit, après avoir mis le feu à la ville. Lucullus, instruit de leur retraite, entre dans la ville, passe au fil de l'épée huit mille de ces Ciliciens qu'on y avait laissés, rend aux habitants tous leurs biens, et ne néglige rien pour sauver la ville. Il y fut surtout déterminé par une vision qu'il avait eue pendant son sommeil, et dans laquelle il crut voir un homme qui s'approcha de lui : «Lucullus, lui dit-il, avance encore un peu ; Autolycus vient pour s'aboucher avec toi». A son réveil, il ne savait comment expliquer cette vision : il prit la ville le même jour ; et comme il poursuivait les Ciliciens qui s'enfuyaient par mer, il vit sur le rivage une statue renversée que les Ciliciens avaient voulu emporter, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps de charger sur leurs vaisseaux : c'était un des plus beaux ouvrages du statuaire Sthénis. Quelqu'un lui dit que c'était la statue d'Autolycus, fondateur de Sinope (44). On raconte que cet Autolycus, fils de Dimachus, fut un des héros qui accompagnèrent Hercule à son départ de la Thessalie pour l'expédition contre les Amazones ; qu'en revenant de ce voyage avec Démoléon et Phlogius, son vaisseau donna contre un écueil de la Chersonèse, nommé Pédalium (45), et s'y brisa. Autolycus s'étant sauvé avec ses armes et ses compagnons, aborda à la ville de Sinope, et l'enleva aux Syriens qui l'occupaient alors. Ces Syriens descendaient, dit-on, de Syrus, fils d'Apollon et de la nymphe Sinope, fille d'Asopus. Ce récit rappela à Lucullus l'avis que Sylla donne, dans ses Commentaires, de ne rien tenir pour plus certain et plus digne de foi que les avertissements que l'on reçoit en songe.

XXXIV. Lucullus ayant appris que Mithridate et Tigrane étaient tout près d'entrer dans la Lycaonie et la Cilicie, pour se saisir les premiers de l'Asie, admira la conduite de cet Arménien, qui, voulant faire la guerre aux Romains, ne s'était pas uni à Mithridate lorsque ce prince jouissait de toute sa puissance, et, après avoir laissé affaiblir et pres-que détruire ses forces, entreprenait cette guerre sur les plus fragiles espérances, et se précipitait à sa perte en s'appuyant sur un roi qui n'avait pu se soutenir lui-même. Mais lorsque Macharès, fils de Mithridate, lui eut envoyé une couronne d'or du prix de mille pièces, en le priant de lui donner le titre d'ami et d'allié des Romains, Lucullus, regardant cette démarche comme la fin de la première guerre, laissa Sornatius avec six mille hommes pour veiller aux affaires du Pont ; et lui, à la tête de douze mille hommes de pied et d'un peu moins de trois mille chevaux, se mit en marche pour aller commencer contre Tigrane une seconde guerre. On regarda de sa part comme l'entreprise la plus téméraire, la plus dépourvue de sagesse, que d'aller se jeter ainsi au milieu de tant de nations belliqueuses et de tant de milliers de gens de cheval, dans des pleines immenses, coupées par des rivières profondes, environnées de montagnes toujours couvertes de neiges. Ses soldats, peu accoutumés à une discipline sévère, ne le suivaient qu'à regret, et étaient tout près de se révolter. A Rome, les démagogues se déchaînaient contre lui ; ils assuraient que ce n'était pas pour l'intérêt de la république qu'il courait ainsi d'une guerre à une autre, mais afin de ne jamais poser les armes, d'avoir toujours à commander, et de faire servir les dangers publics à l'augmentation de sa fortune. Ils réussirent enfin, avec le temps, à faire rappeler Lucullus.

XXXV. Cependant il marchait à grandes journées, sans jamais s'arrêter. Arrivé sur le bord de l'Euphrate, il le trouva grossi par les pluies de l'hiver, et plus rapide que de coutume ; il vit avec chagrin la perte de temps et l'embarras qu'il allait éprouver pour rassembler des barques et construire des radeaux ; mais sur le soir les eaux commencèrent à se retirer, et elles diminuèrent si fort pendant la nuit, que le lendemain le fleuve était rentré dans son lit. Les naturels du pays ayant vu s'élever au milieu du fleuve de petites îles autour desquelles l'eau semblait dormir, adorèrent Lucullus comme un dieu. Ce prodige, qui arrivait très rarement, leur fit croire que l'Euphrate s'était soumis à lui volontairement, qu'il avait adouci, et pour ainsi dire apprivoisé ses eaux, pour lui procurer un passage aussi prompt que facile. Lucullus, saisissant l'occasion, fit passer aussitôt son armée, et à peine il fut à l'autre bord, qu'il eut le signe le plus favorable. Il paissait sur cette rive de l'Euphrate des génisses consacrées à Diane Persienne (46), divinité singulièrement honorée par les Barbares qui habitent au delà de ce fleuve. Ils ne se servent de ces génisses que pour les sacrifices qu'ils offrent à la déesse, tout le reste du temps elles errent en liberté dans les prairies, portant sur leur front l'empreinte de la déesse, qui est une torche allumée. Quand on en a besoin pour les sacrifices, il n'est pas facile de les prendre, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'on en vient à bout. Lorsque l'armée romaine eut passé l'Euphrate, une de ces génisses monta sur une roche qu'on croit consacrée à Diane, s'y arrêta, et baissant la tête, comme font celles qui sont attachées, elle se présenta à Lucullus pour être immolée ; il l'immola, et sacrifia aussi un taureau à l'Euphrate pour son heureux passage.

