Chapitre 4 - Les Catilinaires

I

La première Catilinaire est la plus célèbre de toutes. C'est la seule que Salluste ait mentionnée ; c'est celle que, du temps de nos pères, on lisait le plus pieusement dans les collèges, dont on se souvenait volontiers et qu'on aimait à citer, quand on en était sorti. A l'époque où nous n'avions pas encore l'expérience des révolutions populaires, nous en demandions le spectacle à l'antiquité, et l'on comprend bien que cette lutte dramatique d'un grand orateur et d'un grand agitateur, avec le Sénat pour témoin et la république pour enjeu, ait passionné les imaginations. Encore aujourd'hui, quoique les scènes de ce genre aient beaucoup perdu pour nous de leur nouveauté, nous ne lisons pas ce beau discours sans émotion. Mais nous ne pourrons le goûter tout à fait que s'il n'y reste rien d'obscur, et, pour dissiper toutes les obscurités, quelques explications sont nécessaires.

Il faut d'abord se bien pénétrer de la situation de l'orateur et de ceux devant lesquels il va parler. Cicéron tient tous les fils de la conjuration. A plusieurs reprises, il a communiqué ce qu'il savait au Sénat, mais il n'a réussi à provoquer, parmi les défenseurs de l'ordre établi, qu'un mouvement éphémère ; après quelques velléités de résistance énergique, ils sont retombés dans leur apathie. Cette fois, l'occasion lui paraît bonne pour achever de les entraîner. Il sait que les sénateurs arrivent à la séance pleins d'émotion et de colère. Ce qui s'était passé la veille chez Laeca, le matin chez le consul, commençait à être connu. On avait remarqué que, pendant la nuit, les patrouilles avaient été plus nombreuses. Le Sénat devait se tenir dans le temple de Jupiter Stator, une sorte de forteresse, vers le haut de la Voie Sacrée, qu'il était facile de défendre contre une surprise. Au-dessus, le long des rampes du Palatin, on avait rangé ce que Rome possédait de troupes de police ; les chevaliers romains, ces fidèles alliés du consul qui lui rendirent tant de services pendant Ces derniers mois, entouraient le temple. On nous dit que cette jeunesse ardente, quand elle voyait passer quelque personnage qu'on soupçonnait d'être favorable aux conjurés, l'accueillait par des murmures et qu'on avait grand'peine à l'empêcher de se jeter sur lui. C'est au milieu de ces agitations, devant un auditoire inquiet, tumultueux, de gens effrayés ou menaçants, que Cicéron prit la parole. Avant de nous occuper de la première Catilinaire telle que nous l'avons aujourd'hui, il y a une question qu'il faut vider. Ce discours n'est certainement pas tout à fait celui que le Sénat entendit dans la journée du 7 novembre. Salluste dit que Cicéron l'écrivit après l'avoir prononcé, et nous tenons de Cicéron lui-même que c'est seulement trois ans plus tard qu'il le publia. Ainsi le premier, le véritable discours avait été improvisé. Dans l'éloquence politique des Romains, l'improvisation était la règle. Rome étant un pays libre, la parole y a toujours joui d'un grand crédit, et un homme qui ne savait pas parler n'y pouvait arriver à rien. Mais parler, c'était proprement agir (1), et la parole n'avait de prix qu'autant qu'elle pouvait amener un résultat. Le résultat obtenu et l'affaire finie, le discours qui avait produit son effet ne conservait aucune raison d'être, et, dans les premiers temps surtout, on n'y songeait plus. C'est un peu plus tard, quand la cité se fut étendue au delà des premières limites, lorsqu'il y eut des Romains dans les municipes et les colonies des environs, et qu'il fut utile de les mettre au courant de ce qui se passait à Rome, qu'on dut avoir l'idée d'y répandre les discours qui avaient obtenu quelque succès au Forum. On les écrivit donc, mais après qu'ils avaient été prononcés, et dans leur forme primitive, en les modifiant surtout pour les abréger et les réduire à l'essentiel (2). Quant à écrire d'avance un plaidoyer, un discours politique, pour le lire ou le réciter, c'était si peu l'usage qu'on remarqua, comme une chose singulière, qu'Hortensius l'eût fait lorsqu'il défendit Messala. Cicéron s'est donc conduit ici comme à son ordinaire, il a improvisé d'abord son discours, et ne l'a écrit que pour le donner au public. Si cette fois il a tardé trois ans avant de le publier, il faut l'attribuer sans doute aux événements qui ont suivi et qui lui laissèrent peu de liberté. Qu'il ne se soit pas fait beaucoup de scrupules de le modifier en l'écrivant, on n'en peut guère douter; c'était son habitude (3). L'important serait de savoir quelle est la nature de ces modifications, et si elles allaient jusqu'à altérer d'une manière grave la forme ou le fond de l'ancien discours.

