Chapitre 3 - La conjuration

I

Ces débats avaient pris beaucoup de temps. On touchait à la seconde moitié de l'année, et Cicéron pouvait dire, dans son langage imagé, qu'après une navigation orageuse, il apercevait enfin la terre (1), lorsque éclata une tempête bien plus grave que celles auxquelles il venait d'échapper.

C'est en effet dans les derniers mois de son consulat que la conjuration de Catilina a été découverte et punie. En réalité, elle devait couver depuis quelque temps, mais on ne la voyait pas, ou plutôt on ne voulait pas la voir ; car il y avait, au milieu de ces agitations perpétuelles, comme un parti pris de vivre au jour le jour et de ne pas s'inquiéter d'avance. Cette sorte d'obstination à n'en pas parler a pu faire penser qu'elle n'existait pas, et quelques historiens ont prétendu qu'elle n'a réellement commencé que vers le moment où on l'a découverte (2). Il est bien difficile de le croire quand on sait combien l'organisation en était étendue et compliquée, qu'elle comprenait non seulement Rome, mais presque toute l'Italie, et qu'en étrurie on était parvenu à former des rassemblements de troupes assez considérables. Même en supposant que ces mouvements n'étaient qu'ébauchés quand la conjuration fut étouffée, il n'en reste pas moins que pour en concevoir l'idée, pour en commencer l'exécution, pour mettre en train cette lourde machine, il semble que quelques semaines ou même quelques mois n'étaient pas suffisants.

Nous ne saurons jamais d'une manière précise à quel moment Catilina conçut l'idée de sa conjuration et quand il a commencé à la réaliser. Contentons-nous de chercher de quelle manière elle est arrivée à la connaissance du public. Nous pouvons nous appuyer ici sur des textes précis. A l'époque où fut plaidé le procès en concussion intenté par les Africains à Catilina, on n'en avait aucun soupçon : Cicéron le dit formellement (3). On ne s'en doutait pas davantage dans les premiers mois de l'année 690, pendant la lutte que se livraient les candidats aux élections consulaires. Il n'en est question ni dans la lettre de Quintus, ni dans le discours de Cicéron (In toga candida) où il traite si mal Catilina. S'il avait su ce qui se tramait, il n'aurait certainement pas manqué de le dire. On voyait sans doute que Catilina se donnait beaucoup de mal pour attirera lui toute une jeunesse sans ressource et sans scrupule. La peine qu'il prenait, les sacrifices qu'il s'imposait pour se les attacher auraient dû, à ce qu'il semble, inspirer quelques inquiétudes et ouvrir les yeux sur ses desseins secrets. Mais il était candidat, et l'on pouvait toujours prétendre qu'il ne se donnait tant de mal et ne cherchait à réunir tant de partisans autour de lui que pour le succès de son élection. La même raison pouvait expliquer jusqu'à un certain point qu'il essayât de gagner à sa cause des villes de l'Etrurie, du Picenum, de la Gaule, Faesula, Arretium, Capoue. Nous venons de voir que l'Italie aussi envoyait des électeurs au Champ de Mars, et que les candidats avaient intérêt à s'y faire des partisans.

On était donc arrivé jusqu'au milieu de l'année 690 sans que l'existence de la conjuration fût soupçonnée, et on effet, à ce moment, elle existait à peine. Catilina avait peut-être confié ses projets à quelques-uns de ses amis les plus sûrs, mais nous savons qu'au plus grand nombre il ne faisait que des demi-confidences ; «il les prenait à part, sondant les uns, encourageant les autres, leur montrant les ressources dont il disposait, la république sans défense, et combien le succès serait facile et profitable» (4). C'est alors qu'après les avoir endoctrinés séparément, il réunit chez lui ceux sur lesquels il comptait le plus, c'est-à-dire les plus audacieux et les plus misérables, et leur dit ouvertement ce qu'il était résolu à faire. Salluste nous a donné la date de cette réunion : c'était aux environs du 1er juin 690, à peu près un mois avant l'élection qui allait mettre aux prises avec Cicéron (5). Il est bien probable que s'il sortit alors de sa réserve, c'est qu'il voulait enflammer le zèle de ceux qui allaient voter pour lui, et nous voyons en effet qu'en finissant son discours, il leur recommanda «de s'occuper activement de sa candidature». On raconta, au premier moment, qu'il s'était passé dans cette assemblée des scènes effrayantes. Catilina, disait-on, avait fait circuler parmi les assistants des coupes où le sang humain se mêlait au vin, et chacun d'eux y porta les lèvres en proférant d'horribles imprécations. Salluste doute beaucoup de la vérité du récit ; mais, comme il ajoute qu'il se faisait quelque chose de semblable dans les sacrifices ordinaires, il est possible que les complices, pour se lier entre eux d'une façon plus étroite, aient cru devoir emprunter à la religion des rites qui étaient en usage quand on faisait un traité d'alliance ; l'imagination et l'épouvante publiques ajoutèrent le reste. On alla bien plus loin dans la suite, et Plutarque prétendit sérieusement qu'ils avaient égorgé un homme, un esclave sans doute ou un enfant, et mangé sa chair. Une fois sur le chemin de l'horrible, la crédulité populaire ne s'arrête pas.

Il n'était guère prudent de tenir au centre de Rome, dans le quartier du grand monde, à quelques pas du Forum, une assemblée nombreuse, où l'on allait agiter le moyen de détruire la république. Catilina s'était contenté, pour prévenir les indiscrétions, de rassembler ses amis «dans la partie la plus secrète de sa maison» (6). La précaution était insuffisante. Dans ce grand nombre de gens tarés qu'il attirait autour de lui, il pouvait se trouver des traîtres ; il devait nécessairement y avoir des bavards. Quelque chose de ce qui s'était dit dans la réunion se répandit dans le public. Suivant l'usage, on exagéra ces bruits en les répétant. Il arriva que les honnêtes gens s'indignèrent, que les riches prirent peur, et que tous ensemble se décidèrent à voter pour Cicéron, même ceux qui ne l'aimaient pas. Ce fut, dit Salluste, la principale raison qui le fit nommer consul.

Il est naturel que l'échec de Catilina ait d'abord déconcerté ses partisans ; mais lui ne perdit pas courage. Il conserva cette indomptable assurance qui faisait sa force et parvint très vite à la faire partager par les siens. D'ailleurs il ne se tenait pas tout à fait pour vaincu, puisque Antoine, son associé, avait réussi, et qu'il croyait pouvoir compter sur lui pour tenir Cicéron en échec pendant tout le temps qu'ils gouverneraient ensemble. Il se remit donc à l'oeuvre avec plus d'ardeur qu'auparavant. Nous ne pouvons guère douter cette fois, même quand Salluste ne nous le dirait pas, que ce soit de la conjuration qu'il s'est occupé surtout. Il en avait livré le secret à ses affiliés, il était définitivement compromis, il ne pouvait plus se tirer d'affaire que s'il réussissait.

Le temps ne lui manqua pas pour travailler au succès de son entreprise. Entre sa première tentative électorale sérieuse, où il fut vaincu par Cicéron, et celle de 691, dont nous parlerons plus tard, un an s'est écoulé, et pendant tout ce temps il nous échappe. Dans les cinq mois qui suivirent l'élection, quand Cicéron était consul désigné, il n'est pas question de Catilina. On vient de voir que, dès le jour des calendes de janvier, où les consuls entrent en charge, la lutte entre Cicéron et César commence. Catilina n'y prit aucune part, et l'on comprend bien qu'il n'ait pas pu s'en mêler. César se proposait de faire abolir ce qui restait des lois de Sylla ; pouvait-il associer à ce dessein un ancien syllanien aussi décrié que Catilina ? Cependant, il n'est guère admissible qu'un homme aussi entreprenant, dont on nous dit que son esprit ne se reposait jamais (7), soit resté si longtemps sans rien faire. C'est sans aucun doute l'époque où il a dû organiser définitivement sa conjuration.

Ce qu'elle était en réalité et de quels éléments elle se composait, Salluste et Cicéron nous en donnent quelque idée quand ils nous disent que Catilina prétendait soulever à la fois Rome et l'Italie. C'étaient, dans une seule conjuration, deux complots, qui n'avaient pas tout à fait le même caractère, quoique conçus dans la même pensée et conspirant au même résultat ; l'un devait grouper quelques grands seigneurs de la ville, l'autre rappelait aux armes les vieux soldats de Sylla disséminés dans les campagnes italiennes. Ils avaient chacun d'eux leur organisation distincte et leur rôle particulier, jusqu'au jour où ils devaient se réunir sous les murs de Rome pour tomber ensemble sur les aristocrates et les financiers et les brûler dans leurs palais.

étudions à part ces deux catégories de conjurés. Il serait plus régulier sans doute de commencer par ceux de la ville. Ils étaient les plus près de Catilina, compagnons de ses plaisirs, confidents de ses projets, et ce sont certainement les premiers auxquels il a dû s'adresser quand la pensée lui est venue de tenter une aventure. Mais, d'un autre côté, nous verrons qu'au moment décisif, c'est dans les conjurés d'Italie qu'il a eu le plus de confiance ; ils ont été en somme son dernier espoir et son meilleur appui. Si l'on se fie au récit de Salluste, c'est à eux qu'il songea d'abord après l'échec de sa candidature ; «son premier soin fut de leur envoyer des armes et de l'argent qu'il emprunta sous son nom ou par le crédit de ses amis» (8). Je vais donc m'occuper d'eux d'abord ; il sera temps de revenir aux autres plus tard.

II

Un des faits les plus importants de l'histoire de Rome à la fin du VIIe siècle, c'est l'intervention de l'armée dans les luttes civiles. Il n'est pas sans intérêt de chercher à savoir comment elle s'est produite.

Quelque réputation de sagesse qu'on ait faite à Rome, elle n'a jamais eu tout à fait la paix intérieure. La lutte est la vie des pays libres ; il faut qu'ils s'y résignent. «Pour règle générale, dit Montesquieu, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un état qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas.» A Rome, le combat entre les plébéiens et l'aristocratie a commencé le lendemain de l'expulsion des rois et il a duré jusqu'à l'établissement de l'empire ; mais il a eu des phases très différentes. Au début, les contestations étaient moins vives ; elles prenaient volontiers une forme que nous connaissons bien, celle de la grève. Le petit peuple quittait la ville, il se retirait, avec l'armée, sur l'Aventin ou le Mont Sacré, et l'on y attendait que la noblesse, qui ne pouvait pas vivre dans son isolement, fît des concessions, ce qui ne manquait pas d'arriver. Peu à peu les choses se gâtèrent et l'on en vint à l'émeute. Il faut pourtant remarquer que, jusque dans les scènes les plus tumultueuses des dernières années de la république, on retrouve le caractère du peuple chez qui elles se produisent. Elles affectent un certain respect de la loi, le souci visible de se rattacher de quelque manière à la constitution, même quand on la viole. C'est toujours à la même occasion que la lutte s'engage, et sur le même champ de bataille qu'on en vient aux mains. Il s'agit d'enlever une élection ou de faire approuver une loi. Le moyen qu'on prend pour y réussir est toujours le même : on chasse à coups de pierre ou de bâton, du Champ de Mars ou du Forum, tous les gens du parti contraire, et l'on vote quand on est sûr d'avoir l'unanimité. Le procédé est violent, mais au moins on a voté, et les apparences sont sauves : la plupart n'en demandaient pas davantage. La grande difficulté consistait à prendre possession de la tribune et à s'y maintenir. On s'y installait dès le milieu de la nuit, avec une bonne troupe, et l'on empêchait les adversaires d'en approcher. Un récit fort curieux de Cicéron qu'il a plusieurs fois reproduit (9) peut nous donner quelque idée de ce qui se passait dans ces grandes émeutes. Il y a quelque intérêt à comparer ce qu'il nous raconte à ce que nous avons vu chez nous. D'abord, celui qui voulait soulever la foule, un tribun d'ordinaire, ordonnait de fermer les boutiques (10). C'était sans doute pour enlever à ceux qui commençaient à déserter les assemblées politiques tout prétexte à rester chez eux. Jetés ainsi dans la rue, on pensait qu'ils ne trouveraient rien de mieux à faire que de se rendre au Forum. De leur côté, les membres des clubs - il y en avait alors dans tous les quartiers (collegia compitalicia) - se rendaient aux lieux ordinaires de leurs réunions ; on les enrégimentait, on en formait des compagnies, on leur indiquait un lieu de rendez-vous (11). Tout cela se passait au grand jour ; sans souci de la police, qui n'existait pas, au milieu d'un carrefour, auprès d'un tribunal où le préteur rendait la justice. Des armes étaient préparées dans le temple de Castor, dont on obstruait les degrés, pour qu'on ne pût pas les venir prendre ; puis, quand on les avait distribuées aux complices, on les lançait sur la foule désarmée, et ceux qui faisaient mine de résister, on les frappait sans pitié. Le lendemain, on était obligé d'éponger le Forum ; on jetait les morts par la bouche de l'égout de Tarquin, qu'on voit encore grande ouverte du côté de la basilique Julia, et le Tibre roulait des cadavres dans ses eaux ensanglantées.

