Hector, semblable aux dieux, avait été vaincu par le fils de Pélée ; le bûcher l'avait consumé, et la terre le couvrait. Les Troyens restaient à l'abri dans la ville de Priam, redoutant la force terrible du courageux Eacide. Souvent, dans une clairière, des boeufs, craignant la rencontre d'un lion farouche, fuient ensemble tout tremblants à travers les fourrés épais ; ainsi ces guerriers dans leur ville redoutaient le héros vigoureux ; ils se souvenaient du passé ! Combien de têtes il avait coupées, en s'élançant sur les bords du Scamandre ! combien de fuyards il avait immolés sous les hautes murailles ! avec quelle fureur il avait traîné Hector vaincu autour de la ville ! et auparavant, lorsqu'il marchait pour détruire Ilion, combien, à travers la mer orageuse, il avait soumis de peuples ! Effrayés de ces souvenirs, ils restaient dans leur ville ; une amère douleur étendait ses ailes sur eux, comme si Troie déjà eût été consumée par le feu.

C'est alors que, laissant les bords profonds du Thermodon, parut Penthésilée, semblable aux déesses ; elle aimait les guerres cruelles, et voulait en même temps sous les murs de Troie échapper à la honte et aux reproches de sa nation ; car elle avait tué sa soeur Hippolyte, éternel objet de ses regrets ! elle l'avait tuée à la chasse d'un coup de javelot, sans le vouloir, en poursuivant une biche. La guerrière, animée du souffle d'Arès, venait donc sur la terre de Troie, pour se purifier de la souillure du meurtre et apaiser les Erinnyes terribles, qui, au nom de sa soeur, la suivaient sans relâche dans l'ombre. Car ces déesses ne quittent jamais la trace des impies et le criminel ne les évite jamais.

Avec elle étaient venues douze autres guerrières, toutes nobles, tout amoureuses de la guerre et des combats sans trêve ; elles lui obéissaient, quoique nobles, et au-dessus d'elles brillait Penthésilée. Dans le vaste ciel, la lune divine, parmi les étoiles que son éclat naturel efface, resplendit au loin, tandis que les nuages retentissants ont laissé l'horizon et que la fureur bruyante des vents s'est endormie ; telle parmi ses compagnes légères la reine étincelait.

C'étaient Clonia, Polemusa, Devioné, Evandra, Antandra, la divine Brémusa, Hippothoé, Harmothoé aux yeux noirs, Alcibié, Antibrooté, Derimachia et Termodossa orgueilleuse de sa lance. Cette troupe accompagnait la vaillante Penthésilée. Telle que, du haut de l'Olympe éternel, l'Aurore, fière de ses chevaux blancs, s'élance avec les Heures aux beaux cheveux et les surpasse toutes par sa beauté brillante, quoiqu'elles soient belles ; ainsi Penthésilée vint dans la ville de Troie, belle entre toutes les Amazones.

Autour d'elle les Troyens se précipitaient et, pleins d'étonnement, contemplaient cette fille de l'insatiable Arès, aux jambes bardées de fer, semblable aux déesses ; son visage terrible était doux quand elle souriait ; à l'ombre de ses sourcils, ses yeux charmants brillaient comme les rayons du jour ; la pudeur rougissait sa joue, sur laquelle une grâce divine s'épanouissait au milieu d'une mâle énergie, et tout le peuple était rempli d'allégresse, malgré sa longue affliction. Ainsi des laboureurs au sommet d'une montagne voient avec plaisir Iris s'élever du sein profond de la mer ; ils désiraient la pluie divine, et les champs desséchés réclamaient l'eau de Zeus ; enfin le ciel immense s'assombrit, et eux, quand ils voient les signes heureux qui annoncent le vent et la pluie, ils se réjouissent, après avoir craint longtemps pour leurs moissons. Ainsi le peuple troyen, en contemplant dans ses murs la terrible Penthésilée pleine d'ardeur pour les combats, se livrait à la gaieté. Car l'espérance, en entrant dans le coeur de l'homme, en bannit bientôt la tristesse.

Dans l'âme de Priam jusqu'alors triste et désolée naquit aussi un peu de joie. Tel est un aveugle qui, accablé de maux, voudrait revoir la douce lumière ou mourir ; si, par le secours d'un habile médecin ou d'un dieu libérateur, il distingue la clarté de l'aurore, il est un peu soulagé de ses longs malheurs, quoiqu'il ne soit pas gai comme jadis, car il sent encore au fond de ses paupières les cruelles douleurs de la maladie ; c'est ainsi que le fils de Laomédon contemplait Penthésilée. Il avait de la joie, mais il avait plus de peine encore à cause de ses fils massacrés.

Il conduisit la reine dans sa demeure et l'honora, avec une grande bienveillance, comme une fille qui serait revenue vers lui après vingt ans. Il lui fit servir un repas somptueux, tel qu'en offrent les rois généreux lorsqu'après avoir soumis les peuples ils se livrent à la joie du festin en l'honneur de la victoire. Il lui donna des présents beaux et riches, et lui promit de lui en donner plus encore si elle secourait les Troyens abattus. Et elle promit, promesse que nul homme n'avait faite ! de vaincre Achille et, après avoir détruit les troupes nombreuses des Argiens, de brûler leurs vaisseaux. Insensée ! elle ne connaissait pas le terrible Achille et sa force invincible dans les combats des guerriers.