De ce discours primitif, il ne reste rien ; et pourtant nous avons la chance de pouvoir nous en faire quelque idée. Le lendemain du jour où s'était tenue la séance du Sénat, Cicéron crut devoir raconter au peuple ce qu'on y avait fait, et voici, d'après ce récit, comment les choses ont dû se passer. Au début, au lieu de proposer un ordre du jour, comme c'était l'usage, et de demander à chaque sénateur son opinion, Cicéron crut devoir user de son droit de président pour les entretenir de la situation présente. Il est probable qu'on croyait que Calilina n'aurait pas l'audace de se présenter, mais il tenait à donner le change jusqu'au bout et il voulait se justifier s'il était attaqué. Quand on le vit entrer, personne ne s'approcha de lui pour l'entretenir, personne ne répondit à son salut. On s'éloignait à son approche, et sur le banc où il s'assit il se trouva seul. Cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé, dut le surprendre et l'intimider ; Cicéron, au contraire, y puisa une énergie qui ne lui était pas ordinaire. S'adressant à Catilina et le faisant lever, il lui demanda ce qu'il avait fait la veille et s'il n'avait pas assisté à la réunion qui s'était tenue chez Laeca. Catilina, troublé par la vivacité de l'attaque, et encore plus par l'attitude de ses collègues, ne répondit rien. Ce silence d'un homme si audacieux d'ordinaire était déjà un grand succès pour Cicéron, et il en a triomphé plus tard. «Catilina s'est tu devant moi !» disait-il avec orgueil (4). Aussitôt il en profite pour le presser de questions : il lui met devant les yeux ses projets qu'il a découverts, il détaille tout le plan de la guerre civile qu'il prépare. Catilina, de plus en plus troublé, n'oppose à ces violentes attaques que des réponses embarrassées. «Il hésitait, il était pris» (5). Le consul entame alors un discours suivi, il cherche à lui démontrer qu'il ne peut plus rester à Rome, où tout le monde le regarde comme un mauvais citoyen ou plutôt comme un mortel ennemi. «Il lui demande pourquoi il paraît balancer à partir pour ces lieux où depuis si longtemps il était décidé à se rendre puisqu'il y avait envoyé devant lui une provision d'armes, des faisceaux, des haches, des trompettes, des drapeaux, et cette aigle d'argent de Marius, à laquelle il rendait un culte secret dans sa maison et qu'il honorait par des crimes». Il le presse d'aller retrouver ses soldats, qui campent à Faesulae, et le centurion Manlius qui l'attend pour déclarer la guerre au peuple romain. C'est, comme on le voit, le sujet même et presque les expressions de la première Calilinaire. La seule différence est que cette partie avait été précédée dans le discours original par une sorte de combat singulier entre les deux adversaires, qui ne se retrouve plus, au moins sous cette forme, dans celui que nous possédons.

Chez nous, dans nos assemblées politiques, les luttes personnelles sont sévèrement défendues. Le règlement les interdit, et dès qu'elles menacent de se produire, le président, sans y réussir toujours, s'efforce de les arrêter. A Rome, on leur laissait une pleine liberté. Sous le nom d'altercatio ou d'interrogatio, elles avaient pris une place régulière, officielle, dans les combats de la parole ; tantôt elles précédaient le discours suivi (oratio perpetua), tantôt elles lui succédaient (6) ; il y avait même des cas où elles étaient tout le discours, par exemple dans les affaires criminelles, où le témoin était livré à l'avocat de l'adversaire, qui l'embarrassait de questions insidieuses, le troublait, le raillait, pour le rendre ridicule ou suspect (7). Les lettres de Cicéron montrent que, dans le Sénat lui-même, malgré la gravilé qu'on attribue d'ordinaire à cette auguste assemblée, ces combats corps à corps, qui n'existaient pas à l'origine, étaient devenus très fréquents.

Avec la vivacité de son esprit et sa verve mordante, Cicéron devait y être incomparable. Mais quand plus tard il donnait son discours au public, il comprenait bien que l'altercatio n'y pouvait guère avoir de place. «Ces dialogues passionnés, disait-il, ces vives ripostes, n'ont toute leur force et tout leur agrément que quand on assiste au débat et qu'on participe à la chaleur de la discussion» (8) ; et il les fondait habilement dans le discours. C'est ce qu'il a fait pour la première Calilinaire. L'altercatio en a disparu, et pourtant il semble qu'en cherchant bien, on en retrouve quelque trace. L'ardeur de la lutte y est restée, et même dans ces phrases qui se suivent, le dialogue parfois se devine. L'orateur presse son adversaire d'interrogations passionnées : «Te souviens-tu ?... peux-tu nier ?...» Il note ses réponses quand il en fait : «Tu me dis : Fais une proposition au Sénat». Il triomphe encore plus de son silence : «Pourquoi donc te taire ? essaie de me contredire ; je te convaincrai de mensonge». Par moments, il paraît comme enivré de son succès, et sa joie se trahit par cet air d'insolence d'un homme qui brandirait bravement une épée contre l'ennemi qui se dérobe : non feram, non patiar, non sinam ! Si dans cette partie même, où il ne pouvait pas reproduire exactement le discours primitif, il tient encore à s'en rapprocher, s'il veut au moins de quelque manière en rappeler le souvenir, pourquoi s'en éloignerait-il ailleurs sans nécessité ? il n'avait aucune raison de refaire ce qui avait si parfaitement réussi et obtenu tout le résultat qu'il souhaitait. Il est donc naturel qu'il ait fidèlement reproduit ses paroles, et pour les reproduire, il lui suffisait de consulter les notes que ses secrétaires avaient prises soit pendant qu'il parlait, soit plus tard, ou de se fier à sa mémoire dont on connaît la merveilleuse fidélité (9). C'est ce qu'il a fait pour ses autres discours, c'est ce qu'il a dû faire pour celui-ci. Sans doute, il n'est pas impossible qu'il ait cru devoir appuyer sur quelques points, qu'il avait plus rapidement traités la première fois, encore que la première Catilinaire soit assez courte et dans les limites ordinaires d'un discours sénatorial ; peut-être aussi a-t-il arrondi quelques périodes, ajouté quelque trait piquant, quelque épithète élégante, par amour-propre incurable de lettré ; mais ces changements ont dû être de fort peu d'importance, et l'on est en droit de croire que, pour l'essentiel, le discours que nous lisons aujourd'hui est à peu près le même que celui qui fut prononcé devant le Sénat romain dans cette glorieuse journée.