XXXVI. Ce jour-là, il campa sur le rivage ; le lendemain et les jours suivants, il pénétra dans le pays par la Sophène, sans causer aucun dommage à ceux qui venaient se rendre à lui et qui rece-vaient avec plaisir ses troupes. Un jour ses soldats voulaient s'emparer d'un château qu'on disait contenir de grandes richesses. Lucullus les arrêta, et leur montrant de loin le mont Taurus : «Voilà, leur dit-il, le château qu'il nous faut plutôt prendre ; les richesses qu'il renferme seront le prix des vainqueurs». En disant ces mots, il hâte sa marche, passe le Tigre et se jette dans l'Arménie. Le premier qui vint apporter à Tigrane la nouvelle de l'approche de Lucullus n'eut pas à s'en féliciter ; il la paya de sa tête. Personne depuis n'osa lui en parler ; il resta parfaitement tranquille, ignorant que le feu ennemi l'environnait de toutes parts, et écoutant les propos flatteurs de ses courtisans, qui lui disaient qu'il faudrait que Lucullus fût un grand général pour oser l'attendre à Ephèse, et ne pas s'enfuir précipitamment de l'Asie, quand il verrait tous ces milliers d'ennemis : tant il est vrai que, comme tous les tempéraments ne peuvent pas porter beaucoup de vin, de même tous les esprits ne sauraient porter une grande prospérité, sans que leur raison en soit troublée. Mithrobazane fut le premier de ses amis qui osa enfin lui dire la vérité ; et il ne fut pas non plus bien payé de sa franchise, car sur-le-champ Tigrane l'envoya contre Lucullus, à la tête de trois mille chevaux et d'un corps nombreux d'infanterie, avec ordre d'amener le général en vie, et de passer sur le ventre à tout le reste. Lucullus était déjà campé avec une partie de ses troupes, et les autres arrivaient à la file, lorsque ses coureurs vinrent lui rapporter que les Barbares approchaient : il craignit que s'ils l'attaquaient avant que toute son armée fût réunie et en ordre de bataille, ils ne la missent en désordre. Il resta donc dans son camp pour le fortifier, et détacha Sextilius, un de ses lieutenants, avec seize cents chevaux et un peu plus d'infanterie, soit légère, soit pesamment armée. Il lui ordonna de s'arrêter dès qu'il serait près de l'ennemi, et d'attendre qu'il lui eût envoyé dire que les retranchements étaient achevés. Sextilius avait compté exécuter cet ordre ; mais provoqué avec audace par Mithrobazane, il fut forcé d'en venir aux mains. Le combat s'étant engagé, Mithrobazane périt, en combattant avec courage ; ses troupes, bientôt mises en déroute, furent taillées en pièces, à l'exception d'un petit nombre qui se sauvèrent.

XXXVII. A cette nouvelle, Tigrane abandonne Tigranocerte, ville très considérable, qu'il avait bâtie lui-même, et il se retira sur le mont Taurus, afin d'y rassembler toutes ses forces. Lucullus, pour ne pas lui en laisser le temps, envoie d'un côté Muréna couper les troupes qui allaient joindre Tigrane ; et de l'autre, Sextilius, arrêter un corps nombreux d'Arabes qui se rendaient auprès de ce prince. Muréna s'étant mis à la poursuite de Tigrane, saisit le moment où il entrait dans une vallée étroite, rude et difficile pour une grande armée, et donna sur lui si brusquement, que Tigrane prit la fuite, abandonnant tous ses bagages : il périt à cette attaque un grand nombre d'Arméniens, et l'on fit encore plus de prisonniers. Lucullus, encouragé par ces succès, lève son camp, marche à Tigranocerte, et en forme le siège. Cette ville était remplie de Grecs que Tigrane y avait transportés de la Cilicie, et de Barbares qui avaient éprouvé le même sort, d'Adiabéniens (47), d'Assyriens, de Gordyéniens et de Cappadociens, dont il avait détruit les villes, et qu'il avait forcés de s'établir dans sa nouvelle ville. D'ailleurs elle regorgeait de richesses et d'ornements de toute espèce ; tous les habitants, les simples particuliers comme les grands, s'étaient piqués à l'envi, pour faire leur cour au roi, de contribuer à augmenter et à embellir la ville capitale. Lucullus, par cette raison, en pressait vivement le siège, persuadé que Tigrane ne souffrirait pas qu'il le continuât tranquillement, et que la colère, lui faisant changer de résolution, le déterminerait à combattre : sa conjecture se trouva vraie. Cependant Mithridate l'en dissuadait ; chaque jour il lui envoyait des courriers, lui écrivait des lettres pour le détourner de combattre, et lui conseillait de tenir seulement sa cavalerie en campagne, pour couper les vivres à Lucullus. Taxile, que Mithridate lui avait envoyé, et qui était resté dans son camp, le conjurait aussi d'éviter, de fuir les armes invincibles des Romains.