En l'écoutant, la fille d'Eétion, la belle Andromaque, se disait tout bas : «Pauvre femme ! pourquoi ces belles promesses et ce grand orgueil ? Tu n'as pas assez de forces pour lutter avec le fils vaillant de Pélée ; il t'infligera du premier coup la défaite et la mort. Malheureuse ! quelle est ta folie ! Le terme fatal et la loi du destin te menacent. Hector était bien plus terrible que toi aux combats de la lance, et cependant il succomba, malgré sa force, et laissa sans défense les Troyens, qui tous dans la ville le regardaient comme un dieu. Il était pendant sa vie ma gloire et celle de ses parents, semblables aux dieux. Plût aux dieux que la terre m'eût aussi engloutie dans son sein avant qu'il eût perdu la vie, la gorge traversée d'un javelot. Combien ma douleur fut grande en le voyant traîné autour des murailles par les agiles coursiers du cruel Achille, qui m'a privée de mon mari, douleur sans nom pour tout le reste de ma vie !»

C'est ainsi que parlait en elle-même la noble fille d'Eétion, pleine du souvenir d'Hector ; car le regret d'une femme chaste qui a perdu son mari s'accroît tous les jours.

Le soleil, roulant sur son char rapide, s'était enfoncé dans les flots profonds de l'Océan ; le jour était fini. Lorsque les convives eurent cessé de boire et de manger, les servantes préparèrent dans la demeure de Priam une couche moelleuse à la téméraire Penthésilée ; la guerrière se coucha, et le sommeil couvrit doucement et ferma ses yeux. Alors du haut des airs, sur l'ordre de Pallas, lui apparut un songe trompeur qui préparait sa perte et celle des Troyens, en lui inspirant le désir de voler aux combats. Telle était la volonté de la déesse guerrière, la fière Tritogénie.

Ce songe funeste se présenta à la jeune fille sous l'apparence de son père et l'excitait à affronter sans crainte Achille aux pieds légers ; à cette vue, son coeur se réjouissait ; elle espérait que le jour même un combat terrible pourrait achever cette grande entreprise. Insensée ! qui ajouta foi à ce songe, perfide enfant du soir ! A cette heure, en effet, les songes trompent les mortels malheureux et leur prodiguent les mensonges ; c'est ainsi que celui-là trompait Penthésilée en l'excitant au combat.

Lorsque parut l'Aurore aux pieds de rose, Penthésilée, pleine d'un grand courage, bondit de sa couche et couvrit ses épaules d'armes artistement travaillées que le dieu Arès lui avait données. Sur ses jambes blanches elle passa des cnémides enrichies d'or ; elle ajusta sur sa poitrine une cuirasse éclatante, à son côté mit fièrement sa grande épée, que protégeait un fourreau artistement fait d'argent et d'ivoire ; elle prit son bouclier divin, semblable au croissant de la lune lorsqu'elle s'élève au-dessus de l'Océan profond, remplissant à moitié son disque et courbant ses pointes : tel était ce large bouclier ; enfin sur sa tête elle plaça son casque orné d'une crinière blonde. C'est ainsi qu'elle entoura son corps de ces armes funestes ; et elle était semblable à la foudre que du haut de l'Olympe lance l'invincible main de Zeus ; elle annonce aux hommes la pluie retentissante ou les vents au fracas redoutable. Enfin la guerrière empressée de quitter le palais, prend à la main gauche sous son bouclier deux javelots, à la main droite une hache à deux tranchants que la Discorde cruelle lui avait donnée comme une arme utile dans la guerre sanglante. Ainsi parée, elle s'élance en bondissant hors des murailles.

Elle excite les Troyens aux combats glorieux ; les chefs dociles se réunissent à sa voix, quoique auparavant ils eussent refusé d'affronter Achille, leur terrible vainqueur. La fière Penthésilée parcourait les rangs sur un cheval beau et rapide ; lorsqu'elle vint en Thrace, l'épouse de Borée, Orithye, le lui avait donné comme un présent d'hospitalité ; il devançait à la course les Harpies légères. Sur son dos, la vaillante Penthésilée s'éloigne des hautes murailles ; les Parques ennemies précipitaient sa course ; elle volait à son premier et à son dernier combat. Autour d'elle, bien des Troyens qui ne devaient pas revenir se pressaient de marcher en troupe serrée, comme des moutons qui suivent un bouc sous la conduite d'un berger habile c'est ainsi que d'un élan rapide les Troyens et les Amazones suivaient la jeune fille ; celle-ci, telle que Pallas Tritonis quand elle combattait les Géants, ou la Discorde auteur des batailles quand elle accourt entre deux armées, s'élançait parmi les Troyens.

En ce même instant, l'illustre fils du riche Laomédon tendait vers Zeus ses mains infortunées ; il était tourné vers les autels élevés du dieu de l'Ida, protecteur d'Ilion :

«Ecoute-moi, ô père ! et en ce jour accorde-moi de voir le peuple achéen succomber sous les coups de la guerrière, fille d'Arès ; ramène-la sans blessure au seuil de mon palais ; honore en elle ton fils, le robuste Arès ; honore-la elle-même, puisqu'elle est semblable aux déesses du ciel et qu'elle est de race divine. Aie pitié de moi, qui ai souffert tant de maux en voyant périr mes fils, que les Parques m'ont enlevés par les mains des Argiens et que la guerre a dévorés. Epargne les misérables restes du sang illustre de Dardanus, et dans cette ville qui est encore debout laisse-nous respirer après tant de carnages et de combats».

Telle était son ardente prière. Mais un aigle avec un cri rauque vola tout à coup à sa gauche, tenant dans ses ongles une colombe qui respirait à peine, et l'âme de Priam fut consternée ; il pensa qu'il ne reverrait plus Penthésilée vivante, au retour de la guerre. En effet, les Parques ce même jour devaient justifier ce présage. Et Priam s'affligeait et pleurait.

