Neuf des chevaliers français qui avaient suivi Godefroi de Bouillon à la conquête de la terre sainte, se consacrèrent à maintenir la sûreté des routes contre les attaques des infidèles, qui maltraitaient les pèlerins que leur piété conduisait à Jérusalem (1).

 (1) Voto se solemniter adstrinxerunt ad vias patriae assecurandas. (Martenne thes. anecd. t.3, p. 627.)

Ces Français furent successivement renforcés par plusieurs autres guerriers. Cette milice généreuse parut bientôt avec gloire dans les champs de bataille, et forma l'ordre religieux et militaire des templiers. Le concile de Troyes l'approuva ; une règle fut donnée aux chevaliers (2). On s'empressa d'accorder des encouragements et des récompenses à leur dévouement et à leurs succès.

 

(2) Elle est insérée dans l'ouvrage de P. Chr. Henriquez : Privilegia ordinis Cistercensis.

«Ils vivent, disait Saint-Bernard (3), sans avoir rien en propre, pas même leur volonté ; ils sont, pour l'ordinaire, vêtus simplement et couverts de poussière ; ils ont le visage brûlé des ardeurs du soleil, le regard fixe et sévère. A l'approche du combat, ils s'arment de foi au dedans et de fer au dehors ; leurs armes sont leur unique parure, ils s'en servent avec courage dans les plus grands périls, sans craindre ni le nombre, ni la force des barbares. Toute leur confiance est dans le dieu des armées, et en combattant pour sa cause, ils cherchent une victoire certaine ou une mort sainte et honorable.

0 l'heureux genre de vie, dans lequel on peut attendre la mort sans crainte, la désirer avec joie, et la recevoir avec assurance !»

 

(3) D. Bernardi exhortatio ad milites Templi.

Les statuts de l'ordre avaient pour bases les vertus chrétiennes et militaires (4). Il nous reste la formule du serment exigé des templiers : elle fut trouvée en Aragon, dans les archives de l'abbaye d'Alcobaza.

 

(4) In castitate, et obedientia, sine proprio, velle perpetua vivere professi sunt. Ut vias et itinera ad salutem peregrinorum, contra latronum et incursantium insidias pro viribus conservarent. (Guill. Tyr, liv. 10, chap.7) Militaturi summo regi. (Jac. de Vitr. Hist. Hier. c. 65).

«Je jure de consacrer mes discours, mes armes, mes forces et ma vie à la défense des mystères de la foi, et à celle de l'unité de Dieu, etc. Je promets aussi d'être soumis et obéissant au grand-maître de l'ordre... Toutes les fois qu'il en sera besoin, je passerai les mers pour aller combattre ; je donnerai secours contre les rois et princes infidèles, et en présence de trois ennemis je ne fuirai point, mais quoique seul, je les combattrai, si ce sont des infidèles.» (5)

 

(5) Juroque me verbis, armis, viribus, et vita defensurum misteria fidei... unitatem dei.... promitto submissionem generali magistro ordinis et obedienltiam... ad bella ultra marina proficiscar, quoties opus fuerit. Contra reges et principes infideles praestabo omne subsidium... a tribus inimicis (si infidèles fuerint) licet solus, non fugiam. {Henriquez, loco citato.)

Leur étendard était appele le Baucéant (6) : on y lisait ces paroles : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam. C'etait après avoir assisté ou participé aux saints mystères, qu'ils marchaient au combat (7), précédés de l'étendard sacré, et quelquefois en récitant des prières.

Leur sceau portait cette inscription : Sigillum militum Christi.

L'histoire rappelle souvent la gloire et le dévouement de ces chevaliers.

Des témoignages authentiques prouvent que, fidèles à leur serment et à leur institution, ils respectaient les lois de la religion et de l'honneur. Ce n'est point dans les ouvrages écrits depuis leurs malheurs que l'homme impartial doit chercher quelles étaient les moeurs, la conduite et les opinions des templiers. Rarement des proscrits trouvent des apologistes courageux. C'est aux historiens contemporains de ces chevaliers, c'est aux témoins de leurs vertus et de leurs exploits qu'il faut s'adresser, et on doit surtout compter pour beaucoup les témoignages honorables des papes, des rois et des princes qui, peu de temps après, devinrent leurs oppresseurs.

Aucun historien contemporain n'avait jamais accusé ni même soupçonne les templiers d'être coupables des crimes qu'on leur imputa ensuite.

 

(6) Vexillum bipartitum ex albo et nigro quod nominant Beauceant (Jac. de Vitri).
En 1237, sous le magistère d'Armand de Périgord, le chevalier qui portait le beaucéant dans une action où les musulmans avaient l'avantage, tint cet étendard levé jusqu'à ce que les vainqueurs, à coups redoublés, eussent percé tout son corps et coupé ses mains.
Reginaldus de Argentonio, ea die balcanifer.... cruentissimam de se reliquit hostibus victoriam. Indefessus vero vexillum sustinebat, donec tibia cum cruribus et manibus frangerentur. (Math. Paris, Hist. angl. p.503.)

(7) Divino cibo refecti ac satiati et dominicis praeceptis eruditi et firmati, post mysterii divini consummationem nullus pavescat ad pugnam, sed paratus sit ad coronam. (Art. 1 de la règle)

L'adage, boire comme un templier, a été imaginé qu'après l'abolition de l'ordre, et il ne prouve pas davantage contre eux que l'adage plus ancien, bibere papaliter (8), boire comme un pape, ne prouve contre les pontifes romains.

Les templiers ne furent jamais dénoncés par les troubadours, et l'on sait que les sirventes de ces poètes hardis ne faisaient point de grâce à la dépravation de leur siècle et attaquaient impitoyablement le pape, le clergé, les princes et les grands.

Dans les quinze dernières années qui ont précédé la proscription de l'ordre, on voit les papes s'interposer en sa faveur auprès des rois d'Angleterre, d'Aragon et de Chypre.

Le concile de Salzbourg, tenu en 1292, avait proposé de réunir en un seul ordre les chevaliers templiers, hospitaliers et teutoniques.

Si les templiers n'avaient joui alors d'une réputation au moins égale à celle des autres chevaliers, aurait-on proposé de réunir ceux-ci à un ordre dégénéré ? et puisque les templiers étaient à eux seuls plus puissants, plus nombreux et plus riches que les hospitaliers et les teutoniques, et devaient transmettre nécessairement aux incorporés leurs maximes et leurs moeurs, n'est-il pas évident que le concile de Salzbourg, qui proposait cette réunion, rendait un hommage solennel à l'ordre des templiers ? Il fut en effet question de réunir les trois ordres. Ce projet donna lieu à un mémoire de Jacques de Molay au pape. L'opinion générale est que cet illustre chevalier ne savait pas écrire, mais dans le mémoire qu'il fit rédiger, on remarque des principes de raison et de sagesse, dont le talent d'un homme instruit pourrait s'honorer.

 

(8) M. Baluze, à qui rien n'est échappé de ce qui regarde les moeurs de ce temps-là, a trouvé qu'alors on disait bibere papaliter ; mais on ne trouve dans aucun écrivain antérieur à la suppression du temple, bibere templariter. (Mansuetus J., t.II, p.341).

Le grand-maître craint la discorde parmi les frères réunis : on les entendrait se dire les uns aux autres : «Nous valions mieux que vous : dans notre premier état, nous faisions plus de bien» (9).

 

(9) Nos melius valebamus, et plura faciebamus bona.

Il paraît que la règle et la conduite des templiers étaient plus sevères que celles des Hospitaliers, puisque le grand-maître ajoute : «Il serait nécessaire que les templiers se relâchassent de beaucoup, et que les hospitaliers se réformassent en plusieurs points» (10). En lisant ce mémoire sur la réunion des ordres, et celui sur les moyens de reconquérir la terre sainte, on reconnaît et on admire dans le grand-maître la franchise, la loyauté et le zèle d'un chevalier animé par la religion et par l'honneur, et qui, surtout, avait droit de traiter avec le pape et les souverains sur les intérêts de son ordre, sans craindre qu'on pût lui reprocher l'inconduite des chevaliers.

Aussi, avant de seconder les mesures violentes de Philippe-le-Bel, le pape ne put s'empêcher de lui témoigner que les accusations portées contre eux ne pouvaient que le surprendre.

 

(10) Multum oporteret quod templarii largarentur vel hospitalarii restringerentur in pluribus. (Baluzius, Vita pap.aven. t.2, p.180).

Le roi d'Angleterre rendit en faveur des templiers un témoignage encore plus honorable. Il écrivit aux rois de Portugal, de Castille, de Sicile et d'Aragon, pour les prier de ne pas ajouter foi aux calomnies qu'on répandait contre l'ordre (11).

 

(11) Circulaire d'Edouard du 4 decembre 1307 (Rymer, t.3, ad annum 1307).

Il écrivit aussi au pape : «Comme le grand-maître, et ses chevaliers, fidèles à la pureté de la foi catholique, sont en très grande considération et devant nous et devant tous ceux de notre royaume, tant par leur conduite que par leurs moeurs, je ne puis ajouter foi à des accusations aussi suspectes, jusqu'à ce que j'en obtienne une certitude entière» (12).

Ce témoignage authentique et solennel d'Edouard est d'autant plus précieux, que le grand-maître et les chevaliers français étaient alors dans les fers.

Il n'est pas nécessaire d'examiner les raisons politiques qui déterminèrent ensuite Edouard à faire arrêter les templiers en Angleterre. Il suffit de convaincre le lecteur impartial qu'à l'époque de leur infortune les templiers jouissaient généralement de l'estime publique et que non seulement aucun auteur contemporain, aucun ennemi, ni public, ni secret, ne les avait chargés des crimes dont on les a ensuite accusés, mais que les papes et les rois qui les ont fait condamner, rendaient hautement justice et à leur zèle pour la religion et à la pureté de leurs moeurs.