XXXVIII. Il reçut d'abord assez patiemment tous ces avis ; mais quand les Arméniens et les Gordyéniens furent venus le joindre avec leurs troupes ; quand les rois des Mèdes et des Adiabéniens lui eurent amené toutes leurs forces ; quand des bords de la mer de Babylone (48) il lui fut arrivé beaucoup d'Arabes ; de la mer Caspienne, des corps nombreux d'Albaniens et d'Ibériens voisins de l'Albanie ; et des rives de l'Araxe, une multitude de ces Barbares qui vivent sans roi, tous peuples qui venaient de bonne volonté, ou attirés par des présents ; alors les festins du roi, et ses conseils mêmes, ne retentirent plus que de flatteuses espérances, que de propos audacieux, que de menaces barbares. Taxile courut risque de sa vie, pour s'être opposé à l'avis de ceux qui voulaient le combat ; et l'on soupçonna Mithridate de ne détourner Tigrane de la bataille que parce qu'il enviait à son gendre un si brillant succès. Aussi Tigrane ne voulut-il pas l'attendre, de peur qu'il n'en vînt partager avec lui la gloire ; et il se mit en marche avec toute son armée, se plaignant, dit-on, à ses amis, de ce qu'il n'avait affaire qu'à Lucullus seul, au lieu d'avoir à combattre tous les généraux romains ensemble. Et il faut en convenir, cette confiance présomptueuse n'était pas si insensée ni si déraisonnable, quand il considé-rait cette foule de nations et de rois qui marchaient à sa suite, cette multitude innombrable de bataillons d'infanterie, cette quantité prodigieuse de gens de cheval. Il avait vingt mille hommes tant de trait que frondeurs, cinquante-cinq mille chevaux, dont dix-sept mille bardés de fer, comme Lucullus le disait dans sa lettre au sénat, cent cinquante mille hommes d'infanterie, divisés par cohortes et par phalanges; enfin, des pionniers pour ouvrir des chemins, jeter des ponts, nettoyer les rivières, couper des bois, et faire tous les autres travaux nécessaires ; ils étaient trente-cinq mille, et rangés en bataille à la queue de l'armée, ils la faisaient paraître plus nombreuse et plus forte.

XXXIX. Lorsqu'il eut passé le mont Taurus et que, paraissant à découvert avec toute son armée, il aperçut lui-même celle de Lucullus campée devant Tigranocerte, les Barbares, renfermés dans la ville, en voyant Tigrane poussent des cris confus, et, battant des mains, menacent les Romains dui haut des murailles, en leur montrant les Arméniens. Lucullus tint un conseil de guerre, pour décider s'il combattrait ou non. Les uns lui conseillaient d'abandonner le siège et de marcher contre Tigrane ; les autres pensaient qu'il ne fallait ni interrompre le siège, ni laisser derrière soi une si grande multitude d'ennemis. Lucullus leur dit que chacun des deux avis n'était pas bon ; mais qu'ils l'étaient tous deux ensemble (49). Il partage donc son armée, laisse Muréna pour la conduite du siège avec six mille hommes d'infanterie, et, se mettant lui-même à la tête de vingt-quatre cohortes qui faisaient en tout dix mille hommes, de toute sa cavalerie, et d'environ mille archers ou frondeurs, il marche à l'ennemi, et va camper dans une vaste plaine qui s'étendait le long d'une rivière. Son armée parut bien petite à Tigrane, et prêta beaucoup aux plaisanteries de ses flatteurs. Les uns s'en moquaient ouvertement ; les autres, pour s'amuser, tiraient au sort les dépouilles. Chacun des rois et des généraux qu'il avait dans son camp venait lui demander d'être chargé seul de terminer l'affaire, pendant que le roi resterait spectateur du combat. Tigrane lui-même, voulant se donner pour un agréable railleur, dit ce mot devenu depuis si célèbre : «S'ils viennent comme ambassadeurs, il sont beaucoup ; si c'est comme ennemis, ils sont bien peu». La journée se passa ainsi en plaisanteries.

