Boèce n'a pas toujours été aussi délaissé que nous le voyons aujourd'hui. Pendant plusieurs siècles son nom a fait autorité dans l'école, et, au moyen âge, les plus fameux docteurs, les Roscelin, les saint Anselme, les Guillaume de Champeaux, les Abélard le reconnaissaient pour un de leurs maîtres. Il eut même cette singulière fortune que, pendant toute la durée de la grande querelle du Réalisme et du Nominalisme, ses écrits furent l'arsenal commun où les deux partis puisaient leurs armes, et que dans l'un et l'autre camp on se vantait également de l'avoir pour chef. C'est que Boèce avait écrit deux livres sur le même sujet (1) et que chacun de ces livres contenait une doctrine diamétralement opposée à celle de l'autre. Hâtons-nous de dire toutefois qu'il n'avait jamais eu la puérile fantaisie de jouer avec son esprit. A l'occasion d'une proposition assez obscure sur la nature des idées générales, des universaux, comme on les nomma plus tard (2), il s'était borné à exposer le pour et le contre, sans conclure, sans prévoir surtout que sa neutralité, son indifférence peut-être, serait prise un jour pour une double adhésion.

La métaphysique de Boèce est si bien oubliée aujourd'hui qu'on a peine à s'expliquer l'incroyable quantité de gloses, de dissertations et de commentaires qu'elle a fait éclore au sein de la philosophie scolastique ; on cessera de s'étonner pourtant si l'on remarque avec M. V. Cousin : «que Boèce restait seul debout sur les ruines de l'antiquité, et que dans la nuit profonde où dormait alors l'esprit humain, son opinion, quelle qu'elle fût, devait être la lumière du temps et l'autorité souveraine en matière de philosophie» (3).

Mais à cette époque, si l'on connaissait à fond l'écrivain, on savait peu de chose de l'homme. Quelques détails épars dans ses livres, quelques faits vagues recueillis par une tradition sans autorité, et qui s'altérait de plus en plus en s'éloignant de sa source, voilà à quoi se bornaient les renseignements que l'on possédait sur Boèce. A vrai dire, la curiosité des érudits de ce temps était peu exigeante en pareille matière : la critique historique n'était pas née encore, et le public lettré, presque aussi naïf que la foule, ne pensait pas à dégager l'histoire de la légende. De là tous les récits merveilleux qui étaient alors imaginés sans scrupule, acceptés sans contrôle, et qui faussaient l'histoire même contemporaine. A peine mort, Charlemagne devenait un héros de roman ; la biographie de tout homme un peu célèbre devait payer tribut à ce goût universel pour la fiction. Dans un temps où l'on invoquait Virgile comme un saint, faut-il s'étonner qu'on ait honoré Boèce comme un martyr ?

Etrange martyr cependant, si, comme nous le croyons, Boèce a été dans Rome un des derniers et des plus illustres représentants de la philosophie païenne (4). Il y a longtemps que cette vérité a été soupçonnée pour la première fois (5), mais on s'est abstenu d'aller aux preuves, soit qu'on désespérât d'ébranler un préjugé trop solidement établi, soit qu'on craignit de choquer des susceptibilités ombrageuses. Nous pensons, quant à nous, que l'Eglise chrétienne est assez riche en héros pour n'avoir pas à s'inquiéter de la révision de son glorieux martyrologe. Nous avons d'ailleurs pour nous l'exemple et l'autorité de plusieurs savants modernes. Dès les premières années de ce siècle, la vie de Boèce a été en Allemagne l'objet d'un examen approfondi ; Heyne, Hand, Baur, d'autres encore, en ont discuté, quelquefois avec passion, les moindres circonstances ; mais Obbarius, un des derniers venus dans la lice, peut passer à bon droit pour avoir enfin rendu à l'auteur de la Consolation philosophique son vrai personnage et son vrai caractère. C'est ce savant écrivain que nous avons consulté avec le plus de fruit. Dans les prolégomènes de son édition critique de la Consolation philosophique (6), il réfute un peu sommairement peut-être quelques erreurs trop facilement accueillies par les biographes ; mais sa méthode nous a servi de guide, et nous a mis sur la trace de quelques faits inaperçus jusqu'à présent, et dont nous avons trouvé la confirmation dans plusieurs auteurs contemporains de Boèce.

Ce que notre travail peut contenir de nouveau est donc moins à nous qu'à l'habile professeur d'Iéna ; nous devions faire cette déclaration avant d'entrer en matière.

II

Anicius Manlius Severinus Boethius, ou Boetius (7), appartenait à l'illustre maison des Anicius, dont Claudien a dit :

Quemcumque requiris
Hac de stirpe virum, certum est de consule nasci (8).

Son aïeul, en effet, et son père avaient exercé le consulat, comme il devait l'exercer lui-même, ainsi que ses deux fils.

On ne s'accorde pas sur la date de sa naissance ; cependant, à en juger sur un passage d'Ennodius, son contemporain et son ami, il n'a pu naître antérieurement à 470, ni postérieurement à 475 (9). Tout ce que l'on sait de sa première jeunesse, c'est qu'après avoir perdu son père de bonne heure, il eut pour tuteur un des plus illustres patriciens de Rome, et qu'à peine adolescent, il se distingua par son savoir dans toutes les branches des connaissances humaines. Il possédait à fond les mathématiques, la mécanique, l'astronomie et la musique ; il n'avait pas de rival parmi les orateurs de son temps ; mais c'est la philosophie surtout qui a fait et perpétué sa gloire (10).

Un si éclatant mérite ne pouvait échapper à l'attention de Théodoric, qui avait recueilli en 493, après l'avoir violemment ouverte, la succession de l'Hérule Odoacre. La domination des Barbares était encore mal assise en Italie ; les Romains avaient toujours les yeux fixés sur Constantinople ; il fallait les habituer à tourner leurs espérances vers Ravenne. Aussi, dans les premiers temps de son règne, le prince goth n'épargna-t-il rien pour se concilier les familles sénatoriales. Toutes les grandes magistratures, toutes les hautes dignités leur étaient presque exclusivement réservées, si bien que les vainqueurs pouvaient se croire tombés sous le joug des vaincus. Boèce eut sa part dans ces largesses politiques ; âgé de vingt ans à peine, il fut élevé au patriciat, et l'on sait que, malgré sa jeunesse, il sut se faire écouter du Sénat, dont cette dignité lui avait légalement ouvert les portes.

Toutefois, dans le système de gouvernement pratiqué par Théodoric, le rôle du Sénat était à peu près nul ; notre philosophe avait assez de loisirs pour s'adonner à des occupations plus utiles, et c'est pendant les années qui s'écoulèrent entre sa promotion au patriciat et son consulat que, selon toute apparence, il composa la plus grande partie de ses ouvrages. Ses premiers livres l'avaient déjà rendu célèbre. Nous en avons la preuve dans une lettre où Théodoric, ayant promis à son gendre Sigismond deux horloges hydrauliques, charge Boèce de les faire exécuter. Au milieu d'un étalage d'érudition dont il est difficile de ne pas sourire, le roi des Goths, ou plutôt son secrétaire, l'illustre Cassiodore, adresse au jeune patrice des compliments comme ceux-ci : «Nous savons que tu es rempli d'une ample érudition, et que tu as puisé à la source même de la science les arts que le vulgaire pratique sans les connaître... Au moyen de tes traductions, on peut lire en Italie Pythagore le musicien, Ptolémée l'astronome ; l'arithmétique de Nicomaque, la géométrie d'Euclide sont entendues des Ausoniens, et le théologien Platon, le logicien Aristote, disputent dans la langue de Romulus. Que dis-je ? tu as rendu à la Sicile le mécanicien Archimède transformé en fils du Latium, et tous les arts et toutes les sciences que des hommes différents avaient donnés à la Grèce féconde, Rome les a reçus de toi seul, exposés dans sa langue nationale» (11).

Quelque temps après, Clovis, dont Théodoric avait épousé la soeur Audeflède, ayant demandé à ce prince un joueur de harpe, le roi écrivit encore à Boèce : «Le roi des Francs, émerveillé de ce qu'on rapporte de nos banquets, nous a prié instamment de lui envoyer un joueur de harpe, et nous avons promis de le satisfaire, uniquement parce que nous savons ton expérience en fait de musique. C'est à toi qu'il appartient de choisir un habile homme, puisque tu as su t'élever jusqu'aux hauteurs inaccessibles de l'art... Il faut que ce joueur de harpe qu'on nous demande, et que tu dois choisir avec le plus grand soin, soit le meilleur de l'époque, car il aura, peu s'en faut, à opérer le miracle d'Orphée lorsqu'il apprivoisait des hordes sauvages par la douceur de ses accords» (12).

Cette réminiscence mythologique eût paru, sans doute, assez impertinente à Clovis ; elle prouve du moins que le terrible roi des Goths ne dédaignait pas de s'égayer à l'occasion.

Jeune, noble, riche, admiré de toute l'Italie, en crédit à la cour, Boèce pouvait aspirer aux plus illustres alliances. Il choisit pour sa femme Rusticiana, fille du patrice Symmaque, l'homme peut-être qui, par la dignité de son caractère et l'intégrité de ses moeurs, a le plus honoré l'agonie de l'Empire. Rusticiana se montra toujours digne d'un tel père et d'un tel époux, et si l'on récusait sur ce point le témoignage de Boèce (13), ce que nous apprend Procope de la conduite qu'elle tint pendant le siège de Rome par Totila (14), suffirait à prouver que dans cette âme d'élite, aux plus douces vertus de la femme se joignait l'intrépidité d'une héroïne. De ce mariage naquirent deux fils, Anicius Manlius Severinus Boetius, et Quintus Aurelius Memmius Symmachus, qui devaient donner cette joie à leur père de les voir, le même jour, et avant l'âge, étonner Rome de leur double consulat (15).

Nous avons dit que ce fut en 510 que Boèce lui-même remplit cette charge. Cette année fut, sans contredit, la plus glorieuse de sa vie, non pas parce qu'il y fut décoré d'un titre qu'avaient porté avant lui bien des personnages dédaignés ou flétris par l'histoire, mais parce que, prenant au sérieux des devoirs dont personne n'eût songé à lui demander compte, il osa revendiquer, dans l'intérêt des opprimés, les droits de sa charge, droits souvent illusoires, il est vrai, mais que la loi, à défaut des moeurs, reconnaissait encore. Qu'on se représente la société romaine de ce temps : deux peuples superposés l'un à l'autre, le vaincu sous le vainqueur, le civilisé sous le barbare ; l'un, vieilli dans les raffinements d'une civilisation décrépite, énervé, exténué d'âme et de corps, mais plein de mépris pour la force brutale qui l'écrase ; l'autre, jeune, robuste, énergique, mais fier de sa force, irascible et violent, cupide, de plus, et pillard comme les enfants et les sauvages ; entre ces deux peuples dissemblables par l'origine, par les idées, par les moeurs, par le langage, un malentendu perpétuel, c'est-à-dire un état permanent de division et de haine ; au-dessus d'eux, un roi soutenu d'un côté, à peine supporté de l'autre, acclamé par ses compagnons d'armes, subi en silence par ses nouveaux sujets, partial, nécessairement, et, après de généreuses mais inutiles tentatives de conciliation, obligé de revenir aux premiers et d'abandonner les autres ; qu'on se représente, disons-nous, une société constituée de la sorte ; qu'on s'imagine les violences, les rapines, les excès de pouvoir de tout degré et de toute espèce qui devaient chaque jour y exciter le trouble et y introduire le péril, et l'on comprendra quelle rude tâche ce devait être pour un magistrat intègre que de prétendre établir au sein d'une telle confusion le sentiment de l'équité, l'empire de l'ordre et le respect de la loi.

C'est cette tâche pourtant qu'avait entreprise Boèce, et qu'il poursuivit jusqu'au dernier jour, sans s'émouvoir des menaces et des cris de vengeance qui accueillaient ses actes de répression ou ses tentatives de réforme. Il nous apprend lui-même quels adversaires puissants il eut à combattre (16), et l'on est moins surpris de la catastrophe terrible qui termina sa vie, quand on voit la généreuse imprudence qu'il mit à la provoquer.

Le temps n'était pas venu pourtant où le ressentiment de ses ennemis pouvait éclater. Bien des années après son consulat, Boèce était encore en possession de l'estime, de l'admiration peut-être de Théodoric, et l'on peut croire que ce prince ne le sacrifia qu'à regret aux rancunes des Goths. En effet, Théodoric avait l'âme assez grande pour comprendre et pour apprécier tous les genres de mérite et de courage. Si les difficultés de sa position le rendaient quelquefois sourd aux plaintes de son généreux consul, il y déférait néanmoins assez souvent pour exciter la jalouse défiance des Goths, comme on le voit par les remontrances qu'ils adressèrent à la régente Amalasonthe, lorsqu'ils l'invitèrent à renoncer aux ménagements envers les vaincus dont son père lui avait donné l'exemple. Et il faut bien, en effet, que pendant longtemps la fermeté apportée par Boèce dans sa lutte contre la tyrannie des Goths n'ait pas nui à son crédit auprès de Théodoric, puisque, douze ans après sa sortie de charge, nous l'avons vu, ses deux fils, trop jeunes pour avoir pu mériter un tel honneur, furent élevés ensemble à la plus haute dignité du royaume. Ce fut là, malheureusement, la dernière marque de faveur dont put se féliciter leur père. Deux ans après, il tombait écrasé sous les ruines de sa fortune. Sa chute fut aussi soudaine que profonde, et Rome stupéfaite apprit à quelques mois d'intervalle sa mise en jugement, sa condamnation et son supplice.