Les écrivains modernes qui ont adopté l'opinion que l'ordre des templiers était alors dégénéré, ne se sont peut-être pas souvenus que la plupart des chevaliers venaient de s'illustrer par de glorieux efforts contre les musulmans. Le grand-maître s'etait trouvé avec ses chevaliers en 1299 à la reprise de Jerusalem ; après les revers que les armes des chrétiens éprouvèrent encore, les templiers retirés dans l'île d'Arad inquiétèrent longtemps leurs ennemis. Trop faibles cependant pour résister à des armées nombreuses, le grand-maître et ses chevaliers furent réduits à se retirer dans l'île de Chypre, où ils se préparaient à la guerre contre les infidèles, quand le pape appela le grand-maître en France. Il arriva avec un cortège de soixante chevaliers vieillis dans les combats, éprouvés par l'adversité, toujours prêts à verser leur sang et à donner leur vie pour la gloire de l'ordre et la défense de la religion.

Peut-on dire de pareils chevaliers qu'ils passaient leur vie dans les plaisirs et dans l'intempérance ?

Tout à coup les templiers sont arrêtés en France, et poursuivis dans toute la chrétienté. On publie contre eux les accusations les plus graves ; on les suppose coupables de crimes atroces contre la religion et les moeurs.

«Tous les historiens sont d'accord, dit Dupui, que l'origine de la ruine des templiers vient du prieur de Montfaucon et de Nofodei, Florentin, banni de son pays, qu'aucuns tiennent avoir été templier. Ce prieur avait été, par jugement du grand-maître de l'ordre, condamné pour hérésie et pour avoir mené une vie infâme, à finir ses jours dans une prison : l'autre, disent-ils, avait éée, par le prévôt de Paris, condamné à de rigoureuses peines».

Et c'est sur la dénonciation de ces deux misérables, flétris par la justice, et dont l'un avait été chassé de l'ordre pour crime d'hérésie et dérèglement de moeurs, qu'on intente une pareille accusation contre l'ordre entier !

Quelle étrange contradiction !

Si le grand-maître punissait solennellement de tels crimes, pouvait-on supposer que la constitution de l'ordre en fît une loi expresse pour les chevaliers ?

Et si une affreuse corruption eût existé dans l'ordre, aurait-on eu besoin d'attendre que tous les chevaliers fussent jetés dans des cachots, pour répandre contre eux cette étrange et horrible calomnie ?

Avant de discuter en détail la nature de l'accusation, les procédures extraordinaires et irrégulières qui eurent lieu, les prétendues preuves que quelques historiens supposent en résulter, les motifs et les formes des jugements de condamnation, il est nécessaire de présenter le tableau des oppressions que les chevaliers proscrits eurent à subir.

Le grand-maître était dans l'île de Chypre ; on l'appelle en France, sous prétexte de réunir son ordre à celui des hospitaliers. Le 13 octobre 1307, ce grand-maître et cent trente-neuf chevaliers sont arrêtés dans le palais du Temple à Paris. On s'empare de leurs biens et de leurs richesses.

 

(12) Et quia praedicti magister et fratres in fidei catholicae puritate constantes a nobis et ab omnibus de regno nostro tam vita, quam moribus habentur multipliciter commendati, non possumus, hujus modi suspectis relatibus dare fidem, donec super iis nobis plenior innocuerit certitudo. (Rymer ibid).

Le roi occupe leur palais (13).

Le même jour, les autres chevaliers sont arrêtés dans toute la France.

 

(13) Dupui

Le roi publie un acte d'accusation qui les qualifie de loups ravissants, de société perfide, idolâtre, dont les oeuvres, dont les paroles seules sont capables de souiller la terre, et d'infecter l'air, etc. (14).

 

(14) Quorum non solum actus et opera detestanda, verum etiam repentina verba terram sua foeditate commaculant, roris beneficio subtrahunt, et aeris inficiunt puritatem. (Circulaire de Philippe-le-Bel, du 14 septembre 1307).

Les habitants de Paris sont convoqués (15) dans le jardin du roi. Toutes les communautés et paroisses de cette capitale s'y rassemblent ; des commissaires, des moines prêchent le peuple contre ces proscrits.

 

(15) Die dominica sequenti idiis octobris, publicus sermo factus est in viridario regis ubi primo a fratribus, postea a regis ministris causa captionis eorum intimata est, et praedicti casus tacti, ne populus scandalisaretur de eorum subita captione. erant quippe potentissimi divitiis et honore. In quo sermone fuerunt populus et clerus omnium parrochialium ecclesiarum parisiensium. (Joan. canonic. Sci. Victoris).

Il étaient dans les fers. L'inquisiteur Guillaume de Paris, les interroge ; on les isole de tout conseil ; on laisse manquer du nécessaire (16) ces guerriers qui, par leurs privilèges et leur fortune, marchaient naguère à côte des princes.

 

(16) Nous vous prévenons, disaient-ils à l'autorité, que les douze deniers qu'on nous donne ne peuvent point nous suffire. Sur ces douze deniers on nous fait payer chaque jour pour coucher, 5 deniers. Pour la cuisine, etc. Pour faire ôter les fers chaque fois qu'on nous fait paraître devant les commissaires et pour les remettre, 2 sols, etc. etc.

On leur refuse les secours spirituels, sous prétexte qu'étant hérétiques, ils sont indignes d'y participer (17).

 

(17) Catalogue des manuscrits de Baluze, p. 525 : Le Grand-Maître demandait quod posset audire missam et alia officia divina.( Dupui, p.130).

S'ils veulent remplir des formalités de justice, aucun notaire n'ose leur prêter son ministère (18).

Vingt-six princes ou grands de la cour de Philippe-le-Bel se déclarent leurs accusateurs.

De tout côté, les archevêques, évêques, abbés, princes, chapitres, communautés de villes, bourgs et châteaux envoient leur adhésion.

Le roi et le pape obtiennent de divers princes que les templiers subissent, dans la plupart des autres états de l'Europe, le même sort qu'en France.

 

(18) Quod mittatis cum ipsis unum vel duos de notariis, qui de dicta appellatione faciant eis publicum instrumentum, cum non inveniant notarios qui velent ire cum ipsis, ad hoc faciendum. (Dupui, p.167).

Avant que les templiers soient jugés par les tribunaux, avant qu'ils le soient par le concile de Vienne, le pape lance une bulle d'excommunication contre toutes les personnes qui accorderaient aide, secours, retraite, ou conseil à ces infortunés (19).

On promet la vie, la liberté, la fortune aux chevaliers qui avoueront les crimes dont l'ordre est accusé.

 

(19) Nos enim omnes et singulos cujuscumque praeminentiae sint, dignitatis, ordinis, conditionis, aut status, etiamsi pontificali praefulgeant dignitate, qui supra dictis templariis vel eorum alicui scienter publice vel oculte prestabunt auxilium vel favorem, vel alias, ipsos vel aliquos ipsorum receptare vel retinere, aut eis ut praemittitur favere praesumpserint, auctoritate praesentium excommunicationis sententia innodamus... Absolutionem praedictorum praeterquam in mortis articulo, ac relaxationem ipsius interdicti nobis nostrisque successoribus reserrantes... Si qui autem hoc attemptare praesumpserit, indignationem omnipotentis Dei et beatorum Petri et Pauli apostolorum ejus se noverit incursurum. Datum Tolosae, 3 kal. Januarii, pontificatus nostri anno quarto.

Pour les y engager, on leur présente de prétendues lettres du grand-maître, par lesquelles ils sont invités à faire cet aveu (20).

Lorsqu'ils résistent à tous les genres de séduction, on les livre aux tortures ; on leur arrache des aveux, et si, dans le repos de la douleur, ils se rétractent, on les juge hérétiques, relaps, et on les envoie à la mort, non pas pour avoir commis les crimes dont on les accuse, mais pour avoir révoqué leurs aveux.

 

(20) Copiam litterarum magi magistri quibus omnibus fratribus suis intimabat quod haec et haec fuerat confessus et quod idem confiterentur omnes.(Joan. canonic. Sti. Victoris) (Contin. de Guill. de Naugis)

La haine et l'animosité sont telles qu'on déterre et qu'on brûle les ossements des templiers morts avant l'accusation (21).

La plupart des cent vingt-sept chefs d'accusation que le pape envoya aux commissaires apostoliques, aux inquisiteurs et aux evêques pour diriger les informations, paraîtront absurdes, invraisemblables, et même contradictoires.

Cette accusation suppose que lors de la réception des templiers, on leur faisait une loi expresse d'être impies dans leur croyance et dépravés dans leurs moeurs ; qu'ils reniaient Jésus-Christ ; qu'ils crachaient sur la croix, et souffraient des libertés scandaleuses.

Il serait à la fois superflu et affligeant d'entrer dans des détails à ce sujet.

Au lieu de flétrir la mémoire des persécuteurs des templiers, que ne puis-je rejeter sur l'esprit d'un siècle ignorant la honte et le succès d'une dénonciation absurde, et qui peut-être n'a réussi alors que par son absurdité même !

Dans la foule des traits frappants qui feraient juger de l'esprit du siècle, je citerai l'accusation portée contre la mémoire de Boniface VIII. Philippe-le-Bel ou ses courtisans avaient offert de prouver que ce pape s'était souillé des crimes les plus horribles et les plus détestables, qu'il était heretique, qu'il avait livré son âme au démon, etc. Les témoins avaient été entendus juridiquement, et avaient attesté les faits dénoncés. Il fallut que Clément employât beaucoup d'adresse, de fermeté et de ressources, pour éluder le scandale du jugement qui eût flétri la mémoire d'un pontife.

 

(21) Ossa cujusdam dudum defuncti scilicet M. Joannis de Thuro exhumata atque combusta. (Joan. canonic. Sti. Victoris)

Guichard, évêque de Troyes, ne fut-il pas accusé d'avoir causé, par sortilège, la mort de la reine Jeanne de Navarre ? A l'extravagance de l'accusation succéda l'extravagance de la preuve ; des témoins déposèrent qu'il était coupable (22).

A l'époque de la mort de Philippe-le-Bel, l'animosité et la vengeance obtinrent un grand succès contre Enguerrand de Marigni. On le poursuivit d'abord pour avoir dilapidé les finances. Le comte de Valois, qui voulait perdre Marigni, obtint qu'on arrêtât sa femme et sa soeur. Des témoins déposèrent qu'à la sollicitation de ce ministre elles avaient employé un magicien, nommé Jacques de Lor, pour attenter à la vie du roi en faisant de certaines opérations magiques par le moyen de figures de cire.

