Le flambeau éternel du Soleil éclairait le sommet des montagnes aux échos profonds ; les fils vaillants de l'Achaïe se réjouissaient dans leur camp, louant la vaillance invincible d'Achille. Les Troyens gémissaient dans leur ville ; ils faisaient sentinelle, car la peur les avait saisis ; ils craignaient que l'ennemi cruel, franchissant la muraille élevée, ne les égorgeât et ravageât la ville par le feu. Au milieu de ce peuple désolé, le vieux Thymétès parla ainsi :

«Amis, je ne vois plus de remède à nos maux. Nous avons vu périr le vaillant Hector, qui fut jadis le plus solide soutien de Troie ; cependant il ne put éviter les Parques, il succomba sous les coups d'Achille ; un dieu même, qui eût affronté Achille, aurait été vaincu ! Quelle noble guerrière il a encore vaincue ; comme il a tué cette vaillante Penthésilée, effroi des Argiens, objet d'admiration ! Pour moi, quand je l'ai vue, j'ai pensé qu'une déesse était venue du ciel pour nous apporter la joie ; je m'étais bien trompé ! Eh bien ! consultons-nous ! Voyons s'il faut combattre encore ces ennemis acharnés ou fuir d'une ville que la ruine menace. Nous ne pouvons plus résister aux Argiens, puisque le terrible Achille combat avec eux».

Il parla ainsi ; le fils de Laomédon lui répondit :

«Ami, Troyens, et vous fidèles alliés, il ne faut pas que la crainte vous chasse de la patrie. Il ne faut pas non plus que vous persistiez à combattre hors de la ville ; résistons du haut de nos tours et de nos murailles, jusqu'à l'arrivée du vaillant Memnon, qui nous amène les cohortes nombreuses des hommes noirs, fils de l'Ethiopie. Je me flatte qu'il n'est pas loin maintenant de notre pays ; naguère encore, je lui ai envoyé une ambassade, car j'étais plongé dans l'inquiétude. Il me promit généreusement qu'il hâterait ses préparatifs et viendrait bientôt à Troie ; je suis sûr qu'il n'est pas loin. Attendez-le donc ; il vaut mieux mourir courageusement dans le combat que de prendre la fuite pour vivre dans l'exil au milieu des opprobres».

Ainsi parla le vieux roi. Mais le sage Polydamas, fatigué de la guerre, prononça ces paroles prudentes :

«Si Memnon t'a promis qu'il nous sauverait de la ruine, je veux bien qu'on attende ici ce guerrier magnanime ; mais je crains qu'avec tous ses soldats il ne succombe à son tour et n'entraîne dans sa chute bien des Troyens avec lui. Les forces des Achéens augmentent chaque jour. Voici mon avis ; ne fuyons pas loin de la patrie, pour aller au loin sur une terre étrangère recueillir les outrages dus à la peur ; mais ne restons pas ici pour être égorgés dans des combats inégaux par la main des Argiens ; prenons un parti salutaire, quoique tardif ; rendons aux Danaens la noble Hélène avec les richesses qu'elle a apportées de Sparte ; nous en donnerons encore deux fois autant pour la rançon de nos personnes et de notre ville ; n'attendons pas que l'armée ennemie ait fait le partage de nos biens et que l'horrible incendie ait détruit notre cité. Rangez-vous donc à mon avis ; je ne crois pas que personne parmi les Troyens puisse en proposer de plus utile. Plût au ciel qu'autrefois Hector eût suivi mon conseil, alors que j'essayais de le retenir dans nos murs !»

Ainsi parla le sage Polydamas. Les Troyens l'approuvaient du fond de leurs coeurs ; mais ils n'osaient parler haut, car tous étaient pleins de crainte et de respect pour leur prince et pour la belle Hélène, quoiqu'ils mourussent pour elle.

Alors Pâris invective et brave le sage Polydamas :

«Polydamas, tu es un fuyard et un lâche ; il n'y a pas dans ta poitrine un coeur vaillant ; tu ne respires que la peur et la déroute. Tu te vantes de briller dans les conseils ; mais tes avis sont mauvais. Eh bien ! va-t'en, éloigne-toi des combats, reste oisif au fond de ta maison ; d'autres à mes côtés s'armeront dans la ville jusqu'à ce que nous trouvions un remède aux maux de cette guerre cruelle. Ce n'est pas sans souffrances et sans luttes que les hommes obtiennent la gloire et accomplissent de grandes choses. La fuite est pour les enfants et les femmes ; tu leur es semblable, Polydamas. Je ne crois pas à ta vaillance, puisque tu décourages nos guerriers».