On comprend que ces violences, qui épouvantaient les honnêtes gens, aient souvent réussi ; elles ont fait les succès de Clodius et amené l'exil de Cicéron. Mais on dut s'apercevoir assez vite qu'elles ne procuraient que des victoires passagères. A son tour le parti vaincu, s'il était riche, répandait de l'argent dans les tribus, gagnait, en les payant, les habitués des clubs, enrôlait des gladiateurs ou des esclaves ; il n'avait qu'à user des mêmes moyens que ses adversaires pour provoquer une émeute en sens inverse qui produisait des effets contraires, et c'était toujours à recommencer. On ne pouvait espérer obtenir une supériorité durable que si l'on possédait une force disciplinée, obéissante, qu'on fût sûr d'avoir toujours sous la main. Puisque la violence et la corruption disposaient des votes au Forum, et que la foi politique, qui liait les citoyens à un parti, n'existait plus, il était naturel qu'on songeât à la remplacer par le respect et l'affection qui attachent le soldat à son chef et qu'on employât désormais l'armée pour arriver à la conquête du premier rang. Marius d'abord, puis Sylla, le firent avec succès, et ils en donnèrent l'exemple aux autres. Les grands ambitieux, qui, vers l'époque du consulat de Cicéron, se disputaient le pouvoir, étaient bien décidés à faire comme eux, et nous voyons que tous cherchent le moyen d'avoir une armée à leur service. Pompée est pourvu ; il commande aux légions d'Orient, qui lui sont entièrement dévouées. S'il veut les amener en Italie, elles le suivront, et c'est ce qui épouvante ses rivaux. Crassus comprend bien que sa fortune ne suffira pas seule à lui donner la situation qu'il ambitionne. Il se souvient qu'il a fait la guerre avec honneur, et veut s'y remettre. Il dépense de grosses sommes pour susciter une affaire en Egypte, qui pourra lui fournir une occasion d'être mis à la tête d'une armée (12) et, comme il n'y réussit pas, il se jette dans cette folle expédition contre les Parthes, où il trouvera la mort. Il semble que César ait eu d'abord la pensée de ne conquérir le pouvoir que dans les luttes intérieures, et il s'obstine, pendant plusieurs années, à ne pas s'éloigner du Forum. Mais probablement la situation que Pompée s'est faite lui donne à réfléchir ; il voit bien qu'il n'aura pas raison des légions d'Orient avec des émeutes ou des bulletins de vote. Il songe un moment, comme Crassus, à tirer parti de l'affaire d'Egypte ; puis, arrivé au consulat, il machine la conquête des Gaules.

Catilina devait penser comme eux. Il voyait bien de quel intérêt il était pour lui de disposer d'une armée ; mais, comme il était pressé d'agir, il lui fallait l'avoir tout de suite, et les circonstances n'y étaient pas favorables. Rome se trouvait en paix avec le monde entier, ce qui lui était rarement arrivé, de sorte que, même s'il réussissait dans sa candidature, il n'avait guère de prétexte pour obtenir un commandement militaire important. D'ailleurs, était-ce bien à des légions qu'il devait s'adresser pour le genre de révolution qu'il préparait ? Quoique fort peu scrupuleuses, elles pouvaient y répugner. Il lui fallait des troupes d'un caractère particulier, prêtes à toutes les besognes. Ces troupes, il savait où les trouver ; il y avait partout, dans les provinces italiennes, et spécialement en étrurie, d'anciens soldats de Sylla, auxquels le dictateur, on vient de le voir, avait libéralement distribué cent vingt mille lots de terre. Mais ces pillards de l'Asie avaient eu grand'peine à devenir d'honnêtes fermiers. Ils s'ennuyaient dans ces domaines qu'on leur avait donnés ; comme ils ne s'entendaient guère à les faire valoir, ils étaient criblés de dettes et tracassés par les créanciers. Ils regrettaient leur ancien métier, qui leur avait été si profitable, et au premier signe qu'on leur ferait, ils étaient prêts à reprendre les armes. On savait bien qu'il ne manquerait pas de gens pour se joindre à eux. Partout ils allaient trouver des mécontents, des révoltés, qui s'associeraient à leur fortune. C'étaient surtout les anciens propriétaires des biens qu'après chaque victoire le vainqueur s'était appropriés, qui, se trouvant sans ressources, s'étaient fait brigands. Depuis la guerre sociale et les guerres civiles, toutes les routes en étaient infestées (13). Il y avait aussi les gladiateurs qu'on exerçait pour les jeux publics dans de grandes écoles, et qui étaient toujours disposés à s'échapper dès qu'on entr'ouvrait la porte. Milon et beaucoup d'autres s'en formèrent comme une garde, qu'ils amenaient avec eux sur la place publique les jours de vote et d'élection. Il y avait enfin les pâtres qui gardaient les grands troupeaux dans les gorges sauvages de l'Apennin. Ils étaient pour les conspirateurs une très précieuse ressource. On racontait que le consul Antoine, qui passait son temps à s'enrichir par ses pillages et à se ruiner par ses débauches, ayant été réduit à vendre ses domaines et ses troupeaux, avait conserve les pâtres, pour s'en servir quand il voudrait faire quelque mauvais coup (14). Voilà de quels éléments la petite armée de Catilina se composait. Le centre de ce mouvement militaire devait être Faesulae (aujourd'hui Fiesole), au coeur de l'étrurie. C'est là que Catilina réunit le gros de ses troupes, sous la conduite d'un ancien centurion de Sylla, Manlius ou Mallius, dans lequel il avait une pleine confiance. Tout ce qu'on nous dit de ce Manlius, c'est que c'était un brave soldat, et qu'il sut mourir avec courage (15).

III

Nous venons de voir ce qu'on peut savoir - ou soupçonner - de ces troupes que Catilina avait réunies à Faesulae. Les conjurés de Rome étant plus en lumière et portant de grands noms, nous avons plus de renseignements sur eux. Quand on connaît Catilina, on n'a pas de peine à imaginer comment tant de personnages importants s'attachèrent à lui. Pour ne pas remonter plus haut que ce qu'on appelle la première conjuration, nous avons vu que ce complot, qui n'était qu'un coup de main peu préparé et mal exécuté, échoua par l'impéritie de quelques-uns et la lâcheté du plus grand nombre. Catilina n'avait rien perdu à cet échec ; au contraire, il y gagna de s'être fait mieux connaître. Parmi tous ces gens faibles, hésitants, il s'était montré vigilant, énergique, prêt à tout : c'étaient les qualités d'un chef de parti. Aussi est-il probable que tous ceux qui cherchaient fortune prirent dès lors l'habitude de se grouper autour de lui. Pendant les deux années qui suivirent, il ne quitta pas Rome ; il dut en profiter pour accroître le nombre de ses partisans. Salluste en désigne quelques-uns à propos de cette réunion du mois de juin 690, où il nous dit que Catilina dévoila ses projets à ses amis. Il n'a pas sans doute la prétention de les nommer tous ; il prend les plus connus, les plus importants, ceux qui ont rempli les fonctions les plus élevées. Il s'y trouve deux anciens consuls, des préteurs, des questeurs et d'autres membres du Sénat. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'ils appartiennent tous aux rangs les plus élevés de la société romaine. Ce sont des Cornelii, des Calpurnii, des Statilii, de proches parents de Sylla, un Cassius, un Gabinius, un Fulvius Nobilior, les gens les plus connus de Rome. On n'est pas habitué à voir tant de personnages de ce rang figurer ensemble dans un complot révolutionnaire. C'est le caractère particulier de la conjuration de Catilina ; elle est véritablement, comme l'appelle un poète de ce temps, un attentat de patriciens, patricium nefas (16).

A ces grands noms, Catilina en ajouta d'autres après son échec aux élections de 690. On nous dit qu'il chercha alors à se faire des adhérents nouveaux, et ce qui prouve qu'il n'avait rien perdu de son prestige, c'est qu'il y réussit. Nous savons par Cicéron que, parmi ceux qui grossirent en ce moment son parti, se trouvait Cselius. La conquête était d'importance : il n'y avait pas, dans la jeunesse de ce temps, de nom plus connu que le sien. Au Forum, on avait peur de sa parole mordante, et il était déjà regardé comme un orateur redoutable. Cicéron, qui l'avait formé, lui reprochait de ne pas savoir se contenir. "Il est plus violent que je ne voudrais", disait-il ; mais précisément ces violences faisaient sa popularité. En même temps, c'était un héros de la mode. On remarquait l'élégance de sa mise, l'éclat particulier de sa tunique de pourpre, et il ne paraissait en public qu'entouré d'un cortège d'admirateurs et d'amis.

Salluste ajoute que c'est alors aussi que Catilina s'affilia des femmes qui appartenaient au plus grand monde. Les détails qu'il nous donne à ce propos, avec une certaine complaisance, sont de nature à piquer notre curiosité ; mais surtout ils provoquent notre surprise, car nous avons toujours devant les yeux le type de la matrone romaine, tel qu'il se trouve chez les historiens et les moralistes. Je ne sais si ce type a jamais été bien exact, ceux qui nous le présentent étant fort suspects de trop vanter l'antiquité ; mais assurément, à l'époque où nous sommes, il avait tout à fait cessé de l'être. Le relâchement des moeurs publiques, l'habitude du divorce, la loi qui remettait à la femme la libre disposition de sa fortune personnelle pour qu'elle pût l'emporter quand elle quittait son mari, avaient entièrement corrompu la famille. Aussi Catilina n'avait-il pas eu de peine à trouver, dans la haute société, de grandes dames «qui, après avoir longtemps satisfait tous leurs caprices en puisant dans la bourse de leurs amants, quand l'âge avait rendu leurs profits plus légers, s'étaient vues réduites à contracter des dettes immenses» (17). Elles avaient donc, pour entrer dans la conjuration, le même motif que tant de gens sans ressources, qui cherchaient à liquider une situation embarrassée par un bouleversement général. Mais il est vraisemblable qu'elles y étaient attirées aussi par la séduction qu'exerçait sur leur sexe celui qui en était le chef, et dans la vie duquel les femmes avaient tenu tant de place. C'est ce qui est arrivé plus tard, dans le complot formé contre Néron, et qui fut si près de réussir. Tacite nous dit qu'il comprenait non seulement des sénateurs et des chevaliers, mais encore des femmes qui s'y étaient engagées moins en haine du prince que par leur inclination pour Pison, un mauvais sujet du grand monde (18).