On mit en prison le prétendu magicien, qui se pendit de désespoir. Des témoins furent entendus ; le crime parut prouvé ; la femme du magicien fut brûlée comme complice, et Marigni fut condamné à être pendu, nonobstant sa qualité de gentilhomme et de chevalier.

Tel était le siècle où les templiers furent condamnés ; tels étaient les moyens violents que les accusateurs étaient dans l'usage d'employer !

On pourrait donc attribuer aux malheurs des temps et à l'erreur du siècle, autant qu'aux passions de quelques hommes puissants, les vexations cruelles, les accusations absurdes dont les templiers furent les victimes.

 

(22) Fleuri, Histoire ecclésiastique, livre 92.

Les personnes qui auraient hésité de croire que l'inquisiteur Guillaume de Paris ait procédé contre les templiers d'une manière cruelle, pourraient-elles récuser les attestations des historiens, les plaintes des accusés, les assertions des juges, et surtout l'instruction que l'inquisiteur avait rédigée pour ses commissaires (23) ?

Elle porte de choisir des gens sûrs, de les instruire en secret, d'exiger d'eux un serment, en leur annonçant que le roi est informé des crimes de l'ordre par le pape et l'Eglise, de saisir les biens et les personnes des templiers, de les emprisonner chacun à part, de les interroger, et d'employer la torture, s'il est besoin.

On devait offrir le pardon s'ils confessaient ce que l'inquisiteur appelait la vérité, et en cas de refus leur déclarer qu'ils seraient condamnés à mort.

L'inquisiteur indique ensuite les faits dont les commissaires ou la torture doivent obtenir l'aveu. Il recommande de ne rédiger les interrogats et de ne les envoyer au roi, qu'autant que les accusés se seront reconnus coupables.

Quelle procédure que celle qui commence par la torture ! Quels juges que ceux qui commencent par déclarer à l'accusé que s'il n'avoue pas les crimes qui lui sont imputés, il est d'avance condamné à mort ! Quelle partialité que de rédiger seulement les réponses à la charge des accusés !

Et qu'on ne dise pas que ces instructions n'ont pas été exactement suivies.

 

(23) Chest la forme, comment li commissaires iront avant en besoigne.
esliront prudhommes puissans du pais sans soupçon, chevaliers, eschevins, consuls,et seront enformes de la besoigne secreement et par serment ; et comment li rois est de ce enformes par le pape et par l'Eglise.
et tantost il seront envoie par cascun leu, peur prendre les personnes et saisir leur biens, et ordener de la garde et iront si enforciement, que li frère et leur mesnie (serviteurs) ne puissent contester.
et auront sergens avenc eus, pour eus faire obeir.
Après ce, il metront les persones sons bone et seure garde, singulièrement à cascun par soi. et enquerront de eus premierement la vérité ; et puis apelerontles commissaires de l'inquisiteur, et examineront diligemment la vérité, et par jehine (torture ou question) se mestier {besoin) est. et se il confessent la vérité, il feront ecrire leur deposition, tesmoins apeles.
C'est la manière de l'enquerre. L'en les amonestera premièrement des articles de la foi, et dira comment li papes et li rois sont enforme par pluiseurs témoins bien creables de l'ordre, de l'erreur et de la bougrerie, que il font especiaument en leur entree et en leur profession.
et leur prometeront pardon, se il confessent la vérité, en retournant à la foi de la sainte Eglise ; ou autrement il convient que il soient à mort condempne...
et doivent li commissaires envoier au roi sus les seaux des commissaires de l'inquisiteur, le plus tost qui il porront, la copie de la deposition de ceux qui confesseront lesdites erreurs, especiaument le reniement de notre Seigneur Jehsu-Crît.
(extrait des instructions donnees par l'inquisiteur Guillaume de Paris, imprimees dans l'ouvrage de J.Dupui, edition de Bruxelles in-12, 1713, t.2, p.318, et in-4, 1751, p.201).

Dupui raconte l'interrogatoire de treize templiers de Caen.

«Le dernier desdits témoins ne voulant rien confesser, il fut mis à la question, etc.» Divers historiens contemporains parlent des tortures que subirent les templiers (24).

 

(24) Plurimi autem ipsorum confiteri minime voluerunt quamvis non nulli ipsorum subjecti fuerint quaestionibus et tormentis. (Vita Clementis V. Auct. Bernardo Guidonis)
Alii autem diversis tormentis quaestionati, seu comminatione vel eorum aspectu perterriti, alii blandis tracti promissionibus et illecti, alii arcta carceris inedia cruciati vel coacti, multipliciterque compulsi sunt. (Contin. de Guill. de Nangis)

Ils n'en furent pas même exempts en Aragon, où on n'osa les condamner. (25)

 

(25) Le concile de Tarragone, tenu en 1312, parle ainsi des Templiers qu'il jugea : Neque enim tam culpabiles inventi, ac fama ferebat, quamvis tormentis adacti fuissent ad confessionem criminum.

en Angleterre, le concile de Londres décida que si, après les avoir interrogés de nouveau, ils persistaient dans leurs dénégations, ils seraient mis à la question, et qu'elle serait donnée de manière qu'il n'y eût pas mutilation incurable de quelque membre, ni violente effusion de sang (26).

Les cris de l'indignation, les plaintes de la douleur ont traversé le silence des siècles et sont encore entendus par la postérité. Ceux des templiers qui eurent la vertu courageuse de défendre l'ordre devant les commissaires du pape leur reprochèrent sans cesse que c'était surtout par la crainte ou par l'effet de la torture que l'inquisiteur s'était procuré les aveux dont on se prévalait contre l'ordre.

Toutes ces autorités irrécusables ne permettent plus de douter que le moyen cruel et irrégulier de la torture préliminaire n'ait été employé contre ces proscrits.

Il serait inutile et fastidieux d'examiner les divers interrogatoires qui eurent lieu en France ; mais je dois faire quelques observations sur celui des cent quarante detenus au Temple.

Cet interrogatoire, dont Dupui avait donné la notice, est écrit sur un immense rouleau de parchemin, dans la forme d'un procès libératoire. Il est évident qu'il a été rédigé hors de la présence des accusés, sur les notes successivement prises dans les diverses séances. On reconnaît, dans ce manuscrit, tous les caractères d'authenticité matérielle qu'on exige pour les titres de ce temps là ; mais, quant à l'authenticité morale, il est peut-être permis d'élever de grands doutes. Il est très probable que plusieurs chevaliers, séduits par les promesses, épouvantés par les menaces, ou vaincus par les tortures, firent des aveux ; mais ces aveux, obtenus par la séduction ou arrachés par la douleur, aggravent le crime et l'opprobre des accusateurs.

L'interrogatoire suppose que cent trente-sept chevaliers firent des aveux, peut-être il paraîtra évident que, dans le nombre des cent quarante interrogés, il s'en trouva plus de trois qui résistèrent à la séduction, aux menaces et à la torture.

 

(26) Et si... nihil aliud quam prius vellent confiteri, illae fierent absque mutilatione et debilitatione perpetua alicujus membri et sine violenta sanguinis effusione (Rymer, t.3, p.227).

Lorsqu'il fut permis à ceux des templiers qui voulaient défendre l'ordre, de paraître devant les commissaires du pape, soixante-quinze se présentèrent ; dans ce nombre, j'en compte au moins treize (27) des cent trente-sept, qui sont supposés être lors de cet interrogatoire, convenus des crimes imputés à l'ordre.

 

(27) Ces treize chevaliers sont les 7e, 11e, 30e, 38e, 45e, 59e, 67e, 75e, 100e, 101e, 121e, 127e, 130e.

Pierre de Boulogne, prêtre et procureur-général de l'ordre, âgé de quarante-quatre ans, portait la parole (28).

 

(28) Voyez les pièces justificatives.

D'après la rédaction de l'interrogatoire, il paraît avoir fait des aveux (29).

Cependant, il défendit l'ordre avec la plus grande véhémence : il dénonça devant les commissaires la séduction et les tortures qu'on avait employées pour obtenir de quelques chevaliers des aveux mensongers.

Si ces treize défenseurs de l'ordre, et notamment Pierre de Boulogne, qui mettaient tant de zèle et de courage dans leurs assertions, eussent veritablement avoué devant l'inquisiteur les crimes horribles imputés à l'ordre, les commissaires, que l'énergie de cette défense devait à la fois humilier et indigner, eussent-ils manqué de leur objecter qu'ils étaient eux-mêmes convenus de la vérité des crimes dont ils voulaient justifier tous les chevaliers ?

Les expressions mêmes de cette défense prouvent évidemment que ces treize templiers n'avaient encore fait aucun aveu, puisqu'ils disent expressément que si les chevaliers qui en ont fait ne les rétractent pas, c'est parce qu'ils sont tellement accablés de terreur, qu'ils n'osent se rétracter, à cause des menaces qu'on leur fait chaque jour ; et ils demandent que ces infortunés puissent sans péril rendre hommage à la vérité.

Clément V avait regardé comme un outrage fait à son autorité les actes arbitraires qu'on s'était permis contre eux ! Il prétendait que c'était à lui seul de les juger et de les punir.

Il exigea donc que les templiers fussent poursuivis en son nom. Il délégua des commissaires apostoliques, pour prendre une information contre l'ordre.

On avait eu soin de conduire, et de lui présenter, à Poitiers, soixante-douze chevaliers pour confesser les crimes dont on exigeait l'aveu.

 

(29) Voyez son interrogatoire, parmi les pièces justificatives.

Quoique un Historien contemporain rapporte (30) que les templiers interrogés par le pape ne cédèrent qu'à la torture, quoique cette forme cruelle de procéder n'eût peut-être rien d'extraordinaire dans le temps, je préfère d'admettre qu'on présenta seulement au pape des chevaliers qui, ayant déja cédé à la douleur ou à la séduction, esperaient qu'à la faveur de leur aveu, ils obtiendraient la vie et la liberté.