Tels étaient ses reproches. Polydamas, irrité, ne craignit pas de lui répondre. Il est digne de haine, méchant et criminel, celui qui flatte un ami quand il est en sa présence, cache sa malveillance et le blâme par derrière. Aussi Polydamas attaque ouvertement 1e prince :

«Scélérat, c'est ta témérité qui cause tous nos maux ; c'est toi qui as provoqué et qui continues cette guerre sans fin ; tu attends de voir ta patrie détruite avec ses habitants. Puissé-je ne jamais te ressembler par l'audace ; puissé-je avoir une crainte salutaire qui garantisse ma sécurité !»

Il parla ainsi ; et Pâris ne lui répondit rien, car il savait quelles tristesses il avait causées aux Troyens et quelles tristesses il leur causerait encore. Son âme enflammée préférait la mort à la perte d'Hélène, et pour elle aussi les fils de Troie, renfermés dans leurs hautes murailles, affrontaient les Argiens et Achille.

Bientôt après arriva dans Troie le belliqueux Memnon, chef des noirs Ethiopiens ; il vint entouré de troupes nombreuses. De toutes parts dans la ville les Troyens joyeux le contemplaient. Comme des matelots, épuisés de fatigue après une horrible tempête, voient dans le ciel l'astre radieux d'Hélicé, ainsi le peuple se réjouissait à l'entour de Memnon et surtout le fils de Laomédon. Son coeur espérait détruire par le feu la flotte ennemie, grâce au secours des Ethiopiens ; car ils avaient un chef vaillant, et eux-mêmes ils étaient nombreux et pleins de la fureur d'Arès. Aussi Priam comblait d'honneurs le fils vaillant de l'Aurore, lui offrant de riches présents et un somptueux festin. Ils conversèrent longuement à table au milieu des mets ; l'un énumérait les chefs des Danaens et les malheurs qu'il avait subis, l'autre vantait la vie glorieuse de son père et de l'Aurore sa mère, les profondes eaux de Téthys, les flots sacrés de l'Océan, les bornes de la Terre éternelle, le lever du Soleil, et sa course au-dessus de la mer jusqu'à la ville de Priam et jusqu'au pied de l'Ida ; il disait aussi comment lui-même, de ses mains vaillantes, il avait mis en fuite les troupes sacrées des vaillants Solymes qui avaient essayé de lui fermer le chemin ; c'est pourquoi il leur avait apporté la défaite et la mort. Voilà ce qu'il disait, car il avait vu bien des nations diverses. A ces récits, l'âme du vieux roi se réjouissait, et, la main sur l'épaule du jeune homme, il lui adressait ces paroles flatteuses :

«Memnon, les dieux m'ont donc permis de te voir dans Troie avec ton armée ! Puissent-ils m'accorder aussi de voir les Argiens détruits par ta lance ! Certes plus que les autres héros qui vivent sur la terre, tu es semblable aux dieux immortels. Aussi j'espère que bientôt tu apporteras à nos ennemis la mort et le deuil. Va donc, ranime aujourd'hui ton courage par ce joyeux festin ; ensuite tu combattras d'une manière digne de toi».

Il parla ainsi, et, de ses mains levant une large coupe, il but à l'honneur de Memnon dans ce vase d'or, splendide présent qu'Héphestos le boiteux avait offert au tout-puissant Zeus, quand il épousa Cyprogénie ; Zeus la donna ensuite à son fils le divin Dardanos, qui la transmit à Erichthonios ; Erichthonios à Tros le magnanime, Tros à Ilos avec d'autres richesses, Ilos à Laomédon, Laomédon à Priam, qui voulait la transmettre à son fils, mais les dieux ne le permirent pas. Memnon reçut avec admiration cette coupe si belle, et il répondit ainsi au roi :

«Il ne convient pas dans un festin de se vanter fastueusement, ni de faire de grandes promesses ; il vaut mieux manger en paix et s'occuper du présent. Si je suis courageux et vaillant, tu le verras dans la bataille ; c'est là que brille le courage d'un homme. Maintenant pensons à dormir, car on ne boit pas la nuit. Un guerrier qui se prépare au combat doit craindre l'excès du vin et la fatigue des veilles».

Il parla ainsi ; le vieillard, plein d'admiration, lui dit :

«Mange avec moi comme tu l'entends, et règle toi-même ta conduite ; je ne veux pas te retenir malgré toi ; il ne convient pas d'arrêter un homme qui veut partir, ou de chasser un homme qui veut rester. C'est ainsi que l'on doit agir».

Il parla ainsi. Memnon se leva et quitta le repas pour aller goûter le sommeil, son dernier ! Les autres convives se levèrent aussi pour se livrer au repos ; et bientôt ils furent tous endormis. Cependant les dieux banquetaient dans le palais de Zeus ; et le fils de Cronos, qui sait toutes choses, leur annonçait ainsi les hasards de la guerre cruelle :

«Sachez, dieux puissants, que de grands malheurs se préparent demain ; vous verrez des deux côtés les chevaux belliqueux entrechoquer les chars et les guerriers périr. Si quelqu'un de vous s'intéresse à eux, qu'il contienne sa douleur et ne tombe pas à mes genoux en suppliant ; car les Parques sont implacables, même pour nous».