Ce point acquis, abordons le discours lui-même. Rien de plus délicat, de plus compliqué que les circonstances dans lesquelles Cicéron prend la parole. Il veut obtenir de Catilina qu'il s'éloigne volontairement de Rome. Il emploie, pour le convaincre, toutes les ressources de son art ; il mêle les menaces aux prières ; il énumère, avec une franchise qui ne paraît pas toujours fort adroite, les raisons qu'il a de le lui demander. On ne sera pas surpris qu'il songe à sa sécurité personnelle. Souvenons-nous que le matin même il avait été l'objet d'une tentative d'assassinat, et que ce n'était pas la première. Après avoir essayé plusieurs fois de le faire tuer sur la voie publique, on venait d'envoyer des gens l'assassiner chez lui. Son émotion, et même sa frayeur se comprennent. Entre lui et cet ennemi, qui ne lui laisse aucun répit, il lui faut mettre une barrière, ou, comme il dit, "placer un mur" qui lui permette de respirer en paix. Mais, s'il est préoccupé de ses dangers, on comprend bien qu'il insiste encore plus sur ceux que courent ses concitoyens. Il est convaincu qu'en éloignant Catilina, il assure la tranquillité publique. Ce qu'il y a de curieux dans la situation, c'est que Catilina est aussi désireux de s'en aller que Cicéron de le voir partir. On pense bien que leurs raisons ne sont pas les mêmes. Cicéron croit que le départ de Catilina est le salut de la république, et Catilina qu'il en sera la perte, et les motifs qui le leur font croire sont faciles à comprendre. Catilina est avant tout un soldat ; il a peu de confiance dans ses partisans de Rome, qui parlent tant, et agissent si peu. Il lui tarde de se trouver au milieu de ces vieilles bandes qui lui semblent la véritable force de la conjuration. Pour Cicéron, que la politique a occupé toute sa vie, qui ne jette guère les yeux au delà de cette ville qu'il n'a presque jamais quittée, la conjuration est toute à Rome, et c'est là qu'il faut la combattre et la vaincre. Le reste sera l'affaire des légions dont la victoire ne lui paraît pas douteuse. D'ailleurs il connaît aussi bien que Catilina ce que valent les conjurés de Rome. Il sait que leur chef seul est à craindre, et il pense qu'une fois qu'il n'y sera plus, on aura facilement raison des autres. Voilà pourquoi il souhaite si ardemment son départ.

On dira sans doute qu'il n'avait pas besoin de le prier avec tant d'instances départir, puisqu'il pouvait l'y contraindre. Le sénatusconsulte dont il était armé lui en donnait le pouvoir, et si, comme on l'a vu, il répugnait à se charger seul d'une initiative aussi redoutable, il pouvait demander franchement au Sénat de partager la responsabilité avec lui. Mais il pouvait craindre aussi que le Sénat s'y refusât ; il n'ignorait pas qu'un grand nombre de sénateurs, la majorité peut-être, n'était pas disposée à prendre des mesures compromettantes. Ce qui prouve qu'il le savait, c'est un incident curieux qui se passa pendant la lutte. A un moment où Cicéron pressait le plus vivement son adversaire de partir de lui-même et de ne pas attendre que le Sénat le condamnât à l'exil, Catilina, payant d'audace, répondit qu'au contraire il voulait lui faire décider la question. «Fais-en la proposition, dit-il au consul, et s'il me condamne, j'obéirai». Pour parler avec cette assurance, il fallait qu'il ne doutât pas que le Sénat n'en ferait rien. Cicéron aussi le soupçonnait, et, comme il ne voulait pas s'exposer à un refus, il s'en tira par un expédient habile. «Non, lui répondit-il, je ne ferai pas une proposition formelle, qui répugne à mon caractère (10), mais tu vas savoir tout de même ce que le Sénat pense de toi» ; alors, s'adressant encore plus directement à lui et avec plus de force : «Catilina, lui dit-il, sors de Rome, délivre la république de ses terreurs, et, si c'est ce mot que tu attends, pars pour l'exil». Le mot lâché, il se tut. Le Sénat ne répondit rien. Aucune approbation ne se fit entendre, mais aussi aucun murmure et Cicéron, sans doute après s'être tu un moment, reprenant la parole : «Tu vois, dit-il, ils m'ont entendu et ils se taisent. Qu'est-il besoin que leur voix te bannisse, quand leur silence te dit leur sentiment ?» et il continua sur ce ton (11). Il était donc convaincu qu'il ne pouvait demander, aux sénateurs d'autre manifestation que de ne rien dire ; leur courage n'allait pas plus loin que le silence. Cette scène est caractéristique ; il faut s'en souvenir quand on est tenté d'accuser Cicéron de faiblesse. Que pouvait-il faire, n'ayant pour appui que des gens qu'il savait incapables de résolutions viriles ? Puisqu'il n'ose pas imposer l'exil à Catilina, il se voit réduit à le lui conseiller (12). Il lui montre, avec toute l'habileté de son éloquence insinuante, la honte qu'il y a pour lui à vivre parmi des concitoyens qui le redoutent et qui le détestent. Il va jusqu'à s'attendrir sur le sort que lui fait cette haine générale. Il lui demande, à plusieurs reprises, de s'en aller, comme un service personnel, et suppose que Rome elle-même prend la parole pour l'en prier, quoiqu'il sache très bien que Catilina n'avait aucun désir de rendre service à ses ennemis, et qu'un homme comme lui, qu'il accuse de vouloir mettre le feu à la ville, ne pouvait pas être très sensible à la prosopopée de la Patrie. Il faut avouer que tout ce pathétique ne paraît guère de nature à toucher Catilina, et même qu'il risquait d'amener un résultat contraire. N'était-il pas à craindre qu'à force de le presser de partir on ne lui inspirât, malgré la décision qu'il avait prise, quelque velléité de rester (13) ? Mais puisque Cicéron ne croyait pas pouvoir employer la violence, il était bien obligé de recourir à la persuasion.