La plus importante de ces femmes que Catilina entraîna dans sa conjuration paraît bien avoir été Sempronia, de la famille des Gracques, la mère de ce Decimus Brutus, qui fut l'ami, puis l'un des meurtriers de César. Salluste nous a fait d'elle un portrait composé, à sa manière, de petites phrases détachées, que je veux reproduire, quoiqu'il soit bien connu, à cause du jour qu'il jette sur la société de ce temps (19). «Sempronia, dit-il, a souvent commis des actions qui demandaient l'audace d'un homme. Elle avait reçu du sort la naissance et la beauté ; elle était heureuse en mari et en enfants. Instruite des lettres grecques et latines, elle savait la musique et la danse, plus qu'il n'est nécessaire à une femme honnête, et possédait encore d'autres talents, qui ne servent qu'à enflammer la passion. Mais il n'y avait rien qui lui fût plus indifférent que la décence et l'honneur, et l'on aurait grand'peine à dire ce qu'elle tenait le moins à ménager, de sa réputation ou de sa fortune. Elle cédait à ses désirs avec si peu de retenue qu'il lui étail arrivé de s'offrir aux hommes plus souvent que d'être sollicitée par eux. Depuis longtemps déjà elle s'était habituée à manquer à sa parole, à nier avec serment une dette contractée, à se faire complice de quelque meurtre : la débauche et la gêne l'avaient précipitée jusqu'au fond de l'abîme. Et pourtant son esprit ne manquait pas d'agrément ; elle faisait des vers, sa conversation était piquante, elle savait se servir à l'occasion d'un langage modeste, tendre ou provocant : en un mot, c'était une femme pleine d'enjouement et de grâce».

Dans ce portrait où les contraires se heurtent, on retrouve à la fois les deux Salluste que nous connaissons : celui des premières années, quand il combattait sur le Forum les partisans des institutions anciennes, et qu'étant l'amant de la femme de Milon, qui, sans doute, ne valait guère mieux que Sempronia, il devait être disposé à plus d'indulgence pour elle ; et le Salluste vieilli, qui s'était fait le prôneur des vertus antiques, ou, comme le disait un de ses ennemis, «le censeur impitoyable des vices des autres» (20). Sans prétendre que la sévérité du moraliste repentant soit imméritée, il me semble qu'il y a autre chose dans ce qu'il reproche à Sempronia et à celles qui lui ressemblaient que les emportements d'une nature passionnée. Peut-être faut-il y voir aussi la révolte de femmes éprises d'émancipation, et qui cherchaient à opposer un idéal nouveau à celui de la matrone d'autrefois. Leur dessein est de conquérir toutes les attributions que d'injustes préjugés réservent ordinairement aux hommes. C'est un programme qui ne nous est pas inconnu. Elles veulent recevoir la même éducation, participer aux mêmes connaissances, jouir des mêmes libertés. Quand elles ont de l'esprit, elles croient avoir le droit de le montrer; elles ne pensent pas que la modestie de leur sexe leur fasse un devoir de se taire en société et de retenir le bon mot qui leur vient sur les lèvres. Elles ont des amants, comme leurs maris ont des maîtresses, et ne se croient pas tenues d'en faire un mystère. On a vu du reste que le ménage de Sempronia n'en paraît pas fort troublé, et peut-être faut-il attribuer à la facilité du divorce cette tolérance réciproque : on s'accommode plus aisément d'une situation quand on sait qu'on pourra la faire cesser dès qu'on le voudra. Chacun des époux vit de son côté et dispose de sa fortune comme il l'entend. La femme, qui n'est guère gênée par les tuteurs que la loi lui donne, et qui ne sont le plus souvent que des complaisants ou des complices (21), administre ses biens à sa fantaisie. Elle vend, elle achète, elle prête, elle emprunte, et elle ne rend pas. Pourquoi hésiteraient-elles à imiter ce qu'on fait si souvent autour d'elles ? Soyons sûrs que Sempronia dut s'applaudir comme d'une conquête, quand elle s'attribua le droit, qui semblait plutôt réservé aux hommes, de faire banqueroute. Je crois bien qu'en s'engageant dans la conjuration, c'était encore un privilège des hommes qu'elle prétendait usurper. Elle entrait dans la politique, non pas en conseillère discrète, et comme derrière un voile, ce qui était souvent arrivé, mais ouvertement, au grand jour. Prendre part à une oeuvre de viohence qui allait révolter les honnêtes gens, n'était-ce pas une façon éclatante de rompre avec l'ancienne société et d'affirmer son indépendance ?

On voit bien les raisons que pouvaient avoir Sempronia et les autres pour écouter les propositions de Catilina ; mais Catilina, quels motifs avait-il de les leur faire ? Il est difficile de croire Appien, qui nous dit qu'elles devaient lui apporter l'argent dont il avait si grand besoin, quand on sait que la plupart d'entre elles n'étaient pas plus riches que lui. L'opinion de Salluste est plus vraisemblable (22). Il prétend que, comme elles avaient conservé, malgré leur détresse, un grand train de maison, il voulait profiter de cette multitude d'esclaves, qui remplissaient leurs demeures, pour mettre le feu à Rome, quand le moment serait venu. Salluste ajoute que Catilina comptait aussi sur elles pour gagner leurs maris à sa cause, ou, s'ils refusaient, pour les assassiner. Ce ton de parfaite indifférence avec lequel, à la fin d'une phrase, sans ajouter un mot, il nous donne ce détail atroce, montre bien qu'il n'en éprouvait aucune surprise. La femme romaine, en général, n'est pas tendre et douce de sa nature. Dans celle que le paysan du Latium ou de la Sabine choisit «pour lui donner des enfants» (23), les qualités qu'il préfère sont le sérieux et l'énergie. Sur le théâtre de Rome, la grâce, la tendresse, la passion sont réservées aux courtisanes : la femme de naissance libre est d'ordinaire raisonneuse et revêche. Quoiqu'elle dise quelque part qu'elle s'incline «devant la majesté de l'homme», elle lui tient tête résolument, elle s'insurge contre lui, et l'histoire nous prouve qu'elle est allée quelquefois bien plus loin que de le chicaner. Est-il possible de comprendre que, pendant la guerre des Samnites, à la grande époque des vertus romaines, on ait découvert tout un vaste complot formé par les femmes pour empoisonner leurs maris ? Tite-Live ne l'a pas inventé, puisqu'il n'en parle qu'à regret, et qu'il affirme que cent soixante-dix d'entre elles furent convaincues et condamnées à mourir par les tribunaux de famille (24). Plus tard, dans l'affaire des Bacchanales, beaucoup de femmes furent compromises, et on les accusa de joindre aux folies du mysticisme oriental des crimes de toute sorte (25). On comprend, quand on se souvient de ces précédents, qu'elles aient eu encore moins de scrupule à commettre des assassinats, à une époque où l'assassinat était si fréquent parmi les hommes. C'était encore une manière de se mettre à leur niveau.

IV

Nous voudrions bien qu'il nous fût possible de pousser plus loin cette étude un peu sommaire ; il nous importerait surtout de pouvoir apprécier, au moins d'une manière approximative, la force réelle des différents groupes dont la conjuration se composait. Par malheur, les renseignements nous manquent ou sont incomplets et contradictoires. Même sur le chiffre exact du rassemblement qui s'était formé en étrurie, quoiqu'il agît au grand jour et que, par conséquent, il fût plus facile de l'évaluer, les écrivains ne sont pas d'accord. Salluste prétend qu'au début, il ne comprenait que 2 000 hommes (26) ; il ajoute, il est vrai, que ce nombre s'est vite augmenté. Cependant, il ne paraît pas croire qu'il ait jamais dépassé 10 à 12000 hommes, puisqu'il dit que Catilina n'en forma que deux légions. Plutarque et Appien parlent de 20000 hommes (27), et ce chiffre paraît assez vraisemblable quand on songe aux troupes que le gouvernement crut devoir leur opposer. C'était déjà une petite armée et destinée à s'accroître rapidement. A la vérité, le quart à peine possédait des armes véritables ; les autres se servaient de méchantes javelines, de faux ou même de bâtons durcis au feu. Mais c'étaient des soldats braves, résolus, le reste des vieilles bandes de Sylla.

Nous savons que Calilina ne s'était pas contenté d'appeler aux armes l'étrurie ; il semble qu'il avait le dessein de mettre le feu à l'Italie entière. Il entretenait des émissaires un peu partout, à Capoue, où l'on dressait des gladiateurs destinés aux jeux publics, à Ostie, pour soulever les équipages de la flotte, dans le Picenum, dans le Brutium, dans l'Apulie, dans la Gaule cisalpine. Parmi ces émissaires, il y en avait un dont le nom mérite d'être retenu ; il s'appelait P. Sittius de Nocera. C'était un personnage fort curieux, qui, dans sa vie d'aventure, eut quelques belles journées. Il avait débuté par être un grand faiseur d'affaires financières, et il était, à ce qu'il semble, fort habile dans ce métier ; mais, à côté de son commerce de banque, il en avait un autre qui lui rapporta bien davantage. Il réunit autour de lui, en Afrique, où il opérait, des mécontents, des proscrits, des gens que les guerres civiles avaient ruinés et en forma un corps de troupes qui lui était entièrement dévoué ; il l'engageait, suivant les occasions, au service de ces petits princes africains que Rome laissait vivre, et qui en profitaient pour se déchirer entre eux. Il se mettait aux enchères et passait sans scrupule d'un parti à l'autre. A ces pratiques de condottiere il avait gagné un certain nom et de bons revenus. Le jour où César aborda en Afrique pour y combattre les vaincus de Pharsale, Sittius l'alla trouver avec ses bandes, et, sous cette grande direction, l'aventurier, devenu un général habile et heureux, acheva la défaite des armées républicaines. Catilina ne s'était donc pas trompé lorsque, avant César, il avait pris Sittius pour un de ses lieutenants, mais il fut moins heureux avec les autres. C'étaient des gens sans expérience, tourmentés du besoin d'agir plutôt que d'agir à propos, et qui échouèrent partout. «Ils s'agitaient sans réflexion, dit Salluste, et comme pris de vertige; ils voulaient tout faire à la fois, tenant des conciliabules nocturnes, faisant transporter des armes au hasard, se hâtant sans motif, semant le trouble partout; en un mot, plus alarmants que dangereux» (28). Là, comme ailleurs, Catilina fut mal servi par les agents qu'il employait. Ce n'est pas une raison de méconnaître qu'il eut en général plus de succès dans ce qu'il fit directement par lui-même. Au temps des Philippiques, Cicéron le comparait à son nouvel ennemi, Antoine, et il disait que, s'ils étaient aussi scélérats l'un que l'autre, il y avait chez Catilina plus d'intelligence et d'activité, et il vantait la rapidité avec laquelle il avait su faire de rien une armée (29). Il faut remarquer que cette armée était surtout composée de vétérans. C'est leur première apparition dans l'histoire de cette époque ; ils vont y tenir une plus grande place encore avec Antoine et Octave. Il n'en est pas moins vrai que c'est Catilina qui a compris le premier le genre de services qu'on pouvait leur demander.