C'est ainsi qu'il parlait parmi eux ; et ils savaient bien qu'ils exciteraient sa colère s'ils se mêlaient au combat ou s'ils venaient dans l'Olympe éternel prier pour un fils ou pour un ami. Aussi, lorsqu'ils entendirent les paroles du fils de Cronos, dieu du tonnerre, ils se résignèrent et ne prirent point la parole contre lui ; car ils tremblaient. Et ils se retirèrent avec tristesse dans leurs demeures et dans leurs lits ; et là, quoique immortels, le doux charme du Sommeil se répandit sur les yeux.

A l'heure où, sur la cime des hautes montagnes, l'étoile du matin resplendit dans le ciel immense et appelle à l'ouvrage les moissonneurs qui dorment doucement, le fils belliqueux de l'Aurore brillante finit son sommeil, le dernier ! Ce roi vaillant et plein d'audace brûlait de combattre les ennemis. Et l'Aurore montait à regret dans les sommets du ciel. En même temps, les Troyens entouraient leurs corps de leurs armes guerrières, et les Ethiopiens avec eux, et tous les bataillons alliés qui entouraient le puissant Priam ; et ils s'élançaient en hâte des portes de la ville, semblables aux nuages sombres que Zeus à l'approche de la tempête rassemble au haut des airs. Bientôt toute la plaine en fut couverte ; ils se répandaient partout ; ainsi des sauterelles dévorantes s'élancent en foule, semblables à un nuage ou à une pluie qui couvre la terre immense, et elles apportent aux hommes la triste famine : ainsi les Troyens marchaient nombreux et vaillants, et tout alentour sous leur effort la terre gémissait et la poussière s'élevait sous leurs pas.

Les Argiens furent stupéfaits en les voyant accourir ; ils ceignirent l'airain, confiants dans la vaillance du fils de Pélée, qui marchait au milieu d'eux, pareil aux Titans gigantesques, et remarquable entre tous sur son char léger ; ses armes étincelaient autour de lui comme des éclairs. Tel, aux limites de l'Océan qui entoure la terre, le Soleil s'élance dans l'espace pour éclairer les mortels ; il brille au loin, la terre et le ciel sourient autour de lui : tel parmi les Argiens s'élançait le fils de Pélée. Non moins terrible, parmi les Troyens, marchait Memnon, semblable à Arès quand il vole au combat ; et ses guerriers avec ardeur suivaient et entouraient leur roi.

Bientôt les bataillons ennemis s'étendent dans la plaine, Troyens, Danaens et, parmi tous, les vaillants Ethiopiens ; ils s'élancent avec fracas, comme les flots de la mer, quand les vents de l'hiver luttent les uns contre les autres ; ils se frappent, lancent leurs javelots aigus et font retentir l'air de leurs gémissements et de leurs clameurs. Ainsi des fleuves mugissent à grand bruit en se jetant dans la mer, quand Zeus amasse la pluie et le vent ; ainsi des nuages résonnent en se choquant et laissent échapper les flammes et la foudre : ainsi, sous les pieds des combattants, la terre immense résonne, et des cris horribles éclatent dans l'air ; des deux côtés, les guerriers font retentir leurs cris.

Le fils de Pélée tue Thalios et Menthès, tous les deux nobles, et fait voler les têtes de beaucoup d'autres guerriers ; souvent un vent violent, s'abattant sur la terre, souffle contre les maisons ; elles s'effondrent, et la terre est ébranlée de leur chute : ainsi les guerriers, saisis par un cruel destin, tombaient sur la poussière, frappés de la lance d'Achille, car il était terriblement irrité. Avec une égale ardeur, l'illustre fils de l'Aurore massacrait les Argiens d'un autre côté ; il était semblable à la Parque affreuse, qui apporte aux peuples la mort et la désolation. Il tue d'abord Phérone, dont la poitrine est traversée d'un javelot mortel ; puis le divin Ereuthos, amoureux de la guerre et des mêlées funestes. Ils habitaient Thryos, près des bords de l'Alphée, et ils étaient venus sous la conduite de Nestor vers la ville sacrée d'Ilion. Memnon les dépouille, puis il attaque le vieux Nestor, fils de Nélée, qu'il espère égorger ; mais Antiloqué, semblable aux dieux par sa beauté, protège son père ainsi menacé ; il lance contre Memnon un long javelot. Le roi d'Ethiopie se baisse, le trait passe et va frapper son compagnon Pyrrhaside. Alors Memnon, irrité de sa perte, bondit sur Antiloque comme un lion magnanime bondit sur un sanglier, quoique celui-ci ose combattre de près les hommes et les bêtes et que sa force soit redoutable : ainsi Memnon se précipite sur Antiloque. Celui-ci le frappe d'une pierre énorme ; mais la vie de Memnon n'est pas atteinte, son casque solide éloigne de lui la triste mort. La colère, à ce coup, agite son coeur ; avec plus de fureur encore, il s'élance sur Antiloque, et son grand courage bouillonne dans sa poitrine. Il frappe au-dessus du sein le fils de Nestor, malgré sa vaillance, et il lui enfonce son javelot aigu dans le coeur ; en cet endroit, les coups sont mortels.