Cependant les Argiens s'étonnaient de voir les Troyens marcher contre eux avec Penthésilée, fille d'Arès. Les guerriers de l'Ida ressemblaient à des bêtes sauvages qui sur les hautes montagnes accourent, apportant la mort aux troupeaux bêlants ; et la jeune fille ressemblait à une flamme ardente qui s'élance parmi les arbres secs sur les ailes du vent. Maint Argien disait dans le camp :

«Qui donc, après la mort d'Hector, a rassemblé les Troyens ? Nous pensions ne plus les voir nous affronter. Mais les voici qui s'avancent, désireux de combattre. Un guerrier les excite ; on dirait un dieu, car son audace est grande. Allons, prenons courage, rappelons notre ardeur belliqueuse ; nos efforts seront secondés par les dieux».

En parlant ainsi, ils ceignent leurs armes brillantes et sortent de leurs navires ; la lance sur l'épaule, ils s'élancent, semblables à des animaux dévorants qui hâtent le combat sanglant ; ils entrechoquent leurs armes brillantes, leurs javelots, leurs cuirasses, leurs grands boucliers recouverts de peau de boeuf, leurs casques pesants ; le fer frappe le fer. La plaine de Troie est couverte de reflets ardents.

Penthésilée tue Molon et Persinoüs, Ilissos et Antithéos et le courageux Lernos, Hippalmos et Emonide et le robuste Elasippos. Derioné tue Lagonos ; Clonié tue Menippos, qui jadis quittant Phyla avait suivi Protésilas, afin de combattre contre les Troyens magnanimes. En le voyant mort, le coeur de Podarcos, fils d'Iphliclès, fut irrité ; il aimait entre tous l'infortuné guerrier. Aussitôt il s'élance contre Clonié semblable aux dieux, et de son javelot pesant il lui perce le ventre ; un sang noir sort de la blessure et les intestins s'en échappent. Penthésilée, pleine de colère à cette vue, lui perce la cuisse d'un coup de sa longue lance et tranche ses veines gonflées d'un sang généreux, qui bouillonne au sortir de la blessure ; Podarcos se retire en gémissant, le coeur accablé de douleur. Son départ excite la tristesse des hommes de Phyla ; leur prince, éloigné de la mêlée, expire bientôt entre les bras de ses compagnons. Idoméné tue Brémusa, qu'il frappe de sa lance sous le sein droit ; elle perd la vie et tombe, semblable à un frêne qui se dressait sur une montagne et que les bûcherons ont frappé ; dans sa chute, il fait entendre un gémissement plaintif ; c'est ainsi qu'elle tombe en soupirant ; la mort glace tous ses membres, et son âme se mêle au souffle des vents. Mérion tue ensuite Evandra et Themodossa, qui s'élançaient dans la mêlée fatale : à l'une il perce le coeur de sa lance, à l'autre il perce le ventre de son épée ; la vie les abandonne aussitôt.

Le fils vaillant d'Oïlée abat Dérioné en lui traversant la gorge de sa lance. Le fils de Tydée tue Alcibié et Derinachia ; son glaive mortel tranche leurs têtes près des épaules ; elles tombent comme des génisses qu'un berger prive de la vie en tranchant d'un coup de hache les nerfs de leur cou ; c'est ainsi qu'elles moururent de la main du fils de Tydée, laissant leurs corps sans têtes dans la plaine de Troie.

Ensuite Sthénélos tue le vaillant Cabiros, qui était venu de Sestos pour combattre les Argiens, mais qui ne revit plus sa patrie. En le voyant mort, Pâris fut irrité ; il lance un trait contre Sthénélos, mais il ne le blesse pas, malgré son adresse ; la flèche vole vers un autre but que lui désignaient les Parques cruelles ; elle tue Evénos au casque d'airain, qui avait quitté Dulichium pour combattre les Troyens.

A cette vue, le fils vaillant de Phylée s'irrite ; et soudain il s'élance comme un lion contre un troupeau de brebis ; et tous craignaient cet homme courageux. Il tue Itymonée et Agélaos, fils d'Ilippos, qui venaient de Milet avec de terribles menaces contre les Danaens ; il tue le divin Nastès et le magnanime Amphimachos, qui règnent sur Mycale, les blancs sommets du Latmos, les vallées du Branchos, les rivages de Panormos et les eaux sinueuses du Méandre, qui, sortant de la Phrygie aux brebis nombreuses, arrose les fertiles vignobles de Carie.

Mégès les tue dans la mêlée, et avec eux tous ceux que touche sa lance noire ; car Pallas Tritogénie avait mis l'audace dans son coeur, afin qu'il donnât la mort à ses ennemis.

Polypétès, chéri d'Arès, vainquit ensuite Dréséos ; la divine Néère avait donné à l'habile Thiodamas ce doux fruit de leurs amours sous l'ombre du Sipyle neigeux ; c'est là aussi que les dieux avaient changé en rocher Niobé dont les grosses larmes coulent encore sur un sein glacé ; avec elle gémissent les eaux de l'Hermos aux mille échos et les sommets fuyants du Sipyle sur qui flotte toujours un nuage effrayant pour les bergers. Ce rocher se dresse là, frappant les voyageurs d'étonnement et rappelant à leur souvenir la femme plaintive qui dans sa douleur sans fin répand des pleurs amers ; on dirait en effet qu'elle pleure, à la regarder de loin ; mais, si l'on s'approche, on ne voit plus qu'un rocher, fragment du Sipyle. Pour assouvir la colère funeste des dieux, elle pleure parmi les rochers, image éternelle de la douleur.