Il est vrai qu'il avait un moyen plus facile de sortir d'embarras : il lui suffisait de se taire. Il savait que Catilina était décidé à s'en aller, et que tous ses préparatifs étaient faits, il n'avait donc qu'à le laisser partir. Mais c'est précisément ce qu'il ne voulait pas. Il fallait qu'il ne partît que dans certaines conditions qui lui rendraient le retour impossible. S'il paraissait céder à la force, on pouvait croire qu'il était victime d'un abus d'autorité, et il se serait trouvé des gens pour le plaindre. Au contraire, en partant de lui-même, sous les reproches des honnêtes gens, et parce qu'il sentait bien qu'il ne lui était plus possible de rester, il semblait reconnaître les crimes dont on l'accusait, et il devenait impossible d'en douter puisqu'il les avouait lui-même. De cette façon il ne restait plus d'incrédules et on obtenait ainsi cette unanimité d'opinion qui devait sauver la République. Mais pour y réussir, pour amener ce départ à la fois volontaire et forcé, il fallait que le discours de l'orateur flottât sans cesse entre la menace et la prière. C'est le caractère de la première Catilinaire, et voilà pourquoi elle est au premier abord si difficile à comprendre. L'embarras de la situation s'y reflète, et cet embarras est tel que Cicéron lui-même, quand, le lendemain, il raconta au peuple ce qui venait de se passer, manquait de termes pour expliquer comment il s'était fait que Catilina fût parti. «Nous l'avons chassé, disait-il, ou, si vous aimez mieux, nous lui avons ouvert les portes, ou, mieux encore, nous l'avons accompagné de nos paroles pendant qu'il s'en allait» (14). La première expression (ejecimus) est évidemment trop forte, et Cicéron s'est défendu lui-même, un peu plus loin, de l'avoir mis dehors ; ce n'est que plus tard qu'il s'en est fait honneur comme d'un titre de gloire. Le second mot (emisimus) est déjà plus juste ; on ne lui a pas seulement tenu la porte ouverte, on l'a un peu poussé pour qu'il sortît, comme on faisait aux bêtes qu'on lançait dans l'arène. Mais le dernier (egredientem verbis prosecuti sumus) est la vérité même. Catilina partait ; Cicéron l'a accompagné de ses invectives. On ne devait pas le laisser quitter Rome fièrement, la tête haute, comme un de ces généraux de l'ancien temps auquel ses amis faisaient cortège du Capitole aux portes de la ville, lorsqu'il allait prendre le commandement d'une armée. Il fallait qu'au dernier moment une voix éloquente soulevât contre lui l'indignation des honnêtes gens, et qu'il s'en allât le front courbé sous les anathèmes du consul. Tel était le dessein de Cicéron dans sa première Catilinaire, et puisqu'il y a réussi, Salluste a bien raison de dire «qu'elle fut utile à la république».

II

Pendant le discours de Cicéron, Calilina s'était ressaisi ; quand le consul se rassit, il prit la parole pour lui répondre. Il voyait bien que l'assemblée ne lui était pas favorable et qu'il fallait d'abord la ramener. Au lieu de ce ton insolent qu'il avait pris dans la séance où il répondit à Caton, Salluste dit «qu'il baissa les yeux et parla d'une voix suppliante», ce n'était pas son habitude. Mais il n'avait pas les mêmes raisons de ménager Cicéron ; au contraire, il chercha en le malmenant à flatteries passions aristocratiques de son auditoire. Il parla de la gens Sergia, des services de ses aïeux et des siens et «demanda s'il était possible de croire qu'un patricien, comme lui, issu d'une telle race, eût voulu perdre la république, tandis qu'elle serait sauvée par M. Tullius, un citoyen de la veille, presque un étranger» (15). Il voulait continuer sur ce ton, mais on ne le laissa pas poursuivre ; les belles paroles du consul résonnaient encore à toutes les oreilles. Il fut interrompu, traité par tout le monde d'ennemi public et sortit furieux de la curie.

Il ne lui restait plus qu'à quitter Rome. On a vu qu'il y était décidé. Il paraît bien pourtant qu'au dernier moment il hésita, puisqu'on dit «qu'il roulait mille projets dans son esprit». Il allait jouer la partie suprême et pouvait se demander si vraiment il avait raison de s'éloigner du Forum et du Sénat et de laisser à d'autres la direction de son entreprise. Mais, d'un autre côté, il voyait que le gouvernement se préparait à la lutte et qu'il allait lever des troupes. Il avait intérêt à le devancer et à mettre sa petite armée en mouvement, avant qu'on eût le temps de réunir des légions. De plus, la scène à laquelle il venait d'assister devait lui donner à réfléchir. Il ne pouvait plus douter du changement qui se faisait dans l'opinion publique. Ses projets commençaient à être connus et condamnés. Le consul et le Sénat avaient, pour la première fois, donné quelques preuves d'énergie : on pouvait s'attendre à tout. Au milieu de la nuit, pendant qu'il écrivait à Catulus pour l'informer de ses résolutions, on vint lui dire qu'on se préparait à l'arrêter (16). Il le crut, et se hâta de partir avec quelques fidèles.