Antiloque tombe ; une grande douleur saisit tous les Danaens ; et Nestor surtout fut désolé en voyant son fils périr devant ses yeux. Il n'y a pas de douleur plus grande pour les hommes que de voir sous leurs yeux périr leurs enfants. Ainsi, quoiqu'il eût une âme courageuse, il pleurait amèrement la perte de son fils, proie des Parques cruelles. Et il appelait à lui de toutes ses forces son fils Thrasymède, qui était à quelque distance :

«Viens à moi, illustre Thrasymède ; éloignons de ce triste cadavre le meurtrier de ton frère et de mon fils, ou mourons à notre tour en le défendant. Si tu as peur, tu n'es pas mon fils, tu n'es pas le neveu de cet illustre Périclymène qui ne craignit pas de lutter contre Hercule. Allons, marchons ; la nécessité donne souvent la force même aux faibles guerriers».

Il parla ainsi ; Thrasymède l'entend ; son coeur est agité d'une douleur cruelle ; il accourt avec Phérée, qui s'irrite aussi d'avoir perdu son prince ; et, pour combattre le vaillant Memnon, ils se hâtent de voler dans la mêlée sanglante. Ainsi des chasseurs, dans le sein boisé d'une montagne ardue, enflammés par le désir de la proie, s'élancent sur un sanglier ou sur un ours pour le tuer ; celui-ci leur fait tête, son coeur est plein de rage, il repousse l'effort des assaillants : tel Memnon les attend fièrement. Ses ennemis l'approchent ; mais leurs longs javelots ne l'atteignent pas ; ils glissent sur son corps, et l'Aurore, sa mère, les détourne. Cependant ils ne tombent pas à terre inutilement ; le magnanime Phérée tue Polymnios, fils de Mégès ; Laomédon est atteint par le vaillant fils de Nestor, irrité de la mort de son frère, victime de Memnon. Celui-ci cependant dépouille Antiloque de ses armes, sans craindre Thrasymède ni Phérée, car il était bien plus fort qu'eux. Et eux, comme deux chacals qui attaquent le cerf, mais ont peur du lion, ils n'osaient pas s'avancer. Nestor, qui les vit hésiter, pleurait, et il exhortait ses guerriers à fondre sur les ennemis ; lui-même s'efforçait de lutter du haut de son char ; l'amour de son fils mort l'entraînait au combat, en dépit de sa faiblesse. Il serait tombé lui aussi parmi les morts à côté de son fils si le magnanime Memnon, pensant à son vieux père, ne lui eût avec respect adressé ces paroles :

«Vieillard, il ne serait pas beau pour moi de te combattre ; tu es avancé en âge, et je sais ce que je dois faire. J'avais d'abord cru voir en toi un jeune guerrier fait pour les combats, et j'espérais une lutte digne de mon courage ; il n'en est pas ainsi ; quitte donc l'horrible mêlée ; pars, de peur qu'à regret je te frappe et t'étende sur la terre à côté de ton fils, après un combat inégal. Les guerriers t'appelleraient insensé ; car il ne convient pas de combattre un ennemi plus fort que soi».

Il parla ainsi, et le vieillard lui répondit :

«Memnon, tu te trompes. Personne ne pourrait dire que je suis fou, si je combats pour mon fils et si, dans l'ardente mêlée, je le protège contre son féroce meurtrier. Plût aux dieux que j'eusse toutes mes forces pour te faire connaître ma lance ! En ce moment, tu te glorifies ; le coeur des jeunes gens est altier, leur esprit vain ; et, dans ta confiance aveugle, tu parles beaucoup. Si tu m'avais rencontré dans ma jeunesse, tes amis n'auraient pas eu de joie, malgré ta vaillance ; aujourd'hui, je suis comme un lion fatigué par la vieillesse ; les chiens suffisent à l'éloigner de l'étable ; il ne l'attaque plus, quoiqu'il ait faim ; ses dents ne sont plus tranchanfes, ses forces l'abandonnent, son coeur vaillant est vaincu par l'âge. Ainsi la force ne se montre plus en moi comme jadis ; et cependant je vaux mieux encore que beaucoup d'hommes ; Nestor vieilli le cède à peu de jeunes gens».