III

Quelle fut la cause réelle de cette mystérieuse catastrophe ? A entendre la plupart des apologistes de Boèce, la persécution dont il fut victime n'eut d'autre cause que la haine des Goths contre les catholiques, qui le comptaient, assure-t-on, au nombre de leurs plus dévoués et de leurs plus vaillants défenseurs.

Il est certain qu'à cette époque Théodoric, arien, comme tous les Goths, après avoir pendant trente ans toléré, favorisé même ses sujets orthodoxes, menaçait l'empereur Justin, persécuteur implacable des ariens, d'exercer sur les catholiques d'Occident de terribles représailles ; mais il s'en tint à la menace, et hormis le pape Jean, qui fut jeté en prison pour avoir échoué, comme il convenait, dans une mission dont il n'aurait pas dû se charger (17), il ne paraît pas que, dans toute l'Italie, la colère du prince arien ait fait une seule victime. Mais à supposer que le sang eût été versé, à quel titre Boèce eût-il pu prétendre au martyre ? Où est la preuve de la ferveur de son catholicisme ? Où est la preuve même qu'il ait été chrétien ?

On en donne plusieurs : la première c'est qu'à la fin du cinquième siècle le paganisme avait depuis longtemps disparu de l'Italie. Mais cette assertion est contredite par tous les monuments historiques, et nous avons encore le traité dans lequel le pape Gélase Ier, qui gouverna l'Eglise sous Théodoric, répondant au sénateur Andromaque, s'oppose au rétablissement des Lupercales (18). Théodoric lui-même, par un édit dont Cassiodore nous a conservé le texte (19), et qui n'eut pas plus d'effet que les défenses du même genre décrétées antérieurement par tous les empereurs chrétiens (20), menace de la peine de mort tous ceux qui seraient convaincus d'avoir sacrifié aux idoles. Et l'on ne peut dire que ces traînards du paganisme en déroute appartenaient exclusivement à la classe des paysans ou à la populace des villes ; car nous tenons encore du pape Gélase que Castor et Pollux, et surtout le dieu Pan (21) comptaient de nombreux adorateurs dans les classes les plus élevées de la société romaine. En effet, il serait difficile de comprendre comment le paganisme eût été relégué en Italie dans les couches inférieures de la population, lorsqu'à la même époque on voit dans l'empire d'Orient des personnages tels que Maxime de Madaure, Longinien, Héliodore, Stobée, Agathias, etc., faire ouvertement profession de polythéisme. Nous l'avons dit, ce polythéisme, tel que l'avait interprété l'école d'Alexandrie, n'était plus guère, pour les esprits cultivés, qu'une théorie symbolique des lois de la nature ; c'était une philosophie plutôt qu'une religion, mais une philosophie qui, en changeant l'esprit des vieilles croyances, en respectait la lettre, et qui, à ce titre, répugnait aux dogmes de la religion nouvelle. On comprend d'ailleurs que ceux qui prenaient le polythéisme à ce point de vue rationnel ne pouvaient partager les superstitions grossières du vulgaire, et qu'ils se dispensaient volontiers de tout culte extérieur, seul délit qui tombât sous le coup de la loi (22). Voilà comment, à Rome, de même qu'à Constantinople, il pouvait se trouver dans les classes éclairées, sans que le gouver-nement s'en émût beaucoup, des physiciens et des philosophes bien décidés à se tenir en dehors de la communion chrétienne.

On objecte que Boèce entretenait une correspondance suivie avec les personnages de son temps qui faisaient le plus d'honneur à l'Eglise ; or, quelle apparence qu'un Ennodius, l'illustre évêque de Pavie, qu'un Cassiodore, le pieux fondateur du monastère de Vivaria, eussent vécu dans une intimité aussi étroite avec un homme convaincu d'indifférence, sinon de dédain pour la religion chrétienne (23) ? On oublie que Boèce était un des premiers dignitaires de l'Etat, qu'il possédait toute la confiance du prince, et qu'Ennodius, pas plus que Cassiodore, n'était insensible à ce genre de mérite. L'histoire d'ailleurs, il faut en convenir, n'insiste pas beaucoup sur les vertus chrétiennes d'Ennodius, et c'est à de tout autres qualités que l'évêque de Pavie doit la meilleure part de sa célébrité. Ennodius était un prélat de l'école de Sidoine Apollinaire, plus versé dans les lettres profanes que dans les saintes Ecritures ; il lisait Horace et il imitait Ausone ; les petits vers sceptiques, pour ne pas dire plus, ne l'effrayaient pas, et quelques-unes de ses épigrammes ne seraient pas déplacées dans le recueil de Martial. Sur son siège épiscopal, il montrait toutes les habitudes d'un rhéteur, d'un courtisan même, car il nous reste de lui un panégyrique du roi Théodoric, où l'on voit avec surprise un évèque catholique célébrer, sans faire aucune réserve, la gloire et les vertus d'un prince arien (24). Quant à Cassiodore, le recueil de lettres qu'il nous a laissé nous le montre comme le modèle le plus achevé de l'homme de cour du Bas-Empire. Ce n'est que dans sa vieillesse, alors qu'il voyait crouler de toutes parts la monarchie des Goths, à l'affermissement de laquelle il avait tant contribué, qu'il se réfugia, triste et découragé, dans les contemplations de la vie ascétique, et rien n'indique qu'avant cette époque il eût jamais fait preuve d'une grande ferveur religieuse. L'occasion pourtant ne lui avait pas manqué ; car si Boèce, comme on le prétend, est mort victime de son zèle pour la foi catholique, comment se fait-il que Cassiodore, l'ami de Boèce, le fondateur de Vivaria, n'ait pas protesté contre la tyrannie du nouveau Dioclétien ? S'est-il du moins éloigné de la cour ? On l'a dit, mais l'histoire affirme le contraire ; on sait, en effet, que c'est lui qui, peu de temps après la mort de Boèce, conseilla au roi, contrairement à la tradition, contrairement aux lois de l'Eglise et aux voeux des fidèles, de donner de sa propre autorité le prêtre Félix pour successeur au pape Jean.

D'ailleurs, si les lettres d'Ennodius et de Cassiodore parlent volontiers des travaux littéraires de Boèce, de ses talents, de sa gloire, elles se taisent sur sa piété et sur ses sentiments religieux (25) ; il semble que l'un et l'autre, i'évêque aussi bien que le ministre, aient mis quelque affectation à éviter un sujet aussi douteux. Si l'on prend argument de l'admiration qu'ils témoignaient pour son génie, il faut dès lors ranger aussi parmi les Pères de l'Eglise les philosophes païens Longinien et Maxime de Madame, car saint Augustin, dans la correspondance qu'il entretenait, avec eux, ne leur ménage pas non plus les caresses et les éloges (26). Dira-t-on que Symmaque, le citoyen austère, Symmaque, le Romain des anciens âges, ne pouvait être capable, dans un intérêt d'ambition, d'exposer sa fille au danger de renier le Christ entre les bras d'un époux païen ? Mais il faudrait d'abord établir que Symmaque lui-même n'était pas païen, car en bonne logique on ne prouve pas une supposition par une hypothèse :

Nil agit exemplum litem quod lite resolvit (27).

Or, rien n'est plus hypothétique que le christianisme de Symmaque. La foi au Christ n'était pas, tant s'en faut, une tradition de sa maison : on sait avec quelle ardeur son aïeul, Symmaque le grand pontife, défendit la cause du polythéisme, et avec quelle hardiesse il réclama des empereurs Valentinien II et Théodose le rétablissement de l'autel de la Victoire (28) ; on sait encore que ses écrits, attaqués par Prudence, et réfutés par saint Ambroise, furent mis en ordre et publiés par son fils, païen comme lui évidemment, en sorte que le père de Rusticiana aurait été le premier chrétien de sa famille. Une telle conversion, si mortifiante pour le paganisme, si glorieuse pour la religion nouvelle, eût fait certainement quelque bruit dans le monde romain ; on conviendra, par exemple, que le rhéteur Victorinus ne faisait pas grande figure auprès de Symmaque ; cependant, quand on apprit que, cédant aux sollicitations de son ami Simplicien, Victorinus avait revêtu la robe blanche des néophytes, ce fut dans toute la chrétienté un cri de triomphe dont aujourd'hui encore on entend l'écho dans une admirable page de saint Augustin (29). Or, les écrivains de l'époque contemporaine ne disent mot de la conversion de Symmaque, et ce n'est que trois siècles plus tard qu'un historien, Paul Diacre, lui donne le titre de chrétien (30). Quelle confiance peut-on avoir dans un témoignage aussi peu éclairé, surtout aussi tardif ?

N'est-il pas plus vraisemblable qu'ici encore la légende a pris la place de l'histoire? Selon la tradition, Boèce était mort en confessant le Christ ; son beau-père Symmaque, immolé avec lui, avait dû nécessairement périr pour la même cause. C'était, comme on le voit, un raisonnement semblable à celui que nous attaquons : du christianisme de Boèce on concluait le christianisme de Symmaque ; plus tard, c'est du christianisme de Symmaque qu'on a conclu celui de Boèce. On pourrait tourner indéfiniment dans ce cercle vicieux. Il est cependant un fait qui, prouvé, couperait court à toute discussion : selon l'opinion commune, Boèce aurait composé quatre petits traités théologiques, lesquels sont parvenus jusqu'à nous (31) ; mais rien n'est moins certain que l'authenticité de ces ouvrages, et par une critique rapide, mais concluante, Obbarius a démontré qu'ils n'ont rien de commun avec les idées, le style de Boèce, et que, tout au plus, peut-on y noter çà et là de maladroites imitations de quelques passages d'Aristote antérieurement traduits et commentés par notre auteur. Nous ne voudrions pas insister trop longuement sur ce sujet ; nous devons dire, cependant, que les raisons données par Obbarius ne sont pas les seules qui doivent faire rejeter comme apocryphes les écrits dont il s'agit.

La plus décisive peut-être, c'est qu'ils ne sont pas cités une seule fois par les écrivains ecclésiastiques de l'époque. Cassiodore a dressé lui-même le catalogue de la bibliothèque du monastère de Vivaria, et, dans cette pièce, que nous possédons, l'ancien ministre de Tbéodoric, en recommandant à ses moines la lecture de tous les ouvrages de Boèce, cite expressément la traduction de l'Introduction de Porphyre, celles des Catégories et du traité de L'Interprétation d'Aristote, le commentaire sur le livre des Syllogismes hypothétiques du même auteur, etc. (32) ; quant aux quatre traités théologiques, il n'en parle pas. Il faut convenir qu'un pareil silence est significatif, et ne comporte qu'une seule explication, à savoir que Cassiodore, l'ami de Boèce, n'avait jamais entendu parler de ces ouvrages. En effet, il faut descendre jusqu'au siècle de Charlemagne pour en trouver une première mention (33). Alcuin les cite dans son traité de la procession du Saint-Esprit ; après Alcuin, Raban-Maur, Hincmar, Saint-Remy les étudient et les commentent ; mais à cette époque, nous l'avons dit, la critique historique n'était pas née ; les plus grossières erreurs étaient admises et propagées de bonne foi, et celle que nous réfutons ici est peut-être plus facile à comprendre que beaucoup d'autres ; Obbarius, du moins, l'explique par une conjecture assez vraisemblable. Selon cet habile critique, les traités en question seraient l'ouvrage d'un des trois ou quatre Severinus dont s'honore à bon droit l'Eglise catholique, et ce nom, que portait aussi Boèce, aurait occasionné la confusion qui s'est établie par la suite. Cette homonymie paraît avoir eu un résultat plus singulier encore, car il est probable que c'est à cette circonstance fortuite que Boèce doit l'honneur d'être compté, encore aujourd'hui, au nombre des saints de l'Eglise catholique. A Pavie, à Milan, à Brescia, dans d'autres villes du nord de l'Italie, on célèbre chaque année, le 23 octobre, la fête de Saint-Séverin, et, selon divers commentateurs auciens et modernes, ce saint Séverin, prenant la place de l'apôtre des Alpes Noriques, dont l'abbé Eugippe a écrit l'histoire, ne serait autre que Boèce. Le pape Sylvestre II pourtant ne s'y est pas trompé, et si, dans la belle épitaphe qu'il a composée pour le tombeau de Boèce réédifié en 996 par l'empereur Othon III, il vante en termes pompeux les talents, les vertus civiques, le patriotisme tout romain de l'illustre mort, il se garde bien de faire allusion à ses sentiments chrétiens (34). Cette réticence, calculée évidemment, fait bien voir que le savant Gerbert n'était rien moins qu'édifié sur la sainteté de notre philosophe. Le croyait-il païen ? Nous ne savons, mais pour nous, le paganisme de Boèce n'est pas douteux.