XL. Le lendemain, dès le point du jour, Lucullus fait sortir son armée dans la plaine. Les Barbares étaient sur la rive orientale de la rivière, qui, dans cet endroit, faisait un détour vers le couchant, et laissait un gué facile. Lucullus, en se détournant lui-même pour aller chercher le gué, hâta la marche de ses troupes ; et Tigrane, qui prit ce pas précipité pour une fuite, appela Taxile, et lui dit avec une rire insultant : «Eh bien ! ces Romains invincibles, vois-tu comme ils fuient ? - Prince, lui répondit Taxile, je voudrais que votre bonne fortune fît aujourd'hui pour vous quelque chose d'extraordinaire ; mais ces Romains n'ont pas coutume de prendre pour une simple marche leurs plus beaux habillements ; ils n'ont pas alors leurs boucliers si luisants, ni leurs casques nus et hors de leurs étuis de cuir, comme ils les ont maintenant. Tout cet éclat annonce qu'ils vont combattre, et que déjà ils marchent à l'ennemi». Taxile parlait encore, lorsqu'il vit la première aigle tourner tout à coup vers l'orient, et les cohortes prendre leur rang pour passer la rivière en bon ordre. Alors Tigrane, sortant avec peine comme d'une longue ivresse, s'écria deux ou trois fois : «Quoi ! ces gens-là viennent à nous ?» Dans la surprise où l'on était, cette multitude immense ne put former son ordre de bataille qu'avec beaucoup de confusion. Tigrane prit pour lui le centre, il plaça à l'aile gauche le roi des Adiabéniens, et celui des Mèdes à la droite, dont il fit soutenir le front par la plus grande partie de ses cavaliers bardés de fer.

XLI. Lucullus allait passer la rivière quand quelques-uns de ses capitaines vinrent l'avertir d'éviter ce jour-là, comme un de ces jours malheureux que les Romains appellent noirs, car à pareil jour l'armée de Cépion (50) avait été taillée en pièces par les Cimbres. Lucullus leur répondit ce mot si connu : «Eh bien ! je rendrai ce jour heureux aux Romains». C'était le six d'octobre. Après cette parole mémorable, il les exhorte à avoir bon courage, passe la rivière, et marche le premier à l'ennemi. Il était armé d'une cuirasse d'acier à écailles qui jetait le plus grand éclat, et il portait une cotte d'armes bordée d'une frange. Il fit aussitôt briller son épée aux veux de ses soldats, pour leur faire entendre qu'il fallait en venir tout de suite à la mêlée avec un ennemi accoutumé à combattre de loin à coups de flèches, et lui ôter, par une attaque rapide, l'espace dont il avait besoin pour les lancer. S'étant aperçu que la cavalerie bardée de fer, qui faisait la plus grande confiance des ennemis, était rassemblée au pied d'une colline unie dans son sommet, et dont la pente, qui n'avait que quatre stades, n'était ni raide ni coupée, il ordonna à ses cavaliers thraces et galates d'aller les prendre en flanc, et d'avoir soin d'écarter avec l'épée les lances des ennemis, parce que c'est dans la lance que consiste toute la force de ces cavaliers ; dès qu'ils n'ont pas la liberté de la faire agir, il leur est impossible et de se défendre eux-mêmes et de nuire à l'ennemi ; la pesanteur et la raideur de leur armure font qu'ils sont comme murés. Lucullus prend deux cohortes d'infanterie, et court s'emparer de la hauteur ; ses soldats, qui le voient marcher le premier, à pied, couvert de ses armes, et gravir sur le coteau, le suivent avec ardeur.

XLII. Arrivé au sommet, il s'arrête sur le lieu le plus découvert, et crie d'une voix forte : «La victoire est à nous, soldats ! la victoire est à nous !» En disant ces mots, il fond avec ses deux cohortes sur cette cavalerie bardée de fer, et ordonne à ses troupes de ne pas faire usage de leurs javelots, mais de joindre les ennemis l'épée à la main, et de les frapper aux jambes et aux cuisses, les seules parties du corps qu'ils eussent découvertes ; mais les Romains n'eurent pas le temps d'exécuter son ordre : cette cavalerie ne les attendit même pas, elle prit honteusement la fuite en poussant des cris affreux, et, sans avoir rendu aucun combat, elle alla se jeter, avec ses chevaux si pesants, dans les bataillons de l'infanterie. Ainsi tant de milliers d'hommes furent vaincus sans qu'il y eût une seule blessure, une seule goutte de sang de répandu. Le carnage ne commença que lorsqu'ils se mirent à fuir, ou plutôt à vouloir fuir, car l'épaisseur et la profondeur de leurs propres bataillons s'opposaient à leur fuite. Tigrane, dès le commencement de l'action, avait fui avec peu de monde, et voyant son fils compagnon de sa fortune, il ôta son diadème, le lui remit en pleurant, et lui ordonna de se sauver comme il pourrait par un autre chemin. Ce jeune prince, n'osant pas en ceindre sa tête, le donna en garde au plus fidèle de ses serviteurs, qui fut pris par hasard et conduit à Lucullus ; en sorte que le diadème de Tigrane se trouva parmi les captifs. Il périt, dit-on, dans cette déroute, du côté des Barbares, plus de cent mille hommes de pied, et il ne se sauva que très peu de cavaliers : les Romains n'eurent que cinq hommes de morts et cent blessés. Le philosophe Antiochus (51), qui, dans son Traité des dieux, parle de cette bataille, dit que le soleil n'en a jamais vu de semblable. Strabon, autre philosophe, écrit, dans ses Mémoires historiques, que les Romains étaient honteux, et se raillaient les uns les autres d'avoir fait usage de leurs armes contre de si lâches esclaves. Tite-Live prétend que jamais les Romains n'avaient eu à combattre contre des ennemis si supérieurs en nombre ; les vainqueurs n'étaient pas tout à fait la vingtième partie des vaincus. Aussi les plus habiles généraux romains, ceux qui s'étaient trouvés à un plus grand nombre de batailles, louaient surtout Lucullus d'avoir vaincu deux rois des plus célèbres et des plus puissants, par les deux moyens les plus opposés, la lenteur et la promptitude. Mithridate, au comble de sa puissance, fut miné peu à peu par les délais et par le temps ; la ruine de Tigrane fut l'ouvrage d'une extrême célérité. Lucullus a été du très petit nombre de généraux qui ont eu une lenteur active, et qui ont fait servir l'audace à leur sûreté.