Il parla ainsi et se retira en arrière, laissant son fils couché dans la poussière, car la vigueur ne soutenait plus ses membres autrefois flexibles ; il était accablé sous le poids de la vieillesse, et avec lui se retirèrent Thrasymède illustre dans les combats et le magnanime Phérée et tous leurs compagnons, frappés de crainte. Car le guerrier impitoyable les poursuivait sans relâche.

Comme, du haut des montagnes, un torrent à l'eau profonde se précipite avec un grand fracas, lors-que Zeus étend devant les mortels un jour chargé de vapeurs et amasse une grande tempête ; le tonnerre éclate au milieu des éclairs, les nuages s'entrechoquent au ciel, les campagnes sont inondées par la pluie qui tombe avec bruit, et de tous côtés les eaux en longues traînées mugissent sur les pentes ; ainsi Memnon chassait les Argiens sur le rivage de l'Hellespont et les massacrait par derrière. Beaucoup de guerriers sur la poussière et dans le sang laissaient leur vie entre les mains des Ethiopiens ; la terre était souillée des cadavres des Danaens, et Memnon se réjouissait à rompre les bataillons ennemis ; le sol troyen était encombré de corps inanimés, et il s'acharnait dans la bataille. Il espérait devenir la lumière de Troie et le fléau des Danaens ; mais la Parque funeste, cachée près de lui, le trompait et le poussait au combat.

A ses côtés, ses serviteurs vaillants combattaient à l'envi, Alcyoné, Nychios, le vaillant Asiadès, Ménéclos terrible par sa lance, Alexippos et Clodon, cent autres, amoureux des combats, qui s'illustraient dans la bataille et se confiaient en leur prince. Mais, tandis que Ménéclos se précipitait sur les Danaens, il fut tué par le fils de Nélée. Irrité de la perte de son compagnon, le vaillant Memnon redouble d'ardeur. Ainsi, dans les montagnes, un chasseur abat les biches rapides qui ont été poussées au milieu d'invisibles filets par les ruses et l'habileté des piqueurs ; les chiens bondissent et aboient ; l'ardent chasseur donne à coups d'épieu la triste mort aux animaux légers : ainsi Memnon massacre une grande foule de guerriers. Ses compagnons se réjouissaient ; les Argiens fuyaient devant cet illustre vainqueur. Ainsi d'une montagne escarpée se précipite un énorme rocher que l'infatigable Zeus déracine et lance des hautes cimes avec le bruit du tonnerre ; il dévaste les bois épais, les vallées creuses ; les airs retentissent, et sous l'ombrage tremblent les moutons, les boeufs et les animaux qui paissent dans la plaine ; ils s'enfuient pour éviter le choc violent et cruel : ainsi les Argiens redoutent le javelot terrible de Memnon qui les suit.

Alors Nestor vint trouver le puissant fils d'Eacos, et, tout affligé de la mort de son fils, il lui dit :

«O Achille, rempart des valeureux Argiens, mon fils a été tué, et Memnon m'a pris ses armes ; je crains même que le cadavre ne soit la proie des chiens. Viens donc, secours-moi ; un ami se souvient d'un ami qui est mort et s'irrite de sa perte».

Il parla ainsi : la douleur entra dans l'âme d'Achille ; et apercevant, dans l'horrible mêlée, Memnon qui massacrait la foule des Argiens, il laissa aussitôt les Troyens que ses mains égorgeaient à l'autre bout de la plaine ; et il s'élança avec ardeur, irrité de la mort d'Antiloque et de ses compagnons. Le divin Memnon saisit de ses mains puissantes un rocher que les laboureurs avaient posé dans la fertile campagne pour y servir de borne, et il le lança contre le bouclier de l'invincible Achille. Celui-ci, sans craindre l'effroyable trait, se précipite aussitôt, la lance en arrêt, à pied, car il avait laissé ses chevaux en arrière, et il atteint l'épaule droite de Memnon au-dessus du bouclier. Le roi d'Ethiopie, blessé, rugit de fureur, et, inaccessible à la crainte, il frappe au bras d'un coup de sa lance le fils d'Eacos ; le sang jaillit ; Memnon tressaille de joie, le malheureux ! et aussitôt il raille son terrible ennemi :

«C'est aujourd'hui, je l'espère, que tu mourras, vaincu de ma main, et tu n'échapperas plus au destin de la guerre. Insensé, pourquoi égorger cruellement les Troyens ? pourquoi te vanter devant tous d'être le plus illustre des hommes et d'être le fils d'une Néréide ? Mais ton jour suprême est venu : car je suis de la race des dieux ; je suis le fils de l'Aurore, que les Hespérides, semblables aux lis, ont nourrie près des bords de l'Océan. Tu le vois, j'affronte la lutte ; je sais combien ma divine mère est supérieure à la Néréide dont tu es fier d'être le fils. L'une donne la lumière aux dieux et aux hommes ; grâce à elle se fait dans l'éternel Olympe tout ce qui est beau et bon, tout ce qui est utile aux hommes ; l'autre, dans les ténèbres stériles de la mer, vit avec les marsouins, reine oisive et obscure des poissons ; je ris d'elle, et je ne daigne pas la mettre au rang des déesses du ciel».