Quant aux conjurés de Rome, comme il n'est guère question que des plus importants, et qu'ils appartiennent tous à la haute aristocratie, nous sommes tentés de croire que la conspiration y resta sur ces hauteurs, que les gens du peuple n'y prirent aucune part et que c'était proprement un état-major sans soldats. N'oublions pas pourtant que tous ces grands personnages possédaient des clients, des affranchis, des serviteurs, qui se groupaient autour d'eux et dont ils pouvaient faire profiter Catilina. Loin de dédaigner leur appui, nous avons vu qu'il travaillait à les rendre plus nombreux en cherchant à attacher à son parti quelques dames de haut parage, qui tenaient un grand état de maison et disposaient d'un nombreux domestique. Comme ses projets n'ont pas été exécutés, qu'il n'a pas eu l'occasion de faire appel à leur dévoûment, nous ignorons s'il pouvait compter sur eux et quels services il en aurait tiré. Au dernier moment il s'éleva une contestation entre ses partisans et lui. Comme il était avant tout un soldat et qu'il avait le respect de l'armée, il résistait à ceux qui lui demandaient d'enrôler les esclaves dans ses légions ; il consentait à les appeler aux armes, mais à condition qu'ils feraient bande à part ; il les trouvait bons pour mettre le feu à Rome et c'est pour cette besogne surtout qu'il acceptait leur aide. Quoi qu'il en soit, ni sur le nombre des grands seigneurs qui dirigeaient l'entreprise, ni sur celui des gens qui s'étaient mis à leur service, nous n'avons de renseignements précis. Les historiens, qui nous citent des noms, ne nous donnent aucun chiffre. Mais peut-être après tout est-il assez inutile de chercher à savoir si ceux qui s'étaient formellement engagés à Catilina étaient nombreux ou non, puisqu'on nous dit que ce qui faisait la force réelle du complot était moins la participation directe de quelques-uns que la connivence secrète de presque tout le monde. Cicéron le fait bien comprendre dans un passage très significatif de la seconde Catilinaire (30). Il veut y faire une énumération aussi complète que possible de ceux qu'il regarde de quelque manière comme des partisans de Catilina; il les divise en six classes qu'il énumère et décrit l'une après l'autre. Mais, quand on regarde de près, on voit bien que de ces six classes il n'y en a que deux ou trois tout au plus qui soient composées de gens véritablement affiliés à la conjuration. Les autres ne la favorisent qu'en cachette; ils sont prêts à s'y associer ouvertement le jour où elle éclatera, et si elle a quelques chances de réussir. A la rigueur, Cicéron a le droit de les dénoncer comme des complices, car Catilina ne tenterait pas son entreprise, s'il ne comptait sur eux ; pourtant ce ne sont pas des conjurés véritables : ils n'ont fait aucune promesse, ils ne sont liés par aucun serment; ils attendent que les événements se dessinent. Cette disposition, que Cicéron attribue surtout aux grands seigneurs endettés et aux politiques déçus, Salluste l'étend à tout le peuple. Il affirme «que non seulement les conjurés, mais le peuple entier approuvait les desseins de Calilina, et que, pour peu qu'à la première rencontre, le résultat parût incertain, la république était perdue» (31). Catilina le savait bien ; au delà de ses adhérents décidés, des amis qu'il réunissait, la nuit, «dans un endroit retiré de sa maison», il apercevait la foule des autres qu'il savait prêts à le suivre, et c'est ce qui lui donnait tant de confiance. Qu'importait le nombre de ceux qui jetteraient les premières torches, si la multitude, dès qu'elle verrait luire l'incendie, devait accourir à leur aide ? C'est un signal qu'on attendait, et il suffisait de quelques gens résolus pour le donner.

C'est là précisément ce qui fait pour Cicéron et le Sénat le danger de la situation. Ils savent que les conspirateurs sont prêts, qu'ils comptent sur la sympathie du plus grand nombre, et qu'une émeute, en quelques heures, peut devenir une révolution : ils ont bien raison d'être effrayés. Leur peur s'accroît de la difficulté où ils sont de se défendre. Contre tous les périls qui les menacent, ils sont désarmés. La loi, qui leur ordonne de veiller à la sécurité de la ville, ne leur en fournit pas les moyens. Rome ne possède pas de garnison ; les légions qui reviennent de la guerre sont obligées de rester en dehors de l'enceinte sacrée du pomaerium. C'est à peine si l'on trouve auprès des portes quelques esclaves publics pour les fermer le soir et les garder, pour faire pendant la nuit quelques patrouilles qui n'empêchent pas les bourgeois d'être assassinés, quand ils rentrent trop tard chez eux (32), pour essayer d'éteindre les incendies, tâche dont ils s'acquittent si mal qu'il s'est formé des corps de pompiers volontaires qui se font payer leurs services. Il y a sans doute un assez grand nombre d'employés subalternes. Dans un pays où l'on aime la représentation, comme à Rome, les magistrats ne sortent jamais sans être entourés d'un cortège; ils ont des licteurs qui les précèdent, des appariteurs, des huissiers, des viatores, des accensi. Mais toute cette escorte est plus destinée à leur faire honneur qu'à les protéger. Elle se compose de bons bourgeois, peu redoutables, qui ont acheté leurs charges, comme chez nous les avoués et les notaires, et sur lesquels on ne doit pas trop compter, les jours d'émeutes (33). Quant à la police politique, elle n'existe pas. Pour découvrir les complots contre la république, le consul ne peut compter que sur la trahison des complices. Heureusement pour Cicéron, les traîtres ne peuvent manquer dans un parti qui compte tant de gens malhonnêtes. Il eut la chance surtout d'en trouver un, dont Salluste nous parle, et qui lui fut très utile. «Parmi les conjurés, il y avait Q. Curius, appartenant à une famille distinguée, mais qui s'était déshonoré par toute sorte de crimes et que les censeurs avaient chassé du Sénat pour sa vie scandaleuse. Cet homme n'avait pas moins de légèreté que d'audace ; il était incapable de taire ce qu'il avait appris, ou même de dissimuler ses méchantes actions ; il ne prenait pas plus de souci de ses paroles que de ses actes. Depuis longtemps il était l'amant de Fulvia, une femme de grande naissance. Mais, comme la gêne où il se trouvait le forçait d'être moins généreux, il en était moins bien reçu. Tout d'un coup elle vit qu'il changeait de ton ; il prenait des airs superbes, tantôt lui promettant monts et merveilles, tantôt menaçant de la tuer si elle lui résistait, et se montrant plus arrogant qu'il ne l'avait jamais été. Fulvia chercha la cause de ce changement extraordinaire, et, quand elle eut découvert que c'était la conjuration, elle comprit le danger que courait la république et ne crut pas devoir garder le silence. Elle raconta ce qu'elle savait et comment elle l'avait appris, sans dire de qui elle le tenait.» Cicéron dut être un des premiers avertis. Il fit de grandes promesses à Fulvia, qui, quoique dise Salluste, avait bien d'autres soucis que le salut de la république ; il obtint d'elle qu'il serait prévenu de tous les desseins de Catilina, et c'est ainsi qu'il parvint à les déjouer. Il s'est félicité à plusieurs reprises de cette heureuse chance et de l'adresse avec laquelle il en a su profiter. Salluste aussi lui en a fait un compliment, le seul peut-être qu'il lui adresse, et qui ressemble un peu à une ironie : «Pour se tirer des dangers, dit-il, il ne manquait ni d'habileté ni de ruse» (34).

V

Pendant que Catilina s'occupait d'organiser sa conspiration à Rome et dans l'Italie, il avait pris une résolution dont nous sommes d'abord un peu étonnés : il s'était décidé, avant de prendre les armes, à essayer encore une fois la fortune d'une élection. Peut-être avait-il tort de mêler ensemble un complot et une candidature, mais on a vu quel était le prestige de la dignité consulaire et que les plus audacieux conspirateurs hésitaient à tenter leur entreprise tant qu'ils n'en avaient pas été revêtus. Catilina d'ailleurs avait toujours les yeux sur Sylla, qui était son maître et son modèle, et il espérait arriver comme lui par le consulat au pouvoir suprême. Il se mit donc de nouveau sur les rangs aux comices électoraux pour 692.

La lutte était sérieuse et les concurrents redoutables. Nous connaissons parmi eux Servius Sulpicius, le plus grand jurisconsulte de ce temps, D. Junius Silanus, un honnête homme, sans grand éclat, mais riche et généreux qui, pendant qu'il était édile, avait donné des jeux dont on se souvenait, enfin Licinius Murcna, lieutenant de Pompée, dont le père avait servi avec honneur sous Sylla en Asie, et triomphé de Mithridate. Le succès de Silanus paraissait certain : c'était un de ces hommes de second ordre qui n'inquiètent personne. Sulpicius l'emportait par son illustration sur tous ses rivaux, mais il était surtout apprécié des gens instruits et des lettrés, qui lui savaient gré d'avoir essayé d'introduire un peu de philosophie dans le droit romain. Malheureusement c'est un genre de mérite auquel le suffrage universel devait être peu sensible. De plus, on lui reprochait quelques-uns des défauts de sa profession, un respect peut-être trop scrupuleux de la légalité et un esprit de chicane. Il voyait des délits partout et menaçait sans cesse les gens de leur faire des procès. Il obtint que Cicéron, son ami, fît voter une loi nouvelle et plus rigoureuse contre la brigue, quoiqu'il y en eût déjà un très grand nombre qui ne passaient pas pour très douces. Cette loi, qui prit le nom de son auteur (lex Tullia, de ambitu), aggravait les peines prononcées contre les candidats qui se permettaient de donner des jeux et des festins au peuple, ou payaient les pauvres gens pour leur faire cortège, et, s'ils en étaient convaincus, les condamnait à l'exil. Malgré ces menaces, la loi Tullia ne fut pas plus efficace que les autres, - on n'a pas encore trouvé le moyen de supprimer les fraudes électorales ; - elle n'eut d'autre résultat que de montrer les inquiétudes de Sulpicius et d'éloigner de lui ceux qui ne votent volontiers que pour les candidats qui ont des chances. Murena, an contraire, qui était un soldat, menait la campagne électorale avec plus de rondeur et d'adresse ; il devait plaire à la populace par l'ascendant qu'exerce toujours sur elle la décision et la belle humeur. Il est bien probable aussi qu'il avait moins de répugnance à répandre sur ceux qui en avaient besoin quelques libéralités opportunes. Habile à se tenir sur les confins de la loi, il fit donner des jeux et offrir des repas au peuple par ses amis et ses parents ; enfin il sut se servir à propos du nom de Pompée, son général, qui était alors très populaire, et du prestige de la guerre d'Orient, qui venait de s'achever d'une manière si glorieuse.

La lutte électorale, dont nous ne connaissons pas tous les incidents, dut être très vive. Catilina payait d'audace. Soit par une sorte de forfanterie qui lui était naturelle, soit qu'il entrât dans ses vues d'effrayer de plus en plus les peureux, il ne prenait pas la peine de dissimuler ses projets. Dans une séance du Sénat, Caton l'ayant menacé de le traduire devant les tribunaux, il répondit fièrement : «Si l'on essaye de mettre le feu à l'édifice de ma fortune, j'éteindrai l'incendie sous les ruines» (35). Vers le même temps circulèrent des propos violents, pleins de menaces, qu'il aurait tenus dans une réunion des gens de son parti, et qui répandirent l'alarme dans Rome. Cicéron, qui était parfaitement informé de tout, résolut d'en profiter. C'était justement la veille de l'élection ; il demanda qu'elle fût retardée, alléguant sans doute qu'il pourrait être dangereux d'y procéder le lendemain. Le Sénat y consentit avec empressement. Il paraissait plein de bonne volonté, décidé à prendre des mesures énergiques; mais quand, deux jours après, il se réunit de nouveau, ses dispositions n'étaient plus les mêmes : la nuit avait porté conseil. Cicéron ayant demandé à Catilina de s'expliquer sur les paroles qu'on l'accusait d'avoir dites, il ne prit pas la peine de les démentir ou de nier les desseins qu'on lui prêtait, et répondit avec arrogance : «Il y a deux corps, dans la république, l'un qui est faible, avec une tête qui ne vaut pas mieux que lui ; l'autre est plein de force, mais il n'a point de tête. En reconnaissance de ce qu'il a fait pour moi, c'est mon devoir de lui en servir, tant que je vivrai.» Ces provocations furent accueillies par des murmures unanimes, mais personne n'osa proposer de le mettre en jugement, et il sortit avec un air de triomphe (36).