L'émotion dut être grande à Rome le lendemain ; quand on apprit son départ. Depuis quelques jours, la ville était en train de changer d'aspect. Les précautions prises par le consul, et qu'il se gardait bien de dissimuler, avaient tout d'un coup révélé le danger. Des jouissances d'une longue paix, on se trouvait brusquement jeté dans les terreurs d'une guerre civile. Tout le monde était inquiet, agité. «Les femmes surtout, pour qui, en raison de la puissance de la république, les craintes de la guerre étaient chose inconnue, se livraient à une douleur bruyante ; elles tendaient les mains au ciel, s'apitoyaient sur leurs enfants, pressaient les passants de questions et s'effrayaient de tout» (17). Quand on vit Catilina sortir de Rome, personne ne douta plus que les hostilités allaient commencer.

Cicéron en doutait moins que tous les autres. Aussi s'empressa-t-il de prendre les mesures les plus urgentes pour mettre la ville à l'abri d'un coup de main. Avec les hommes dont il disposait, quoiqu'ils fussent peu nombreux, il croyait pouvoir répondre de la sûreté des rues. Il recommanda plus que jamais aux citoyens de veiller à la défense de leurs maisons. Dès la première heure, les colonies, les municipes de l'Italie furent prévenus de fermer leurs portes et de se tenir sur leurs gardes. Ce n'était pas assez ; pour avoir raison de Catilina, il fallait songer à réunir des forces sérieuses. Par un hasard heureux, il y avait aux portes de Rome deux généraux, Q. Marcius Rex et Q. Metellus Creticus, qui demandaient les honneurs du triomphe, auxquels ils avaient droit, et qu'on leur contestait. En attendant qu'on les leur accordât, ils avaient gardé quelques troupes, selon l'usage, pour accompagner leur char triomphal, quand on leur permettrait de monter au Capitole. On usa sans retard de ces soldats qu'on avait sous la main : Metellus fut envoyé dans l'Apulie, où les esclaves remuaient, Marcius Rex à Faesulae, et même ce dernier, qui était parti avant la séance du 7 novembre, parvint à y devancer l'arrivée de Catilina. En même temps, on ordonna des levées autour de Rome, et on décida d'en former une armée, qui serait placée sous le commandement de l'autre consul, Antoine. Les deux préteurs, Q. Pompeius Rufus et Q. Metellus Celer, furent envoyés en toute hâte, l'un à Capoue, l'autre dans le Picenum, au pied de l'Apennin. Là, se trouvaient trois légions qui probablement surveillaient les mouvements des Gaulois (legiones gallicanae). Metellus reçut l'ordre de les compléter et d'empêcher Catilina de se jeter dans la Gaule cisalpine. Ces mesures étaient habiles et elles devaient avoir un plein succès. Elles font grand honneur aux gens de guerre qui conseillaient Cicéron, et à Cicéron lui-même, qui les adopta résolument et les fit exécuter. Il faut reconnaître que cet homme de parole s'est montré ici un homme d'action.

Comme il fallait les faire agréer par le Sénat, le Sénat fut immédiatement convoqué (18). Mais, afin qu'il n'y eût pas de temps perdu, pendant que les sénateurs se rendaient à la curie, Cicéron réunit le peuple autour de la tribune et prononça ce qu'on appelle la seconde Catilinaire.

Ce discours a une grande qualité, la plus grande qu'un discours puisse avoir : il est vivant. C'est du reste le caractère de presque tous ceux que Cicéron a prononcés devant le peuple. Ses harangues sénatoriales ont plus de magnificence, mais elles sont aussi plus froides, plus apprêtées. Quand il parle au peuple, on sent qu'il est tout à fait à son aise, il y met plus de gaîté et d'entrain. Il avait bien raison, dans sa polémique avec Brutus, à propos des Attiques, de prétendre qu'il était un orateur populaire.

Cicéron montait à la tribune pour apprendre au peuple ce qui venait de se passer, mais son dessein était surtout de l'empêcher d'en concevoir quelque alarme, et il lui devait être d'autant plus facile de le rassurer qu'en ce moment il avait lui-même une pleine confiance. Comme il arrive souvent aux timides, il était tenté de croire qu'on supprime un danger quand on l'éloigné. Le départ de Catilina lui paraît être le salut définitif de la république : aussi sent-on, au début de son discours, sa joie qui déborde. C'est vraiment un chant de triomphe qu'il entonne : exultat, triumphat oratio mea ; les mots se pressent sur ses lèvres pour dire que l'ennemi public n'est plus à Rome : abiit, excessit, evasit, erupit. Il vient à peine d'en sortir, et il lui semble déjà que tout a pris un air nouveau : relevata mihi et recreata respublica videtur. Pour achever de convaincre ceux qui l'écoutent que le succès est certain, ne suffit-il pas d'opposer les uns aux autres les défenseurs de la république et ses adversaires ? Ce parallèle est l'occasion pour lui de nous faire de ces peintures où il excelle. Tout le parti de Catilina, avec ses divisions et ses subdivisions, passe devant nos yeux. Le peuple devait trouver un grand plaisir à ces portraits si vivants et sous lesquels il était aisé de mettre des noms propres. Cicéron insiste moins sur l'armée de l'ordre ; une courte énumération lui suffit : il se contente de rappeler qu'elle comprend le Sénat, les chevaliers, le véritable peuple romain, les colonies, les municipes, «la fleur et la force de l'Italie». S'il n'en dit pas davantage, c'est qu'il n'a pas beaucoup de bien à en dire ; il conserve peu d'illusions sur ses partisans : il sait par expérience qu'on ne les retrouve pas toujours au moment du danger, qu'ils sont timides, irrésolus, attachés à leur intérêt, qu'ils craignent de se compromettre, qu'ils tiennent surtout à n'être pas troublés dans leur tranquillité. Ce qui prouve qu'il les connaît, c'est qu'à deux reprises, il leur promet qu'il conservera la paix «sans qu'ils se donnent aucun embarras et que leur repos soit troublé» (19). Ils n'étaient pas gens à sacrifier la régularité de leurs habitudes et de leurs plaisirs au salut de la république.