XLIII. Voilà pourquoi Mithridate ne se pressa point d'aller à cette bataille : persuadé que Lucullus agirait dans cette guerre avec sa lenteur et sa prudence ordinaires, il se rendait à petites journées au camp de Tigrane ; mais ayant rencontré sur le chemin quelques Arméniens qui fuyaient pleins de terreur et d'épouvante, il se douta du malheur qui venait d'arriver. Bientôt une foule de fuyards nus et blessés lui ayant appris la déroute de l'armée, il alla à la recherche de Tigrane. Il le trouva dans le plus triste état, seul, abandonné de tout le monde ; et au lieu d'insulter à son malheur, comme Tigrane l'avait fait à son égard, il descendit de cheval, et, pleurant avec lui sur leurs disgrâces communes, il lui donna sa propre garde et les officiers qui l'accompagnaient, ranima ses espérances pour l'avenir, et tous deux ensemble ils s'occupèrent de rassembler de nouvelles armées. Cependant les Grecs de Tigranocerte s'étant soulevés contre les Barbares, et voulant livrer la ville, Lucullus fit sur-le-champ donner l'assaut, et l'emporta. Il se saisit de tous les trésors du roi, et abandonna la ville au pillage. Ses soldats, outre Bien d'autres richesses, y trouvèrent huit mille talents d'argent monnayé ; et outre ces sommes immenses, il leur fit donner, sur le reste du butin, huit cents drachmes par tête. On trouva dans la ville un grand nombre de comédiens, que Tigrane avait rassemblés de toutes parts pour faire l'inauguration du théâtre qu'il avait construit : Lucullus, qui en fut informé, s'en servit dans les jeux et dans les spectacles qu'il donna pour célébrer sa victoire. Il renvoya les Grecs dans leur patrie, en leur payant les frais du voyage. Il traita avec la même humanité les Barbares que Tigrane avait forcés de venir peupler sa capitale : ainsi la ruine d'une seule ville en fit repeupler plusieurs, où leurs anciens habitants furent renvoyés par Lucullus, qu'ils chérirent, et comme leur bienfaiteur, et comme leur second fondateur.

XLIV. Tous ces succès étaient le prix de ses vertus : les louanges qu'obtiennent la justice et l'humanité le touchaient beaucoup plus que celles qu'on donne aux exploits militaires, toute l'armée partage celles-ci, et la fortune en revendique la plus grande partie ; les autres sont les marques certaines d'une âme douce, formée à la vertu ; et ce fut par ces qualités aimables que, sans le secours des armes, Lucullus attira les Barbares dans son parti. Les rois des Arabes vinrent lui remettre leurs personnes et leurs Etats : la nation des Sophéniens imita leur exemple. Celle des Gordyéniens conçut pour lui une affection si vive, qu'ils auraient volontiers abandonné leurs villes pour le suivre avec leurs femmes et leurs enfants : le motif de cet attachement fut que Zardiénus, leur roi, ne pouvant plus supporter la tyrannie de Tigrane, et ayant fait, comme je l'ai déjà dit, par l'entremise d'Appius, un traité secret d'alliance avec Lucullus, Tigrane, qui en fut instruit, le fit mettre à mort avec sa femme et ses enfants avant que les Romains entrassent en Arménie. Lucullus ne l'avait pas oublié : lorsqu'il fut dans le pays des Gordyéniens, il célébra les obsèques de Zardiénus avec la plus grande magnificence, fit dresser un bûcher, qu'il orna d'étoffes d'or, et de plusieurs autres dépouilles qu'il avait prises dans le palais de Tigrane ; il y mit lui-même le feu, fit avec les parents et les amis du mort les libations ordinaires, et l'appela son compagnon, l'ami et l'allié des Romains. Il donna enfin une somme considérable d'argent pour lui élever un tombeau ; car on avait trouvé dans les palais de ce prince une quantité immense d'or et d'argent, et une provision de trois cent mille médimnes de blé. Tous les soldats s'enrichirent, et l'on admira Lucullus d'avoir su, sans prendre une seule drachme dans le trésor public, fournir à tous les frais de la guerre par la guerre même.