 

(30) Ad quae praedicta aliqui ex eo ordine coeperunt trepidare et ex tormentis coram summo pontifico et rege praedicto confessi sunt. (Chronicon Astense, script. rer. ital., t.12, p.192)

Le sort de ces infortunés était si affreux que l'histoire atteste que plusieurs étaient morts de faim, et que le désespoir en avait porté d'autres à se détruire (31).

Il eût été très important que Jacques de Molay parût devant le pape, qui se réservait le droit de prononcer sur le sort de ce chef de l'ordre, et de quelques autres. Sans anticiper sur les détails relatifs au grand-maître, je dois remarquer qu'on éluda cette entrevue qui aurait pu jeter un si grand jour sur l'affaire : on nomma des commissaires pour interroger à Chinon le grand-maître et d'autres chefs de l'ordre.

Il est évident qu'on ne voulut presenter au pape que quelques chevaliers, dont on fût très sûr, c'est-à-dire les mêmes qui, apostats de l'ordre, servirent de témoins contre lui, dans cette fameuse information que j'aurai bientôt occasion d'apprécier.

On ne connaît ni les noms, ni les aveux de ces soixante-douze templiers que le pape dit avoir interrogés. Aucun procès-verbal ne fut rédigé ; il n'existe à cet égard que l'assertion du pape. Les agents de Philippe-1e-Bel voulaient seulement fournir au pontife des motifs ou des prétextes contre l'ordre ; ils y réussirent.

Des commissaires apostoliques se rendirent à Paris, et prirent cette fameuse information composée de deux cent trente-un témoins.

Cette information fut produite et lue devant les pères du concile de Vienne. Elle ne leur parut pas offrir des preuves capables de les déterminer à prononcer l'abolition de l'ordre ; et en effet il suffit de quelques observations pour démontrer qu'elle ne mérite pas que l'impartialité du juge ou de l'historien lui accorde la moindre croyance.

La plupart des deux cent trente-un témoins attestent, il est vrai, les prétendus crimes imputés à l'ordre.

L'invraisemblance, l'absurdité, la contradiction de ces prétendus crimes suffiraient pour faire rejeter cette information ; que sera-ce quand on saura de quels témoignages elle était composée ?

Les commissaires apostoliques entendirent en témoins les templiers apostats qui avaient changé leurs rôles d'accusés en celui de dénonciateurs de l'ordre.

Ainsi plusieurs des cent quarante interrogés au Temple, qui par séduction ou par crainte avaient fait des aveux, et qui n'avaient pas la volonté ou le courage de les rétracter furent entendus en témoins.

Ainsi l'on appela de divers lieux les templiers qui, pour sauver leur vie et obtenir leur liberté, avaient cédé aux promesses, aux menaces ou aux tortures.

En rassemblant leurs témoignages suspects et intéressés, on composa cette information.

C'est pour la première fois, peut-être, qu'on a vu des accusés qui obtenaient leur grâce à la faveur de leurs aveux, reparaître ensuite comme dénonciateurs et témoins contre leurs co-accusés.

 

(31) Quidam in ipso templo, ut fama proferebat, plures mortuos fuisse, prae inedia, vel cordis tristitia vel ex desperato suspendio periisse. (Joan. canonic. Sti. Victoris)

La très grande partie de ces deux cent trente-un témoins est donc composée de templiers apostats qui, ayant quitté (32) le manteau de l'ordre, avaient été absous par des conciles, et reconciliés avec l'Eglise pour prix de leurs lâches aveux.

Quelques dépositions sont en faveur de l'ordre, c'est-à-dire qu'elles attestent que lors des réceptions il ne se passait rien que de conforme aux lois de la religion et de l'honneur.

Enfin quelques autres dépositions de témoins étrangers à l'ordre, ne pouvant pas donner des renseignements directs et certains sur le secret du mode de réception, ne méritent aucun egard.

Les pères du concile de Vienne ne firent qu'un acte de justice, en refusant leur assentiment aux prétendues preuves résultantes de cette information.

 

(32) Non deferens mantellum ordinis quia voluntarie ipsum dimiserat.

Au surplus, ils n'ignoraient pas que tous ces apostats rassemblés pour déposer contre l'ordre, n'étaient que le très petit nombre des chevaliers (33) et que les autres supportaient leur sort plutôt que de trahir leurs serments et démentir leur vertu (34).

Ils n'ignoraient pas que cette grande majorité n'avait pas été interrogée, et avait seulement été admise à donner ses défenses par la bouche des soixante-quinze qui comparurent pour l'ordre, et qui parlèrent au nom de cette immense majorité, par-devant les commissaires apostoliques.

Les dépositions contenues dans cette information prise par les délégues du pape, ne sauraient donc être considérées comme formant preuve contre les templiers.

La raison, la loi, l'équité s'accordent à rejeter des dépositions aussi suspectes et aussi intéressées.

On conçoit comment les mêmes individus ont fait des aveux lors de l'interrogatoire du temple, ont été choisis pour paraître devant le pape, et ont ensuite déposé contre l'ordre, par-devant les commissaires apostoliques.

Au reste, sur quoi portaient toutes ces dépositions ?

Elles portaient seulement, ainsi que l'attestent les commissaires eux-mêmes, sur le mode de réception, lorsqu'un chevalier entrait dans l'ordre.

C'etait le même aveu qu'on exigeait partout, et il ne fut pas difficile de l'obtenir.

Les commissaires se décidèrent à clore l'information :

 

(33) On lit dans une bulle de Clément V à Philippe-le-Bel, datée d'Avignon 2 nonas maii, Pontificatus quarto anno, que le roi avait témoigné au pape que le retard qu'éprouvait l'affaire des templiers pouvait occasionner de tristes et dangereux effets, puisqu'il avait déjà causé de très grands maux. «Plusieurs des templiers, disait le roi, qui avaient d'eux-mêmes avoué qu'ils étaient coupables, voyant l'affaire traîner en longueur, tombent dans le désespoir, se méfient du pardon ; d'autres au contraire rétractent leurs aveux ; ces retards excitent les murmures du peuple contre votre grandeur et contre moi-même. Il dit que nous ne soucions ni vous ni moi de cette affaire, mais que nous en voulons seulement aux biens que les templiers possédaient.»
Multi enim templariorum ipsorum qui reatum eorum fuerant sponte confessi, intuentes sic ipsum differi negotium, ad desperationem deducti, de misericordia ecclesiae diffidebant ; alii vero revocabant confessiones easdem et in errores pristinos recidebant, quodque propter moras et dilationes praefatas contra nos et tuam magnitudinem populus clamabat et etiam murmurabat dicens quod nec nobis neque tibi de negotio hujusmodi erat curae ; sed de praeda bonorum quae templarii possidebant.
(Bulle inedite de Clément V à Philippe-le-Bel, datée : Avenioni, 2 nonas maii, pontificatus IV anno. elle se trouve cotée n° 19, dans le carton des templiers, n° 3, au tresor des chartres.)
Il fallut donc rassurer les lâches qui avaient fait volontairement des aveux : on leur donna la liberté ; ils renoncèrent à l'ordre et servirent de témoins contre lui.

(34) Majori et saniori parti viventium pro ipsa veritate sustinenda , sola urgente conscientia. (Défense des 75).

Considérant, disent-ils, que par l'attestation de deux cent trente-un témoins, dont quelques-uns déposent des réceptions faites outre-mer, et des autres témoins entendus dans les diverses parties du monde, contre l'ordre et en sa faveur ; en outre par les aveux des soixante-douze qui avaient comparu devant le pape et les cardinaux ; on est suffisamment instruit, etc. (35).

Voilà donc à quoi se réduit cette information, que les ennemis des templiers ont présentée comme une preuve irréfragable de leurs crimes et de leurs désordres.

Nul doute que, s'agissant des cérémonies de leur réception, auxquelles les étrangers n'étaient point admis, les dépositions des témoins qui n'avaient pas été templiers, ne pouvaient avoir aucune influence, puisqu'ils parlaient tout au plus d'après des ouï-dire.

Nul doute que les apostats de l'ordre ne pouvaient pas porter valablement témoignage contre lui. Ils étaient évidemment suspects ; la turpitude de leur conduite, l'intérêt personnel et urgent qu'ils avaient à faire déclarer l'ordre coupable, eussent fait rejeter leur témoignage par-devant tous les tribunaux de justice, et à plus forte raison par-devant ceux de l'histoire et de la postérité.

Opposera-t-on que, s'agissant d'un crime clandestin, on ne pouvait en fournir la preuve par des témoins étrangers à l'ordre ; et qu'alors ces témoins apostats devenaient des témoins nécessaires ?

Si, par des actes extérieurs et publics d'impiété, si, par le scandale de leurs moeurs, les chevaliers avaient permis de soupçonner l'existence de ce statut horrible et invraisemblable ; si l'on avait découvert, d'ailleurs, quelque preuve ou indice de ces statuts, alors, peut-être, la justice aurait pu admetttre les dépositions des templiers apostats, et croire qu'il existait dans l'ordre un statut criminel et secret ; ce statut eût paru vraisemblable et presque prouvé par les effets de la conduite impie et dissolue des chevaliers, qui en eût semblé la consequence.

Mais quand on n'articule aucun fait extérieur et public qui permette de justes soupçons ; quand la conduite des chefs de l'ordre et même des chevaliers se trouve justifiée par les attestations les plus honorables, par celles même des papes et des rois qui les ont ensuite persecutés, comment oserait-on appeler témoins nécessaires les apostats de l'ordre, et soutenir d'après leurs dépositions, qu'un pareil statut ait existé, sans motifs, sans intérêt, sans utilité pour l'ordre, ni pour les chefs, ni pour les chevaliers, qu'il eût gratuitement avilis à leurs propres yeux, et à ceux de l'ordre entier !