Les guerriers farouches répandaient de tous côtés le carnage ; la Discorde s'élançait au milieu des peuples ; près d'elle la Mort, terme fatal, et les Parques impitoyables se pressaient, portant le meurtre et le deuil. Aussi, bien des Troyens, bien des Argiens perdirent la vie dans la poussière ; de grands gémissements s'élevaient, et l'ardeur de Penthésilée s'enflammait ; comme une lionne qui, sur les hautes montagnes, s'élance contre des boeufs et bondit dans les vallées hérissées de rochers, désireuse de sang et joyeuse de carnage : ainsi la vierge fille d'Arès s'élançait contre les Danaens. Ceux-ci fuyaient, le coeur épouvanté ; elle les poursuivait comme la vague de la mer retentissante, qui poursuit les rapides navires lorsque leurs voiles blanches sont poussées par le vent ; au milieu des mugissements du rivage, la mer ruisselle sur leurs flancs obliques. C'est ainsi qu'elle poursuit les Danaens, les rompt, les fait fuir et leur dit avec orgueil :

«Chiens, vous payerez aujourd'hui vos outrages à Priam ; aucun de vous, évitant ma force, ne rapportera la joie à ses parents, à son épouse ou à ses enfants ; vos cadavres seront le festin des aigles et des bêtes, et la sépulture leur sera refusée. Où donc est le vaillant fils de Tydée, le petit-fils d'Eacos et le terrible Ajax ; on dit qu'ils sont braves ; mais ils n'oseront pas m'affronter ; ils craignent que je n'arrache l'âme de leurs corps pour la jeter dans les Enfers».

Elle parla ainsi et se précipita vaillamment contre les Argiens, semblable à une bête féroce ; elle les renverse en grand nombre, tantôt de sa hache tranchante, tantôt de sa lance qu'elle brandit ; son cheval même portait un arc et un carquois rempli de flèches cruelles. Les Troyens, pleins d'ardeur, la suivaient, amis et frères du belliqueux Hector, animés du souffle d'Arès ; ils perçaient les Danaens de leurs javelots aigus ; ceux-ci, semblables à des feuilles légères ou à des gouttes de pluie, tombaient serrés ; et la terre vaste gémissait, inondée de sang et couverte de cadavres. Les chevaux même, percés de flèches ou de javelots, poussaient un dernier hennissement en exhalant leurs forces. Les uns mordaient la poussière en palpitant ; les autres, poursuivis par les cavaliers troyens, étaient foulés à leurs pieds pêle-mêle avec les morts, comme le grain foulé dans l'aire. Et tous les Troyens étaient transportés de joie en voyant Penthésilée s'élancer dans la mêlée, semblable à une tempête qui exerce sa fureur sur la mer quand le Soleil entre dans le Capricorne. Remplis d'une vaine espérance, ils disaient :

«Amis, une déesse est venue du ciel vers nous pour combattre les Argiens et pour nous secourir : telle est la volonté du magnanime Zeus ; sans doute il se souvient de l'illustre Priam, qui se vante d'être issu de son sang. Non, ce n'est pas une femme que nous voyons si vaillante, parée de ces armes splendides ; c'est Athéné, ou la magnanime Enyo, ou la Discorde, ou la fille de Latone ; elle sèmera aujourd'hui le carnage cruel dans les rangs des Argiens, elle brûlera les vaisseaux sur lesquels ils sont venus contre Troie, nous apportant bien des maux. Oui, ils sont venus nous apportant les terribles dangers d'Arès ; mais ils retourneront dans l'Hellade sans joie et sans honneur, puisqu'un dieu nous protège».

Ainsi parlaient-ils, transportés de joie ; insensés ! ils ne voyaient pas le malheur qui les menaçait, eux, Troie et Penthésilée.

Le bruit du combat n'était pas encore venu jusqu'au magnanime Ajax, jusqu'au dévastateur Achille ; tous deux étaient étendus au pied du tombeau de Patrocle, se souvenant de leur ami, et la douleur les tenait à l'écart. Un dieu les éloignait du combat, afin de livrer beaucoup de guerriers à la triste mort sous les coups des Troyens et de Penthésilée. Celle-ci, acharnée à les poursuivre, méditait leur destruction ; sa force et son courage croissaient ; sa lance ne frappait jamais en vain ; toujours elle perçait le dos des fuyards ou la poitrine des adversaires ; ses bras étaient couverts d'un sang chaud ; elle s'élançait, et la fatigue n'abattait pas son courage ; elle avait la force du fer ; et la Parque lui prodiguait la gloire ; mais la terrible déesse, en dehors de la mêlée, était pleine d'une joie mortelle, car bientôt elle allait abattre la jeune fille sous les coups du petit-fils d'Eacos. Couverte d'un nuage, elle excitait Penthésilée sans se montrer et la conduisait vers le trépas affreux, lui laissant un dernier triomphe et lui permettant d'immoler çà et là des guerriers. Ainsi, dans un jardin couvert de rosée, une génisse blanche, amoureuse de l'herbe, bondit un jour de printemps, en l'absence de son maître ; elle va çà et là à travers le gazon et les fleurs naissantes, broutant les unes et foulant les autres ; c'est ainsi que la vierge guerrière, pressant les fils de l'Achaïe, tue les uns et met les autres en fuite.

Les Troyennes de loin admiraient les exploits de la fille d'Arès ; l'amour de la guerre enflamme Hippodamie, fille d'Antimachos, femme du belliqueux Tisiphonos ; enflammée de courage et de confiance, elle exhorte ses compagnes au combat retentissant, et son audace excite leur ardeur.