On ignore l'époque où se fit l'élection, mais du moment que Catilina n'était pas poursuivi, il n'y avait pas de raison de la reculer indéfiniment ; elle dut avoir lieu au mois d'août ou de septembre (37). Catilina conserva jusqu'à la fin son assurance. Il marchait la tête haute, la figure joyeuse, au milieu de cette brillante jeunesse qui le suivait partout, escorté de délateurs et d'assassins, fier de traîner après lui toute une armée de gens qui lui étaient arrivés d'Arretium et de Faesulae ; car il avait fait venir d'étrurie pour la circonstance Manlius avec une partie des siens. Il espérait bien que l'élection ne se passerait pas sans quelque bataille, et surtout, il avait donné l'ordre que le consul n'en sortît pas vivant. Mais Cicéron était prévenu et il avait pris ses précautions ; tous les jeunes chevaliers formaient comme une garde autour de lui. Pour montrer aux conjurés qu'il n'ignorait pas leurs projets et faire connaître aux bons citoyens que sa vie était menacée, il s'était couvert d'une cuirasse brillante qu'on entrevoyait sous sa toge. Est-ce, comme il se plaît à le supposer, la sympathie qu'on éprouvait pour lui et le sentiment du danger qu'il venait de courir qui décida les électeurs ? toujours est-il qu'avec l'inévitable Silanus ils nommèrent Murena, et que Catilina fut encore une fois battu.

La lutte eut un épilogue. Sulpicius, qui avait naturellement une très bonne opinion de lui-même et regardait la science où il excellait comme fort au-dessus de tout le reste, ne pouvait pas comprendre comment on avait préféré un soldat à un jurisconsulte, et il se persuada très vite que Murena ne pouvait devoir son succès qu'à des manoeuvres coupables. Avec l'aide de Caton, un grand homme de bien, mais un assez petit esprit, il s'empressa de le déférer aux tribunaux. Cicéron, qui avait jusque-là soutenu Sulpicius, une fois que Murena fut nommé, n'hésita pas à prendre sa défense. Il avait raison : on ne devait pas faire courir de nouveau la chance à la république de tomber dans les mains de Catilina ; il fallait qu'aux calendes de janvier elle.eût ses deux consuls pour la protéger. Ce plaidoyer était donc une bonne action, ce fut en même temps un fort beau discours ; il n'en a guère prononcé de meilleur. On ne revient pas de la surprise qu'on éprouve en le voyant dans des circonstances si graves (c'était fort probablement entre la seconde et la troisième Catilinaire), au milieu des inquiétudes mortelles que lui causait la conjuration, quand sa vie était à chaque instant menacée, se charger d'une affaire criminelle et la plaider avec tant de verve et de bonne humeur. Mais ce n'était pas une charge pour lui, c'était un divertissement et une distraction qu'il se donnait. Il était heureux de s'évader un moment de la politique pour retourner à ces débats judiciaires qui étaient son domaine naturel ; du premier coup, dès qu'il y mettait le pied, il retrouvait sa liberté d'esprit, sa gaîté, sa malice, et oubliait tout le reste. Sans doute Sulpicius et Caton étaient ses amis ; mais n'est-ce pas de ses meilleurs amis qu'on connaît le mieux les défauts ? Il savait, par une expérience de tous les jours, qu'il y avait chez le bon Sulpicius un fonds de légiste vétilleux et de doctrinaire gourmé, que l'honnête Caton était le plus têtu et le plus maladroit des hommes, et il ne résista pas au plaisir de le dire. On dut rire de bon coeur au Forum, en entendant ces portraits du jurisconsulte qui débite solennellement ses petites formules, et du stoïcien rigoureux qui proclame «que, toutes les fautes étant égales, on n'est pas plus coupable d'étrangler son père que de saigner un poulet sans nécessité». On oubliait que, dans ce charmant discours, il semblait que l'orateur prît plaisir à se démentir à chaque instant ; qu'il y plaidait pour un homme qu'on accusait - non sans quelque apparence - d'avoir violé la loi Tullia, c'est-à-dire une loi qu'il venait lui-même de faire et qui portait son nom ; qu'il y soutenait fort spirituellement qu'un soldat est plus important pour la république qu'un homme qui ne s'occupe que des arts de la paix, à la veille du jour où il allait écrire le fameux vers : cedant arma togae. Mais les contradictions ne lui coûtaient guère, et on ne lui en tenait pas rigueur ; Murena fut acquitté.

La lutte était donc finie ; Catilina n'avait plus aucun moyen de rester dans la légalité, et il se trouvait définitivement enfermé dans sa conjuration.

VI

Puisqu'elle va devenir désormais sa seule occupation et sa dernière ressource, c'est le moment, à ce qu'il me semble, de l'étudier de plus près, et d'en préciser, s'il se peut, le véritable caractère. Le programme de Catilina n'a pas été probablement conçu d'un seul coup et il a dû se modifier selon les circonstances. On peut soupçonner, par exemple, qu'il n'était pas tout à fait le même pendant ses candidatures qu'après son échec. Cependant Salluste laisse entendre qu'au fond ses intentions n'ont guère changé et que, candidat ou non, il se proposait d'aller reprendre à cette poignée de privilégiés qui s'était installée dans les hautes charges de l'état la fortune qu'elle y avait gagnée, pour la donner à ses amis : «Voilà, lui fait-il dire, quand il les réunit pour la première fois, ce que je ferai avec votre aide, quand je serai consul» (38) ; ce qui signifie clairement que le consulat n'était pour lui qu'un moyen de réaliser plus aisément ses projets antérieurs. Mais si au fond les projets restaient les mêmes, il est évident qu'étant au pouvoir, tout lui eût été plus facile, et qu'il n'aurait pas eu besoin de recourir aux mêmes violences. Dans tous les cas, s'il a changé, il ne nous est pas possible de tenir compte de ces variations que nous ignorons entièrement. Bornons-nous à connaître ses derniers desseins, ceux qu'il a formés et qu'il exposait à ses amis dans les derniers temps, quand il n'avait plus aucun ménagement à garder.

Les contemporains, quand ils nous parlent de la conjuration, se contentent de lui prodiguer les qualifications les plus dures ; ils l'appellent atrox, nefaria, tetra, horribilis, ce qui ne nous apprend guère que la frayeur qu'elle leur causait. Salluste pourtant nous donne un renseignement plus précis, et dont nous pouvons profiter, quand il nous dit, au début de son livre, qu'il a été décidé à choisir le sujet qu'il va traiter par la nouveauté du crime qui fut alors tenté, et, du péril que courut la république, sceleris et periculi novitate (39). Il lui semblait donc que la conjuration de Catilina avait ce caractère particulier de différer des précédentes, et, pour la connaître, il nous faut avant tout chercher à savoir ce qu'elle avait de nouveau.

On est d'abord frappé de voir que, contrairement à ce qui était arrivé jusque-là, la politique proprement dite y tienne si peu de place. Cicéron soutient, dans un de ses moments d'optimisme, qu'après toutes les concessions que le peuple a obtenues, il n'y a rien qui puisse le séparer des hautes classes de l'état, qu'il ne lui reste plus rien à désirer, et qu'il n'a pas de motif de faire des révolutions nouvelles (40). C'est aller bien loin, d'autant mieux qu'on fait souvent des révolutions sans motif. Il est pourtant certain qu'en ce moment les graves questions de politique intérieure, pour lesquelles on avait livré tant de batailles, étaient résolues ou près de l'être. Depuis longtemps la plèbe avait conquis l'accès à toutes les fonctions publiques, et si l'aristocratie, grâce au prestige dont elle jouissait encore, continuait d'accaparer les plus hautes dignités, le succès de Marius et de Cicéron aux comices consulaires prouve qu'il n'était pas impossible de les lui arracher. A la suite de la guerre sociale, qui venait de finir, les Italiens avaient obtenu le droit de cité romaine, et les quelques pays, comme la Gaule cisalpine, qui ne le possédaient pas encore dans sa plénitude, ne devaient pas tarder à le recevoir. Le peuple était donc à demi satisfait, et il était naturel qu'il commençât à se désintéresser des questions qui passionnaient ses pères. Aussi n'en trouve-t-on aucune trace dans les programmes qu'on prête à Catilina. Il n'y est fait aucune allusion ni aux lois agraires, ni à la puissance tribunitienne, ni aux privilèges des classes, ni à des réformes dans la constitution (41). On ne voit pas non plus qu'il se soit abrité sous quelque grand nom populaire, comme ses prédécesseurs le faisaient volontiers. Ils y trouvaient ce double avantage d'hériter des partisans que le personnage avait laissés et de résumer tout leur programme en un seul mot. Il avait suffi à César de dire qu'il venait venger Marius pour se trouver tout de suite à la tête d'un parti. Catilina ne semble pas s'être mis derrière personne. Qui donc en effet aurait-il choisi pour patron ? Il ne pouvait songer à Marius dont il avait si cruellement traité les derniers amis ; quant à Sylla, son ancien maître, quoique évidemment il procède de lui et s'inspire de son souvenir, il ne pouvait pas s'autoriser ouvertement de son nom, au moment même où il venait combattre cette faction aristocratique qui prétendait sauver ce qui restait de son oeuvre et continuer sa politique.

Que voulait-il donc faire ? Pour en être parfaitement informé, il aurait fallu se glisser, avec ceux de ses partisans dont il était le plus sûr, dans cette partie retirée de sa maison où il les réunissait, assister à cette assemblée de famille (contio domestica), comme l'appelle Cicéron, l'entendre exposer ses plans avec cette fermeté et cette franchise auxquelles ses adversaires mêmes rendent hommage. Par malheur, nous sommes réduits à recueillir et à reproduire, en essayant de l'interpréter, ce que les écrivains de ce temps en ont pu savoir et ce qu'ils veulent bien nous en dire.

Dans deux passages très importants de son petit livre, Salluste nous renseigne sur les projets de Catilina. L'un est la lettre de Manlius, le chef des conjurés d'étrurie, à Q. Marcius Rex, ancien consul. Le ton en est respectueux et modéré : c'est un centurion qui s'adresse à un général. Il n'y faut chercher que la plainte un peu affaiblie de petites gens que la misère a poussés à la révolte et qui s'en excusent. Ils prennent les dieux et les hommes à témoin de leurs bonnes intentions ; leur requête est modeste ; il ne s'agit plus, comme du temps où les plébéiens se retiraient sur le Mont Sacré, de demander une part dans le gouvernement de la cité ; il leur suffit qu'on ne les mette plus en prison, quand ils ne peuvent pas payer leurs dettes. La loi le défend, mais ni les usuriers, ni le préteur, ne respectent la loi. Ce sont, au moins en apparence, des révoltés timides et qui paraissent décidés autant que possible à ne pas sortir de la légalité (42).