XLV. Il était encore dans la Gordyenne, lorsqu'il vint des ambassadeurs du roi des Parthes, chargés de lui proposer un traité d'alliance et d'amitié. Cette proposition fit grand plaisir à Lucullus, qui, tout de suite, envoya des ambassadeurs à ce prince; mais ils le trouvèrent flottant entre les deux partis, et ils surent même qu'il faisait demander à Tigrane la Mésopotamie pour prix de son alliance. Lucullus n'en fut pas plutôt informé, que résolu de laisser là Tigrane et Mithridate, comme deux adversaires déjà hors de combat, il voulut aller dans le pays des Parthes, pour y essayer les forces de ce peuple. Il pensait combien il lui serait glorieux d'avoir, dans le cours rapide d'une seule expédition, abattu de suite trois rois, comme un valeureux athlète, sans sortir de l'arène, terrasse trois adversaires ; d'avoir traversé, toujours victorieux, toujours invincible, trois des plus puissantes monarchies qui fussent sous le soleil. Il envoya donc dans le Pont porter à Sornatius et aux autres capitaines l'ordre de lui amener les troupes qu'ils commandaient, parce qu'il allait partir de la Gordyenne. Mais ces officiers qui, déjà plus d'une fois, avaient eu à se plaindre de la désobéissance et de l'insubordination de leurs soldats, reconnurent alors en eux une disposition formelle à la révolte. Ni la persuasion, ni la contrainte, ne peuvent les faire partir ; ils crient, ils protestent qu'ils ne resteront pas même où ils sont, et que, laissant le Pont sans armée, ils s'en retourneront à Rome. Ces nouvelles, répandues dans le camp de Lucullus, portèrent la contagion dans l'esprit de ses soldats, qui, appesantis par leurs richesses, amollis par les délices, ne voulaient plus que du repos. Instruits de la mutinerie des autres, ils disaient hautement que c'étaient là des hommes ; qu'il fallait les imiter, et qu'ils avaient rendu d'assez grands services à leur patrie pour avoir droit au repos, et n'être plus exposés à de nouveaux dangers.

XLVI. Lucullus, informé qu'ils tenaient ces propos et de plus criminels encore, abandonna son projet contre les Parthes, et se remit à poursuivre Tigrane. On était alors au fort de l'été, et il fut très affligé de voir que les blés étaient encore tout verts : tant le froid extrême qui règne dans ces contrées y rend les saisons tardives (52) ! Il descendit néanmoins dans la plaine ; et ayant battu deux ou trois fois les Arméniens, qui avaient osé l'attaquer, il pilla sans obstacle tout le pays, enleva les provisions de blé qu'on avait faites pour Tigrane, et jeta les ennemis dans la disette qu'il avait craint pour lui-même. Cependant il provoquait de toutes les manières Tigrane à une bataille ; tantôt il environnait son camp de tranchées ; tantôt il ravageait sous ses yeux tous les environs : mais rien ne put exciter des ennemis tant de fois battus. Alors Lucullus prit le parti de marcher contre Artaxata, capitale des Etats de Tigrane, où étaient ses femmes et ses enfants. Il ne doutait pas que ce prince, pour conserver des objets si précieux et si chers, ne risquât une bataille. On dit qu'Annibal, après la défaite d'Antiochus par les Romains, se retira à la cour d'Artaxe, roi d'Arménie, à qui il donna plusieurs conseils et plusieurs instructions utiles ; qu'en particulier ayant remarqué dans le pays un lieu très agréable et très fertile, dont on ne tirait aucun parti et qu'on négligeait absolument, il y traça le plan d'une ville ; qu'ayant ensuite mené Artaxe en cet endroit, il lui montra ce plan, et l'exhorta à faire bâtir la ville. Le roi, charmé de tout ce qu'il voyait, le pria de présider lui-même à l'ouvrage ; et bientôt on vit s'élever une grande et belle ville, qui prit le nom du roi et le titre de capitale de l'Arménie.