Une des raisons qui rendaient Cicéron si heureux du départ de Catilina, c'est qu'il lui semblait que désormais il ne pouvait rester de doute sur ses projets. «Enfin, disait-il, nous allons combattre au grand jour ; le voilà réduit à faire ouvertement son métier de brigand (20). Le but que je me proposais, je l'ai atteint : il n'y a plus personne qui ne soit forcé d'avouer l'existence de la conjuration». Il se trompait, tout le monde ne fut pas convaincu. Il restait des gens, - en petit nombre sans doute, - qui affectaient de croire, ou de dire, que Catilina n'était pas coupable et qui accusaient le Sénat de l'avoir exilé sans jugement. Ils disaient que cet homme de bien avait accepté sans se plaindre un arrêt injuste, pour ne pas troubler la tranquillité publique ; qu'il n'était pas vrai, comme on le prétendait, qu'il se rendît au camp de Manlius, qu'au lieu d'aller prendre le commandement de troupes révoltées, il se dirigeait tout simplement vers Marseille, c'est-à-dire vers la ville que les grands personnages bannis de Rome choisissaient de préférence pour y passer le temps de leur exil. C'est ce qu'avait prétendu Catilina lui-même en partant, et ce qu'il écrivit à quelques-uns de ses amis, sans doute pour qu'on n'eût pas l'idée de le poursuivre. Cicéron se contentait de répondre qu'il voudrait bien que ce fût vrai, et qu'en bon citoyen, il serait heureux qu'on pût éviter ainsi une guerre civile, mais que malheureusement il n'était que trop sûr de ce que Catilina voulait faire. «Dans trois jours, disait-il, vous saurez où il est allé». Il était parti par la voie Aurélia, qui en effet pouvait mener à Marseille comme à Faesulae. Il semblait s'éloigner à regret et marchait lentement. Il s'arrêta même pendant trois jours à Arretium, chez un ami. De là, il se rendit au camp de Manlius où, renonçant à toute dissimulation, il revêtit les ornements consulaires et se fit précéder par les faisceaux. Le Sénat, en l'apprenant, les déclara, lui et Manlius, ennemis de la patrie : c'était les mettre tous les deux hors la loi.

Le jour de son départ, il se passa un événement qui dut faire une impression profonde dans Rome. Un jeune homme, A. Fulvius, fils d'un sénateur, qu'entraînait sans doute cet empire que Catilina exerçait sur la jeunesse, se mit en route pour le suivre ; mais il fut rejoint par son père, qui le ramena chez lui, le condamna à mourir et le fit exécuter. On n'était plus accoutumé à ces sévérités d'autrefois, et il est probable que beaucoup en furent épouvantés. Salluste, qui a raconté le fait, n'ajoute pas un mot d'éloge ou de blâme. Quelques années plus tard, Virgile, dans le souvenir qu'il donne aux grands Romains de la république, ayant à dépeindre le consul Brutus, juge et bourreau de ses enfants, se demande quel jugement la postérité portera sur cette action que les aïeux ont glorifiée. Quant à lui, il ne peut s'empêcher de jeter un cri d'immense pitié :

Infelix ! Vt cumque ferent ea facta nepotes, Vincet amor patriae ! (21).

III

La joie de Cicéron, quand il apprit le départ de Catilina, n'était pas sans quelques nuages. Il avait espéré qu'il emmènerait tout son monde avec lui, et il fut très mécontent de voir qu'il n'était suivi que de quelques inconnus. Aussi employa-t-il toute son éloquence pour persuader aux autres de l'aller retrouver : «Les portes sont ouvertes, leur disait-il ; les chemins sont libres, leur chef les attend; le laisseront-ils se consumer de désirs ?» Dans tous les cas, s'ils s'obstinent à rester, il leur conseille de se tenir tranquilles. «Au moindre mouvement qu'ils feront, ils verront bien que Rome possède des consuls vigilants, des magistrats dévoués, un Sénat ferme et vigoureux ; qu'elle a des armes et une prison que les ancêtres ont bâtie pour la punition des grands crimes» (22).