 

(35) Considerantes quod per attestationes ducentorum triginta et unius testium per quorum aliquos deponebatur de réceptionibus factis ultra mare in praesenti inquisitione, et aliorum in diversis mundi partibus examinatorum contra ordinem et pro ipso, una cum septuaginta duobus examinatis per dictum dominum papam et aliquos dominos cardinales in regno Franciae, poterant reperiri ea quae reperirentur per plures, etc (Dupui, p.172.)

et quel doute pourrait tenir contre l'assertion noble et courageuse de ces braves chevaliers qui, du fond de leur prison, fidèles à leurs serments, à la vertu, à la vérité, osèrent, au nombre de soixante-quinze, se porter pour défenseurs de l'ordre opprimé, et parlèrent au nom d'une immense majorité (36) ?

De pareils témoignages, qui furent punis par un supplice cruel, ne doivent-ils pas prévaloir contre les dénonciations viles et intéressées des apostats, qui rachetèrent leur vie par leur déshonneur ? La défense des soixante-quinze ne fut pas écoutée par les juges du temps ; mais elle le sera par l'impartiale posterité ; il suffit de la transcrire, ou de l'abréger. Je me reprocherais d'ajouter le moindre ornement à son éloquente simplicité et peut-être l'essayerais-je en vain.

 

(36) Entre autres, trois cent quarante chevaliers étaient detenus dans dix-neuf maisons d'arrêt.

«Les formes légales (37), disaient-ils, ont été violées envers nous.

On nous a arrêtés sans procédure préalable.

Nous ayons été saisis comme des brebis qu'on mène à la boucherie.

Dépossédes tout à coup de nos biens, nous avons eté jetés dans des prisons affreuses.

On nous a fait subir les épreuves cruelles de divers genres de tourments.

Un très grand nombre de chevaliers sont morts dans les tortures, ou des suites de ces tortures.

Plusieurs ont été forcés de porter contre eux-mêmes un faux temoignage, qui, arraché par la douleur, n'a pu nuire ni à eux ni à l'ordre.

Pour obtenir des aveux mensongers, on leur présentait des lettres du roi qui annonçaient que l'ordre entier était condamné sans retour, et qu'il promettait la vie, la liberté, la fortune aux chevaliers assez lâches pour déposer contre l'ordre.

Tous ces faits sont si publics et si notoires, qu'il n'y a ni moyen, ni prétexte de les désavouer.

Quant aux chefs d'accusation que la bulle du pape proclame contre nous, ce ne sont que faussetés, déraisons et turpitudes. La bulle ne contient que des mensonges détestables, horribles et iniques.

Notre ordre est pur et sans tache. Il n'a jamais été coupable des crimes qu'on lui impute, et ceux qui ont dit ou qui disent le contraire sont eux-mêmes faux chrétiens et hérétiques.

Notre croyance est celle de toute l'Eglise ; nous faisons voeu de pauvreté, d'obeissance, de chasteté et de dévouement militaire pour la défense de la religion contre les infidèles.

Nous sommes prêts à soutenir et à prouver notre innocence de coeur, de bouche et de fait, et par tous les moyens possibles.

Nous demandons à comparaître en personne dans un concile général.

Que ceux des chevaliers qui ont quitté l'habit religieux et ont abjuré l'ordre, après avoir deposé contre lui, soient gardés fidèlement sous la main de l'Eglise, jusqu'à ce qu'on décide s'ils ont porté un témoignage vrai ou faux.

Quand on interrogera des accusés, qu'il n'y ait aucun laïque, ni personne qui puisse les intimider.

Les chevaliers sont frappés d'une telle terreur qu'il faut bien moins s'étonner s'ils font de faux aveux, qu'admirer le courage de ceux qui soutiennent la vérité, malgré leur péril et leurs justes craintes.

Et n'est-il pas étonnant qu'on ajoute plus de foi aux mensonges de ceux qui pour sauver leur vie corporelle, cèdent à l'épreuve des tourments ou aux séductions des promesses, qu'à ceux qui pour la défense de la vérité, sont morts avec la palme du martyre, et à cette saine et majeure partie de chevaliers qui survivent, et par le seul besoin de satisfaire à leur conscience, ont souffert et souffrent encore chaque jour.»

Telle fut la sublime défense de ces braves chevaliers !

 

(37) Processus contra templarios.

J'ai déjà observé que les commissaires du pape devaient se borner à informer contre l'ordre, et ne pouvaient pas prononcer la condamnation individuelle et personnelle des chevaliers. Ce triste soin fut delégué à des conciles provinciaux, à des archevêques ou évêques, qui, chargés d'agir contre les templiers, trouvèrent que les accusés rétractaient leurs aveux, et que ceux qui n'en avaient pas fait, persistaient dans leur dénégation. Ces nouveaux juges en informèrent le pape. Il ne pouvait ignorer que l'inquisiteur et ses délégués avaient commencé les procédures par la torture préliminaire, et il se borna à répondre aux archevêques et évêques que les difficultés qu'ils proposaient se trouvaient décidées par le droit écrit, dont la plupart d'entr'eux étaient instruits, et que ne voulant pas innover, quant à présent, il exigeait qu'on procédât selon le droit (38).

 

(38) Dubitant etiam, qualiter sic contra pertinaces et confiteri nolentes et contra illos qui suas confessiones sponte factas revocant, procedendum ; super quibus nostras declarationis oraculum postularunt. Cum autem per jura scripta, quorum non nullos vestrum plenam scimus habere notitiam, haec dubia declarentur, et propterea nos ad praesens non intendamus nova jura facere super illis, volumus in praemissis juxta juris exigentiam procedatis. Datum Avenioni, kal. Augusti, ponfificatus nostri anno 4 (Leibnitz, mantissa jar.diploma. t.2, p.90).

Il était dans les principes de la justice et de l'équité de recommencer la procédure devant les nouveaux juges qu'on donnait aux accusés. Mais on craignait que la plupart des templiers ne voulussent plus rien avouer. Alors le pape écrivit à Philippe-le-Bel, qu'il était de principe reconnu que l'information commencée par un juge supérieur ne pouvait pas être terminée par un juge subalterne, surtout quand il s'agissait du pontife romain, auprès de qui réside la plénitude du pouvoir ; mais que cependant pour ne pas entraver l'affaire, et pour l'expédier plus facilement et plus promptement, il consentait que dans les conciles provinciaux on procédât de sa propre autorité, quand même cette manière de procéder ne serait pas conforme au droit (39).

Le pape décida aussi qu'il ne fallait ni interroger ni informer de nouveau à l'égard de ceux des accusés contre lesquels on avait déjà fait des procédures. Rien ne paraîtra plus monstrueux que cette forme judiciaire, si ce n'est les jugements qui en furent les résultats en France. Le pape avait exigé que l'on jugeât selon le droit.

Le concile de Sens était présidé par le frère d'Enguerrand de Marigni, ministre du roi.

Les informations contre les templiers ne portaient uniquement que sur le mode de réception des chevaliers.

D'après les statuts de leur ordre, le récipiendaire reniait-il Jésus-Christ ? Crachait-il sur la croix ? Etait-il autorisé à la dépravation des moeurs ? etc etc

En supposant qu'ils reniaient Jésus-Christ, on poursuivait les templiers comme hérétiques.

Cependant s'ils faisaient des aveux et demandaient pardon de leurs prétendus crimes, ils cessaient d'être regardés comme hérétiques : on les réconciliait avec l'Eglise.

 

(39) Ad dubitationem autem illam praelatorum et inquisitorum eorumdem, videlicet an contra illos vel pro eis de quibus alias per nos extitit inquisitum in provincialibus conciliis sentetiam ferri possit ; duximus respondendum ; certum est enim quod de jure non possunt. Explorati quidem juris est, nec alicui venit in dubium quod coram superiori judice incohata inferiori judicio terminari non possunt ; quomodolibet vel decidi praesertimi coram romano incepta pontifice, penes quem plenitudo residet potestatis. Tamen ne valeat intricari negotium, sed felicius et facilius expediri et praesertim propter enormitatem tanti criminis et horribilitatem facinoris, volumus quod contra ipsos vel pro ipsis in eisdem conciliis auctoritate nostra procedi valeat... Ita tamen quod causae praedictae quae nos movent ad id concedendum, etiam contra juris regulam, in sententiis seu definitionibus expresse ponantur.
(Bulle inédite de Clément V, déjà citée page 61)

Par le jugement du concile de Sens (40), les chevaliers qui avaient fait des aveux et qui persistaient, furent déclarés innocents et mis en liberté.

Ceux qui n'avaient jamais avoué la prétendue hérésie, qui n'avaient point d'aveux à rétracter, et soutenaient constamment la validité des réceptions, furent condamnes à la prison : ils restaient non réconciliés.

Quant aux autres qui dirent à leurs juges : «Nous avions cédé à la douleur des tortures, mais nous avons révoqué, nous révoquons les faux aveux qui nous avaient été arrachés», le concile décida que, d'après leurs premiers aveux, ils s'étaient reconnus hérétiques ; que rétracter leurs aveux, c'était retomber dans leurs premières erreurs, redevenir hérétiques, et conséquemment être relaps.

 

(40) Quidam autem, vestibus illius religionis abjectis et secularibus absumptis, sunt absoluti et liberi demissi.
Nam illi qui praefatos casus enormes de se et de aliis publice confessi sunt et postea negarunt, velut prolapsi combusti sunt.
Qui autem nunquam voluerunt fateri in carceribus detinentur.
Qui vero primo confessi sunt et semper confitentur, poenitentes et veniam postulantes, liberi sunt dimissi.
(Joan. canonic. Sti. Victoris).

Comme hérétiques et surtout comme relaps, ils furent condamnes à être brûlés (41).

Et ils le furent.

Et ils moururent du moins en martyrs de la vérité, de la vertu et de la religion.

La prévention et l'ignorance ont seules pu avancer que les templiers avaient été punis justement, et punis pour leurs crimes. On voit que les chevaliers qui eurent la lâcheté de se reconnaître coupables furent absous, et qu'on ne condamna au feu que ceux qui rétractèrent leurs aveux.

Qu'on n'oublie jamais cette différence dans les jugements des conciles provinciaux.

Il serait inutile et fastidieux de nous arrêter sur les autres jugements de proscription.