XLVII. Tigrane, indigné d'apprendre que Lucullus était parti pour assiéger cette ville, rassemble son armée, et en quatre jours de marche il vient camper auprès des Romains, dont il n'était plus séparé que par le fleuve Arsanias, que les Romains avaient nécessairement à passer pour arriver devant Artaxata. Lucullus, après avoir sacrifié aux dieux, se tenant sûr de la victoire, fit passer la rivière à son armée. Il avait placé douze cohortes au front de sa bataille ; les autres étaient derrière, pour empêcher les ennemis de les envelopper ; car les Romains avaient devant eux une cavalerie nombreuse, soutenue par des escadrons d'archers mardes, et d'Ibériens armés de lances ; c'étaient les plus aguerries des troupes étrangères, celles en qui Tigrane avait le plus de confiance. Mais elles ne firent rien de brillant ; après une légère escarmouche avec la cavalerie romaine, elles n'osèrent pas attendre le choc de l'infanterie ; et en fuyant à droite et à gauche, elles attirèrent à leur poursuite les cavaliers ennemis. La cavalerie de Tigrane voyant celle des Romains débandée, s'avance contre leur infanterie; Lucullus, à qui leur nombre et leur bel ordre donnaient quelque inquiétude, rappelle sa cavalerie de la poursuite des fuyards, et va le premier au-devant des satrapes que le roi avait autour de sa personne (53), et qui marchaient à lui avec ce qu'ils avaient de meilleurs soldats. Mais avant que d'avoir pu en venir aux mains avec eux, il leur inspira un tel effroi, qu'ils prirent ouvertement la fuite. De trois rois qui occupaient, à cette bataille, le front de l'armée, Mithridate fut celui qui s'enfuit le plus honteusement ; il ne soutint pas seulement les cris des Romains. La poursuite des fuyards fut poussée si loin, qu'elle dura toute la nuit, et ne cessa que lorsque les Romains furent las tuer, de faire des prisonniers et d'emporter du butin. Tite-Live dit qu'il périt plus de monde à la première bataille, mais qu'à la seconde il y eut plus de gens de marque tués ou blessés.

XLVIII. Lucullus, dont cette victoire avait fort relevé le courage et augmenté la confiance, voulut pénétrer dans les hautes provinces, pour consommer la ruine de ce roi barbare. Mais tout à coup, par un changement de saison qu'on ne devait pas attendre à l'équinoxe d'automne, il survint un froid aussi rude que dans le coeur de l'hiver. Il tomba une quantité prodigieuse de neige ; et quand le temps devenait serein, on ne voyait plus que glaces et frimas. Les chevaux ne pouvaient ni boire l'eau des rivières, à cause de leur froideur extrême, ni les passer sans de grands périls, parce que la glace, en rompant sous leurs pieds, leur coupait, de ses tranchants, les nerfs des jambes. Le pays était presque partout couvert de bois, qu'on ne traversait que par des sentiers étroits ; les soldats ne pouvaient y marcher sans être trempés de neige ; et les nuits ils étaient plus mal encore, parce qu'ils les passaient dans des lieux humides et fangeux. Aussi ils n'eurent pas suivi Lucullus quelques jours depuis cette bataille, qu'ils refusèrent de marcher. D'abord ils eurent recours aux prières et à la médiation de leurs tribuns ; ensuite ils s'attroupèrent en tumulte dans leurs tentes, et passèrent la nuit à pousser des cris affreux : signe certain de sédition dans une armée. Lucullus leur faisait les plus vives instances ; il les conjurait de s'armer de patience, jusqu'à ce qu'ils eussent pris la Carthage d'Arménie, et détruit l'ouvrage de leur plus cruel ennemi : c'était Annibal dont il leur parlait. Mais n'ayant pu changer leur résolution, il les fit rétrograder ; et ayant repassé le mont Taurus par un autre chemin, il descendit dans la Mygdonie (54), pays fertile, dont la température est douce, et où il y avait une ville grande et peuplée, que les Barbares appelaient Nisibe, et les Grecs, Antioche de Mygdonie. Gouras, frère de Tigrane, y avait, à cause de sa dignité, le titre de commandant ; mais celui à qui son expérience dans la guerre et sa grande habileté pour l'invention des machines donnaient réellement toute l'autorité, c'était Callimaque, le même qui, au siége d'Amisus, avait donné tant de peine à Lucullus. Dans celui de Nisibe, dès que ce général eut entouré la ville, il employa tout ce que l'art peut fournir de moyens, et la fit battre avec tant de vigueur, qu'en peu de jours elle fut emportée d'assaut. Il eut les plus grands égards pour Gouras, qui était venu se rendre à lui. Callimaque, pour sauver sa vie, promettait de lui découvrir des endroits très secrets où l'on avait caché des trésors considérables ; mais Lucullus, sans s'arrêter à ses promesses, le fit charger de fers et garder avec soin, afin qu'il reçût la punition qu'il avait méritée en mettant le feu à la ville d'Amisus, et ôtant ainsi à Lucullus, avec une partie de sa gloire, le plaisir d'exercer envers les Grecs sa générosité.


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(39)  Cette ville fut nommée ainsi à cause d'un bois consacré à Apollon et à Daphné, dont l'aventure, disait-on, était arrivée en cet endroit. Cette ville était située dans la partie de la Syrie qui porta son nom.

(40)  La Gordyenne, ou le pays des Gordyens, était dans l'Assyrie, suivant Strabon, liv. XVI, p. 747.