Catilina parle d'une autre façon dans le discours que Salluste lui fait tenir aux conjurés de Rome, à l'époque de sa candidature consulaire. Il n'a autour de lui que des amis sûrs ; il peut leur dire ce qu'il pense et leur annoncer ce qu'il veut faire. Pourquoi la lecture de ce discours, dont la réputation a été si grande autrefois parmi les lettrés, nous produit-elle aujourd'hui moins d'effet ? C'est qu'en réalité, ce n'est pas Catilina lui-même que nous entendons, mais Salluste, et qu'il s'exprime en orateur d'école plus qu'en conspirateur. Il n'y a plus rien à dire sur cette habitude des historiens anciens de prêter à leurs personnages des discours de leur invention. Nous la condamnons aujourd'hui, mais les gens de leur époque leur en faisaient de grands compliments, et il est bien probable que les histoires de Salluste étaient surtout lues à cause des discours qu'elles contenaient. Celui de Catilina, qui est l'un des plus renommés, peut nous faire comprendre de quelle façon ils étaient ordinairement composés. Les écrivains, qui n'étaient que de purs rhéteurs, se contentaient de fabriquer des pièces d'éloquence pour faire admirer leur talent ; les autres, comme Salluste et Tacite, cherchent à les accommoder à la situation véritable ; ils font dire à celui qui parle, sinon ce qu'il a dit réellement, au moins ce qu'il a dû dire, en sorte que ces discours ne sont pas sans utilité pour les historiens de nos jours et qu'ils peuvent être consultés avec profit, pourvu qu'ils le soient avec précaution. C'est ce que nous montre fort bien celui de Catilina. Il s'y trouve certainement de la rhétorique, c'est-à-dire une certaine façon de remplacer le détail exact par des généralités brillantes. Il arrive, par exemple, qu'à un moment l'orateur paraît oublier le genre particulier de griefs dont se plaignent ceux qui l'écoulent, et, comme d'ordinaire on ne se révolte que pour échapper à une oppression, il les excite, en phrases retentissantes, à reconquérir leur liberté : En illa, illa, quam saepe optastis libertas ! mais il ne s'agissait pas pour eux de briser leurs fers : ni Lentulus, ni Autronius, qui avaient été consuls, ni les autres n'étaient esclaves. Dans l'état de désorganisation sociale où l'on se trouvait, la liberté était ce qui leur manquait le moins; ils avaient besoin d'autre chose. On le voit bien, du reste, dans le discours lui-même, tel qu'il est, si l'on néglige les formes oratoires, qui sont une nécessité du genre, et qu'on aille droit au fond des choses. Que reproche en réalité Catilina à cette faction d'aristocrates qui détiennent le pouvoir, sinon d'accaparer la fortune publique et de ne pas lui en laisser une part ? S'il leur en veut d'occuper les plus hautes dignités, c'est qu'ils y trouvent l'occasion de s'approprier tout l'argent que les rois, les tétrarques, les nations vaincues paient à la république. «Qui peut souffrir qu'ils regorgent de richesses et qu'ils les dépensent sans compter à couvrir la mer de constructions, à aplanir des montagnes, tandis que nous manquons des choses les plus nécessaires à la vie ? Ils bâtissent plusieurs palais à la suite les uns des autres, pendant que nous n'avons pas même quelque part un foyer de famille. Ils ont beau faire toutes les folies, acheter des tableaux, des statues, des vases ciselés, démolir les maisons qu'ils viennent de construire pour en élever de nouvelles, ces bourreaux d'argent, malgré leurs efforts, ne réussissent pas à venir à bout de leur fortune. Et nous, quel est notre lot ? La misère chez nous, des dettes au dehors, un triste présent, un avenir plus triste encore ; c'est à peine s'il nous reste ce misérable souffle qui nous fait vivre» (43). Il me semble donc que ce discours, quand on sait le lire, contient la pensée de Catilina. Elle est plus visible encore dans les quelques lignes dont Salluste le fait suivre. Il suppose que quelques-uns des conjurés, à qui sans doute la rhétorique était un peu suspecte, et qui tenaient à bien savoir à quoi ils s'engageaient et sur quels profits ils pouvaient compter, demandèrent au chef de parler plus nettement et sans phrase. «Il leur promit alors, dit Salluste, la diminution ou l'abolition des dettes (44), la proscription des riches, la possession des sacerdoces, des magistratures, le pillage, et tout ce que peut se permettre, dans des luttes pareilles, le caprice du vainqueur». Voilà en quelques mots et sans artifice, le programme de Catilina.

Nous souhaiterions sans doute que ce programme nous fût parvenu dans la forme qu'il lui avait donnée ; nous saisirions mieux la portée de ce qu'il préparait, nous entrerions plus avant dans sa pensée, si nous l'entendions lui-même dans ces entretiens avec ses amis, dont parle Salluste, quand il déblatérait contre les honnêtes gens, et qu'ensuite, prenant chacun des siens à partie, il adressait des compliments aux uns, rappelait aux autres leurs misères, ou leur passion favorite, ou les dangers et l'infamie auxquels les exposaient leurs affaires embarrassées, qu'enfin il faisait des tableaux séduisants de la victoire de Sylla, dont les plus anciens d'entre eux avaient profité ; et comme, en même temps, il annonçait que ce qui s'était passé alors pourrait revenir et que la république leur serait de nouveau livrée comme une proie, on comprend la joie de cette bande d'affamés qui écoutait ces promesses réconfortantes (45). Par malheur, nous n'avons de Catilina qu'une lettre de quelques lignes, qu'il adresse à Catulus en quittant Rome. On y lit ces mots très significatifs : «Rebuté par les injustices et les affronts, privé du fruit de mes travaux, je me suis fait, selon mon habitude, le défenseur public des misérables» (46). Voilà une véritable profession de foi. Elle est expliquée et commentée par quelques propos qu'il avait tenus dans une réunion de ses partisans, et que Cicéron a rapportés. «Les malheureux, disait-il, ne peuvent être fidèlement défendus que par quelqu'un qui soit misérable comme eux. Les promesses des gens riches et puissants ne doivent pas inspirer de confiance aux citoyens pauvres et ruinés. Que ceux qui veulent réparer leurs pertes et rentrer dans leurs biens tiennent surtout compte, dans celui qui doit les conduire, de ce qu'il a perdu lui-même, de ce qui lui reste, de ce qu'il est capable d'oser. A des misérables, il faut un chef misérable et audacieux, qui marche à leur tête» (47). Cicéron nous dit que ce langage frappa Rome de terreur. Ce n'était pas celui des agitateurs ordinaires, et même ceux qui avaient dit à peu près les mêmes choses les disaient d'un autre ton. En parlant ainsi, Catilina répudie la tradition des Gracques, ces démagogues du grand monde ; il se sépare avec éclat de César et de Crassus, qu'il déclare impropres à soutenir la cause populaire ; il tient à marquer l'originalité de son oeuvre. Il ne s'adresse plus, comme ses prédécesseurs, aux passions politiques : c'est un mouvement social qu'il veut soulever.

Mais qui sont les «misérables», sur lesquels il insiste avec tant de complaisance, et dont il tient à se déclarer le chef ? Aujourd'hui, nous ne serions pas en peine pour le dire. L'idée nous viendrait tout de suite qu'il veut parler de ces gens si nombreux dans notre société, qui vivent péniblement de leur salaire quotidien, ouvriers des ateliers, des fabriques, des manufactures, employés du petit commerce, travailleurs des champs, qui, après avoir été longtemps les opprimés, sont en train de devenir les maîtres, et seront demain peut-être les oppresseurs. Mais n'oublions pas que nous sommes à Rome, où il y a peu de commerce et presque pas d'industrie, que, dans ces pays d'esclavage, où le travail manuel est déconsidéré, parmi ces aristocrates dédaigneux, on se moque volontiers de ces pauvres gens qui restent tout le jour sur leur chaise (sellularii) (48), en face de leur travail, et font de mauvais soldats. Ce n'est pas pour eux que Catilina risquerait sa vie. Ceux qu'il appelle des «misérables» sont les gens ruinés, sans ressources, qui ont fait des dettes et ne peuvent pas les payer. Cicéron nous dit qu'il n'y en a jamais eu autant à Rome qu'à cette époque (49) ; il s'en trouve à tous les rangs de la société. En bas, sont les victimes de la petite usure, ces paysans qu'on a peu à peu chassés de leur champ, ces colons, à qui l'on a distribué des terres, mais qui n'ont pas su les cultiver, et sont vite devenus la proie des usuriers de village, les plus malhonnêtes et les plus cruels de tous. Manlius s'est fait leur interprète dans cette lettre à Q. Marcius Rex, dont il vient d'être question. Quant à Catilina, on comprend qu'il s'intéresse surtout aux «misérables» du grand monde, ces blessés de la vie comme Cicéron les appelle, qui ont connu l'opulence, ce qui leur rend la détresse plus pénible. Comme ils ont mené grandement l'existence, qu'ils étaient joueurs, prodigues, débauchés, ils ont eu bientôt fait de dissiper leur patrimoine et de perdre leur crédit.

C'est à ceux-là que songe Catilina dans ses discours, et ils l'écoutent avec transport parce qu'il leur apporte le moyen de refaire d'un seul coup leur fortune.

Comment espère-t-il y arriver ? Il n'a jamais varié dans les moyens qu'il indique. Comme il sait que ceux qui possèdent le pouvoir et la fortune ne se laisseront pas dépouiller sans résister, il ne peut espérer réussir que par la violence. Ses moyens de succès sont l'assassinat et l'incendie. Voici, dans ses détails, le dernier plan qu'il ait imaginé, tel qu'il l'envoyait à ses complices de Rome, par un de ses émissaires, T. Volturcius, qui se fit prendre au pont Mulvius (50). Catilina devait amener ses troupes de Faesulae jusque sous les murs de la ville (51) ; il en occuperait les portes au moment même où les conjurés mettraient le feu à Rome. Tout était préparé et réglé d'avance. L'incendie devait être allumé dans douze quartiers différents, de façon que tout flambât à la fois. Plutarque ajoute qu'on devait tuer tous ceux qui essayeraient de l'éteindre, et, pour leur en ôter le moyen, boucher les prises d'eau. Il était facile de profiter du tumulte et de l'épouvante générale pour frapper les gens dont on voulait se défaire. Chacun avait ses victimes désignées ; Céthégus s'était chargé de Cicéron. Pendant ce temps, les soldats de Catilina arrêteraient ceux qui tenteraient de fuir, en sorte que personne ne pourrait échapper. La besogne ainsi mise en train, les conjurés de l'intérieur se réuniraient à ceux qui entouraient la ville, et tous s'avançant ensemble, la curée commencerait.