«Amies, que le courage anime nos coeurs comme celui de nos maris qui combattent pour leur patrie, pour leurs parents et pour nous, sans relâche et sans repos ! nous aussi, prenons confiance, et pensons aux combats. Nous ne sommes pas inférieures aux jeunes guerriers. Leur force se trouve aussi en nous ; nous avons des yeux, des jambes, et tous les membres semblables ; nous voyons la même lumière, nous respirons le même air, nous avons les mêmes aliments. Quel est donc l'avantage des hommes ? Et pourquoi fuir la mêlée ? Ne voyez-vous pas qu'une jeune fille est victorieuse des guerriers ! Cependant elle n'a point à défendre sa famille ni sa patrie ; c'est pour un prince étranger qu'elle combat avec ardeur, méprise l'ennemi et montre un coeur courageux et ardent. Nous, combien de malheurs menacent nos pas ! les unes ont perdu leurs enfants et leurs maris devant les murailles ; les autres pleurent leurs pères immolés ; les autres ont vu la perte de leurs frères et de leurs proches. Nulle n'a échappé à ces affreux malheurs ; et même nous pouvons entrevoir le jour de l'esclavage. Ne tardons plus à prendre les armes, femmes malheureuses ! il vaut mieux périr en combattant que de suivre bientôt des étrangers, nous et nos petits-enfants, sous le coup de la nécessité cruelle, au milieu de l'incendie de notre ville et du massacre de nos maris».

Elle parla ainsi ; l'ardeur des luttes meurtrières les saisit ; et aussitôt elles s'élancent pour franchir les murs et pour voler en armes à la défense de leur patrie et de leurs parents ; leur âme était pleine d'ardeur. Ainsi dans une ruche, à la fin de l'hiver, les abeilles font entendre un grand bruit, lorsqu'elles s'élancent à la provision ; elles n'aiment plus l'abri de leur toit et s'excitent mutuellement à sortir. Ainsi les Troyennes, courant à la guerre, s'appellent et, délaissant la laine et les fuseaux, saisissent les armes reurtrières.

Elles auraient péri dans ce combat, devant les murs, avec leurs maris et les vaillantes Amazones, si la prudente Théano n'avait retenu leur élan en leur adressant ces paroles :

«Infortunées ! pourquoi courez-vous aux mêlées terribles, désireuses de combattre, mais sans expérience de la guerre ? pourquoi cherchez-vous follement d'affreux malheurs ? Les chances ne sont pas égales entre vous et les Danaens, habiles aux combats. Du moins les Amazones, dès leur enfance, connaissent l'art de la guerre, l'équitation et tous les exercices aimés des hommes ; aussi réside en elles l'esprit d'Arès ; elles ne sont pas inférieures aux guerriers, car les travaux de toute leur vie leur ont donné le courage et la force. Leur reine même est, dit-on, la fille d'Arès ; nulle femme ne l'égale ; peut-être aussi qu'un dieu nous secourt, touché de nos prières. Tous les mortels ont même origine, mais tous n'ont pas même talent ; ce que l'on doit préférer, c'est l'ouvrage auquel on est propre. Renoncez donc aux clameurs des batailles ; tissez la toile dans vos maisons ; nos maris feront la guerre. Espérons en l'avenir, puisque nous voyons les Achéens en fuite et que nos guerriers montrent une force invincible. Nous n'avons rien à craindre ; les ennemis cruels n'assiègent pas notre ville, et la nécessité n'est pas si pressante que les femmes même doivent combattre».

Elle parla ainsi, et, obéissant à la voix de leur aînée, elles regardèrent de loin le combat. En ce moment encore, Penthésilée renversait une foule de guerriers, et partout les Achéens tremblants étaient la proie d'une mort lamentable. Comme des chèvres bêlantes sont broyées par les dents cruelles d'un léopard, ils périssaient, et, oubliant désormais de combattre, ils fuyaient de tous les côtés, les uns jetant, les autres gardant les armes qui couvraient leurs épaules ; loin de leurs cochers, les chevaux s'enfuyaient ; les vainqueurs bondissaient de joie, les mourants poussaient des plaintes et demeuraient sans secours ; ils périssaient dans la fleur de l'âge, dévorés par la Guerre insatiable. Ainsi une tempête, dont les mugissements redoutables croissent sans cesse, jette à terre les grands arbres avec leurs racines et leurs branches florissantes, et les roule avec leurs troncs les uns sur les autres ; ainsi la grande armée des Danaens jonchait la poussière, sous les coups des Parques et sous la lance de Penthésilée.

Au moment où les navires allaient être incendiés par les mains des Troyens, le belliqueux Ajax entendit le tumulte et dit au petit-fils d'Eacos :

«Achille, un grand bruit arrive à mes oreilles ; on dirait un terrible combat ; allons, de peur que les Troyens, se précipitant sur nous, massacrent les Argiens près de leurs navires et détruisent notre flotte. Quel déshonneur pour nous ! Il ne faut pas que les descendants du grand Zeus déshonorent leurs illustres ancêtres ; ceux-ci ont pris jadis, les armes à la main, la ville opulente des Troyens, aux côtés du belliqueux Héraclès ; j'espère que maintenant nous accomplirons la même entreprise, car nous sommes tous les deux vaillants».

Il parla ainsi ; le petit-fils d'Eacos l'approuve ; il avait entendu aussi de lamentables clameurs ; tous les deux coururent donc à leurs armes brillantes, les revêtirent et s'élancèrent au-devant des ennemis. Leurs épées résonnaient, et leur âme était ardente comme celle d'Arès ; tel était le courage que la divine Pallas, guerrière infatigable, leur avait inspiré. Et les Argiens étaient joyeux en apercevant ces guerriers vaillants, semblables aux fils du grand Aloès, à ces géants qui jadis prétendaient sur les cimes de l'Olympe jeter Ossa et Pélion pour escalader le Ciel. Tels les deux descendants d'Eacos s'élançaient dans la mêlée terrible, parmi les Achéens qui attendaient d'eux leur secours ; et ils se hâtaient de commencer le carnage. Souvent deux lions, terreur des boeufs, bondissent dans un bois sur des brebis que les bergers ont laissées ; ils les tuent en foule jusqu'à ce que, souillés d'un sang noir, ils aient rempli leur ventre affamé de membres palpitants : ainsi les deux guerriers massacrent un grand nombre d'ennemis.