(41)  Ces Arabes scénites, c'est-à-dire, qui vivaient sous des tentes, habitaient, suivant Strabon, ibid. la partie méridionale de la Mésopotamie, dans des lieux arides et stériles. Ils étaient pasteurs, vivaient de rapines et de brigandages, et changeaient souvent de demeure.

(42)  Ce Métrodore de Scepsis est postérieur de deux cent cinquante ans au disciple d'Epicure du même nom, lequel était de Lampsaque. Scepsis, ville de la Mysie, près du mont Ida ; Strabon, liv. XIII, p. 603, la nomme Palescepsis, ou l'ancienne Scepsis.

(43)  Ampicratès veut faire entendre que la ville de Séleucie n'était pas assez considérable pour occuper un homme de son mérite. On reconnaît à cette réponse l'orgueil ordinaire des sophistes.

(44)  Strabon parle aussi de cet Autolycus, liv XII, p. 546, et dit que Lucullus s'étant rendu maître de Sinope, conserva avec soin tous les ornements de la ville, et qu'il prit seulement la sphère de Billarus et la statue d'Autolycus, ouvrage du sculpteur Sthénis ; il ajoute que les habitants de Sinope regardaient cet Autolycus comme le fondateur de leur ville, qu'ils lui rendrait les honneurs divins, et qu'il y avait un oracle. Il croit que ce fut un de ceux qui accompagnèrent Jason à la conquête de la Toison d'or, et qu'à son retour il s'établit dans ce lieu-là. Sinope était dans la Paphlagonie, près du fleuve Halys, sur le Pont-Euxin.

(45)  Apollonius de Rhodes et Valérius Flaccus, dans leurs poèmes sur l'expédition des Argonautes, l'appellent Déiléon.

(46)  Cette coutume était commune aux Grecs et aux Barbares ; ils avaient des troupeaux consacrés à quelqu'une de leurs divinités, qui paissaient librement dans les campagnes, et auxquels on ne touchait que pour en offrir des victimes au dieu à qui ils appartenaient. Tels étaient les boeufs du Soleil, dont il est parlé dans l'Odyssée. La torche dont ces génisses portaient l'empreinte convenait à Diane, qui avait le surnom de Lucifera, comme étant l'astre de la nuit. La coutume de marquer les animaux avec un fer est fort ancienne, car il en est parlé dans Anacréon.

(47)   L'Adiabène, que Strabon, liv. XVI, p. 745, place à l'occident de la Mésopotamie, avait porté anciennement, suivant Ammien Marcellin, liv. XXIII, chap. VI, le nom d'Assyrie. Les Gordyéniens y confinent, et la Cappadoce est un peu plus loin en tirant vers le Pont.

(48)  C'est le golfe Persique, que Plutarque appelle la mer de Babylone. L'Albanie, dont il est parlé ensuite, est à l'occident de la mer Caspienne ; l'Ibérie touche à l'Albanie, entre la mer Caspienne et le Pont-Euxin ; l'Araxe est une rivière qui prend sa source dans le mont Taurus en Arménie, et se jette dans la mer Caspienne.

(49)  M. Dacier soupçonne ici une altération dans le texte, qui, tel qu'il est, présente une contradiction dans la réponse de Lucullus ; je partage cette opinion.

(50)  Il y a dans le texte, Scipion ; mais c'est une faute de copiste : il s'agit de Cépion, qui fut battu par les Cimbres, l'an de Rome six cent quarante-neuf. Le mot de Lucullus est très beau, et respire cette noble confiance si propre à en inspirer aux autres.

(51)  C'est apparemment le philosophe stoïcien de ce nom, qui était un peu plus ancien que Strabon dont il est question tout de suite, et qui, outre son excellente Géographie, avait composé des Commentaires historiques, utiles pour les moeurs et pour la politique, que nous avons perdus. Cicéron avait été disciple d'Antiochus, comme il le dit lui-même dans ses Académiques, liv. II, chap. LVIII.

(52)  L'Arménie est un pays très froid, à cause des longues chaînes de hautes montagnes dont il est environné, comme le Caucase et le Taurus. Le froid y est encore très vif au mois de juin ; et la neige dont la terre est couverte, ne fond qu'à la fin du mois d'août.

(53)  Il y a dans le texte, des Satrapéniens, qui n'est le nom d'aucun peuple connu, et qu'on ne trouve pas dans les anciens géographes. Amyot a mis en note, les Atropaténiens, peuples de la Médie ; il y en a qui lisent les Adiabéniens, que Tigrane regardait comme la principale force de son armée. M. Moses Dusoul propose de lire les satrapes.

(54)  Les Mygdoniens, ainsi appelés par les Macédoniens, dit Strabon, liv. XVI, p. 747, ont pour capitale Nisibis, située au pied du mont Masius, dans la patrie septentrionale de la Mésopotamie, près du Tigre. Les Grecs lui donnaient le nom d'Antioche, à cause de la beauté de son terroir, qu'ils comparaient à celui de l'Antioche de Syrie.