Ils ne partirent pas et continuèrent à conspirer. Peut-être le départ du chef fut-il un soulagement pour plusieurs d'entre eux. On ne s'entendait plus tout à fait dans le parti. Il y avait des ambitieux qui supportaient mal la supériorité de Catilina et entendaient travailler pour leur compte. Ceux-là n'étaient pas fâchés d'être délivrés d'une autorité gênante et de pouvoir agir à leur fantaisie. Catilina parti, le premier rang, parmi les conjurés, appartenait sans conteste à P. Cornélius Lentulus Sura, d'une des premières familles de Rome, dont la vie politique avait été assez accidentée. Son nom, et sans doute aussi la faveur de Sylla, l'avaient amené très vite au consulat. Mais il s'était montré, dans ses magistratures, si effronté voleur, qu'il finit par indisposer contre lui son protecteur lui-même, quoique fort indulgent pour ces sortes de méfaits. A tous les reproches qu'on lui faisait, il répondait par des bons mots. Accusé de malversation manifeste, il acheta ses juges, et, comme il fut absous à deux voix de majorité : «J'en ai payé un de trop», dit-il. Il en fit tant que les censeurs, en 685, l'exclurent du Sénat. Il y rentra seulement l'année du consulat de Cicéron, en se faisant renommer préteur. C'était un beau parleur, qui plaisait à la foule par sa belle mine et sa voix puissante, mais un esprit médiocre, qui croyait aux devins, un homme irrésolu, qui ne savait pas prendre une décision ; Cicéron l'appelait un endormi. Ses lenteurs contrastaient avec les témérités folles de Cethegus, qui, après Lentulus occupait dans la conspiration la seconde place. Celui-là était un de ces conspirateurs d'habitude et de tempérament, comme nous en avons connu plusieurs de notre temps, toujours prêts à se jeter dans quelque aventure. Quand il était décidé à tenter un coup de main, il ne souffrait pas qu'on y mît aucun retard, et traitait de lâches tous ceux qui se permettaient de présenter quelque observation. La conjuration était donc ballottée entre ces deux extrêmes d'audace et de timidité, et il était naturel qu'on ne s'y entendît guère. On finit pourtant par se mettre d'accord sur le moment où le coup se ferait. Ce devait être vers les derniers jours du mois de décembre, pendant les saturnales, qui étaient une sorte de carnaval pour les Romains. Cethegus ne manquait pas de trouver, selon son habitude, qu'on attendait trop longtemps, mais on lui répondit que le massacre serait plus facile au milieu du tumulte d'une fête, que les tribuns entraient en charge le 10 décembre, et que l'un d'eux, Calpurnius Bestia, avait promis d'exciter les passions populaires contre Cicéron en l'attaquant à la tribune. La véritable raison était sans doute que Catilina devait intervenir dans la lutte et qu'il fallait lui laisser le temps de se préparer.

En attendant le jour fixé, les conjurés cherchaient à faire des recrues. On les prenait un peu partout, et sans beaucoup de choix. En même temps que des citoyens, il parut bon d'enrôler aussi des étrangers ; et précisément, il y avait alors à Rome une députation des Allobroges avec laquelle on pensa qu'on pourrait s'entendre. C'était une nation gauloise, qui habitait entre le Rhône et l'Isère, dans les pays qui ont formé plus tard le Dauphiné et la Savoie. Il y avait quelques années à peine que les Romains les avaient soumis, et, en leur qualité de nouveaux venus, on les exploitait sans miséricorde. Ils étaient accablés d'impôts de toute sorte (23), impôts pour le logement et le passage des troupes qui allaient en Espagne, impôts pour l'entretien des soldats qu'on levait chez eux, surtout impôts sur le transport des vins, qui étaient la richesse du pays. Mais le plus grand de tous les fléaux de la province, c'était encore l'invasion des trafiquants romains (negotiatores). Ils étaient arrivés, comme toujours, sur les pas des légions et avaient pris tout de suite une grande importance ; Cicéron dit qu'il ne circule pas un écu dans la Gaule qui n'ait passé par leurs mains (24). Les trafiquants se chargeaient de procurer de l'argent aux cités ruinées par l'impôt, et, comme on ne leur prêtait qu'à de très gros intérêts, ils rendaient ainsi leur ruine plus certaine. Les Allobroges ne cessaient de se plaindre, mais on ne prenait pas la peine de les écouter. La députation qui se trouvait à Rome en ce moment n'avait pas été plus heureuse que les précédentes. Le Sénat était sourd à toutes leurs réclamations, ce qui les avait réduits à un tel désespoir qu'ils disaient qu'il ne leur restait plus qu'à mourir.

On pensa qu'en cet état, ils prêteraient volontiers l'oreille aux propositions qu'on pourrait leur faire. Leur aide n'était pas à dédaigner ; c'était une nation guerrière, qui pouvait surtout fournir à Catilina des cavaliers, c'est-à-dire ce qui manque le plus à une armée improvisée. Un affranchi, Umbrenus, qui avait fait des affaires en Gaule et y connaissait les hommes les plus importants, fut chargé de leur faire des ouvertures. Il les aborda au Forum, probablement pendant qu'ils étaient dans le Grécostase, un portique où se tenaient les ambassadeurs des peuples étrangers auxquels le Sénat donnait audience. Il parut écouter leurs plaintes avec sympathie et leur dit que, s'ils étaient des gens de coeur, il leur fournirait un moyen de se délivrer de leurs misères. Puis, il les amena chez Sempronia, dans la maison de D. Brutus, qui était voisine, et les mit en relation avec Gabinius, un conjuré d'importance, qu'on envoya chercher (25).