Il parla ainsi ; le bouillant fils d'Eacos lui répondit :

«Memnon, quelle est ta folie de m'affronter et de m'appeler au combat ? Je te suis trop supérieur par ma force, ma naissance et ma beauté. Je descends de la race illustre de Zeus et du puissant Nérée, père des Nymphes marines, que les dieux eux-mêmes honorent dans l'Olympe ; et surtout ils honorent la sage et prudente Thétis ; c'est elle qui reçut jadis Dionysos dans ses demeures, alors qu'il redoutait les violences du cruel Lycurgue ; c'est elle qui accueillit Héphestos, l'habile ouvrier d'airain, lorsqu'il tomba de l'Olympe ; c'est elle enfin qui délivra de ses liens le dieu du tonnerre. En souvenir de ces bienfaits, les dieux qui voient tout honorent ma mère Thétis dans le céleste Olympe. Et tu apprendras qu'elle est une déesse illustre, quand ma lance d'airain entrera dans le fond de ta poitrine, ouverte par ma vaillance. J'ai puni Hector du meurtre de Patrocle ; je vais te punir du meurtre d'Antiloque ; tu n'as pas égorgé en lui l'ami d'un lâche. Mais pourquoi, comme de petits enfants sans force, rester là et célébrer en paroles vaines la gloire de notre race, ou la nôtre. Il faut combattre, il faut montrer du coeur».

En parlant ainsi, il saisit sa longue épée ; Memnon l'imita, et ils s'élancèrent avec ardeur l'un contre l'autre, enivrés de l'amour de la gloire. Ils entrechoquaient terriblement leurs boucliers, qu'Héphestos avait forgés avec art, se heurtaient sans relâche, et mêlaient l'une à l'autre les crinières ondoyantes de leurs casques. Zeus, bienveillant pour tous les deux, leur donnait la force, les rendait infatigables, plus grands que l'homme, semblables aux dieux.

Et la Discorde se réjouissait de ce beau combat. Tantôt ils voulaient plonger l'épée dans la poitrine de leur ennemi, entre le bouclier et le casque ondoyant ; tantôt, redoublant d'efforts, ils voulaient l'atteindre, au-dessus des cnémides, au-dessous de la cuirasse ajustée habilement à leurs membres. Tous deux étaient ardents à la lutte, leurs armes divines retentissaient sur leurs épaules, et une grande clameur montait jusqu'au ciel du sein de la foule, car les Troyens, les Ethiopiens et les Argiens courageux combattaient alentour, et la poussière volait sous leurs pas jusqu'au haut des airs : une grande chose se faisait alors.

Souvent dans les montagnes, quand la pluie tombe, quand le lit des fleuves sonores déborde sous la masse des eaux, quand les tourbillons grondent, une vapeur humide s'élève ; les bergers, craignant l'inondation, fuient devant les ténèbres chères aux loups carnassiers et aux bêtes féroces que nourrit la vaste forêt : ainsi sous les pieds des guerriers s'élevait une horrible poussière qui couvrait même la clarté du soleil et obscurcissait l'air ; un terrible destin couchait les peuples sur le sol, dans la mêlée mortelle. Les dieux ne se mêlaient pas au combat ; mais les Parques poussaient des deux côtés les ardents bataillons à la lutte et au trépas ; et Arès se rassasiait de ce long carnage ; partout la terre était souillée de sang ; la sombre Mort se réjouissait, les mourants jonchaient la plaine de Troie, immense arène des coursiers, que serrent dans leurs bras le Simoïs et le Xanthe, tributaires de l'Hellespont sacré.