IV

Ce qu'on remarque surtout dans les ouvrages de Boèce, dans ceux, du moins, qui sont authentiques, c'est l'absence de toute allusion, si lointaine qu'on la suppose, à la religion chrétienne. A n'en juger que par ses écrits, on pourrait croire que cette religion était de la veille seulement apparue sur la terre et que l'enseignement de sa morale et de ses dogmes était encore confiné au fond des ergastules et des catacombes. Encore, s'il n'avait écrit que des ouvrages d'école, des dissertations sur la musique, des commentaires sur la géométrie d'Euclide ou sur les catégories d'Aristote, on pourrait admettre que l'occasion lui a manqué de produire sa croyance religieuse. Mais c'est dans un traité de morale et de théodicée, écrit à la dernière heure, entre la hache et le billot, pour ainsi dire, c'est dans une exhortation suprême adressée aux malheureux, aux opprimés, à tous ceux qui, du fond de leur misère, tournent un regard désespéré vers la Providence, c'est dans le livre de la Consolation, en un mot, que Boèce, chrétien et martyr, aurait omis systématiquement le nom de Jésus-Christ, le souverain consolateur ! Puis, où prend-il ses exemples toutes les fois qu'il nous parle de malheurs et de supplices supportés avec constance ? N'a-t-il jamais entendu parler des persécutions de Dioclétien et de Galère ? ne connaît-il aucune des glorieuses victimes de l'amphithéâtre ? Ces pieuses et sereines figures, il faut qu'il les ignore ou qu'il les dédaigne, car ses héros à lui, c'est Socrate, c'est Anaxarque, c'est Soranus, martyrs, il est vrai, du patriotisme et de la philosophie, mais non de la foi chrétienne. Boèce lui-même va mourir : de son temps, comme aujourd'hui, les chrétiens se préparaient à la mort par la méditation de l'Evangile ; lui, c'est Platon qu'il étudie, c'est le Phédon qu'il commente. Je vois bien là Caton : je cherche saint Cyprien.

Mais Boèce, pourrait-on dire, n'était pas seulement chrétien ; il était aussi philosophe. Or, la philosophie a la prétention de résoudre aussi bien, et dans le même sens que le christianisme, les redoutables problèmes qui de tout temps ont préoccupé l'homme ; seulement, au lieu d'accepter la vérité toute faite des mains de l'autorité et de la tradition, elle entend se la procurer elle-même par le libre exercice de la raison. Boèce pouvait choisir entre les deux systèmes ; mais, son choix fait, il devait, sous peine d'inconséquence, maintenir une séparation sévère entre la méthode théologique et la méthode purement rationnelle ; en se déterminant, comme il l'a fait, pour la méthode rationnelle, il a usé d'un droit incontestable, que des écrivains très orthodoxes, des docteurs même de l'Eglise, n'ont pas hésité à reconnaître et même à pratiquer après lui.

Après lui, si l'on veut, mais longtemps après lui, car au quinzième et au seizième siècle, cette distinction entre la foi et la raison était encore regardée comme un crime que Pierre Ramus, Giordano Bruno, Campanella, Vanini, et tant d'autres ont payé de leur vie (35). Aussi n'est-il pas possible d'admettre qu'aux premiers temps de l'Eglise triomphante, au milieu des ferveurs et des vivacités de la polémique la plus ardente qui ait jamais passionné les esprits, les défenseurs du christianisme, c'est-à-dire du principe d'autorité, aient professé une tolérance qu'aux époques les plus calmes ils ont toujours répudiée, et qu'ils aient reconnu les droits de la raison qu'ils avaient précisément pour objet de combattre. On voit, au contraire, qu'ils n'avaient pas pour elle assez de sarcasmes et de mépris (36) ; ils ne la dénigraient pas seulement, ils la niaient. «Il n'y a pas de gagne-denier chrétien, s'écrie Tertullien, qui n'en sache plus long sur Dieu, et qui ne soit plus capable d'enseigner aux autres ce qu'il a trouvé, que Thales et que Platon lui-même» (37). A la suite de Tertullien, tous les écrivains ecclésiastiques de l'époque, s'autorisant du dédaigneux anathème fulminé par saint Paul (38), s'accordent à déclarer que la raison sans la foi n'est qu'un guide trompeur, et que ses prétendues découvertes doivent être rejetées sans examen, pour peu qu'elles soient en désaccord avec les conclusions de l'enseignement théologique. La science purement laïque n'existe pas, et ne peut exister, car, en dehors de la tradition et de l'autorité, il n'y a qu'erreur et mensonge, et la philosophie, considérée dans son point de départ, aussi bien que dans sa méthode et dans ses résultats, n'est qu'une invention impie ou dangereuse dont ne sauraient trop se défier les serviteurs du vrai Dieu.

On ne peut s'étonner, après cela, que dans le langage du temps, les mots philosophe et païen soient devenus à peu près synonymes. Tertullien dit encore : «Qu'y a-t-il de commun entre un philosophe et un chrétien, entre un disciple de la Grèce et un disciple du ciel ? le premier travaille pour une vaine gloire, le second pour la vie éternelle ; l'un n'est qu'un artisan de phrases, l'autre est un artisan de faits ; l'un élève, l'autre détruit ; celui-là altère la vérité, celui-ci la rétablit ; celui-là en est le larron, l'autre en est le plus vigilant gardien, si je ne me trompe ?» (39) Saint Jérôme allait plus loin encore, et il avait, pour distinguer les fidèles des incrédules, un moyen qu'il regardait comme infaillible : le nom de Jésus-Christ énoncé ou omis dans un ouvrage, même étranger aux spéculations théologiques, suffisait à l'édifier sur la religion professée par l'auteur. Hermogène avait cité, comme étant de saint Sixte, un livre de Xyste le philosophe ; voici avec quelle rudesse saint Jérôme lui reproche cette erreur : «Comment qualifier comme elle le mérite la légèreté, je dirai plus, la démence d'un écrivain qui va se tromper sur les noms, et attribuer un livre de Xyste, d'un pythagoricien, d'un homme à qui la foi manquait, d'un païen, à Sixte le martyr, l'évêque de l'Eglise romaine ? un livre dans lequel, à côté des dogmes de Pythagore, qui font de l'homme un être égal à Dieu, formé de la même substance, on trouve un grand nombre de maximes excellentes, de telle sorte que ceux qui ignorent qu'il a été écrit par un philosophe, abusés par le nom d'un martyr, s'abreuvent au calice d'or de Babylone ; un livre enfin dans lequel il n'est fait mention ni des Prophètes, ni des Patriarches, ni des Apôtres, ni du Christ, en sorte qu'un évêque, un confesseur de Jésus-Christ n'aurait été qu'un incrédule ?» (40)

Il n'est pas besoin, après cela, de demander ce qu'eût pensé saint Jérôme du christianisme de Boèce. Non seulement, en effet, le traité de la Consolation ne mentionne ni les Prophètes, ni les Patriarches, ni les Apôtres, ni le Christ, mais on y trouve, comme dans le livre de Xyste, l'exposition complaisante des dogmes de Pythagore, et notamment l'identité de nature qui fait de l'homme un être égal et semblable à Dieu (41). Quant à la création, Boèce n'est pas plus orthodoxe ; ses idées à cet égard sont celles de Xénophanes, Parménide, Zenon d'Elée, Empédocle, Anaxagore, Démocrite et Platon lui-même. Se fondant sur l'axiome : Rien ne se fait de rien, il admet l'éternité de la matière (42) ; Dieu ne l'a point créée ; il n'a pu que débrouiller le chaos dans lequel les éléments étaient confondus et donner à l'ensemble des choses la forme plus parfaite dont il possédait en lui-même le type éternel (43). Or, Tertullien accuse formellement Hermogène d'avoir abjuré le christianisme par cela seul qu'il admettait comme possible l'éternité de la matière (44) et une pareille opinion, ajoute Origène, ne pouvait être professée que par des païens (45).

Il est clair que cette théorie de la création, qui n'est autre que celle du panthéisme, ne pouvait, au sixième siècle de l'Eglise, être publiquement professée par un écrivain chrétien, le panthéisme étant considéré par tous les théologiens, non pas seulement comme une hérésie, mais comme une monstrueuse impiété. Saint Augustin, entre autres, avait averti le monde chrétien par une protestation éloquente : «Si cette doctrine est vraie, avait-il dit, qui ne voit pas quelles conséquences impies et sacrilèges en découlent ? A ce compte, l'objet que le premier venu foule aux pieds est une partie de Dieu, et dans tout animal mis à mort, c'est une partie de Dieu que l'on égorge. Je ne veux pas dire tout ce qui peut s'offrir ici à la pensée ; il serait impossible d'en parler sans rougir» (46).

Si l'on voulait pousser plus avant cet examen, et mettre en lumière tous les points de doctrine sur lesquels Boèce est en désaccord flagrant avec les Pères de l'Eglise, il faudrait rappeler aussi son opinion, également empruntée à Pythagore et à Platon, au sujet de la préexistence des âmes et de la faculté qu'elles ont, selon lui, de se rappeler dans cette vie certaines idées dont elles ont possédé plus clairement la notion dans une vie antérieure (47). Origène s'était trompé aussi sur ce point, bien moins gravement, il est vrai, et cependant, malgré les éclatants services qu'il avait rendus à l'Eglise, elle l'avait frappé d'anathème. Sa condamnation avait fait assez de bruit dans le monde pour que Boèce ne pût l'ignorer, et l'auteur de la Consolation se serait bien gardé de le suivre dans une voie aussi périlleuse, pour peu qu'il eût pu craindre les foudres de l'Eglise. Un païen seul pouvait les braver sans risque : la preuve que Boèce n'était pas chrétien, c'est qu'il ne fut pas excommunié.

On peut donc l'affirmer, Boèce n'était pas chrétien, et si la pieuse ignorance de quelques légendaires a sur ce point égaré la postérité, du moins, ses contemporains ne s'y étaient pas trompés ; ils ne doutaient pas qu'il ne fût païen, et lui-même ayant pris soin de nous l'apprendre, il le faut bien croire. Que signifie, en effet, cette accusation de magie qui lui fut intentée en plein sénat par Gaudentius et Opilion ses délateurs (48) ? Comment eût-on osé charger d'un pareil crime un chrétien aussi illustre, dit-on, par sa piété que par ses talents, un apologiste ardent et infatigable delà vraie religion ? Si quelqu'un l'eût osé, le ridicule d'une telle accusation n'eût pas manqué de tourner bientôt à la confusion de l'accusateur ; il ne paraît pas pourtant que cette absurde imputation ait été écartée avec mépris, et Boèce nous dit lui-même que ses juges y ajoutèrent foi. Une seule preuve avait suffi : il était philosophe. Ainsi, de l'aveu même de Boèce, tout philosophe était, a priori, atteint et convaincu de magie. On serait tenté d'accuser notre auteur d'exagération, sinon de mensonge ; il ne dit pourtant que la vérité, sans toutefois l'expliquer. A cette époque, nous l'avons vu, qui disait philosophe, disait païen ; or, au sentiment des chrétiens, tout païen était nécessairement voué au culte des puissances infernales. Les divinités du paganisme, en effet, étaient, aux yeux des docteurs de l'Eglise, des êtres bien réels et bien vivants ; seulement, ce n'était pas l'Olympe, comme l'assuraient les poètes, mais l'enfer qui était leur séjour ; Jupiter, Mars, Vénus, tous les dieux auxquels le polythéisme avait élevé des autels, étaient des anges déchus, et subordonnés à Satan (49). Professer le polythéisme, c'était donc professer le culte des démons, et le culte des démons ne pouvant être pur et désintéressé comme celui dont le vrai Dieu est l'objet, les malheureux qui s'y adonnaient, exigeaient en retour du sacrifice de leur salut éternel les biens et la puissance de la terre. Voilà ce qu'on entendait au fond par le crime de magie, et ce qu'on reprochait à Boèce lorsqu'on l'accusait, c'est lui qui parle, d'avoir, pour se procurer les honneurs de la terre, fait un pacte sacrilège avec les esprits infernaux. Nous l'avons vu, d'ailleurs, la simple présomption de polythéisme ne suffisait pas pour que la loi intervînt ; il fallait pour cela que les accusés fussent soupçonnés, ou d'adorer les divinités païennes, ou d'avoir conclu avec elles quelque pacte mystérieux ; en sorte qu'accuser Boèce de magie, c'était l'accuser, non seulement de croire au paganisme, mais de le pratiquer (50). L'inculpation était claire et Boèce ne pouvait s'y méprendre ; mais il lui était impossible de la réfuter victorieusement ; aussi essaye-t-il de se tirer d'embarras par une équivoque. Au lieu de répondre, comme il n'eût pas manqué de le faire s'il n'eût craint d'être démenti parla voix publique, qu'il n'avait rien de commun avec les dieux du paganisme, il prend un biais, chicane sur les mots, et adjure la Philosophie de déclarer s'il est possible qu'un homme qu'elle a pris à tâche de conduire vers Dieu, fasse un pacte avec des esprits immondes. Cette dénégation embarrassée équivaut, il faut bien le dire, à un aveu ; et après cela, il n'est guère permis de douter que Boèce n'ait été païen. Nous aurons à déterminer plus loin dans quel sens il l'était.

Cependant, une imputation de ce genre n'eût pas suffi, malgré le fameux édit de Théodoric, pour faire condamner un personnage aussi considérable que l'était alors Boèce, ou plutôt, on n'eût pas songé à s'en faire une arme contre lui, s'il n'avait été sous le coup d'une accusation autrement redoutable. Quelle fut donc la véritable cause du procès criminel intenté à Boèce ? Sur ce point, on n'en est plus réduit aux conjectures, car lui-même a pris soin de nous apprendre qu'il fut accusé d'avoir conspiré le renversement de la domination des Goths et le rétablissement de la liberté romaine (51). Il est vrai qu'il se défend de ce projet et le nie, sans doute parce que la condamnation eût suivi de près un aveu de cette sorte ; mais si ses dénégations n'ont pu convaincre Théodoric qui, pendant plus de vingt ans, lui avait accordé toute sa confiance, nous serions mal venus, après tant de siècles écoulés, à nous montrer plus crédules. Procope, à la vérité, dans les lignes assez vagues qu'il a consacrées à cette affaire, affirme l'innocence de Boèce (52), mais le témoignage isolé d'un historien nécessairement partial et intéressé à noircir les Goths afin de justifier leurs vainqueurs, ne doit être accepté qu'avec beaucoup de réserve.