Ajax tua Deïochos et Ilyllos, fils d'Arès ; le fils de Pélée tua Antandré, Polemusa, Antibroté, Hippothoé au grand coeur et Harmothoé ; il affrontait l'armée des Troyens près du vaillant fils de Télamon, et, par leurs mains, les bataillons épais étaient couchés sur la plaine en moins d'un instant, comme une forêt profonde est dévorée par le feu sous l'haleine du vent.

La belliqueuse Penthésilée les aperçut marchant comme des bêtes sauvages au milieu de l'horrible mêlée ; elle s'élança au-devant d'eux, comme dans les forêts un léopard cruel, insatiable de meurtres, remue sa queue menaçante et se précipite sur les chasseurs qui l'entourent ; ceux-ci, bien armés et confiants dans leurs javelots, attendent son attaque : ainsi les guerriers courageux attendaient Penthésilée, le javelot à la main, et autour d'eux, à chacun de leurs mouvements, résonnait l'airain. La première, elle lança un long javelot qui atteignit le bouclier d'Achille, mais retomba comme s'il eût frappé une pierre : telle était la vertu des armes fabriquées par l'habile Héphestos. Aussitôt elle lança un autre trait contre Ajax, et elle les menaçait tous les deux.

«Un trait inutile est sorti de ma main ; mais j'espère anéantir votre force et votre vie, guerriers qui vous vantez d'être les plus vaillants parmi les Danaens ; et j'arracherai aux douleurs de la guerre les Troyens dompteurs de coursiers. Venez en face de moi pour savoir quelle est la force du bras des Amazones ; je suis fille d'Arès ; un mortel ne m'a pas donné le jour, c'est Arès lui-même, le dieu insatiable de combats ; j'ai plus de vaillance que les hommes».

Elle parla ainsi ; les deux héros éclatèrent de rire ; en même temps, Ajax lance contre elle un javelot qui déchire sa chaussure brodée d'argent ; cependant le fer n'atteignit pas sa peau blanche, quoiqu'il fût avide de sang. Telle était la loi du destin ; elle ne permettait pas non plus que l'épée du héros, souillée de carnage dans les combats, se plongeât dans le sang de la jeune fille ; Ajax la quitta donc et s'élança contre les Troyens, laissant cette proie au seul Achille ; car il savait que, malgré son courage, elle serait vaincue facilement comme une colombe par un vautour. Elle gémissait en pensant qu'elle avait perdu ses javelots, et le fils de Pélée lui disait avec orgueil :

«Femme, un fol orgueil t'a conduite ici ; tu voulais combattre le guerrier qui est le plus vaillant de tous les mortels ; car je me glorifie d'être issu de la race de Zeus le foudroyant ; j'étais redouté du rapide Hector, dès qu'il me voyait accourir aux combats funestes ; ma lance l'a tué, malgré son courage. Quelle est ta folie, toi qui as juré de me tuer aujourd'hui ! Mais ton jour fatal est arrivé ; Arès, ton père, ne t'arrachera pas de mes mains ; tu périras comme une biche qui dans les montagnes rencontre le lion, terreur des boeufs. N'as-tu jamais entendu dire le nombre des guerriers que j'ai tués de mes mains au bord du Xanthe ? ou bien les dieux t'auraient-ils ôté le sens et la raison pour te livrer aux Parques cruelles ?»

Il parla ainsi, et sa main puissante brandissait sa lance énorme, arme de mort fabriquée par Chiron : et il blessa la belliqueuse Penthésilée au-dessus de la mamelle droite ; un sang noir jaillit aussitôt de la blessure, et tout d'un coup ses membres fléchirent. Elle laissa échapper de sa main sa hache tranchante ; les ténèbres s'étendirent sur ses yeux, et la douleur déchirait sa poitrine. Mais elle respirait encore, et jetant les yeux sur son ennemi, qui s'élançait pour l'arracher de son cheval, elle se demandait si, tirant sa grande épée, elle attendrait l'attaque du rapide Achille, ou si, sautant à terre, elle supplierait le divin guerrier et lui promettrait quantité d'or et d'argent ; car les dons charment le coeur des mortels, quelle que soit leur colère. Peut-être apaiserait-elle ainsi le terrible Eacide ; peut-être encore, pensant qu'elle était du même âge, lui permettrait-il de revenir à Troie et d'échapper au trépas.

Telles étaient ses pensées ; mais les dieux en avaient décidé autrement ; le fils de Pélée s'élança contre elle, en courroux, et d'un même coup de son javelot transperça la guerrière et son cheval rapide. Ainsi un homme, préparant un repas somptueux, perce d'une broche et présente à la flamme le corps d'un agneau ; ou encore un chasseur dans les montagnes lance un épieu, qui siffle et traverse le ventre d'un cerf fugitif ; la pointe aiguë ressort et se plante dans le tronc d'un chêne altier ou d'un pin : ainsi le fils de Pélée de son javelot cruel transperce Penthésilée et son cheval. La guerrière roule dans la poussière et dans la mort, mais elle tombe avec décence ; la pudeur est encore la parure de sa beauté ; elle se penche en avant, palpitante, les chairs meurtries, le corps plié sur son cheval. Quelquefois l'effort du vent brise un sapin élancé qui, dans une vallée, nourri par la terre féconde, s'élevait au bord d'une fontaine en l'honneur d'un dieu : ainsi Penthésilée glisse de son cheval rapide, belle encore, mais sans force et sans vie.