Au lieu d'exciter l'indignation contre quelques tribunaux qui ne sont coupables, peut-être, que d'avoir cédé à l'esprit de leur siècle et aux instigations des ministres du pape et du roi, j'aime mieux reposer mes regards et ceux du lecteur sur les témoignages généreux que les templiers, soit en France, soit en pays étranger, eurent la gloire de rendre à la vérité, et sur la justice que plusieurs de leurs juges eurent la vertu de leur accorder.

Outre les chevaliers qui, en France, osèrent se déclarer les défenseurs del'ordre, et le grand nombre qui furent condamnés à la prison perpétuelle pour n'avoir jamais fait d'aveux, on peut citer honorablement ceux de Metz, qui soutinrent toujours l'innocence de l'ordre, et qui ne furent pas punis de leur courage.

Dans le comté de Roussillon, ils n'avouèrent aucun des chefs d'accusation.

On croit qu'en Bretagne et en Provence, ils furent condamnes à mort, mais ils ne se reconnurent pas coupables.

 

(41) Que j'aime à pouvoir opposer à l'injustice de ce jugement, la sagesse de la décision du concile de Ravènes, qui pensa au contraire avec raison que ceux des accusés qui révoquaient les aveux arrachés par les tortures devaient être absous !
Communi sententia decretum est, innocentes absolvi... Intelligi innocentes debere, qui metu tormentorum confessi fuissent ; si deinde eam confessionem revocassent : aut revocare, hujusmodi tormentorum metu, ne inferrentur nova, non fuissent ausi ;dum tamen id constaret. (Harduin concil. general. t.7 p.1317).

A Nismes, il y eut deux enquêtes : les chevaliers interrogés dans la première refusèrent de faire les aveux qu'on exigeait d'eux (42).

A Bologne et à Ravènes, en Italie, ils furent absous par les conciles.

En Aragon, après être sortis victorieux des tortures, ils furent absous par les conciles de Salamanque et de Tarragone.

En Chypre, ils se livrèrent d'eux-mêmes à la justice, quoiqu'ils fussent armés, puissants et nombreux. Il paraît qu'ils échappèrent à la proscription.

En Allemagne, ils se présentèrent en nombre et en armes au milieu du concile de Mayence : quarante-neuf témoins déposèrent en leur faveur. Les pères de ce concile s'empressèrent de reconnaître leur innocence.

 

(42) Catalogue des manuscrits de Baluze, p.525.

Il ne paraît pas qu'en Angleterre ils aient été condamnés à mort ; il nous est parvenu près de cent dépositions des chevaliers anglais, et presque toutes s'accordent à soutenir la légalité des réceptions, à attester la vertu de l'ordre et des chefs, et à nier expressément que l'on crachât sur la croix et qu'on autorisât la dissolution des moeurs, lors de ces réceptions (43).

Cette diversité de jugements prononcés par les différents conciles est une circonstance, frappante, qui seule suffirait pour prouver l'injustice de la condamnation des chevaliers du Temple.

En effet, pour quels crimes les poursuivait-on ? pour appartenir à un ordre qui, lors de la réception des chevaliers, faisait une loi de l'impiété et de la dissolution des moeurs. C'etait, selon les accusateurs, un statut fondamental auquel tous les récipiendaires étaient soumis.

Si dans plusieurs pays les chevaliers ont été absous, il est évident que l'on y jugeait que le statut n'existait pas, et s'il est ainsi prouvé juridiquement qu'il n'existait pas pour les chevaliers étrangers, il faut alors joindre à l'absurdité et à l'invraisemblance de l'accusation, l'absurdite et l'invraisemblance plus grandes encore que le statut n'existait que pour les chevaliers condamnés en France.

Le concile de Vienne avait été assemblé pour prononcer sur le sort de l'ordre. Une foule de templiers proscrits étaient errants ou réfugiés dans les montagnes voisines de Lyon.

Ce fut sans doute une résolution courageuse et louable que celle qu'ils prirent d'envoyer des députés par-devant les pères du concile de Vienne, pour y plaider la cause de la vertu et du malheur. Les bûchers fumaient encore ; les oppresseurs veillaient toujours sur les proscrits ; la haine n'était pas encore assouvie ; n'importe : ils écoutent ce noble et genereux désespoir qui sied quelquefois à la vertu dans des occasions extraordinaires et solennelles.

Au moment même où on lisait devant les pères du concile de Vienne les informations faites contre l'ordre, paraissent tout à coup neuf templiers, qui offrent de prendre la défense de cet ordre opprimé.

C'était leur droit. Un concile était convoqué contre eux : les maximes de la religion et de la justice exigeaient qu'ils y fussent entendus, puisqu'on devait prononcer sur leur sort, leur fortune, leur gloire et leur réputation, de probité, d'honneur et de catholicité.

C'était leur devoir. Les autres chevaliers le leur avaient légué, du milieu des tortures et du haut des bûchers, où leur dernier soupir avait attesté leur innocence et celle de l'ordre.

Ces neufs chevaliers sont introduits.

Ils exposent franchement et loyalement l'objet de leur mission.

Ils se disent mandataires de quinze-cents à deux mille chevaliers. Ils s'étaient présentés d'eux-mêmes sous la sauvegarde de la bonne foi publique.

Leurs malheurs et leurs proscriptions étaient des titres respectables, surtout devant les pères et le chef de l'Eglise.

Une grande discussion allait s'engager. Le concile seul n'en eût pas été juge : l'Europe, la chrétienté, le siècle, la postérité auraient eu à ratifier ou à condamner le jugement du concile.

Que fit Clément V ? Il m'en coûte de le dire. Mais je dois la vérité à la mémoire de tant d'illustres victimes, au siècle présent, aux vertus mêmes de ces pontifes et de ces prêtres qui, dans des temps plus heureux, font oublier les erreurs de ceux qui les ont précédés. Je dois révéler un secret caché jusqu'à ce jour.

 

(43) Ruymer, t. 3. Nova editio conciliorum magnae Britanniae, t.2, Monasticum anglicanum, t.2.

Clément V fit arrêter ces généreux chevaliers ; il les fit jeter dans les fers, et il se hâta de prendre des mesures contre le désespoir des proscrits dont il traitait ainsi les mandataires. Il augmenta sa garde, et écrivit à Philippe-le-Bel, de prendre lui-même des précautions, en lui donnant ces détails que l'histoire aurait peut-être ignorés à jamais, si les circonstances ne m'avaient imposé la loi de les publier (44).

Le concile de Vienne était composé de trois cents évêques, sans compter les abbés et prieurs, etc.

On conçoit aisément que ce procédé violent de Clément V, ce déni de justice scandaleux excitèrent leur indignation.

 

(44) Voyez la lettre de Clément V à Philippe-le-Bel, avec la traduction, parmi les Pièces justificatives.

La lecture des informations prises contre les templiers ne leur offrit point des preuves suffisantes pour les condamner, et d'ailleurs pouvaient-ils ignorer par quels moyens coupables on était parvenu à se procurer des dépositions (45) ?

Pouvaient-ils accorder quelque confiance à une information, lors de laquelle on avait négligé d'interroger l'immense majorité des chevaliers, qui, comme accusés, avaient le droit incontestable et sacré de donner individuellement leurs moyens de défense, ou de paraître en personne devant le concile ?

Aussi, tous les pères de ce concile, hors un Italien et trois Français, decidèrent-ils qu'on devait, avant tout, entendre les templiers accusés.

Cette délibération, commandée par les lois de la religion et de la justice, ne pouvait qu'amener des résultats qui auraient contrarié les projets du pape, de Philippe-le-Bel et des autres rois qui voulaient disposer des biens des templiers ; mais le pape essaya vainement de fléchir la résistance équitable et courageuse des pères du concile. Il fut réduit à éluder l'autorité sacrée qu'il avait invoquée lui-même ; et, contre le droit et l'autorité des pères du concile, malgré leur décision impérative, il prononça, en consistoire secret, l'abolition provisoire de l'ordre. Le devait-il ?

Le pouvait-il ?

Il serait aisé de répondre à ces questions. Mais qui élèverait encore des doutes sur l'injustice de la proscription de cet ordre, et sur la barbarie du supplice de tant de chevaliers, et de leur illustre chef, Jacques de Molay ?

J'ai dû justifier l'ordre, avant de m'occuper de ce brave et vertueux chevalier.

Il était né en Bourgogne, de la famille des Sires de Longvic et de Raon. Molay était une terre du doyenné de Neublant, au diocèse de Besançon.

Reçu chevalier, vers l'an 1265, il s'était fait connaître à la cour de France, où il fut toujours traité avec distinction. Il avait eu l'honneur de tenir sur les fonds de baptême Robert, quatrième fils de Philippe-le-Bel.

 

(45) La plupart des témoins qui trahissaient leur ordre étaient frères servants, inférieurs aux chevaliers. (Guillaume de Tyr, l.12, chap.27, parlant des chevaliers equites, nomme les autres fratres inferiores qui dicuntur servientes).
Ce n'est point le moment de discuter les 231 dépositions, je me borne à transcrire le jugement qu'en a porté M. Moldenhawer qui a traduit et fait imprimer en allemand le Processus contra templarios : «Mon travail, dit-il dans sa préface, p.15, m'a souvent suggéré des observations sur la conduite des commissaires et des chevaliers qui étaient ou défenseurs ou accusateurs de l'ordre, sur la marche du procès, qui par l'interruption la plus noire, la plus infâme, et preparée avec une astuce inouïe, s'éloigna absolument de la direction qu'on avait d'abord annoncé vouloir lui donner... sur l'esprit du temps qui se fait si souvent reconnaître par les traits les plus frappants. Pour le moment je ne publie que les actes tels qu'on les a présentés au pape et au concile de Vienne. les voilà au jour après un laps de près de cinq siècles. Que l'hommeimpartial prononce entre les accusés, les accusateurs et les juges.» (Process gegen der orden des tempelherren, Hamburg, 1792).

Jacques de Molay était absent, quand il fut élu grand-maître à l'unanimite (46).

Appelé en France par le pape, Jacques de Molay arriva avec un cortège de soixante chevaliers ; il fut bien accueilli par le pape.