Il faut le dire, à l'honneur même de Boèce, toutes les apparences sont ici contre lui. Qu'il ait été animé d'un patriotisme ardent, qu'il ait vu avec douleur la déchéance de la cité souveraine, de la déesse Rome, comme l'appelle Claudien (53), à laquelle pourtant Jupiter avait promis un empire sans bornes comme sans fin (54), c'est ce dont il n'est pas permis de douter. A tout propos les grands noms de la patrie lui reviennent en mémoire, et il ne manque pas une occasion, nous l'avons vu, de célébrer les Canius, les Soranus, tous les héros du stoïcisme, tous les martyrs de la liberté (55). D'autre part, si, au début de sa carrière, il avait pu espérer quelque bien du gouvernement des Goths et accepter la faveur du grand roi qui les commandait, il était tristement revenu de cette illusion, et lorsqu'il les vit de plus près, les Goths ne furent plus pour lui que des barbares sans foi et des voleurs publics (56) ; il appelle les courtisans «chiens du palais» (57), et le Roi lui-même ne trouve pas grâce à ses yeux, car dans des vers où l'allusion est aussi injuste qu'outrageante, mais qui, en tout cas, ne prêtent point à l'équivoque, à qui compare-t-il Théodoric ? à Néron (58).

D'un autre côté, si l'on examine l'état des affaires à cette époque, on reconnaîtra que pour tout esprit clairvoyant la ruine prochaine de la monarchie des Goths était à peu près inévitable. Théodoric venait d'atteindre sa soixante-dixième année, et lui-même ne pouvait penser sans quelque appréhension aux difficultés contre lesquelles aurait à lutter son successeur, et ce successeur, son petit-fils, était encore enfant. Dans le cas probable où le jeune Athalaric serait appelé au trône avant d'être en âge de gouverner par lui-même, la régence ne pouvait être exercée que par sa mère Amalasonthe, une femme, ou par son oncle Théodal, un barbare frotté d'hellénisme, plus pédant que savant, fourbe et bassement cruel, haï des Romains pour son avance, méprisé des Goths pour sa lâcheté. Ces périls de l'avenir se compliquaient encore de tous les embarras du présent et semblaient plus menaçants à mesure qu'une rupture devenait plus imminente entre le royaume d'Italie et la cour de Constantinople. On croyait savoir qu'en persécutant les ariens l'empereur Justin avait surtout en vue de provoquer les Goths, et que son neveu Justinien, dont la turbulente ambition n'était un mystère pour personne, n'attendait qu'une occasion favorable pour faire la paix avec Chosroès, et pour lancer sur Rome les armées de l'Orient et Bélisaire.

Dans de telles conjonctures, il n'est nullement invraisemblable que les chefs du Sénat romain, et parmi eux Boèce, aient cherché à s'entendre avec l'empereur Justin, le véritable représentant, à leurs yeux, de la nationalité romaine. C'est en cela sans doute que consistait le crime de lèse-majesté que le roi imputait aux consulaires Paulinus et Albinus (59), et qu'il voulut étendre au Sénat tout entier (60) ; crime dont Boèce lui-même était coupable, ou dont il devint complice, en osant défendre le Sénat avec un courage dont cette indigne assemblée ne lui tint pas compte, car, pour se soustraire au danger, elle sacrifia lâchement son défenseur.

VI

On raconte diversement les derniers jours de sa vie. Sans nous arrêter à discuter toutes les fables répandues à ce sujet, nous dirons en peu de mots que Theodoric paraît avoir hésité à faire exécuter la sentence de mort prononcée contre Boèce, car il se contenta de le reléguer à Pavie, où il lui donna l'enceinte de la ville pour prison (61). C'est dans ce lieu d'exil que Boèce composa son livre de la Consolation philosophique. Quelques mois plus tard, vers la fin de l'année 525, il fut décapité, sans qu'on sache au juste sur quel nouveau grief Théodoric a pu prendre une détermination si fatale (62).

Ainsi périt misérablement, dans toute la force de l'âge et du talent, un grand citoyen, qui fut en outre le meilleur écrivain de son siècle, et qui, à ce double titre, a mérité, lui aussi, d'être appelé le dernier des Romains (63). Le sacrifice de cette noble victime ne suffit pas à la vengeance de Théodoric ; un mois après, le patrice Symmaque était arrêté à son tour, et mis à mort sans forme de procès. Quel était le crime de Symmaque ? Si l'on en croit un chroniqueur anonyme de l'époque (64), Théodoric craignait que le beau-père de Boèce n'ourdît quelque complot pour venger la mort de son gendre ; il est plus vraisemblable, comme le dit Procope (65), que Symmaque fut impliqué dans la même accusation que Boèce, et que les Goths lui firent aussi cet honneur de le croire capable de souhaiter le rétablissement de la liberté romaine (66). On ignore ce qu'il advint des deux fils de notre auteur ; quant à sa veuve Rusticiana, ou elle ne fut pas complètement dépouillée par suite de la confiscation des biens de son mari et de son père, ou ces biens lui furent restitués par la régente Amalasonthe, comme le veulent quelques commentateurs, nous ne savons, du reste, sur quelle autorité. Toujours est-il, au rapport de Procope, que pendant le siège de Rome par Totila, en 547, elle employa sa fortune, tant à nourrir les malheureux qu'à soudoyer les chefs de l'armée de Justinien, pour que ceux-ci lui permissent de renverser les statues de Théodoric, le meurtrier de son époux et de son père. Cet acte de vengeance faillit, du reste, lui coûter cher ; après la prise de la ville, les Goths réclamèrent à grands cris son supplice ; mais Totila eut la générosité de le leur refuser.

Théodoric ne survécut pas longtemps aux deux plus illustres personnages de son royaume ; il mourut le 26 août 526, dix mois environ après l'exécution de Boèce, neuf mois après celle de Symmaque, et sa mort, selon Procope, n'aurait été que l'expiation de ce double crime. On avait servi sur sa table la tête d'un gros poisson ; le roi, victime d'une hallucination vengeresse, s'imagina voir la tête de Symmaque fixant sur lui des yeux étincelants ; pris aussitôt d'une fièvre ardente, il se mit au lit et expira au bout de trois jours.

Faut-il croire à ce récit ? Pourquoi non ? Un tyran vulgaire tue sans regret comme sans pitié ; mais l'âme de Théodoric était assez noble pour être capable d'un sincère remords, et nous aimons, quant à nous, ces terribles angoisses dont le grand prince Amale était saisi au souvenir du seul acte de cruauté qui, depuis le meurtre d'Odoacre, eût déshonoré son glorieux règne.

VII

Jusqu'à présent, nous avons étudié l'homme dans Boèce ; il nous reste à montrer le philosophe et l'écrivain.

Boèce a traduit, commenté, ou composé un grand nombre d'ouvrages (67) ; nous le ferons assez connaître par un exposé sommaire de la Consolation philosophique, le seul de ses écrits qui ait encore un intérêt réel aujourd'hui.

Ce livre n'est pas seulement un traité de morale, un recueil de sentences et de maximes, une imitation banale, en un mot, de tant d'ouvrages du même genre que l'antiquité nous a légués sous le même titre ; l'auteur y agite les plus hautes questions de la psychologie, de la métaphysique et de la théodicée. Il ne faut pas y chercher pourtant de nouvelles spéculations et un nouveau système philosophique ; Boèce n'invente pas, il se souvient. D'ailleurs, c'est un livre à son usage qu'il compose, et il cherche moins à enseigner qu'à se rendre compte ; il jette les yeux sur sa vie présente au moment de la perdre, et s'inquiète de la vie future au moment d'y entrer, en sorte que cet ouvrage a le douloureux intérêt d'un testament. Exilé, proscrit, près de la mort, il recherche dans ses lectures antérieures, et résume toutes les vérités morales qui peuvent diminuer ses souffrances, relever son courage, et lui donner l'espoir d'un monde meilleur, où l'homme vertueux ne soit pas puni de sa vertu même. Or, dans cette revue des maîtres qui l'ont initié à la vérité morale et à la science philosophique, c'est Platon qui occupe toujours la place d'honneur, non pas, il est vrai, le Platon d'Athènes, mais celui d'Alexandrie, commenté, amplifié, défiguré souvent par la dialectique à outrance et le mysticisme aventureux de la nouvelle école. Nous n'irons pas loin dans le rapide examen que nous nous proposons de faire, sans avoir à noter cette tendance de Boèee à exagérer les idées du maître.

Boèce parle beaucoup de Dieu dans son livre, parce que c'est à Dieu que tout se rapporte nécessairement dans le monde, parce que Dieu est le principe et la fin de toutes choses. Cependant, prend-il Dieu comme un être personnel, existant d'une existence qui lui soit propre, placé dans le monde, hors du monde, au-dessus du monde, et indépendant par essence des lois qui gouvernent la création ? Oui et non. Selon lui, il existe un être tout-puissant et éternel, antérieur, sinon à la matière, du moins à l'organisation de la matière ; c'est cet être qui a donné au monde sa forme visible et qui gouverne l'ensemble des choses par des lois fixes et immuables. Rien n'arrive sans qu'il l'ait permis et prévu; les hommes sont ses sujets; il a pour ministres les démons, et en première ligne, le Destin (68). Voilà bien le Dieu personnel de Platon, l'Intelligence qui circule dans tout l'univers, qui l'anime et s'y mêle sans s'y absorber, l'Etre libre enfin, dont la volonté, bien qu'en harmonie constante avec les lois de la nature, est pourtant indépendante de ces lois, par la raison que c'est elle qui les a faites.

Arrivé à cette conception de la nature de Dieu, Platon, craignant d'être pris de vertige s'il tentait de s'élever plus haut, s'était prudemment arrêté et avait prononcé, non sans regret peut-être, son fameux anagkê stênai. Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus, tous les Alexandrins, et Boèce à leur suite, ne craignirent pas de franchir la limite tracée par leur maître et de s'élancer dans les mystérieuses régions où s'étaient déjà perdus les Eléates. C'est ainsi que de hardiesse en hardiesse, d'abstraction en abstraction, ils arrivèrent à dépouiller l'Etre par excellence de tous les attributs qui lui sont communs avec le monde, et qu'ils en vinrent, par l'abus d'une dialectique inexorable, à l'enfermer dans le cercle étroit d'une majestueuse mais stérile unité. Un Etre privé de mouvement, et conséquernment de volonté et de pensée, tel est le Dieu idéal à la conception duquel avaient abouti, après tant de laborieux efforts, les spéculations de la nouvelle Académie. C'est cette doctrine chimérique de l'unité absolue, du to en aploun, comme l'appelle Plotin, que Boèce a répandue partout dans son livre, sans s'apercevoir qu'un Dieu simplifié au point de ne plus être qu'une pure abstraction de l'esprit, n'a rien de commun avec l'Etre actif, intelligent et libre qu'il nous avait montré d'abord comme le souverain organisateur du monde (69). En effet, si Dieu est non pas le représentant de l'idée d'unité, mais l'unité elle-même, il suit que le monde, qui nécessairement est compris dans l'unité, est nécessairement aussi compris en Dieu, et qu'en organisant le monde, Dieu n'a fait que s'organiser lui-même. Si étrange que puisse paraître une semblable théorie, elle n'en exprime pas moins au fond la pensée de Boèce. Comment Dieu, en effet, procède-t-il, selon lui, à l'organisation de l'univers ? Il divise la matière en parties, et vivifie chacune d'elles par l'infusion d'une âme qu'il tire de sa propre substance (70). Ainsi donc, non seulement les animaux et les végétaux, mais la matière brute elle-même, celle qui constitue les astres, par exemple, est pénétrée, animée par des émanations de la substance divine ; or, la pensée étant un des attributs de la substance divine, sinon dans l'unité, qui est fatalement immobile, du moins dans l'intelligence, dans le Nous, qui est la seconde hypostase de la Trinité de Plotin, que Boèce en convienne ou qu'il le nie, il se trouve irrésistiblement conduit à attribuer aussi la pensée à la matière, et il arrive ainsi jusqu'aux dernières limites du panthéisme.

Peut-être, en cherchant bien, trouverait-on dans quelques passages obscurs de Platon les premiers rudiments de ce dangereux système. Sans prétendre avec Bayle (71) qu'il est impossible de démêler dans le chaos des idées de Platon sa véritable pensée touchant la nature de Dieu, il faut bien reconnaître qu'en un si grave sujet l'opinion du fondateur de l'Académie ne paraît pas uniforme et constante (72). Toutefois, il faut le dire à sa gloire, les écarts qu'on peut lui reprocher ne l'ont jamais entraîné bien loin hors du droit chemin, et toujours il s'est hâté d'y rentrer en signalant à ceux qui devaient le suivre les dangers qu'il avait courus lui-même. Il était réservé aux Alexandrins de se départir de cette salutaire prudence, et de persévérer dans leur vol jusqu'au moment où, leurs ailes ne battant plus que le vide, l'audace de leur essor devait être punie par la profondeur de leur chute.