Les Troyens, à cette vue, s'enfuient tous en tremblant vers la ville ; leur âme est pleine d'une grande douleur. Ainsi sur la mer immense, au souffle impétueux des vents, quand le navire sombre, quelques matelots fuient la mort et après bien des souffrances sur les flots orageux voient paraître enfin la terre et le port ; accablés de fatigues, les membres meurtris, ils sortent précipitamment de l'eau ; ils regrettent leur vaisseau perdu et leurs compagnons que l'onde a roulés dans ses noirs tourbillons : ainsi les Troyens, s'enfuyant du combat vers la ville, pleuraient la fille d'Arès et les soldats qui avaient péri avec elle dans la mêlée sanglante.

Cependant le fils de Pélée, fier de sa victoire, insultait à son ennemie : «Reste dans la poussière, proie des chiens et des vautours, folle ! Qui t'avait inspiré l'envie de m'affronter ? Tu espérais après le combat obtenir du vieux Priam des récompenses magnifiques pour la mort des Argiens. Si telle était ton ambition, les dieux ne l'ont pas favorisée ; car je suis le plus vaillant des guerriers, la lumière de ma nation, le fléau de Troie et le tien, malheureuse ! Les Parques sombres et ton orgueil t'ont fait laisser les ouvrages des femmes, pour venir affronter la guerre, redoutée même des hommes».

Il parla ainsi et retira son javelot du corps du cheval et de la malheureuse Penthésilée ; tous les deux palpitèrent une dernière fois, victimes du même coup. Achille lui arracha de la tête son casque étincelant, semblable aux rayons du soleil ou aux éclairs de Zeus ; et la guerrière demeura sur le sable et dans le sang ; son gracieux visage brillait encore d'un éclat pur, quoiqu'elle fût morte. Et les Argiens qui étaient là étaient frappés d'admiration, car elle était semblable aux déesses. Elle était étendue sur la terre avec ses armes, comme Artémis l'invincible quand elle dort, Artémis la fille de Zeus, lorsqu'elle est fatiguée de poursuivre sur la cime des montagnes les lions rapides. Cypris à la couronne d'or, l'amie du vaillant Arès, laissait à la guerrière sa beauté dans la mort, afin d'affliger le coeur même du vaillant fils de Pélée. Et tous souhaitaient à leur retour dans la patrie les caresses d'une femme aussi belle. Et Achille lui-même jusqu'au fond du coeur avait peine de l'avoir immolée ; il pensait qu'il aurait pu l'emmener, chaste épouse, dans la Phthie féconde en chevaux ; car, pour sa taille et sa beauté, elle était semblable aux déesses.

Arès aussi ressentit une cruelle douleur ; son coeur fut affligé du sort de sa fille ; aussitôt il s'élança de l'Olympe, semblable au tonnerre qui éclate et mugit, lancé par la main de Zeus ; le trait divin part de la main du dieu invincible et frappe la mer immense ou la terre ; il éblouit le monde, et tout l'Olympe est ébranlé. Ainsi Arès, à travers les profondeurs de l'air, le coeur bouillant, accourut en armes, dès qu'il eut appris le triste destin de sa fille. En effet, tandis qu'il était dans le vaste ciel, les Vents, fils de Borée, lui avaient appris la mort cruelle de sa fille. Il s'élança donc, semblable à l'ouragan, et s'arrêta sur les sommets de l'Ida ; et, sous ses pieds, tremblèrent les cimes élevées, les précipices, les torrents et les racines mêmes de l'antique montagne. Et il aurait sans doute apporté la dévastation parmi les Myrmidons, si Zeus lui-même ne l'eût épouvanté du haut du ciel par des éclairs et des tonnerres affreux, qui sous ses pieds croisaient leurs feux dans l'espace. Le dieu de la guerre reconnut à ces signes le courroux éclatant de son père, et il s'arrêta, quoiqu'il respirât l'ardeur des combats. Ainsi quand, du haut d'un antre élevé, la pluie de Zeus, le vent et la foudre ont détaché une pierre énorme, elle roule impétueusement ; les vallées retentissent ; après mille bonds furieux, elle tombe dans la plaine et s'arrête comme à regret ; ainsi Arès, le terrible fils de Zeus, s'arrête malgré lui et réprime sa colère. Car tous les Olympiens cèdent devant le roi des dieux, parce qu'il est de beaucoup le plus puissant et que sa force est sans bornes. L'esprit d'Arès est agité de mille pensées ; tantôt craignant les menaces et la colère de Zeus, il veut remonter au ciel ; tantôt, ne craignant plus son père, il veut plonger dans le sang d'Achille ses mains invincibles ; enfin cependant il se rappelle combien Zeus lui-même avait perdu de fils dans les combats, sans venger leur mort. Il s'éloigne donc des Argiens ; heureusement pour lui ! car il aurait été foudroyé comme les Titans, s'il eût osé braver la volonté inébranlable de Zeus.

Pendant ce temps, çà et là, les fils belliqueux d'Argos dépouillaient les morts de leurs armes brillantes. Mais le fils de Pélée s'affligeait en contemplant dans la poussière la chaste beauté de son ennemie ; de cruels chagrins rongeaient son coeur, aussi cruels que le jour où il perdit Patrocle.