Ayant appris que les ennemis de l'ordre répandaient sourdement quelques calomnies, le grand-maître retourna auprès du pape, et demanda lui-même que la conduite de l'ordre et des chevaliers fût examinée.

Cette confiance était permise à sa vertu.

Il paraît que le grand-maître jouissait d'une grande réputation de probité et de bonnes moeurs.

L'amitié et les distinctions honorables qu'il avait obtenues de Philippe-le Bel, les égards du pape, l'attestation du roi d'Angleterre ne laissent aucun doute à ce sujet.

J'invoquerais encore le témoignage même de ses persécuteurs. On ne lui a jamais imputé aucun de ces crimes honteux, aucune de ces dissolutions infâmes, qu'on supposait être autorisées par les statuts de l'ordre.

Cet hommage tacite de ses ennemis est aussi honorable qu'authentique.

Ce chef respectable d'un ordre proscrit, fut jeté inopinément dans les fers, avec les cent trente-neuf chevaliers qui l'entouraient à Paris. L'épreuve des tortures, les menaces de l'inquisiteur, la certitude que les chevaliers seraient condamnés à mort, et que l'ordre serait détruit si on ne cédait pas momentanément aux projets du roi, le désir peut être pardonnable d'épargner le sang des victimes, l'espoir de s'entendre avec le pape et d'apaiser le roi, purent le faire condescendre à un aveu momentané, qui portait avec lui-même sa rétractation, tant il était invraisemblable par son absurdité et par son ridicule. J'admets donc, puisque je le trouve écrit dans l'interrogatoire de l'inquisiteur, et dans quelques historiens, que le grand- maître avait d'abord répondu que, lors de sa réception, il promit d'observer les règles et les statuts de l'ordre, qu'ensuite on lui présenta une croix où était la figure du Christ, qu'on lui ordonna de le renier, et qu'il le renia malgré lui ; et enfin qu'invité à cracher dessus, il avait craché à terre, et une seule fois.

Dès que le grand-maître connut que l'aveu qu'on avait exigé de lui, loin d'amener un arrangement en faveur de l'ordre, pouvait servir de prétexte à de nouvelles injustices et à de cruelles diffamations, il se hâta de donner l'exemple de la rétractation.

Oui, cette rétractation du grand-maître devança celle de tout autre chevalier. Ce fut de la part du chef de l'ordre un rappel courageux aux principes de l'honneur et de la vérité.

Elle fut peut-être plus utile à la cause du malheur et de la vertu, que ne l'auraient été ses dénégations continuelles.

Elle rassura la constance des chevaliers qui n'avaient jamais fait d'aveux, et surtout elle apprit aux faibles qui, en cédant aux tourments, à la crainte, à la séduction, étaient déchus de l'honneur, qu'ils pouvaient encore retourner à leur devoir.

Ainsi l'exemple et le signal du grand maître préparèrent la vertu stoïque et chrétienne de tant de victimes, qui rétractèrent ensuite leurs aveux, et périrent glorieusement pour les avoir rétractés.

Si Jacques de Molay tomba dans une première erreur, cette erreur devint donc pour lui-même, et pour de dignes chevaliers, le sujet d'une gloire nouvelle.

Si non errasset, fecerat ille minus.

Sans cette erreur, peut-être il paraîtrait moins grand.

 

(46) Por conformidade de votos sabio eleito Jacobo de Molay.
Como fora eleito ausente seria recebido com grandes acclamaçoens, e com bem fundadas especanças.
Ferreira, Memorias e noticias historicas da celebre ordem militar dos templarios ; Lisboa, 1735, t.1 du supp. p.688).

Que le grand-maître ait été le premier à se rétracter, c'est ce dont il n'est pas permis de douter, d'après le mémoire qu'on trouve au trésor des Chartres, indiqué sous le titre : Mémoires où sont résolues diverses questions touchant les templiers (47). Dans ce mémoire, on observe qu'il avait rétracté ; on ajoute qu'il avait paru revenir à ses premiers aveux, on craint qu'il ne persiste dans sa rétractation.

Le conseil répond qu'il faut s'en tenir aux premiers aveux.

Cette décision était antérieure au voyage de Chinon.

Il est évident que depuis sa première rétractation, le grand maître a toujours persisté ; s'il eût varié, on n'aurait pas manqué d'en constater la preuve, et il est aisé de démontrer qu'il ne fit plus d'aveux devant les légats du pape, qui osèrent cependant se vanter de les avoir obtenus.

Ce point historique mérite qu'on s'y arrête un instant.

Les conseils du roi crurent nécessaire de faire comparaître par-devant le pape plusieurs chevaliers qui avouassent les crimes dont ils étaient accusés : il n'était pas difficile d'en choisir un certain nombre, vaincus et subjugués par la crainte, ou séduits par les promesses et les bienfaits.

On en trouva soixante-douze dans la multitude des proscrits ; on aurait pu vraisemblablement en trouver davantage, mais le grand point était de présenter les chefs de l'ordre au pape.

On craignait avec raison qu'ils ne se justifiassent, en dénonçant les vexations qu'eux et tous les autres chevaliers éprouvaient depuis longtemps.

Il fallait donc éviter l'entrevue dangereuse du grand-maître et des chefs avec le pape.

Mais, d'un autre coté, c'était donner au pape lui-même des soupçons et des inquiétudes, que de laisser à Paris les chefs de l'ordre, quand on lui presentait quelques chevaliers.

C'était aussi s'exposer aux murmures du peuple, et à la méfiance des rois et des princes.

Les ministres de Philippe-le-Bel trouvèrent un expédient. On transféra, avec les chevaliers,le grand-maître et les autres chefs de l'ordre ; mais on ne conduisit jusqu'à Poitiers que les soixante-douze chevaliers.

Le grand-maître et les chefs restèrent à Chinon, et sous prétexte que quelques-uns d'entre eux étaient infirmes, deux cardinaux vinrent les interroger.

Pourquoi le pape, dans une occasion si importante, dans une affaire qui intéressait si essentiellement la chrétienté, ne se transporta-t-il pas à Chinon, qui n'est qu'à une petite distance de Poitiers ? Pourquoi du moins n'appela-t-il pas à Poitiers ceux des chefs qui n'étaient pas infirmes ? car le pape lui-même avoue qu'ils ne l'étaient pas tous. Pourquoi ne mit-il aucun empressement à entendre lui-même le grand maître qui, dès les premières calomnies, s'était empressé d'accourir auprès de sa sainteté, et de lui attester l'innocence de Fordre ?

Pourquoi enfin, puisqu'on put ramener ces chefs de l'ordre, de Chinon à Paris, ne leur fit-on pas faire le court trajet de Chinon à Poitiers, ayant de les ramener dans leurs prisons ?

Le pape, d'ailleurs, devait être empressé d'entendre Hugues de Peraldo, l'un des chefs de l'ordre, parce que Philippe-le-Bel s'était plaint de ce que les commissaires du pape ayant admis ce chevalier à leur table, il avait profité de cette circonstance pour rétracter ses aveux-precedents.

Quoi qu'il en soit, les commissaires du pape écrivirent au roi que Jacques de Molay, Hugues de Peraldo et d'autres chefs avaient fait des aveux.

Le pape, de son côté, s'en prévalut pour ordonner la poursuite de tons les templiers dans toute la chrétienté.

 

(47) Ce rouleau manuscrit n° 32 du carton, Mélange, Templiers, n° 1, paraît avoir été coupé dans la partie supérieure où étaient exposés les faits qui donnaient lieu aux questions sur lesquelles le conseil prononce. Il ne reste donc que les réponses. Elles apprennent que le grand-maître s'était rétracté, peu de temps après ses premiers aveux, elles supposent qu'il avait ensuite renouvelé ses aveux et elles annoncent cependant la crainte qu'il ne persiste dans sa rétractation. Dans cet écrit qui est antérieur au voyage de Chinon, le conseil du roi décide, 1°. que l'on doit s'en tenir au premier aveu, 2°. que l'on ne doit point accorder de défenseur : «à quoi bon donnerait-on un défenseur, si ce n'est (et le ciel en préserve !) pour défendre les erreurs des templiers, qui sont si évidentes par elle-mêmes ? C'est pourquoi l'Eglise tiendrait lieu de défenseur, si elle voyait qu'il y eût lieu de défendre les accusés, mais il n'y a aucun moyen en leur faveur». Atquid ergo dabitur defensor ? nisi, quod absit, ad templariorum defendendos errores, cum rei evidentia reddat rem notoriam ; propterea ecclesia ipsa locum obtinet defensoris, si vidisset quod locus posset esse defensioni, cum tamen nullus sit.

Mais lorsque le grand-maître parut par devant les commissaires qui prirent, à Paris, l'information contre l'ordre, il nia avec indignation d'avoir fait à Chinon,les aveux qu'on lui prêtait, et il demanda de paraître devant le pape (48).

 

(48) Processus contra templarios.

La seule dénégation du grand-maître, appuyée de toutes les circonstances que j'ai déjà relevées, sur ce qu'on avait empêché son entrevue avec le pape, suffirait peut-être pour convaincre l'homme impartial ou que les cardinaux avaient attesté une faussete, ou, ce qui est peut-être plus vraisemblable, que les agents de Philippe-le-Bel avaient presenté d'autres individus, ce qui était très facile, le grand-maître n'étant vraisemblablement pas connu des cardinaux, n'entendant pas la langue latine dans laquelle on rédigeait la procédure (49), et les formes de ce temps-là n'exigeant point la signature des accusés.

Mais il me paraît d'ailleurs prouvé d'une manière authentique et incontestable que le grand-maître n'a pas fait cet aveu à Chinon.

Plusieurs bulles adressées parle pape aux divers rois, princes et prelats, et qui annoncent les pretendus aveux du grand-maître faits à Chinon, sont du 2 des ides, date qui correspond au 11 août.

Dans toutes ces bulles, Clément V parle de l'interrogatbîre qu'il suppose fait antérieurement par les cardinaux commissaires apostoliques, et ose se prevaloir des aveux du grand-maître et des autres chefs de l'ordre, pour armer l'opinion publique contre les malheureux templiers.