Le combat fut long, et chaque parti déployait des forces égales ; les dieux qui les contemplaient de loin étaient partagés, les uns favorisant l'invincible fils de Pélée, les autres le fils divin de Tithon et de l'Aurore. Les hauteurs du ciel mugissaient, la mer immense résonnait, et la terre tressaillait dans ses profondeurs sombres sous les pieds des héros. Toutes les filles du puissant Nérée se pressaient en tremblant autour de Thétis et craignaient pour le vaillant Achille ; et l'Aurore craignait aussi pour son fils, sur le char lumineux qui la portait ; autour d'elle aussi, les Heures, filles du Soleil, se tenaient dans l'angoisse, formant le cercle divin que Zeus a tracé au Soleil infatigable ; c'est ainsi que l'année suit son cours bienfaisant, c'est ainsi que tout vit et tout meurt, tandis que de jour en jour sans repos passe le temps au milieu des instants qui volent. Et certes un terrible combat se serait élevé parmi les dieux si, par la volonté de Zeus Tonnant, deux Parques ne se fussent aussitôt placées près des deux guerriers, l'une sombre aux côtés de Memnon, l'autre éclatante aux côtés du vaillant Achille. A leur vue, les dieux poussèrent un grand cri ; les uns furent saisis d'une tristesse funèbre, les autres ravis d'une joie douce et riante.

Cependant les héros continuaient ardemment leur bataille sanglante ; ils ne virent pas l'approche des Parques, et déployaient l'un contre l'autre leur courage et leur force. On eût dit qu'en ce jour dans cette mêlée funeste luttaient les Géants indomptés ou les Titans robustes ; le combat était rude entre eux ; tantôt ils s'attaquaient de leurs épées, tantôt d'un effort puissant ils se lançaient d'énormes pierres ; tous deux, quoique blessés, ne reculaient pas et ne tremblaient pas ; ils se tenaient fermes comme des rocs et faisaient paraître dans l'arène leur force invincible : car tous deux se vantaient d'être issus du grand Zeus. La Discorde tint la balance longtemps égale, afin que la bataille fût longue entre eux et entre les compagnons courageux qui, à leurs côtés, affrontaient la mort avec ardeur ; les épées fatiguées s'émoussaient sur les boucliers ; ceux qui blessaient étaient blessés, et sur les membres de tous coulaient dans cette lutte infatigable la sueur et le sang ; la terre était cachée sous les cadavres, comme le ciel sous les nuages, quand le Soleil entre dans le Capricorne, à la grande terreur des matelots. Les chevaux hennissants, mêlés aux peuples acharnés, foulaient du pied les mourants, semblables aux feuilles épaisses tombées dans la forêt au commencement de l'hiver, quand l'automne fécond disparaît.

Au milieu des morts et du sang combattaient les deux illustres enfants des dieux, et leur rage crois-sait sans cesse. Enfin la Discorde fit pencher le plateau fatal de sa balance, et le combat cessa d'être égal. Alors le fils de Pélée enfonça profondément son épée dans la poitrine du divin Memnon ; un sang noir ruissela de sa blessure, et sa vie florissante fut aussitôt finie. Il tomba dans les flots noirs de son sang, ses armes immenses retentirent, la terre gémit sous son poids, et ses compagnons furent saisis de terreur. Les Myrmidons le dépouillèrent, les Troyens s'enfuirent, Achille les poursuivit d'une course rapide et terrible comme un tourbillon.

A cette vue, l'Aurore poussa un cri et se cacha dans les nuages ; la terre fut couverte de ténèbres ; à son ordre, ses filles, les Brises légères, se précipitèrent à la fois sur la plaine de Priam, entourèrent le cadavre, enlevèrent soudain le fils de la déesse et l'emportèrent dans les splendeurs du ciel, pleurant leur frère mort, tandis qu'alentour ]'éther gémissait. Et les gouttes de sang qui de ses membres tombaient sur la terre firent dans la suite des âges l'étonnement des hommes, car les dieux les rassemblèrent et en formèrent un fleuve aux ondes sonores que nomment Paphlagonien les mortels qui habitent au pied de l'Ida ; chaque année, quand revient le jour funeste où mourut Memnon, ce fleuve roule du sang dans les plaines fécondes ; il exhale une odeur affreuse, semblable à celle de la mort et de la corruption. Les dieux l'ont ainsi ordonné ; et les Brises légères volaient, portant le corps glacé du fils de l'Aurore, tout doucement au-dessus de la terre, dans les plis d'une sombre vapeur.

Les Ethiopiens ne quittèrent pas leur chef inanimé ; un dieu les conduisit à sa suite et leur donna les ailes des oiseaux pour voler dans l'espace. Ils suivaient donc les Brises du ciel, en pleurant leur roi. Ainsi parfois un chasseur est étendu dans un bois, tué par la dent cruelle d'un sanglier ou d'un lion ; ses compagnons endurcis à la fatigue portent tristement son cadavre ; par derrière, ses chiens, qui regrettent leur maître, marchent avec des glapissements ; triste chasse ! Ainsi les guerriers noirs, laissant l'ardente bataille, suivaient en gémissant les Brises légères, entourés de la nuée divine ; en les voyant disparaître au loin, les Troyens et les Danaens demeurèrent dans l'étonnement, au milieu d'un silence profond. Et les Brises infatigables déposèrent avec de longs sanglots le cadavre du belliqueux Memnon près des eaux larges du fleuve Esépos ; là, les Nymphes à la belle chevelure, filles d'Esépos, habitent un bois sacré ; elles élevèrent un grand tombeau, couvert par l'ombrage des arbres, et les déesses versèrent des larmes pour honorer le fils de la brillante Aurore.