La psychologie de Boèce, on le pense bien, n'est que le résumé fidèle des doctrines de l'ancienne et de la nouvelle Académie. Selon lui, les idées existent indépendamment des objets qu'elles représentent (73), ou même, à proprement parler, elles ne représentent aucun objet, et ne sont que l'expression de nos facultés en exercice. Ces facultés sont au nombre de quatre : la sensation, l'imagination, la raison et l'intelligence (74). La sensation, comme son nom l'indique, produit les idées sensibles ; certains animaux, ceux entre autres qui sont dépourvus d'instruments de locomotion, comme les coquillages, qui vivent et meurent attachés au même rocher, n'ont d'autres moyens de connaître que la sensation. Elevée d'un degré au-dessus de la sensation, l'imagination produit spontanément les idées purement intellectuelles, et cette faculté fonctionne, concurremment avec la première, chez la plupart des animaux. La raison s'exerce sur les idées particulières produites, tant par la sensation que par l'imagination ; elle les rapproche, les compare, saisit leurs rapports, et s'élève par l'abstraction à la conception des idées générales. De tous les êtres mortels, l'homme seul possède celte faculté ; il lui doit la prééminence et la royauté qu'il exerce sur la terre. La quatrième faculté, l'intelligence, est le couronnement de toutes les autres ; non seulement elle s'élève, comme la raison, à la connaissance des universaux, mais elle possède virtuellement la notion complète de la nature intime des choses ; et cette faculté, qu'on pourrait appeler l'intuition de l'absolu, est l'attribut exclusif de la divinité.

Quant aux idées elles-mêmes, elles se partagent en catégories distinctes, selon la nature des facultés auxquelles elles correspondent. Considérées dans leur origine, elles sont tout à la fois acquises et innées : acquises, parce quelles ne se dégagent des objets et ne se manifestent que sous Faction de nos facultés ; innées, parce qu'elles existaient dans l'âme antérieurement à son union avec le corps, et qu'au moment où cette union s'est opérée, l'action prédominante de l'élément matériel sur l'élément spirituel a bien pu les effacer en partie, mais non les détruire (75). L'âme, en effet, est une émanation de la substance même de Dieu ; elle vivait autrefois dans le sein de la divinité, ou plutôt elle faisait partie de la divinité même, et à ce titre, elle possédait l'intelligence, cette faculté souveraine qui, comprenant toutes les autres, équivaut à la connaissance claire, pleine et entière de toutes choses. Il suit de là que les idées qui se produisent dans l'entendement des êtres mortels ne sont pas des notions nouvelles, mais bien des notions préexistantes ; longtemps assoupies, elles s'éveillent sous l'action stimulante des facultés. On le voit, c'est la doctrine de la réminiscence, que Platon avait empruntée à Pythagore, et qui, en dernière analyse, a donné naissance au mysticisme de l'école d'Alexandrie.

On a dit avec raison que le panthéisme était impuissant à fonder une morale. Toute loi, en effet, suppose un législateur ; or, comment attribuer ce rôle souverain à un Dieu dépourvu d'initiative et d'indépendance ? Il faut suivre Boèce pas à pas dans la marche habile et presque insidieuse de sa dialectique pour comprendre comment la moindre déviation, si imperceptible qu'elle soit au premier coup d'oeil, peut fausser tout un système et conduire aux conséquences les plus inattendues. C'est par une déviation de ce genre que Boèce parvient à établir un lieu, assez fragile, il est vrai, entre l'homme et le Dieu qu'il nous a montré. L'idée de Dieu, selon lui, est adéquate à celle du souverain bien (76), et c'est sur l'identité absolue de ces deux substances, car tel est le nom qu'il donne au souverain bien comme à Dieu, qu'est fondé tout son système de morale. L'homme, en effet, par une loi impérieuse de sa nature, aspire toujours au souverain bien ; mais par quelle route arrivera-t-il à cet objet de tous ses désirs ? Le problème n'en est plus un, s'il est reconnu que Dieu et le souverain bien ne sont que les deux termes d'une équation métaphysique, car, dans ce cas, aspirer au souverain bien, c'est aspirer à Dieu, et il est évident que l'homme ne peut se réunir à Dieu qu'en s'appropriant, en tant que la faiblesse humaine le comporte, les attributs mêmes de la divinité. Or, ceux de ces attributs qui ne sont pas inaccessibles à l'homme sont les vertus morales, la tempérance, la cbasteté, la justice, la constance, etc. Parvenus à ce degré de perfection, les hommes échangent aussitôt toutes les qualités contingentes de l'humanité contre les qualités absolues de la nature divine ; et par là ils se transforment en dieux, ou plutôt ils deviennent Dieu (77). Ainsi, sur ce point encore, Boèce a dépassé Platon ; le fondateur de l'Académie avait dit que par la pratique constante de toutes les vertus l'homme peut se rendre semblable à Dieu (78) ; mais entre la ressemblance et l'identité, il y a un abîme.

Qu'advient-il pourtant de ceux à qui la force ou la volonté a manqué pour suivre jusqu'au bout la route, peu attrayante en apparence, qui mène au souverain bien ? Ceux-là évidemment ne se réuniront pas à Dieu, puisque Dieu et le souverain bien ne font qu'un ; mais ils souffriront, loin de leur auteur, des tourments proportionnés à la gravité de leurs fautes. Boèce se prononce clairement à cet égard (79) ; et si inconséquente que soit son opinion, puisqu'en définitive les méchants, selon lui, sont inspirés comme les bons par des âmes émanées de la substance divine, il faut lui savoir gré d'une contradiction qui atténue en partie les dangers de son système.

En déclarant ainsi que les hommes sont responsables de leurs actions, Boèce admet par le fait le dogme fondamental de la liberté (80). Et comment ne l'eût-il pas admis ? L'homme sent qu'il est libre, donc il l'est ; tous les sophismes du monde ne sauraient infirmer le témoignage de la conscience. A la rigueur, l'auteur de la Consolation n'avait donc pas à s'inquiéter des difficultés que rencontre la démonstration rationnelle de cette grande vérité morale ; dès qu'un fait est constant, la preuve manquât-elle, il est bien certain que c'est l'objection qui a tort. Boèce cependant n'a pas voulu laisser l'objection sans réponse, et c'est dans cette intention qu'il s'est efforcé de concilier le libre arbitre de l'homme avec la prescience divine. Il croyait tenir la solution de ce redoutable problème ; bien d'autres, avant et après lui, se sont flattés de la même illusion ; on ferait une bibliothèque des traités qui ont été écrits sur cette matière, et pourtant, après Chrysippe, après Proclus, après saint Augustin, après Bossuet, la question est encore pendante (81).

Boèce, du moins, eut le mérite de la mettre sous un jour tout nouveau. Son système, il est vrai, repose sur une théorie de l'éternité qui déjà avait été exposée par Platon (82), et développée par l'école d'Alexandrie ; mais avant Boèce, personne, que nous sachions, n'avait cherché dans cette conception métaphysique un moyen de conciliation entre le dogme de la liberté de l'homme et celui de la prescience de Dieu (83). Cette partie du traité de la Consolation est, sans contredit, la plus originale et la mieux réussie du livre. Selon Boèce, si ces deux dogmes, qui paraissent également vrais lorsqu'on les considère isolément, semblent s'exclure quand on les rapproche l'un de l'autre (84), c'est que l'on ne tient pas compte de la différence radicale qui sépare le mode d'existence de l'homme du mode d'existence de Dieu. Dieu vit dans l'éternité ; l'homme vit dans le temps ; or, entre l'idée d'éternité et l'idée de temps, il y a une contradiction complète et nécessaire ; c'est donc à tort que l'on s'obstine à expliquer l'une par l'analogie qu'on lui suppose avec l'autre. Le temps est une succession de durées partielles ; chaque durée a nécessairement un commencement et une fin ; le temps, qui ne représente rien autre chose que la somme de plusieurs durées, a donc aussi un commencement et une fin. Qu'est-ce maintenant que l'éternité ? Est-ce une succession de plusieurs temps, comme le temps est une succession de plusieurs durées ? évidemment non ; car, de même que le temps commence et finit avec la quantité de durées partielles qu'il embrasse, l'éternité devrait commencer et finir avec la quantité de temps consécutifs dont elle serait composée ; or, l'idée de commencement et de fin est contradictoire à celle d'éternité. Cette différence capitale en entraîne une seconde non moins importante ; chaque durée ne peut être considérée que sous un de ces trois points de vue : ou elle est accomplie, ou elle s'accomplit, ou elle s'accomplira ; de là, pour le temps, trois états en dehors desquels il est impossible de le concevoir : le passé, le présent et le futur. Il ne saurait en être de même pour l'éternité ; n'ayant ni commencement ni fin, il est clair qu'elle ne peut avoir ni passé ni futur, puisque le passé représente un état qui a fini, et le futur un état qui doit commencer. Reste le présent, et c'est là, en effet, le seul des trois états du temps qui ne soit pas incompatible avec l'éternité. Il y a toutefois cette différence essentielle que, dans le temps, le présent n'a qu'une durée presque inappréciable, et que, dans l'éternité, il dure toujours. L'éternité, à proprement parler, n'est donc autre chose qu'un présent éternel (85).

Armé de cette définition, Boèce n'éprouve plus le moindre embarras pour résoudre le problème complexe de la liberté et de la prescience. Où est, en effet, la difficulté ? Si Dieu, dit-on, a prévu que tel homme accomplira tel jour telle action, l'homme n'est pas libre de ne pas accomplir cette action ; autrement la prescience de Dieu serait en défaut, ce qui est contraire à l'hypothèse. «Construisez votre phrase autrement, ou changez seulement deux mots, répond Boèce, et la difficulté s'évanouira. Dieu est éternel ; à ce titre, il n'y a pour lui ni passé ni futur ; toutes choses, celles qui n'existent plus pour vous, ou qui pour vous n'existent pas encore, il les voit, lui, dans un présent toujours actuel et absolu ; ne dites donc pas : «Dieu a prévu que tel homme accomplira telle action», mais : «Dieu voit que tel homme accomplit telle action». Cela étant, en quoi la connaissance que Dieu a de l'action, au moment même où elle s'accomplit, peut-elle faire obstacle à la liberté de l'homme ?»

Ce raisonnement est spécieux, à coup sûr, et conforme à toutes les règles de la dialectique ; néanmoins, il étonne l'esprit sans le convaincre. On accorde bien à Boèce qu'il n'y a aucune similitude entre le temps et l'éternité, et Proclus avait dit avant lui que comparer ces deux entités métaphysiques, c'est comparer la blancheur avec la quadrature ; mais de ce qu'on reconnaît que l'éternité n'a rien de commun avec le temps, il ne s'ensuit pas que l'on comprenne ce que c'est que l'éternité. Dire que l'éternité est un présent éternel, c'est énoncer une proposition dont les termes s'excluent ; en effet, le présent n'étant tel qu'à la condition de ne pas durer toujours, un présent qui serait éternel serait tout autre chose que ce que nous appelons le présent. Cette définition ressemble beaucoup à celle que Pascal a donnée du monde : «Une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part». D'après l'idée commune, une sphère n'étant une sphère qu'à la condition d'avoir son centre à un endroit déterminé, et tous les points de sa surface à égale distance du centre, on peut dire que la sphère de Pascal est purement imaginaire. Or, s'il en est ainsi, si notre esprit, qui ne peut former de jugements que d'après les idées qu'il conçoit, ne comprend le présent que comme un moment fugitif de la durée, il lui est impossible d'admettre que Dieu puisse voir dans le présent des événements qui ne se pioduiront que lorsque le présent n'existera plus.

Mais le raisonnement de Boèce fût-il péremptoire, la cause de la liberté de l'homme serait encore loin d'être gagnée ; dès que l'on prétend établir la vérité de ce dogme sur d'autres preuves que le témoignage de la conscience, il faut se résoudre à compter avec toutes les difficultés du problème ; or, il y en a bien d'autres que celle de la prescience divine. Ainsi, l'asservissement possible de la volonté, l'enchaînement nécessaire des causes, le défaut d'intelligence, toutes les influences enfin qui peuvent troubler ou annihiler l'action des facultés de l'âme, portent nécessairement atteinte au principe de la liberté (86). Il y a là matière à bien des objections dont Boèce ne se préoccupe pas, et qui subsisteraient intégralement, alors même qu'il aurait victorieusement réussi à concilier la liberté de l'homme avec la prescience de Dieu.

Quoi qu'il en soit, l'argument de Boèce a fait fortune. Nous le retrouvons déjà au neuvième siècle dans les écrits de Ratramme, ce moine impétueux qui se mêle avec tant d'ardeur à toutes les querelles théologiques de son temps (87) : saint Anselme, saint Remy, Jean Scott, s'en emparèrent à leur tour, si bien qu'il devint en quelque sorte un lieu commun de la scolastique. Enfin, au dix-septième siècle, Vanini, qui visait à rajeunir tous les systèmes et à renouveler toutes les méthodes, Vanini, dans tout l'arsenal philosophique, ne trouve pas de meilleure arme pour combattre le fatalisme (88)

VIII

Nous avons indiqué les points les plus saillants de la philosophie de Boèce. Cette philosophie, bien que ses conclusions soient trop souvent poussées à l'extrême, est en somme, nous l'avons dit, celle de Platon, et c'est à Platon encore que l'auteur de la Consolation a emprunté son plan et sa méthode, Boèce ne dogmatise pas ; on ne le voit jamais argumenter sur une hypothèse pour arriver, au moyen d'une déduction savante, à la démonstration d'un principe élémentaire ; toujours, au contraire, il part de l'idée simple pour s'élever d'induction en induction à l'expression de l'idée générale ; il procède du connu à l'inconnu, construisant lentement et pièce à pièce tout l'édifice de sa laborieuse synthèse, et ne s'écartant que bien rarement des règles de la plus sévère dialectique. Or, ainsi que l'étymologie des deux mots le prouve, la forme que la dialectique affecte le plus volontiers, c'est celle du dialogue (89), et, en cela encore, Boèce a imité Platon ; comme tous les ouvrages du maître, le traité de la Consolation est un dialogue.