Je sais bien que l'atrocité du projet a fait naître des doutes sur sa réalité ; on a cru y voir ou bien une invention de l'imagination populaire affolée par la peur, ou quelque manoeuvre des ennemis de Catilina qui ont exagéré la faute pour faire excuser la rigueur de la répression. Mais je ne crois pas qu'ici ces hypothèses puissent être acceptées. Non seulement tous les écrivains de l'antiquité rapportent ces projets sinistres et donnent sur eux des détails précis, mais Cicéron les a reprochés à Catilina lui-même en plein Sénal, dans une séance solennelle (52), et nous ne voyons pas que Catilina s'en soit défendu. Le lendemain, quand il venait de partir, Cicéron a repris les mêmes accusations, en présence de ses complices, qu'il semblait désigner de son geste vengeur : «Je les vois, disait-il, ceux qui ont réclamé pour eux cet horrible office comme un honneur» (53). Aurait-il parlé avec tant d'assurance s'il avait craint d'être démenti ? Quelques jours plus tard, dans le sénatusconsulte où l'on décrétait des supplications aux dieux à propos de l'affaire des Allobroges, Cicéron était remercié solennellement " d'avoir préservé la ville et ses citoyens du massacre et de l'incendie (54)". Il semble bien qu'à ce moment personne ne doutât des crimes dont le consul accusait Catilina, et même ce qu'ils avaient d'excessif et presque de grandiose, et qui a fait naître de nos jours quelques défiances, paraissait convenir tout à fait à celui dont Salluste nous dit «que son âme vaste nourrissait sans cesse des projets démesurés, incroyables, gigantesques» (55). A la vérité, ceux qui se refusent à l'en croire capable répondent qu'il n'était pas homme à commettre des crimes inutiles et qu'ils ont peine à comprendre de quelle utilité ceux-là étaient pour lui. «Catilina, disait Napoléon III en 1865, ne pouvait méditer une chose aussi insensée : c'eût été vouloir régner sur des ruines et des tombeaux» (56). Il est probable que six ans plus tard, après la Commune et les événements qui ont suivi, l'auteur de la Vie de César n'aurait pas parlé tout à fait ainsi. Il aurait vu toute une école révolutionnaire employer des moyens terribles, incendier et tuer sans scrupule et au hasard, pour épouvanter la société, et, grâce à ces sinistres avertissements, lui arracher le triomphe de leurs doctrines. On peut croire que c'était aussi le dessein de Catilina. Même quand on prouverait qu'en soi la destruction de quelques maisons et la mort de quelques personnes n'étaient pas pour lui d'un grand profit, il est sûr qu'il y gagnait de faire peur à tout le monde, de paralyser les résistances, de rendre facile le grand bouleversement qu'il préparait. Nous avons trouvé tout à l'heure dans certains de ses propos l'accent des socialistes de nos jours. Ne peut-on pas dire que ces incendies et ces massacres ressemblent de quelque façon aux procédés ordinaires de nos anarchistes ? Ces rapprochements, qui viennent naturellement à l'esprit, font comprendre comment l'histoire d'aujourd'hui explique celle d'autrefois.

VII

Si l'on en croit Salluste, Catilina redoubla d'activité après son second échec. «A Rome, il se multiplie ; il tend des pièges au consul, il prépare l'incendie de la ville, il fait occuper les postes avantageux. Lui-même ne sort plus qu'armé (57), et il invite ses amis à faire comme lui. Il les exhorte à être toujours attentifs et préparés. Nuit et jour, il se démène, sans que l'insomnie et le travail puissent un seul instant l'abattre» (58). II semble bien cependant que, cette fois, son insuccès lui ait ôté quelque chose de sa confiance. Comme il apprend qu'un jeune homme, L. Aemilius Paulus, va le traduire devant le tribunal qui est chargé de punir les séditieux (lege Plautia, de vi), lui, qui a si fièrement bravé deux fois ses accusateurs, paraît se troubler. Pour faire croire qu'il n'a rien à se reprocher et qu'il défie les soupçons, il offre de devancer l'accusation et de se constituer prisonnier. On sait qu'à Rome, certaines personnes avaient le privilège de n'être pas enfermées dans la prison commune. On les donnait à garder à des magistrats, ou même à des particuliers, qui en répondaient. Catilina demanda à être interné chez M. Lepidus, puis chez le préteur Marcellus, et, comme ils refusaient de le recevoir, il alla bravement trouver Cicéron et lui fit la même demande. On comprend l'épouvante de Cicéron à cette proposition. Comment lui, qui ne se croyait pas en sûreté dans la même ville que Catilina, aurait-il accepté de vivre dans la même maison ?

Repoussé de tous les honnêtes gens qui ne voulaient pas se charger d'un prisonnier aussi dangereux, il fut réduit à s'installer chez un compère, M. Marcellus, où tout le monde savait bien qu'il serait libre de faire ce qu'il voudrait, en sorte que cette manifestation, sur laquelle il comptait pour persuader les gens crédules de son innocence, ne lui servit qu'à diminuer le prestige que lui donnait son audace. Rien en ce moment ne semblait lui réussir. Les pièges qu'il tendait au consul étaient déjoués ; il ne pouvait former quelque projet qui ne fût aussitôt découvert et prévenu. Ces contre-temps devaient lui être très sensibles et le faisaient douter pour la première fois du succès de son entreprise. Est-ce dans un de ces moments d'irritation et de découragement que Salluste a voulu le peindre quand il nous dit «que ses nuits et ses journées étaient troublées par le souvenir des crimes qu'il avait commis, que ses remords se lisaient sur son teint pâle, dans ses yeux injectés de sang, dans sa démarche tantôt lente, tantôt précipitée, qui trahissait le désordre de son âme ?» (59). En même temps nous apercevons à certains signes qu'il avait perdu de la confiance qu'il témoignait jusque-là à ces grands seigneurs de Rome, qui s'étaient faits ses complices. Il ne leur parle plus du même ton. Il leur disait, au début, «qu'il connaissait leur courage et leur fidélité, et qu'il les tenait pour des gens de coeur» ; la dernière fois qu'il les réunit, il n'hésita pas à leur reprocher leur lâcheté (60). Au contraire, les vieux soldats qui lui arrivaient de tous les côtés de l'étrurie lui paraissaient braves, résolus. Il ne comptait plus que sur eux pour tenter la fortune ; il s'apprêtait à les aller trouver au plus tôt et à se mettre à leur tête. Surtout il avait une hâte fébrile d'en finir. Il semble bien que son parti était pris avant même qu'il ne connût le résultat définitif de la dernière élection, et qu'il avait décidé que l'insurrection, quoi qu'il arrivât, éclaterait dans les derniers mois de l'année (61).

Cicéron était au courant de tout ce qui se préparait. Le 21 octobre, il annonça au Sénat que tout était prêt pour une prise d'armes : six jours plus tard, Manlius devait commencer les hostilités en étrurie; le lendemain, à Rome, on procéderait aux massacres ; le 1er novembre, pendant la nuit, on tenterait de surprendre Préneste, une ville fortifiée, facile à défendre, qui avait déjà servi de place d'armes du temps du jeune Marius, et qui le redevint pendant la guerre d'Antoine et d'Octave (62). Ces nouvelles, dont il attestait la certitude, remplirent les sénateurs d'indignation et de terreur. Il en profita pour leur faire voter le fameux sénatus-consulte dont César dit que c'est celui auquel on a recours, dans les cas extrêmes et désespérés, quand tout est en feu et qu'on ne peut plus sauver l'état que par des moyens extraordinaires (extremum atque ultimum senatusconsultum). C'était la célèbre formule qui ordonnait aux consuls de veiller au salut de la République et leur conférait l'autorité nécessaire pour la sauver.

Il semble que Cicéron, aussitôt qu'il fut armé de ces pouvoirs, aurait dû s'en servir. Il n'avait pas de temps à perdre ; en frappant sans retard le chef du complot et ses partisans, il pouvait prévenir la guerre civile. Quelques-uns de ses amis trouvaient qu'il n'en avait pas seulement le droit, mais que c'était son devoir. Lui-même, quand il se rappelait les exemples qu'avaient donnés les aïeux, se faisait d'amers reproches. «Je m'accuse d'inertie ; je rougis de ma lâcheté». Il s'en voulait de laisser ce précieux sénatus-consulte enfermé dans sa gaine «comme une épée dans son fourreau». Pourquoi donc n'a-t-il pas pris à ce moment une initiative plus vigoureuse ? D'abord, il faut bien l'avouer, les résolutions énergiques n'étaient pas dans son caractère ; mais, de plus, il avait ici des raisons d'hésiter qui se seraient imposées à de plus fermes que lui. Dans les circonstances graves où il se trouvait, quand il savait que tant de gens étaient prêts à se mettre du côté de Catilina, il ne pouvait tenter un coup d'autorité qu'à la condition d'être sûr qu'il serait approuve et suivi de tout son parti. Or ce parti était celui des modérés, des conservateurs, et la pratique des affaires lui avait appris que l'énergie, la persistance, la décision, ne sont pas leurs qualités ordinaires, et que, comme il le dit, le gouvernement est en général mieux attaqué qu'il n'est défendu (63). Il connaissait ses amis à merveille, et les divisait en deux catégories, très différentes entre elles, mais également dangereuses pour la république. «Il y a, disait-il, ceux qui ont peur de tout, et ceux qui n'ont peur de rien» (64). Quel fonds pouvait-on faire sur les premiers, qui restent chez eux dans les moments décisifs ou quittent Rome quand il faudrait aller voter au Sénat ? Mais peut-être fallait-il se méfier encore plus des autres. Ce sont ceux qui, sous le prétexte qu'ils n'ont pas peur, ne veulent pas croire aux dangers qu'on leur signale, et empêchent de prendre des précautions pour les éviter. Ils étaient fort nombreux dans l'entourage de Cicéron, parmi ces hommes d'esprit et ces gens du monde auxquels convient un air de scepticisme élégant, et qui craignent avant tout de paraître crédules et dupés. Ils avaient cette tactique ordinaire de fermer les yeux aux complots qu'on leur signalait, soit pour n'avoir pas l'air de les craindre, soit pour échapper à l'ennui d'en être d'avance préoccupés. Cicéron s'irritait de cette obstination d'incrédulité. Mais il comprenait bien qu'en présence de tant d'ennemis déclarés ou secrets, de tant de gens faibles et complaisants, disposés d'avance à tout excuser, il ne pouvait entrer en campagne qu'avec un parti uni et convaincu. «Tu ne mourras, disait-il à Catilina, que quand il ne se trouvera plus un seul homme qui puisse croire que ta mort est injuste» (65). C'est ce qui explique les efforts désespérés qu'il a faits pour qu'il ne restât aucun doute dans l'esprit de personne. Il lui fut très difficile d'y réussir ; peut-être a-t-il eu moins de peine à vaincre la conjuration qu'à en démontrer l'existence.

Il était pourtant inévitable qu'elle fût un jour ou l'autre découverte de façon à convaincre les plus incrédules. En supposant même que Catilina pût dissimuler les réunions qu'il tenait à Rome, le rassemblement de troupes qui se formait à Fsesuloe ne pouvait passer inaperçu. De sinistres avertissements arrivaient de tous les côtés. Une nuit, Cicéron fut réveillé par une visite fort inattendue. C'était Crassus, qui semblait jusque-là soutenir Catilina, mais qui avait pris peur depuis qu'il voyait clairement que les conjurés en voulaient à la propriété et à la fortune. Crassus venait apporter à Cicéron des lettres qu'il avait reçues. Il y en avait une pour lui qu'il avait lue, d'autres pour des sénateurs, qu'il n'avait pas voulu ouvrir, de peur de se compromettre. Celle qui lui était adressée, et qui ne portait pas de signature, annonçait qu'il se préparait un grand massacre et lui conseillait de s'éloigner de Rome. En même temps on reçut de graves nouvelles de l'étrurie. «Un sénateur, L. Suenius, apporta dans le Sénat des lettres qu'il disait arriver de Faesulae, dans lesquelles on lui mandait que Manlius avait pris les armes le 27 octobre et qu'il avait avec lui une troupe nombreuse». Aucun doute n'était plus possible ; il ne restait à Catilina qu'à rejoindre ses soldats au plus vite.