Alors disparut la lumière du Soleil, et l'Aurore descendit du ciel, pleurant son fils ; autour d'elle étaient les douze vierges à la belle chevelure qui parcourent sans cesse la route élevée où règne le Soleil ; la Nuit, le Jour, et aussi les dieux qui, par la volonté de Zeus, forment la cour de l'Aurore, veillent aux portes de son palais éternel et portent le flambeau de la lumière divine qui féconde l'univers, pendant que marchent les Saisons : l'Hiver glacé, le Printemps fleuri, le doux Eté, l'Automne chargé de pampres ; tous descendirent du haut des airs, pleurant amèrement Memnon ; les Pléiades aussi versaient des larmes ; les hautes montagnes et les flots de l'Esépos gémissaient, et un deuil sans repos s'éleva. Au milieu de tous, étendue sur le corps de son fils, l'Aurore infortunée poussait de longs cris :

«Tu es mort, mon fils, et tu laisses à ta mère un deuil sans espoir ! Jamais je ne pourrai, toi mort, prêter ma lumière aux dieux immortels. J'irai dans les sombres abîmes des Enfers, où ton âme, fuyant ton corps, s'est envolée. Que le Chaos et les Ténèbres se répandent au loin, que le fils de Cronos sente aussi la douleur ! Ai-je moins droit que la Néréide à la protection de Zeus ? C'est moi qui parcours le monde et qui mène toutes choses à leur fin. Inutile bienfait ! Zeus méprise ma lumière. Eh bien ! je fuis dans les abîmes ! que Thétis, sortant de la mer, paraisse dans l'Olympe pour éclairer les dieux et les hommes ! Moi, méprisant le ciel, je n'aime plus que les ténèbres ! Jamais les rayons de l'Aurore ne brilleront aux regards de ton meurtrier !»

Elle se plaignait ainsi, et les larmes coulaient de son visage immortel, semblables à un ruisseau intarissable ; autour du cadavre, la Terre au sein noir en était inondée ; la Nuit douce pleurait aussi près de sa fille, tandis que le Ciel couvrait les étoiles d'ombre et de nuages, pour faire honneur à l'Aurore.

Cependant les Troyens étaient dans la ville, affligés de la mort de Memnon ; ils regrettaient ce roi et ses guerriers. Les Argiens ne se réjouissaient pas ; à la vue de leurs compagnons étendus sur la plaine, leur âme était partagée : ils louaient le belliqueux Achille, mais ils pleuraient Antiloque ; ils mêlaient la tristesse à la joie.

Toute la nuit, l'Aurore poussa de tristes sanglots ; autour d'elle étaient les Ténèbres ; elle ne pensait pas au retour du Jour, et elle avait horreur de l'Olympe. A ses côtés gémissaient ses blancs coursiers, creusant le sol dépouillé de fleurs ; malgré la tristesse de leur reine, ils désiraient s'élancer dans l'espace. Alors Zeus irrité fit retentir le tonnerre ; et la terre immense fut ébranlée ; la terreur saisit l'immortelle Aurore. Elle laissa les noirs Ethiopiens ensevelir en pleurant le cadavre ; puis, sur le tombeau de son valeureux fils, elle les changea tout gémissants en oiseaux rapides qui volent dans les airs ; on les appelle encore des memnons ; ils viennent encore gémir sur le tombeau de leur prince, y semer la poussière et y lutter en son honneur, tandis que, dans le palais de Pluton ou peut-être parmi les bienheureux dans les Champs Elysées, Memnon marche fièrement ; et la douce Aurore se console en le regardant ; mais les oiseaux fidèles continuent la lutte jusqu'à ce qu'enfin l'un d'eux ait tué l'autre, ou que tous deux aient trouvé la même mort en combattant pour leur roi. Tels sont les jeux funèbres que ces oiseaux célèbrent par la volonté de la brillante Aurore.

La déesse alors monte dans le ciel avec les Heures fécondes, qui la conduisent malgré elle dans les plaines du ciel, en lui disant les douces paroles qui apaisent la douleur ; elle pleurait encore, mais elle remplit sa tâche, car elle craignait les terribles menaces de Zeus qui règne sur les flots de l'Océan, sur la terre et sur le ciel rayonnant. Précédée par les Pléiades, elle ouvrit les portes de l'éther et répandit son éclat sur le monde.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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