Ce livre toutefois se distingue par un caractère particulier : il est écrit partie en prose et partie en vers, comme la Ménippée de Varron, le Satiricon de Pétrone et l'Apokolokyntose de Sénèque. Nous ne pensons pas pourtant que Boèce ait pris exemple sur ces trois auteurs ; son ouvrage, purement philosophique, n'a rien de commun avec le roman et la satire, et s'il y a entremêlé la prose et les vers, c'est plutôt parce que le succès récent des Noces de Mercure et de la Philologie, traité didactique de Martianus Capella, avait mis ce genre de composition à la mode. Mais pour la forme, comme pour le fond, l'ouvrage de Boèce est infiniment supérieur à celui de Martianus Capella, et, bien qu'il ait été écrit un demi-siècle plus tard, la décadence des lettres latines s'y fait bien moins sentir. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, l'auteur de la Consolation n'était pas de son temps ; et il n'y a qu'à comparer sa prose avec celle de Cassiodore, pour reconnaître la supériorité de Boèce sur les meilleurs écrivains de son époque. Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup à dire à son style ; bon nombre de locutions étranges font bien voir qu'on n'est plus au siècle d'Auguste et que les Goths régnent à Rome. Pourtant, il faut noter à ce propos un fait intéressant, c'est que la plupart des expressions qui nous choquent dans Boèce, ne sont pas des mots de nouvelle fabrique, mais bien plutôt des termes surannés. Obbarius a pris la peine d'en faire le compte, et il les a retrouvées presque toutes dans les écrivains antérieurs à Cicéron, particulièrement chez les comiques. C'étaient des locutions de la langue parlée que le goût un peu dédaigneux des auteurs de la bonne époque avait bannies de la langue écrite. Horace se plaint déjà, comme chez nous La Fontaine et Fénelon, de ces raffinements de délicatesse, et il enjoint aux écrivains de remettre en lumière de vieilles façons de dire tombées à tort en désuétude :

Obscurata diu populo bonus eruet, atque
Proferet in lucem speciosa vocabula rerum,
Quae, piiscis inemorata Catonibus atque Cethegis,
Nunc situs informis premit et deserta vetustas (90).

Boèce, dans beaucoup de cas, n'a donc fait que se conformer au précepte d'Horace ; non pas de parti pris, sans doute, et par prédilection d'antiquaire, mais par un effet naturel de la décadence des lettres. Depuis le siècle d'Auguste, le style de la langue savante ayant toujours été en déclinant, un jour vint où il se retrouva, comme du temps des Caton et des Céthégus, en harmonie de ton avec la langue usuelle ; dès ce moment les vieilles locutions, conservées par la tradition orale, purent, sans trop de discordance, reprendre leur place dans les livres.

Convenons pourtant que les archaïsmes de Boèce ne sont pas tous également heureux. Ce n'est pas non plus par ce côté seulement qu'il donne prise à la critique. Souvent à une locution décrépite il joint, bon gré mal gré, un mot de la veille, parfois même du lendemain ; mots assez mal venus d'ordinaire, et dont l'air est suspect. Nous savons bien qu'en fait d'innovations, les écrivains de ce temps poussaient loin la hardiesse, et que les discussions théologiques, si fréquentes alors, roulant sur des idées nouvelles, exigeaient peut-être l'emploi de mots nouveaux (91). Le plus correct des Pères de l'Eglise latine, saint Augustin lui-même ne s'est pas montré très scrupuleux à cet égard ; mais cette fâcheuse nécessité n'existait pas pour Boèce. Lucrèce, Cicéron, Sénèque s'étaient exercés avant lui sur des sujets philosophiques ; il aurait pu se régler plus souvent sur leur style. Apulée même n'était pas un modèle à dédaigner, car, à ne regarder qu'au style, l'auteur du Dieu de Socrate est un écrivain de premier ordre au prix de Tertullien.

Ce défaut toutefois n'est sensible que dans la prose de Boèce, et ne se retrouve pas dans ses vers ; purs, élégants, d'un tour aisé et harmonieux, on les croirait écrits au meilleur temps de la muse latine. On sent, en les lisant, que leur auteur faisait ses délices des grands poètes de sa patrie, d'Horace surtout, dont il a pris plus d'une pensée, et imité avec bonheur les meilleurs passages ; aussi, ses rares facultés poétiques ont-elles été admirées de tout temps par les critiques les plus sévères. Jules César Scaliger, qui n'est pas prodigue d'éloges, n'en parle qu'avec une sorte d'enthousiasme : «Dans la prose de Boèce, dit-il, on retrouve la barbarie de son siècle, mais ses vers sont tout à fait divins ; rien de plus poli ni de mieux pensé ; les sentences dont ils abondent n'en altèrent pas la grâce, et le trait n'y ôte rien à la naïveté. Je connais peu de poètes qui puissent lui être comparés» (92). Un écrivain de nos jours, professeur habile et critique délicat, dont les Etudes sur la littérature romaine ont obtenu le succès le plus mérité, M. Charpentier, s'exprime avec non moins de chaleur et d'admiration : «La littérature, à la fin du cinquième siècle, sembla faire un dernier effort et rassembler toutes ses forces dans un seul homme, Boèce, génie égal aux plus grands génies de Rome, et qui eût arrêté l'Empire sur le penchant de sa ruine, si un seul homme pouvait ressusciter une nation entière» (93). Voilà certes un magnifique éloge, que, pour notre part, quel que soit notre faible pour notre auteur, nous ne pouvons accepter sans réserve. Nous n'hésitons pas à dire cependant que, malgré les imperfections que l'on peut y noter, le traité de la Consolation philosophique, par les nombreuses beautés qui s'y trouvent, par l'à-propos, le charme et l'élévation de sa poésie, par la pureté de sa morale, et la noblesse des sentiments qu'il met en lumière, doit tenir une des meilleures places parmi les meilleurs livres. Il nous a donc semblé utile de le tirer de l'injuste oubli dans lequel il était tombé, de ramener quelques lecteurs à un ouvrage qui a été, on peut le dire, le vade-mecum de tout le moyen âge, et c'est dans ce dessein que nous avons entrepris le travail que nous offrons au public.

IX

Pourquoi ne pas avouer que ce travail nous a coûté beaucoup de peine ? Outre la difficulté même du sujet, le style de Boèce est souvent d'une clarté douteuse, et les commentateurs y ajoutent peu de lumière. Nous les avons cependant consultés, et Martianus Rota, Murmellius, J. Bernart, Th. Sitzmann, Vallinus, Cally, d'autres encore, nous ont fourni d'utiles indications (94) ; malheureusement, il faut bien le dire, c'est presque toujours dans les passages embarrassants, c'est-à-dire alors qu'elle serait le plus nécessaire, que leur aide fait défaut.

Quant aux traducteurs, ils n'ont pas plus manqué à Boèce que les commentateurs. Dès le neuvième siècle, la Consolation philosophique était traduite en anglo-saxon par Alfred le Grand, roi d'Angleterre, et en saxon gothique par Notker, moine de Saint-Gall. Plus tard, Jean de Memig en donuait une version française entreprise, disait-il, à la requête de Philippe le Bel (95). Du seizième au dix-huitième siècle, les traductions se succèdent en France avec assez de rapidité ; les deux dernières, celles de Dufresne de Francheville (1744) et de Léon Colesse (1771), sont les seules qui supportent encore aujourd'hui la lecture. Le moindre reproche, cependant, qu'on puisse faire à leurs auteurs, c'est d'avoir rendu Boèce méconnaissable, Francheville par ses contre-sens, Colesse par ses lacunes. Ce dernier même a cru pouvoir mettre en prose toute la partie poétique de la Consolation. Outre que c'était esquiver la principale difficulté du travail, c'était manquer encore à la pensée de Boèce, car, dans son livre, les vers naissent à l'occasion de la prose, mais ne la continuent pas toujours, ce sont des haltes ménagées avec art, qui reposent, sans la dérouter, la pensée du lecteur ; de plus, chaque livre, dans la traduction de Colesse, ne formant qu'un seul chapitre, les dissertations métaphysiques se mêlent mal à propos aux inspirations poétiques, si bien que le lecteur, dépaysé à chaque pas, se dépite et refuse de suivre jusqu'au bout un auteur qui, sans l'avertir, lui présente à la fois les tableaux les plus disparates.

Avons-nous mieux réussi que nos devanciers ? Au lecteur seul il appartient d'en juger.

Cette Introduction était sous presse, lorsque nous avons reçu de la part de M. Charles Jourdain la communication toute spontanée et tout obligeante d'un mémoire intitulé : De l'Origine des traditions sur le christianisme de Boèce, qu'il a lu récemment à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et qui doit prochainement paraître dans le recueil de cette Académie. Nous regrettons vivement de n'avoir pas eu plus tôt en main cette solide et précieuse étude, qui, dans la partie conjecturale de notre Introduction, nous eût épargné bien des hésitations et des inquiétudes ; mais nous sommes, du moins, heureux de voir que mêmes recherches nous aient mené aux mêmes résultats que M. Charles Jourdain, et que nos conclusions, celles surtout qui pouvaient prêter le plus à controverse, soient confirmées par un écrivain aussi autorisé que lui en ces matières.

Novembre 1860.


TRADUCTIONS FRANÇAISES DE LA CONSOLATION PHILOSOPHIQUE DE BOECE

Il convient d'ajouter à cette liste le nom de M. le Marquis du Rouke, qui a intercalé dans le deuxième volume de son Histoire de Théodoric le Grand une élégante imitation, en prose et en vers, des meilleurs chapitres du livre de Boèce.


(1) Commentaire sur l'Introduction aux Catégories d'Aristote, par Porphyre.

(2) Les Francs, les Irlandais, les Anglo-Saxons, les fils des pirates et des brûleurs de villes pâlirent sur cette question : «Si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l'intelligence ?» Cette question portait comme en germe toute la querelle des Réalistes et des Nominaux, toute la scolastique du moyen âge, et, pour mieux dire, la philosophie de tous les temps. (Ozaham, la Civilisation au cinquième siècle.)

(3) Introduction au Sic et Non d'Abélard.

(4) Nous aurons plus d'une fois occasion, dans le cours de cette étude, d'employer ces mots paganisme ou polythéisme pour désigner la religion qui a précédé, dans le monde grec et romain, l'établissement du christianisme. Toutefois, nous ferons remarquer, dès à présent, qu'appliquées à la théodicée des philosophes dignes de ce nom, ces expressions ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Les philosophes de l'antiquité ont généralement admis l'unité de Dieu, et ceux de l'école d'Alexandrie, en particulier, ont poussé jusqu'à l'excès l'idée qu'ils se faisaient de ce premier attribut, ou même, pour parler comme eux, de cet unique attribut de la divinité. Ils n'étaient donc pas polythéistes dans la véritable acception du mot ; seulement, par respect pour l'usage, et sans que, pour eux, une telle concession pût tirer à conséquence, ils donnaient le nom de Dieux, soit aux ministres subalternes du Dieu suprême, soit aux forces physiques de la nature. Le polythéisme n'était donc à leurs yeux que la forme symbolique de certaines idées accessoires qui se conciliaient parfaitement avec le dogme fondamental de l'unité de Dieu.

(5) Cf. Joh. Sarisberiensis, Polycrat. ; Bruno, Comm. in Consol. philos. (coll. Ang. Mai) ; Glareanus, Praef. ad edit. Basil., 1570 ; Hug. Grotius, Praef. ad hist. Gothor., Vandal. et Longob. ; Brucker, Hist. crit. philos.

(6) Iéna, 1843, in-3.

(7) Boetios, selon Procope. Quelques éditeurs ajoutent à ses prénoms celui de Torquatus, mais sans autorité, et probablement par attraction, à cause de Manlius.

(8) «Est-il question d'un membre de cette famille, tenez pour certain qu'il est né d'un consul». (Sur le consulat de Probinus et d'Olybrius)

(9) Ennod., de Vita sua.

(10) Sur la foi de l'auteur inconnu d'un traite intitulé : de Doctrina solarium, qu'on a longtemps attribué à Boèce, quelques biographes modernes ont écrit que notre auteur avait étudié la philosophie à Athènes, où il aurait vécu dix-huit ans dans l'intimité de Proclus. Cette assertion est toute gratuite ; il suffirait, pour s'en convaincre, d'un simple rapprochement de dates, alors même qu'elle ne serait pas formellement contredite par Cassiodore. Cet auteur, en effet, dans une lettre souvent citée, félicite Boèce d'avoir fréquenté les écoles athéniennes sans s'être éloigné de son pays, et d'avoir ainsi rendu romaine la philosophie de la Grèce : «Sic enim Atheniensium scholas longe positus introisti ; sic palliatorum choris miscuisti togam, ut Graecorum dogmata doctrinam feceris esse Romanam». Lib. I, ep. 45.

(11) «Hoc te, multa eruditione saginatum, ita nosse didicimus, ut artes, quas exercent vulgariter nescientes, in ipso disciplinarum fonte potaveris... Translationibus tuis Pythagoras musicus, Ptolemaeus astronomus leguntur Italis ; Nicomachus arithmeticus ; geometicus Euclides audiuntur Ausoniis ; Plato theologus, Aristoteles logicus Quirinali voce disceptant. Mechanicum etiam Archimedem Latialem Siculis reddidisti, et quascumque disciplinas vel artes fecunda Graecia per singulos viros edidit, te uno auctore, patrio sermone Roma suscepit». (Cassiod., lib. I, ep. 43.)

(12) «Quum Rex Francorum, convivii nostri fama pellectus, a nobis cytharoedum magnis precibus expetisset, sola ratione complendum esse promisimus, quod te eruditionis musicas peritum esse noveramus. Adjacet enim vobis doctum eligere, qui disciplinam ipsam in arduo collocatam, potuistis attingere... Cytharoedum, quem a nobis diximus postulatum, sapientia vestra eligat, praesenti tempore meliorem ; facturus aliquid Orphei, quum dulci sono gentilium fera corda domuerit». (Ib., lib. II, ep. 40.)