Thersite alors, se plaçant devant lui, le gourmande en ces termes : «Insensé, quel dieu t'égare ? pourquoi déplores-tu la mort de l'Amazone qui voulait notre perte ? Homme au coeur de femme, tu regrettes cette jeune fille à qui tu aurais désiré offrir les dons joyaux de l'hyménée ! Plût aux dieux que, dans le combat, elle t'eût transpercé de son javelot, puisque, dans l'excès de ta douleur, tu livres ton coeur à la femme et oublies le devoir à la vue de la beauté. Lâche ! qu'as-tu fait de ton courage et de ta raison ? Je ne vois plus en toi la force d'un roi vaillant ; ignores-tu les misères que les Troyens ont méritées par leur mollesse ? Rien n'est plus funeste aux hommes que les voluptés et l'amour des femmes ; voilà ce qui pousse au délire les héros les plus courageux ; la gloire accompagne la vertu. Un guerrier n'aime que l'honneur de la victoire et les travaux d'Arès ; le lâche préfère les caresses des femmes».

Tels étaient ses reproches ; le maganime Achille fut transporté de colère ; et aussitôt, de sa main puissante, il le frappa du poing entre la mâchoire et l'oreille ; ses dents tombèrent à terre ; lui-même il roula dans la poussière ; le sang coula à flots de sa bouche, et la vie du misérable s'enfuit de ses membres débiles. A cette vue, le peuple des Argiens se réjouit ; car Thersite poursuivait tous les guerriers de reproches acerbes qu'il méritait mieux que les autres ; et il humiliait tout le monde. Aussi plus d'un s'écriait parmi les Argiens courageux :

«Il ne convient pas à un misérable d'insulter les rois soit ouvertement, soit en cachette, car leur colère est terrible. La justice a son jour, et Até punit une langue imprudente, Até qui sans cesse inflige aux mortels les châtiments qu'ils ont mérités».

Ils parlaient ainsi : et le fils de Pélée, indigné jusqu'au fond du coeur, adressait à Thersite ces paroles :

«Demeure étendu sur la poussière, et oublie là ta démence. Il ne convient pas qu'un lâche insulte un brave ; tu as jadis irrité la patience d'Odysse, en l'accablant de reproches. Mais le fils de Pélée n'est pas si doux ; il t'a tué, sans se donner de peine, et ta vie est finie par ta lâcheté. Va, fuis dans les Enfers pour insulter les morts».

Ainsi parla le descendant courageux d'Eacos. Seul parmi les Argiens, Diomède s'irritait de la mort de Thersite, son parent, car Thersite était fils du divin Agrios, frère du généreux Oenée ; et celui-ci avait eu pour fils le redoutable Tydée, père du vaillant Diomède. Il s'irritait donc de la mort de Thersite. Et il aurait levé la main contre le fils de Pélée, si les fils de l'Achaïe ne l'avaient retenu en foule, le calmant par maintes paroles ; et de même ils retenaient de l'autre côté le fils de Pélée. Car les deux héros brûlaient de se combattre l'épée à la main. La colère les enflammait. Cependant ils cédèrent aux exhortations de leurs amis.

Pleins de pitié pour la noble Penthésilée, les Atrides, qui l'admiraient aussi, la rendirent aux Troyens avec ses armes pour l'emporter dans la ville opulente de Troie. Tel était le désir de Priam, et il envoya une ambassade aux Atrides, afin d'ensevelir la jeune fille avec son cheval et ses armes dans le tombeau magnifique du riche Laomédon. Il lui éleva donc devant la ville un bûcher, haut et large ; au sommet il étendit la belle guerrière avec toutes les richesses qui devaient au milieu du feu entourer sa personne royale. Et la flamme brûlante d'Héphestos dévora ses restes ; les peuples alentour éteignirent les cendres dans des flots de vin ; les os furent recueillis, arrosés de parfums, enfermés dans une urne et recouverts de la graisse d'une génisse immolée parmi les troupeaux qui paissent sur les montagnes de l'Ida. Les Troyens, tristes comme s'ils eussent perdu une fille chère, l'ensevelirent près des murailles épaisses, sous un tertre près du glorieux Laomédon ; ils devaient cet honneur au dieu Arès et à la vaillante Penthésilée. A ses côtés, ils placèrent les Amazones qui l'avaient accompagnée à la guerre et que les Argiens avaient tuées. Les Atrides ne leur refusèrent pas les tristes honneurs de la sépulture ; leurs corps, dont le trait fatal avait été arraché, furent rendus aux Troyens belliqueux avec les cadavres des autres guerriers qui avaient péri dans le combat. Car la colère, n'existe pas contre les morts ; il faut plaindre au contraire les ennemis qui ne sont plus et dont la vie s'est envolée.

De leur côté, les Argiens livrèrent à la flamme beaucoup de leurs héros qui étaient morts de la main des Troyens, dans la mêlée dévorante, et ils pleuraient amèrement leur perte, surtout celle du vaillant Podarcos, car dans le combat il égalait son frère Protésilas. Déjà auparavant l'illustre Protésilas avait été tué par Hector ; et Podarcos avait été frappé de la lance de Penthésilée, coup funeste pour les Argiens ! A ses côtés, ils ensevelirent beaucoup de cadavres ; mais il eut seul l'honneur d'un tertre élevé, car il avait un coeur intrépide. A part on enterra le hideux cadavre du lâche Thersite ; puis tous se retirèrent sur leurs navires aux belles proues, pleins de respect pour Achille, petit-fils d'Eacos. Lorsque le jour brillant eut disparu dans l'Océan, et que la nuit divine eut embrassé la terre, alors, dans la tente de l'opulent Agamemnon, le vaillant fils de Pélée vint prendre son repas à côté des autres rois, qui jusqu'au retour de l'Aurore goûtèrent les joies du festin.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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