Avant de partir, il réunit une dernière fois ses partisans, non pas chez lui, où la réunion pouvait être surprise et dispersée, mais chez Porcius Laeca, un de ses amis, qui demeurait dans la rue des Taillandiers, située probablement dans quelque faubourg solitaire. C'était pendant la nuit du 6 novembre. Après avoir arrêté les dernières dispositions et distribué les rôles à chacun pour la grande prise d'armes, il ajouta qu'il ne partirait content que si on le débarrassait d'abord de Cicéron, «qui était un grand obstacle à tous ses desseins». La proposition fut assez froidement accueillie ; on savait que Cicéron était sur ses gardes. Mais enfin, après quelque hésitation, deux des conjurés, C. Cornélius, un chevalier romain, et le sénateur Vargunteius s'offrirent à tenter l'entreprise. Ils promirent d'aller cette nuit même, au petit jour, avec des hommes armés, comme pour saluer le consul, et de le frapper dans son atrium, tandis que, selon l'habitude, il recevrait ses clients. Le danger était pressant, mais Curius, l'espion de Cicéron, l'avait fait prévenir, et il avait pris ses précautions. Quand les assassins se présentèrent, malgré leur insistance pour entrer, on leur ferma la porte (66), et ils s'en retournèrent chez eux.

En même temps qu'il échappait à ce péril, le consul était informé des résolutions qu'avaient arrêtées les conjurés pendant la nuit. Il fallait, avant tout, prendre des mesures pour les déjouer et convoquer immédiatement le Sénat. C'est ce qu'on fit sans retard. Le Sénat se réunit donc dans l'après-midi du 7 novembre (67) et Cicéron y prononça la première Catilinaire.


(1)  Pro Murena, 2.

(2)  C'est l'opinion de M. John, dans son ouvrage intitulé : Die Entstehungsgeschichte der Catilinarische Verchschwörung. Il y dit en propres termes (p. 755) que ce fut l'échec de Catilina aux élections de 691 qui lui donna l'idée de la conjuration. Mais je crois qu'en étudiant de près les textes de Cicéron, on y trouvera la preuve que la conjuration, soit à Rome, soit dans l'Italie, est antérieure aux élections. A Rome les menaces significatives de Catilina, qui avaient forcé de retarder l'élection, montraient bien ses desseins secrets. En Etrurie, le rassemblement des rebelles existait, puisque Catilina en fit venir un certain nombre à Rome le jour des comices (circumfluente colonorum Arretinorum et Faesulanorum exercitu. Pro Murena, 24). Cette armée était bien celle que Manlius avait organisée. Tout ce qu'on peut croire, c'est qu'à partir de l'échec de Catilina la conjuration dut prendre un caractère particulier de violence.

(3)  Pro Sulla, 29 : nulla tum patebat, nulla erat cognita conjuratio.

(4)  Sall., 17 : singulos appellare, hortari alios, alios temptare ; opes suas, imparatam rempublicam, magna praemia conjurationis docere.

(5)  Sall., 19.

(6)  Sall., 19 : in abditam partem aedium.

(7)  Sall., 5.

(8)  Sall., 24.

(9)  Surtout dans le Pro domo sua, dans les discours pour Sextius et contre Pison. Cette émeute est celle qui força Cicéron à partir pour l'exil.

(10)  In Pis., 21 : edictis tuis tabernas claudi jubebas.

(11)  Pro Sextio, 15 : quum vicatim homines conscriberentur, decuriarentur.

(12)  Cette affaire d'Egypte, que nous connaissons très mal, paraît avoir eu une certaine importance dans la politique de ce temps. M. Ferrero a montré que Rullus, c'est-à-dire probablement César, dans la loi agraire, préparait un moyen de la renouveler.

(13)  Voir Cicéron, Pro Tullio, 2. Les fragments de ce discours, trop courts malheureusement, font bien connaître en quel misérable état se trouvait alors l'Italie.

(14)  Cicéron, In toga cand., dans Asconius, p. 88.

(15)  Il est remarquable que Cicéron (Catil., II, 9) ménage singulièrement les gens qui forment le rassemblement de Faesulae et les appelle des gens de coeur et de bons citoyens.

(16)  Sénèque le Père, Suas., VI, 26.

(17)  Sall., 24

(18)  Tacite, Ann., XV. 48.

(19)  Sall., 25.

(20)  Macrobe, Saturn., III, 13, 9 : gravissimus alienae luxuriae objurgator.

(21)  Cicéron, Pro Mur., 12.

(22)  Sall., 24.

(23)  Liberum quaerendorum gratia : c'est la formule même du mariage romain, dans le serment que les citoyens prêtent devant le censeur. (A. Gelle, IV, 3.)

(24)  Tite-Live, VIII, 18.

(25)  Tite-Live, XXXIX, 8 et sq.

(26)  Sall., 56.

(27)  Plutarque, Cic, 16. - Appien, II, 7.

(28)  Sall., 42.

(29)  Cicéron, Philipp., IV, 6.

(30)  Cic, Catil., II, 8 et sq.

(31)  Sall., 39.

(32)  Cicéron, Pro Roscio Amer., 29.

(33)  On peut y joindre, pour être complet, quelques fonctionnaires inférieurs, comme les employés du trésor public (tribuni aerarii) et les commis aux écritures (scribae), qui, intéressés au maintien de l'ordre, pouvaient à l'occasion prêter main-forte au consul. On verra Cicéron les employer dans la journée du 5 décembre. Il restait enfin une dernière ressource qui consistait à faire prêter le serment militaire à ceux qui avaient l'âge d'être soldats (Dion, XXXVII, 45), c'était l'ébauche d'une garde nationale.

(34)  Sall., 26. Drumann (Gesch. Roms, V, 480) lui est encore moins favorable. Après avoir énuméré tous les espions qu'il eut à son service, il l'appelle sans façon : un mouchard, Kundschafter. Son collègue Antoine, quand ils furent brouillés ensemble, s'était contenté de se moquer un peu de lui parce qu'il rappelait trop souvent qu'il avait découvert la conjuration, si bien que Cicéron n'osait plus employer le mot comperi (j'ai trouvé) en lui écrivant. (Lettres fam., V, 5.)

(35)  Cicéron, Pro Mur., 25. - Salluste a placé cette réponse de Catilina à la fin de la séance du 7 novembre, après la première Catilinaire. C'est un artifice de lettré : il a voulu terminer une scène importante par un mot à effet.

(36)  Cic, Pro Mur., 25.

(37)  Drumann et Mommsen reculent l'élection jusqu'au mois d'octobre ; mais je ne vois rien dans les textes qui nous force à la placer si tard.

(38)  Haec ipsa, ut spero, vobiscum una consul agam. (Sall., 20 )

(39)  Sall., 4.

(40)  Pro Sext., 49.

(41)  Il n'y est pas question non plus des lois qu'à la même époque proposa Clodius, et qui le rendirent si populaire, notamment des distributions de blé pour le peuple ou du rétablissement des anciennes corporations qu'on avait supprimées. (Cicéron, Pro Sext., 25.)

(42)  J'ai déjà fait remarquer que Cicéron, dans sa seconde Catilinaire, traite bien mieux les conjurés d'Etrurie que ceux de Rome et les appelle des citoyens honnêtes et courageux.

(43)  Sall., 20.

(44)  Salluste emploie le mot de tabulae novae, réfection des registres. Par ce mot, il faut entendre une sorte de banqueroute légale. On détruisait les registres anciens sur lesquels les dettes étaient inscrites, et, sur les nouveaux, elles étaient diminuées ou entièrement supprimées. L'état était intervenu déjà plusieurs fois pour régler de cette manière les différends entre les créanciers et les débiteurs. On se souvenait qu'en 668, le consul Valerius Flaccus avait réduit les dettes des trois quarts. C'est ce qu'on appelait argentum aere solvere, ce qui veut dire qu'on ne payait plus qu'un as, qui était de cuivre, pour un sesterce, qui était en argent, et valait quatre as.

(45)  Sall., 21.

(46)  Sall., 35.

(47)  Cicéron, Pro Mur., 25.

(48)  Tite-Live, VIII, 20.

(49)  De offic., II, 24. Voyez aussi Salluste, 16.

(50)  On verra plus loin comment Volturcius ayant obtenu la promesse de n'être pas poursuivi révéla tout au Sénat.

(51)  Il y a, à ce propos, une phrase de Salluste qui n'est pas claire ; il y est dit que les conjurés de Rome doivent se mettre en mouvement quand Catilina sera arrivé à Faesulae avec son armée, cum in agrum Faesulanum cum exercitu venisset (43), mais on savait très bien qu'il y était déjà depuis quelques jours. Dietsch, dans son édition de Salluste, propose de lire : in agrum Carsulanum, du nom d'une ville plus rapprochée de Rome, c'est-à-dire quand on saura que Catilina s'est mis en route. Peut-être serait-il plus simple, pour arriver au même sens, de lire cum ex agro Faesulano venisset, c'est-à-dire quand il aura quitté Faesulae, qu'il sera en train de se diriger sur Rome et qu'il en approchera.

(52)  Cicéron, Catil., I, 3.

(53)  Id, ibid., II, 3.

(54)  Id., ibid.,II, 6.

(55)  Sall., 5 : vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta semper cupiebat.

(56)  Histoire de Jules César, I, 273.

(57)  «C'était une chose hors d'usage à Rome, dit le président de Brosses, où les officiers militaires mêmes ne portaient jamais d'armes.»

(58)  Sall., 24.

(59)  Sall., 5.

(60)  Sall., 20 : vos cognovi fortes fidosque mihi. - 27 : de ignavia eorum questus.

(61)  On peut, je crois, le conclure du passage où Salluste nous dit que Catilina espérait bien, quand il se présenta aux élections pour l'année 692, que «s'il était désigné consul, il ferait ce qu'il voudrait d'Antoine» (26). Il n'avait donc pas l'intention d'attendre les calendes de janvier, où il entrerait en fonction. Il comptait se débarrasser de Cicéron, et faire sa révolution, lui, consul désigné, avec Antoine, consul en exercice.

(62)  En réalité Manlius prit les armes le 27 octobre, comme Cicéron l'annonçait. Si les massacres n'eurent pas lieu le lendemain, c'est qu'on prit des mesures pour l'empêcher (Cic, Cat., I, 3) ; peut-être aussi les conjurés ont-ils hésité au dernier moment. Nous savons qu'ils ont beaucoup tergiversé et qu'à cette occasion Catilina leur a reproché d'être des lâches (Sall., 27). Je ne trouve aucune raison d'affirmer, comme le fait M. Ferrero, que Cicéron, quand il prit la parole, ne pouvait pas avoir des nouvelles sûres des faits qu'il annonçait.

(63)  Cicéron, Pro Sext., 47 : majoribus praesidiis et copiis oppugnatur respublica quam defenditur.... boni nescio quomodo tardiores sunt.

(64)  Pro Mur., 25.

(65)  Cicéron, Catil., I, 2.

(66)  Exclusi sunt, dit simplement Cicéron, et Salluste : janua prohibiti. Ces expressions étranges me font souvenir d'un mot piquant de Sieyès. Pendant le Directoire, époque de désorganisation sociale qui rappelle les derniers temps de la république romaine, un certain Poulie avait pénétré dans la maison de Sieyès et lui avait tiré sans résultat un coup de pistolet. Quand l'affaire vint en jugement, comme Sieyès voyait que le tribunal ne paraissait pas disposé à condamner son assassin, il rentra tranquillement chez lui et dit à son concierge : «Si Poulie revient, vous lui direz que je n'y suis pas.» - Cicéron attribue la tentative d'assassinat à deux chevaliers, mais comme Salluste cite les noms, il est probable qu'il a été mieux renseigné.

(67)  Quelques historiens placent cette séance du Sénat le 8 novembre. Je suis la date donnée par Drumann.