(13) Consol. phil., pages 65 et 69.

(14) Voy. la note 1 de la page XLIII.

(15) Les biographes sont unanimes à affirmer que Boèce avait eu une première femme nommée Elpis, et de cette femme, deux fils nommés Hypatius et Patricius. Cette allégation se fonde, d'abord, sur une mauvaise interprétation du mot socerorum, par lequel Boèce (Consol., p. 64) désigne les parents de sa femme, et, en second lieu, sur une erreur chronologique. Nous croyons avoir établi, dans une remarque qu'on trouvera à la page 348 de ce volume, la véritable signification du mot socerorum. En ce qui touche l'erreur chronologique, la question n'est pas aussi simple et demande un peu plus d'explication.
Boèce rapporte (Consol., p. 65) qu'à une époque de sa vie qu'il ne précise pas, il avait prononcé le panégyrique du roi au milieu du sénat, que présidaient ses deux fils, assis sur leurs chaises curules. On avait supposé gratuitement que cette solennité avait eu lieu en 500, date de la première entrée de Théodoric à Rome ; de là cette conséquence que Boèce avait eu deux fils nommés Hypatius et Patricius ; tels sont, en effet, les noms des deux consuls de l'an 500, d'après la chronique de Cassiodore. Mais ces personnages ne pouvaient être les fils de Rusticiana, puisque, à l'époque où Boèce écrivit son traité de la Consolation, c'est-à-dire en 524, il loue ces derniers (p. 71) de donner, dans un âge encore tendre, l'exemple des plus rares vertus. Rusticiana n'était donc que la seconde femme de Boèce. Restait à trouver le nom de la première.
La question en était là, lorsqu'en creusant les fondations du collège des Jésuites, à Palerme, on trouva une pierre tumulaire sur laquelle était gravée, en vers élégiaques, l'épitaphe d'une femme nommée Elpis (V. Burmann, Antholog. lat., et Ferretius, Musae lapidariae carmina). Or, on savait que, du temps de Théodoric, une matrone romaine de ce nom s'était fait connaître par quelques essais poétiques assez heureux ; il n'en fallut pas davantage pour que l'on conclût à l'identité des deux homonymes, et l'on ne s'en tint pas là. Elpis, sur sa propre épitaphe, vantait avec enthousiasme les vertus de son mari. Qui était ce mari ? Un poète apparemment, puisque la femme était poète elle-même. La conséquence n'était pas rigoureuse ; elle fut admise pourtant sans difficulté, et de plus, comme les poètes étaient assez rares du temps de Théodoric, le nom de Boèce fut prononcé tout d'une voix.
Aucune de ces suppositions ne résiste à un examen quelque peu attentif.

  1. Boèce, né entre 470 et 475, ne pouvait avoir en 500 des fils en âge d'être consuls. Ceux qui le font naître plus tôt, malgré le témoignage d'Ennodius, le confondent avec son père Flavius Manlius Boetius, qui fut consul en 487.
  2. Les consuls de l'an 500 ne sont pas des personnages inconnus dont on puisse arbitrairement établir la filiation. L'un, Hypatius, était le propre neveu de l'empereur Anastase ; l'autre, Patricius, était originaire de Phrygie, et avait occupé des emplois considérables à la cour de Constantinople.
  3. Rien n'indique que Boèce ait prononcé le panégyrique du roi lors de la première entrée de ce prince à Rome. Il résulte au contraire du passage même où il rappelle cette circonstance, que l'impression qu'il en avait conservée était encore toute récente à l'époque où il écrivait le traité de la Consolation philosophique.
  4. D'après la chronique de Cassiodore, les consuls de l'an 522 se nommaient Symmaque et Boèce. Or, en 524, Boèce donne à ses fils adolescents le titre de personnages consulaires (Consol., p. 71). Il est donc difficile de ne pas reconnaître ces deux jeunes gens dans les consuls de l'année 522.

Il faut conclure de cette remarque que si les fils de Boèce ont exercé le consulat en 522 et non en 500, il est inutile de supposer à notre auteur des enfants d'un premier lit, et dès lors l'hypothèse, si mal justifiée d'ailleurs, de son mariage avec Elpis, demeure sans objet.
Cette discussion paraîtra, nous le craignons, d'un médiocre intérêt au lecteur. Elle était pourtant nécessaire. D'après la tradition, Elpis était chrétienne, et chrétienne fervente ; on lui attribue même deux hymnes : Aurea lux et Felix per omnes..., qui se chantent encore aujourd'hui dans quelques diocèses. Si elle avait été la femme de Boèce, il en résulterait une forte présomption en faveur du christianisme de notre auteur. C'est là, en effet, un des arguments le plus souvent produits par les partisans d'une opinion qui n'est pas la nôtre. Il nous importait d'y répondre.

(16) Consol., p. 23.

(17) Théodoric l'avait solennellement envoyé auprès de l'empereur Justin pour sommer ce prince de restituer aux ariens les églises qui leur avaient été enlevées à la sollicitation des orthodoxes. Il faut avouer que pour un pape la commission était étrange. (V. Babonius, Annales ecclesiast.)

(18) De Lupercalium intermissione. Cf. Fabricius, Sibl. med. et inf. latinit. ; Baronius, Annal. ecclesiast., et l'Hist. ecclesiast. de l'abbé Fleury.

(19) «Si quis pagano ritu sacrificare fuerit deprehensus... sub justa aestimatione capite puniatur». (Cassiod., edict. 108.)

(20) «Au milieu du sixième siècle, quand Rome avait passé cinquante ans au pouvoir des Goths, les idolâtres y étaient encore si hardis qu'ils essayèrent d'ouvrir le temple de Janus et de restaurer le Palladium. Au commencement du septième siècle, saint Grégoire le Grand appelait la sollicitude des évéques de Terracine, de Corse et de Sardaigne sur les païens de leurs diocèses». (Ozaxam, la Civilisation au cinquième siècle.) - Voy. à ce sujet l'Histoire de la Destruction du paganisme en Occident, par Beugnot.

(21) Le culte du dieu Pan symbolisait, aux yeux de l'Eglise, le panthéisme philosophique de l'école d'Alexandrie.

(22) «Il semble que, fidèles à l'esprit de l'ancienne législation romaine, les empereurs considéraient le culte et la religion plutôt comme un fait politique, un ressort de gouvernement, une base de la société civile, que comme un objet de dogme et de foi. On s'explique ainsi comment ils toléraient une liberté d'opinions assez grande, et même de très vives agressions contre une croyance qui était la leur ; en un mot, les successeurs de Constantin paraissent tenir infiniment à ce que la religion chrétienne soit la religion de l'Etat, à ce que le culte proscrit ne soit pas exercé publiquement ; mais il leur importe assez peu que les littérateurs pensent ou écrivent dans un sens ou dans un autre». (J. J. Ampère, Hist. litt. de la France)

(23) Nous n'avons rien à dire des fréquentes visites que Boèce aurait faites à saint Benoît, au monastère du mont Cassin. Cette fable, répétée par quelques biographes, fait plus d'honneur à l'imagination qu'à la véracité de Trithème, son inventeur. (Voy. son Catal. des écriv. ecclesiast.)

(24) «Pour ne pas demeurer en reste d'adulation avec ses devanciers du troisième siècle, Ennodius adresse à Théodoric des louanges tout aussi exagérées que les louanges prodiguées à Constantin, à Constance ou à Gratien. Il fait conquérir à son héros la terre entière : «Le froid de la Scythie ne t'est point inconnu ni l'étouffante ardeur de Méroé ; en subjuguant l'univers, tu as appris à connaître ce que nous connaissons à peine par ouï-dire». Passe encore pour la Scythie ; mais faire remonter à Théodoric le Nil jusqu'à Méroé, il faut avouer que l'hyperbole géographique est un peu forte». (J. J. Ampère, Hist. litt. de la France.)

(25) Voy. Lett. de Cassiod., déjà citées ; et dans le recueil d'Ennodius, la lettre 13 du livre VII, et la lettre 1ere du livre VIII.

(26) Saint August., Corresp., passim.

(27) Horace, Sat., II, 3.

(28) Cf. Villemain, Tabl. de l'éloq. chrét. au IVe siècle.

(29) Confessions, liv. IV, chap. II. (30) De gestis Romanorum.
Nous ne pouvons considérer comme un témoignage quasi contemporain en faveur du christianisme de Symmaque un passage singulier d'un des dialogues publiés sous le nom de saint Grégoire le Grand (et non de Grégoire de Tours, comme l'a cru Obbarius), parce que l'authenticité de ces dialogues est problématique, et que, vraisemblablement, ils ont été composés bien longtemps après la mort du saint pontife. Il est dit dans ce passage que des voyageurs ayant abordé à l'île de Lipari pour réparer quelques avaries, un pieux solitaire leur apprit, entre autres choses, que Théodoric était mort, attendu que la veille, à la neuvième heure, il avait vu ce prince dépouillé de ses vêtements et de sa chaussure, les mains liées derrière le dos, entre le pape Jean et le patrice Symmaque, qui l'entraînaient, pour l'y précipiter, vers un gouffre que l'auteur appelle la chaudière de Vulcain. Les voyageurs, à leur arrivée en Italie, apprirent qu'en effet Théodoric avait rendu l'âme à l'heure exacte qui leur avait été marquée par le solitaire.
«Quos vir Domini quum vidisset, eis inter alia colloquens dixit : «Scitis quia rex Theodoricus mortuus est ?» Cui illi protinus responderunt : «Absit ; nos eum viventem dimisimus, et a nihil tale ad nos de eo nunc usque perlatum est». Quibus Dei famulus addidit, dicens : «Etiam mortuus est ; nam hesterno die, hora nona, inter Johannem et Symmachum patricium discinctus te atque discalceatus, et vinctis manibus deductus, in hanc vicinam a Vulcani ollam jactatus est». Quod illi audientes, sollicite conscripserunt diem, atque in Italiam reversi, eo die Theodoricum regem invenerunt fuisse mortuum, quo de ejus exitu atque supplicio famulo fuerat ostensum». (Divi Gregorii Dialog., IV, 30).

(31)

  1. De Trinitate ;
  2. De naturae et persona Christi, contra Eutychen ;
  3. Brevis christianae fidei complexio ;
  4. Utrum Pater et Filius ac Spiritus-Sanctus de divinitate substantialiter praedicentur.

(32) «Isagogen transtulit patricius Boetius, commentaque ejus gemina derelinquens. Categorias idem transtulit patricius Boetius, cujus commenta tribus libris ipse quoque formavit. Peri Ermêneias supra memoratus patricius Boetius transtulit in latinum, cujus commenta ipse duplicia minutissima disputatione tractavit... Supra memoratus patricius Boetius de Syllogismis hypotheticis lucidissime pertractavit, etc...» (Cassiod., Dialect., in fine. Voy. pour plus amples détails sur la Bibliothèque de Vivaria, la Vie de Cassiod., par F. D. de Sainte-Marthe.

(33) On a inséré dans les oeuvres de Bède le Vénérable un commentaire sur le traité : Utrum pater et filius, etc., attribué à Boèce ; mais il est prouvé depuis longtemps que ce commentaire lui-même est supposé. (Cf. Fabricius, Bibl. med. et inf. latin.)

(34)

Roma potens dum jura suo declarat in orbe,
Tu pater et patriae lumen, Severine Boethi,
Consulis officio rerum disponis habenas,
Infundis lumen studiis, et cedere nescis
Graecorum ingeniis. Sed mens divina coercet
Imperium mundi : gladio bacchante Gothorum
Libertas romana perit ; tu, consul et exsul,
Insignes titulos praeclara morte relinquis
Nunc decus Imperii, summas qui praegravat artes,
Tertius Otho sua dignum te judicat aula,
Aeternumque tui statuit monumenta laboris,
Et bene promeritum meritis exornat honestis.
(Ap. P. Berthium, Praef. ed. Consol. Phil.)

(35) Cette lutte si longue, si déplorable, et quelquefois si sanglante, de l'autorité et de la raison, a été racontée par M. Victor Cousin ; nous ne résistons pas au plaisir de détacher quelques lignes de son éloquent récit : «Puisque la religion et la philosophie représentent dans l'histoire deux moments distincts et successifs de la même pensée, il semble qu'elles pourraient se distinguer l'une de l'autre, et se succéder l'une à l'autre dans l'histoire aussi paisiblement que dans la pensée. Par exemple, il semble que la religion, comme une bonne mère, devrait consentir de bonne grâce à l'émancipation de la philosophie, quand celle-ci a atteint l'âge de la majorité ; et que, de son côté, la philosophie, en fille reconnaissante, tout en revendiquant ses droits, et en en faisant usage, devrait être, pour ainsi dire, en recherche de vénération et de déférence envers la religion. Il n'en va point ainsi. L'histoire atteste que tout ce qui est distinct dans la pensée se manifeste, sur ce théâtre du temps et du mouvement, par une opposition qui elle-même éclate par des déchirements. Ce n'est pas moi qui fais cette loi ; je la recueille de toutes les expériences de l'histoire. En effet, partout vous voyez la religion essayer de prolonger l'enfance de la philosophie et de la retenir en tutelle ; et partout aussi vous voyez la philosophie se mettre en révolte contre la religion, et déchirer le sein qui l'a nourrie. Dans l'âme du vrai philosophe, la religion et la philosophie s'unissent sans se confondre et se distinguent sans s'exclure, comme les deux moments de la même pensée. Mais dans l'histoire tout est combat, tout est guerre : rien ne naît, rien ne commence à paraître qu'au milieu des orages, du sang et des larmes. Toujours la religion enfante la philosophie, mais elle ne l'enfante que dans la douleur ; toujours la philosophie succède à la religion, mais elle lui succède dans une crise plus ou moins longue, plus ou moins violente, de laquelle les lois éternelles du développement de la pensée ont voulu que la philosophie sortît constamment victorieuse». (Histoire de la philosophie au dix-huitième siècle)

(36) «Jamais jusque-là aucune religion n'avait aspiré an même point à la domination des esprits ; jamais la liberté de penser n'avait été si sérieusement menacée». (T. Simon, Hist. de l'école d'Alexandrie)

(37) «Quid enim Thales, ille princeps physicorum, sciscitanti Croeso de divinitate certum renuntiavit... ? Deum quilibet opifex christianus et invenit et ostendit, et exinde totum quod in Deo quaeritur, licet Plato affirmet factitatorem universitatis, neque inveniri facilem, et inventum enarrari in omnes difficilem». (Apologet., c. LXVI)

(38) Prem. Ep. aux Corinth., ch. Ier, v. 29, sq.