Rien de plus certain cependant qu'à cette époque du 11 août, le pape ne pouvait annoncer ces aveux, puisque par la lettre que les commissaires apostoliques écrivirent au roi, ils attestent qu'ils ont entendu le samedi après la fête de l'Assomption (15 août), quelques-uns des chefs de l'ordre et, le dimanche suivant, le grand-maître.

Ces commissaires ajoutent que les lundi et mardi d'après, ils ont de nouveau entendu Hugues de peraldo et le grand-maître.

Leur lettre au roi est datée du même jour : mardi après l'Assomption.

Il est donc évident que le 11, le pape annonçait les aveux du grand-maître et des autres chefs, avant même qu'ils eussent été interrogés.

 

(49) On était obligé de traduire devant lui en langue vulgaire les interrogatoires et de traduire en latin ses réponses. In confessionibus ipsis eis lectis, et in materna lingua expositis (Spicileg. Dacherii, t.10, p.356, 1ere éd.)
Eis lectae fuerunt de mandato et in praesentia cardinalium dictorum in suo vulgari expositae quilibet eorumdem (Bulle de Clément V, du 2 des ides d'août, an 3 de son pontificat).

Cette contradiction est si frappante et si démontrée, qu'il n'y a aucun moyen de l'expliquer qu'en reconnaissant que l'interrogatoire n'a jamais existé, que les fourbes qui ont trompé à cet égard et le pape et Philippe-le-Bel, ont eu autant de maladresse que de méchanceté. Mentita est iniquitas sibi (50).

De nouvelles considerations fortifient encore les précédentes.

 

(50) Une autre circonstance remarquable touchant l'interrogatoire de Chinon, c'est que d'après les lettres du pape et celles des commissaires eux-mêmes, on suppose que les chefs de l'ordre furent interrogés par trois cardinaux, et par sa lettre rapportee dans le Spicilegium, Dacherii, t.10, p.356, 2e éd.), Clément V annonce que ces commissaires étaient au nombre de cinq. Il joint aux trois autres l'evêque de Preneste et Pierre Colonne.

Dans la supposition des aveux, le pape annonça qne les cardinaux, après que le grand-maître et les précepteurs eurent abjuré l'hérésie, leur avaient accordé, d'après leur prière, l'absolution selon la forme de l'Eglise (51).

Les cardinaux, en écrivant au roi, lui demandèrent qu'il traitât avec bonté le grand-maître et les autres chefs. Et cependant il est prouvé par les pièces mêmes de la procédure, que quand le grand-maître comparut à Paris par-devant les commissaires apostoliques, il était dans le plus grand dénuement ; il se plaignait hautement de n'avoir pas quatre deniers qu'il pût dépenser pour la défense de l'ordre, ou pour tout autre objet. Il demanda de pouvoir entendre la messe et les offices divins. Il s'obstina à requérir plusieurs fois d'être au plus tôt présenté au pape pour justifier l'ordre devant lui.

Si le grand-maître eût fait à Chinon les aveux qu'on suppose, peut on douter qu'il n'eût aussitôt recueilli le prix de sa complaisance ? L'aurait-on laissé dans une prison et dans un état indigent ?

 

(51) Ab ipsis cardinalibus, ab excommunicatione quam pro praemissis incurrerant, absolutionem flexis genibus, manibusque complicatis, humiliter et devote ac cum lacrymarum effusione non modica, petierunt. Ipsi vero cardinales, quia ecclesia non claudit gremium redeunti, ab eisdem magistro et praeceptoribus, haeeresi abjurata expresse, ipsis, secundum formam ecclesiae, autoritate nostra absolutionis beneficium impenderunt (Bulle de Clément V, 2 des ides d'août, an 3).

S'il avait été réconcilié avec l'Eglise, aurait-il été réduit à la nécessité de demander aux commissaires apostoliques la permission d'assister à la messe et aux offices divins (52) ?

Enfin, s'il eût fait les aveux qu'on supposait, aurait-il osé demander de paraître devant le pape et ces mêmes cardinaux ? Puisque le grand-maître était dans un état d'abjection et d'abandon, puisqu'il était privé des secours spirituels, n'est-il pas évident que c'était à sa rétractation constante qu'il devait un pareil traitement ?

Non, cela ne peut plus être l'objet d'un doute. J'ai cru nécessaire d'y insister pour l'instruction de la postérité, bien plus encore que pour l'honneur de la mémoire de Jacques de Molay : car dût-on admettre quelque faiblesse ou quelque erreur dans le cours de ses revers et de sa vie, sa mort seule suffirait à sa gloire.

Le conseil du roi avait décidé que nonobstant la rétractation du grand-maître, il fallait s'en tenir à son premier interrogat.

Le pape lui-même avait décidé qu'il ne fallait pas interroger de nouveau ni exposer à des rétractations les accusés qui avaient déjà fait des aveux.

Ainsi, malgré la rétractation du grand-maître, après l'interrogatoire du Temple, malgré le démenti formel et judiciaire qu'il avait donné aux cardinaux, qui supposaient de nouveaux aveux faits à Chinon, on jugea le grand-maître, comme si le dernier état des choses eût été de sa part un aveu des crimes imputés à l'ordre et aux chevaliers.

Chacun connaît la manière dont se termina son procès. Le pape s'était réservé de prononcer sur les chefs de l'ordre. Les cardinaux publièrent, dans le parvis de l'église de Notre-Dame, un jugement qui, supposant que le grand-maître avait fait des aveux et qu'il y persistait, le condamnait à la prison perpétuelle.

Le grand-maître et l'un de ses compagnons, au grand étonnement des nombreux assistants, proclamèrent alors la rétractation de leurs aveux, en s'accusant du seul crime de les avoir faits.

Les cardinaux, étonnes, confièrent ces deux prisonniers au prévôt de Paris, pour les garder jusqu'au jour suivant, où ils se proposaient de statuer.

 

(52) Les templiers qui, par les aveux qu'on exigeait d'eux, méritaient la faveur d'être réconcilies avec l'Eglise, avaient lors même qu'ils étaient encore détenus prisonniers, l'avantage de participer aux secours spirituels. Voici une quittance de dépense faite pour douze templiers réconciliés, détenus à Senlis.
«A touz ceux qui ces lettres verront et oiront, Robert de Parmentier, garde du ceel de la pévosté de Senlis, Saint. Sachent tuit que pardevant nous vient en present Guillaume de Glarengui, garde de douze templiers réconciliés à Villers St-Pol, en la meson de l'abé Dauchi... reconnut avoir eu et reçu de Renier de Creel, commissaire des biens du temple en la baillie de Senlis... et pour le pretre qui chante les messes au dis templiers trois fois la semaine unt souz.» Doné l'an mil CCC dis au mois de frévrier la veille de la Chandeleur.
La pièce originale en parchemin set rouve dans la collection des manuscrits de M. de Gaignieres à la bibliothèque impériale.

Le roi apprenant cet événement, convoqua aussitôt un conseil, où n'assista aucun ecclésiastique, et il fut décidé que le grand-maître et les chevaliers seraient brûlés sur le champ (53). On voudrait en vain excuser cet acte atroce.

Le pape ayant ordonné le jugement du grand-maître, et la sentence ayant été prononcée publiquement et légalement, il n'appartenait plus à aucune puissance de la terre de changer le sort des condamnés.

La proclamation que le grand-maître faisait de sa rétractation antérieure publique et judiciaire, n'autorisait point à aggraver la peine.

D'ailleurs, c'était aux seuls juges qui avaient déjà statué, qu'il eût appartenu de statuer encore. Aussi les commissaires apostoliques avaient-ils renvoyé au lendemain.

Le conseil assemblé par le roi devança leur décision et se chargea lui seul de l'odieux d'un supplice ordonné contre toute justice, contre tout droit, contre toute forme.

Le grand-maître monta courageusement sur l'échafaud ; il mourut en chevalier chrétien, en héros martyr.

 

(53) Publice de mandato regis Franciae extitit combustus ; qui tamen com concilio praelatorum et peritorum ad aliam paenitentiam peragendam prius fuerant condemnati. Nam Philippus rex Franciae cum consilio suo noluit pati quod, propter revocationem confessionis suae quam prias fecerant, dictus magister militiae templi et multi alii sui ordinis evaderent mortem temporalem, nullo tamen super hoc judicio ecclesiastico convocato, neque ipso expectato. (Vita Clementis V, autore Amalrico Augerii de Biterris).
Et dum a cardinalibus in manu praepositi parisiensis, qui praesens tunc aderat, ad custodiendum duntaxat traduntur, quousque die sequenti deliberationem super iis haberent pleniorem, confestim ut ad aures regis, qui tunc erat in regali palatio, hoc verbum insonuit, communicato quamvis provide cum suis, clericis non vocatis, prudenti consilio, circa vespertinam horam ipsius diei, in parva quadam insula Sequana inter hortum regalem, et ecclesiam fratrum heremitarum posita, ambos pari incendio concremari mandavit. (Continuat. chronic. Guillelmi Nangii).

Son innocence, celle de son ordre et de ses chevaliers ne sont plus révoquées en doute, ne peuvent plus l'être (54).

La justice des siècles est enfin arrivée pour eux.

 

(54) Le grand Arnauld n'avait pas hésité de les croire innocents ; il avait même osé faire de la constance des templiers un argument en faveur des catholiques. «Il n'y a presque personne qui ne croie maintenant que les templiers avaient été faussement accusés de faire faire des impiétés, des idolatries, et des impuretés à tous les chevaliers qu'ils recevaient dans leur ordre, quoique ceux qui les ont condamnés l'aient pu faire de bonne foi, parce qu'il y en eut plus de deux cents qui l'avouaient, et à qui on donnait grâce â cause de cet aveu, mais parce qu'il y en eut aussi, quoique moins en nombre, qui aimèrent mieux être brûlés que d'avoir leur pardon, en reconnaissant ce qu'ils disaient être faux ; le bon sens a fait juger que dix hommes qui meurent, pouvant ne pas mourir en avouant les crimes dont on les accuse, sont plus croyables que cent qui les avouent, et qui, par cet aveu, rachèteat leur vie».
(Apologie pour les catholiques, 1681, t.1, p.360).