(39) «Quid adeo simile philosophus et christianus, Graeciae discipulus et coeli, famae negotiator et vitae, verborum et factorum operator, rerum aedificator et destructor, veritatis interpretator et integrator, furator ejus et custos antiquior omnibus, ni fallor ?» (Apologet., c. XLVI)

(40) «Illam autem temeritatem, imo insaniam ejus quis digno possit explicare sermone, quod librum Xysti Pythagorici, hominis absque Christo, atque ethnici, immutato nomine, Sixti martyris et romanae ecclesiae episcopi praenotavit ; in quo, juxta dogmata Pythagoricorum, qui hominem exsequant Deo, et de ejus dicunt esse substantia, multa de perfectione dicuntur, ut, qui volumen philosophi nesciunt, sub martyris nomine de aureo calice Babylonis bibunt ; denique in ipso volumine nulla Prophetarum, nulla Patriarcharum, nulla Apostolorum, nulla Christi fit mentio, ut episcopum et martyreni Christi sine fide fuisse contendat ?» (Hieronym., ad Ctesiph.)

(41) Passim et particulièrement dans la seconde moitié du IIIe livre.

(42) Consol., pp. 279, 319.

(43) Platon dit formellement que Dieu fit le monde de choses qui avaient une autre forme : ex ouch outôs echontôn (Timée)

(44) «A christianis enim conversus ad philosophos, de Ecclesia in Academiam et Porticum, inde sumpsit a stoïcis materiam cum Deo ponere, quae ipsa semper fuerit, neque nata atque facta, nec initium habens omnino et finem, ex qua Dominus omnia postea fecerit». (Tertull., de Praescrip. fidei, c. XII)

(45) Dissident vero a nobis (pagani) quod Deo dicunt materiam esse coeternam». (Orig. Homel. 14)

(46) «Quod si ita est, quis non videat quanta impietas et irreligiositas consequatur, ut quod calcaverit quisque, partem Dei calcet, et in omni animante occidendo pars Dei trucidetur ? Nolo omnia dicere quae possunt occurrere cogitantibus ; dici autem sine verecundia non possunt». (Aug., de Civit. Dei, lib. IV, c. XII)

(47) Consol., p. 185.

(48) Consol., p. 29.

(49) «Renuant se immundos spiritus esse, quod ex pabulis eorum, a sanguine et fumo, et putidis rogis pecorum, et impuratissimis linguis ipsorum vatum intelligi debuit ! Renuant ob malitiam praedamnatos se in eumdem judicii diem, cum omnibus cultoribus et operatoribus suis !»
«Qu'ils osent nier qu'ils soient des esprits immondes ! Les mets dont ils se repaissent, la fumée, le sang des animaux, la puanteur des chairs brûlées sur leurs autels témoignent contre eux, aussi bien que l'impur langage des poètes qui les chantent. Qu'ils nient qu'à cause de leurs maléfices ils soient déjà condamnés pour le jour du jugement, eux et tous leurs adorateurs et tous leurs ministres !» (Tertull., Apolog., c. XXIII)

(50) Ce passage si important du livre de la Consolation a été généralement mal entendu par les commentateurs, et cela devait être ; ils croyaient Boèce chrétien ; mais nous sommes surpris que sur ce point la sagacité d'Obbarius se soit trouvée en défaut. Selon lui, l'accusation de sacrilège intentée à Boèce équivalait à une accusation de conspiration contre les institutions politiques de l'Etat. Mais, dans cette hypothèse, comment expliquer le système de défense de Boèce ? Obbarius ne le dit pas. Et comment ne s'est-il pas aperçu, d'ailleurs, que Boèce ne confond pas l'accusation de magie avec celle de conspiration contre l'Etat, mais les distingue, au contraire, puisque nous voyons qu'il s'en défend successivement ?

(51) Consol., p. 25.

(52) «Symmaque et Boèce, son gendre, étaient d'une illustre naissance ; ils étaient princes du Sénat et avaient été consuls. Tous les deux s'étaient exercés dans la philosophie et s'étaient plus que personne appliqués à pratiquer la justice ; en secourant de leur patrimoine nombre de malheureux, romains et étrangers, ils avaient acquis beaucoup de gloire, et par là ils s'étaient attiré l'envie des mauvaises gens. Persuadé par les calomnies de ces misérables, qui accusaient ces deux grands hommes de machiner des choses nouvelles, Théodoric les fit mettre à mort et confisqua leurs biens». (Guerres goth. I,1)

(53) In Prob. et Olybr. cons. v.126 sq

(54) «His ego nec metas rerum nec tempora pono/Imperium sine fine dedi». (Virg. Eneid. I, 282)


(55) Consol., pp.15 et 25

(56) Ibid. p.21

(57) Ibid. p.23.

(58) Ibid. p.95.

(59) Ibid. p.27

(60) Ibid. p.21

(61) Voy. la note 8 du liv. II, p. 350.

(62) M. le marquis du Roure (Hist. de Théod. le Gr.) émet à ce sujet une conjecture fort vraisemblable. Selon cet écrivain, Théodoric aurait eu connaissance du Traité de la Consolation, dont Boèce avait sans doute distribué quelques copies, puisque ce livre a pu arriver jusqu'à nous, et ce serait dans un accès de colère, justifié d'ailleurs par les violentes allusions dont il était l'objet, que ce prince aurait donné l'ordre d'exécuter l'arrêt du Sénat.

(63) «Er war durch Geburt, Verdienst, Glück wie ein grosser Romer aus der Zeit des Augustus, und der Letzte» (Haase, Kirchengeschichte.)

(64) Edité pour la première fois en 1636 par Henri Valois, à la suite de son Ammien Marcellin. Voici ses propres paroles : «Sed dum haec aguntur, Symmachus, caput senati [sic] cujus Boetius filiam habuit uxorem, deducitur de Roma Ravennam. Metuens vero Rex ne dolore generi aliquid adversus regnum ejus tractaret, objecto crimine, jussit interfici». Cet auteur donne en outre sur la mort de Boèce et le raffinement de cruauté qu'il attribue à Théodoric des détails révoltants et incompatibles avec ce que l'on connaît du caractère de ce grand prince. Cette chronique, du reste, est tellement inexacte, qu'il est difficile d'y accorder la moindre confiance.

(65) Voy. la note 2 de la page XXXVII.

(66) Consol., p. 25.

(67) En voici la nomenclature aussi complète qu'il est possible. Ceux dont les titres sont précédés d'un astérisque ne sont pas parvenus jusqu'à nous.

TRAITES ORIGNAUX

TRADUCTIONS

COMMENTAIRES

(68) Consol., p.249, sq.

(69) Consol., pp.31, 41, 43 et passim.

(70) Consol., pp.164-163.

(71) Pensées diverses, § CVI.

(72) «Il est très vrai que, dans le Timée, le dêmiourgos produit l'âme du monde ; il est très vrai que ce monde ainsi animé est appelé un Dieu ; mais cette âme n'est pas l'âme de Dieu, parce que, dans le système de Platon, le monde est en dehors de Dieu ; parce que, dans cette âme du monde, Dieu place une intelligence ; parce qu'enfin cette qualification de Dieu que Platon donne au monde, il la donne également aux idées, aux astres, aux dieux de la mythologie, et quelquefois même à l'homme». (J. Simon, Histoire de l'école d'Alexandrie.)

(73) Consol., pp. 303-305.

(74) Consol., p. 303. - Proclus énumère nos facultés dans le même ordre, les désigne par les termes équivalents de aisthêsis, phantasia, logos, voêsis, et leur assigne le même rôle dans la génération des idées.

(75) Consol., pp. 295 et 307.

(76) Consol., p. 183.

(77) Consol., p. 169.

(78) Voy. la note 33 du livre I, p. 343.

(79) Consol., p. 235.

(80) Consol., p. 283, sq.

(81) Pierre Pomponat, qui professa la philosophie avec tant d'éclat à Padoue et à Bologne au commencement du XVIe siècle, près avoir composé sur le libre arbitre et la prescience divine un long traité dans lequel il discute les opinions de tous les philosophes et de tous les théologiens à cet égard, convenait que ce problème n'avait pas encore reçu de solution satisfaisante. Qui pourrait dire qu'il est aujourd'hui résolu ?
«In materia de Fato et Libero Arbitrio numeratae sunt sex opiniones, et nulla harum est sine ratione et sine difficultatibus et angustiis. Si namque quis attente consideraverit, et sola ratione moveatur, nulla est quae ex toto satisfaciat» (De Fato, Lib. Arbitr. et Prov. Dei, Epilog.)

(82) Vov. la note 18 du livre V, p. 394.

(83) Selon quelques commentateurs, Boèce aurait emprunté sa théorie au traité du Libre Arbitre de saint Augustin. C'est une erreur ; l'argumentation de saint Augustin ne ressemble en rien à celle de notre auteur.

(84) Consol., p. 295.

(85) Consol., p. 317, sq.

(86) Reid a examiné sous toutes ses faces le problème du Libre Arbitre, et a résolu aussi complètement que possible toutes les difficultés du sujet. Voy. le t. VI de ses Oeuvres complètes, édition de Jouffroy.

(87) Cf. Barthélémy Hauréau, De la Philosophie scolastique au neuvième siècle.

(88) Amphitheatrum aeternae providentiae.

(89) Zénon d'Elée, l'inventeur présumé de la dialectique, est aussi le premier, selon Diogène de Laërte, qui ait employé la forme du dialogue pour l'exposition de ses idées philosophiques.

(90) Hor., Epist., II, 2.

(91) Voy. Ozanam, Oeuvres compl., t. II, le chap. intitulé : Comment la langue latine devint chrétienne.

(92) «Seculi barbarie ejus oratio soluta deterior invenitur : at quae libuit ludere in poesi, divina sane sunt ; nihil illis cultius, nihil gravius ; neque densitas sententiurmn venerem, neque acumen abstulit candorem. Equidem censeo paucos cum illo comparari posse». (Poetic, lib. VI, c. VI.)

(93) Etudes morales et historiques sur la littérature romaine.

(94) Citons seulement pour mémoire un commentaire qu'on a beaucoup trop vanté, et bien légèrement attribué à saint Thomas d'Aquin. Entre autres singularités, cette compilation informe nous apprend qu'Alcibiade était une femme fort belle, dont les charmes avaient tourné la tête aux disciples d'Aristote. Leclerc, dans sa Bibliothèque choisie (t. XVI), suppose, d'après quelques indices, que ce commentaire est l'ouvrage d'un moine anglais du quinzième siècle.

(95) Bien avant Jean de Meung, un auteur anonyme avait composé en langue vulgaire, non pas, comme on la dit, un poème dont Boèce était le héros, mais une longue paraphrase rimée du traité de la Consolation. Cet ouvrage est, après le serinent de Louis le Germanique (842), le plus ancien monument connu de notre langue nationale. L'abbé Leboeuf en a retrouvé deux cent cinquante-sept vers dans un manuscrit du dixième siècle, provenant de l'antique abbaye de Fleury, et appartenant aujourd'hui à la bibliothèque d'Orléans. Ce fragment précieux pour l'étude des origines de la langue française a été inséré intégralement par Raynouard dans son recueil des Poésies originales des troubadours. Nous en extrayons le passage suivant, dans lequel l'auteur, à l'imitation de Boèce (Consol., liv. I, ch. n), décrit le costume de la Philosophie :

El vestiment, en l'or qui es repres,
Desoz avia escript un pei P grezesc :
Zo signifiga la vita qui enter'es.
Sobre la schapla escript avia u tei TH grezesc :
Zo signifiga de cel la dreita lei.
Antr'ellas doas depent sun l'eschalo ;
D'aur' no sun ges, mas nuallor no sun :
Per aqui monten cent miri auzello ;
Alquant s'en tornen aval arrenso :
Mas cil qui poden montar al TH al cor,
En epsa l'ora se sun d'altra color ;
Ab la donzella pois an molt gran amor.

Le vêtement, dans le bord qui est replié dessous avait écrit un P grec : - cela signifie la vie qui entière est. - Sur la chape écrit avait un TH grec : - cela signifie du ciel la droite loi. - Entre elles deux dépeints sont les échelons ; - d'or ne sont point, mais moins valant ne sont : - par là montent cent mille oisillons ; - quelques-uns s'en retournent à bas en arrière : - mais ceux qui peuvent monter au TH au coeur, - en la même heure ils sont d'autre couleur ; - avec la demoiselle puis ont moult grand amour. (Trad. de Raynouard)