Quand ils surent d'une manière encore vague de quoi il s'agissait et ce qu'on demandait d'eux, ils furent pris d'une grande incertitude. Ce n'étaient pas des motifs d'honneur qui les faisaient hésiter : ils se demandaient simplement ce qui leur serait le plus utile, et s'ils gagneraient davantage à participer à la conjuration ou à la trahir. Ils consultèrent Fabius Sanga, leur patron, qui leur montra que c'était le gouvernement qui avait le plus de chance de réussir, et n'eut pas de peine à les décider à se mettre avec les plus forts. Cicéron fut aussitôt averti, et il demanda aux députés de continuer la négociation. C'était un merveilleux moyen de connaître les plans des conjurés et de les prendre tous à la fois, du même coup de filet. Avant de s'engager, les Allobroges avaient besoin de savoir si le complot était sérieux. Il était naturel qu'on leur fît connaître les noms et les projets de ceux auquels on leur demandait de s'associer. Ils étaient en droit d'exiger des assurances formelles, des promesses écrites, qu'ils pourraient communiquer à leurs compatriotes pour obtenir leur adhésion. Rien ne leur fut refusé. C'est ainsi qu'ils furent mis au courant de tout ce qui se préparait et qu'ils obtinrent des lettres des principaux conjurés écrites de leur main, avec leur nom, et leur sceau. - Ces barbares étaient des gens avisés et qui surent parfaitement jouer leur rôle.

Quand tout fut prêt, ils annoncèrent leur départ pour le 3 décembre au matin. Ils devaient suivre la voie Flaminienne, qui passe le Tibre sur le pont Mulvius (ponte Molle). Cicéron avait eu soin de prévenir deux préteurs qui lui étaient dévoués, L. Valerius Flaccus et C. Pomptinus ; ils amenèrent sans bruit des soldats dont ils étaient sûrs et les cachèrent dans deux fermes, des deux côtés du pont. Les Allobroges arrivèrent à la fin de la troisième veille de la nuit (vers quatre heures). Ils avaient avec eux T. Volturcius de Crotone, chargé de les accompagner au camp de Catilina où ils devaient s'arrêter en passant, et quelques conjurés qui leur faisaient la conduite. Quand ils furent engagés sur le pont, les troupes sortirent de leurs cachettes en poussant de grands cris. Les Allobroges, comme on pense, ne se défendirent pas ; les autres, voyant la résistance impossible, se laissèrent prendre, et tout le monde fut ramené à Rome.

Aussitôt on avertit le consul qui, au petit jour, manda les plus compromis parmi les conspirateurs. Il était décidé à n'en poursuivre que neuf ; sur ce nombre, quatre seulement furent trouvés chez eux, un cinquième se sauva au dernier moment, mais il fut repris dans la journée. On les tint sous bonne garde, en attendant que le Sénat décidât de leur sort. Le consul l'avait immédiatement convoqué, et il devait se réunir sans retard dans le temple de la Concorde, dont il reste quelques débris, au pied du Capitole. Cicéron se doutait bien que la séance allait être très importante ; il n'ignorait pas qu'elle pouvait avoir pour lui les conséquences les plus graves, et que ses ennemis iraient y chercher un jour des raisons de le perdre. Il voulut donc, dans son intérêt et dans celui de la république, qu'il restât un souvenir exact de ce qui allait s'y passer. Les procès-verbaux des séances du Sénat étaient rédigés d'ordinaire avec quelque négligence. Il prit ses précautions pour rendre celui-là plus fidèle que les autres, et voulut qu'il ne fût pas possible d'en contester la véracité. «Ce fut, a-t-il dit plus tard, une inspiration du ciel» (26). Il choisit, parmi les sénateurs qui avaient l'habitude et la facilité d'écrire vite, quelques hommes irréprochables, qui étaient en même temps des gens d'esprit, - car il faut avoir de l'esprit pour saisir la parole au vol, et recueillir dans ce qu'on entend ce qu'il importe de conserver, - et il les chargea de noter avec soin ce qui se dirait dans la séance. C'étaient entre autres un préteur en exercice, Q. Cosconius, des personnages de la plus haute noblesse, un Messalla, un Appius Claudius, et Nigidius Figulus, l'un des premiers savants de ce temps, qu'on mettait presque sur la même ligne que Varron. Cicéron avait bien raison de dire que personne n'oserait jamais les accuser de manquer d'intelligence ou de droiture pour transcrire la vérité.

La séance du Sénat ne fut presque qu'un long interrogatoire. On introduisit d'abord Volturcius avec les députés des Allobroges. Il tremblait de peur, mais on lui promit qu'il ne serait pas poursuivi, et il dit tout ce qu'on voulait savoir. Comme on l'envoyait chez Catilina pour prendre les dernières dispositions, il était au courant de tous les projets, et les fit connaître. Les députés, auxquels on n'avait rien caché, furent intarissables de détails. Quand vint le tour des inculpés, il ne fut pas difficile d'obtenir un aveu de Gabinius et de Statilius. Cethegus opposa plus de résistance. On avait fait une perquisition chez lui et on y avait trouvé une grande quantité de poignards et d'épées ; il prétendit, pour se justifier, qu'il avait toujours été amateur de belles lames. Mais quand on lui mit sous les yeux sa lettre aux chefs des Gaulois, signée de sa main, il se troubla et cessa de nier. Lentulus s'était plus compromis que les autres par ses vantardises. Pour se donner de l'importance, il avait entretenu les députés d'un oracle sibyllin, qui annonçait que trois personnes de la famille des Cornelii occuperaient à Rome le pouvoir souverain. Cinna et Sylla avaient été les deux premiers ; il ne doutait pas qu'il dût être le troisième, d'autant plus que les haruspices, qu'il consultait aussi, lui affirmaient que le temps était arrrivé où l'oracle allait s'accomplir. Dans la séance du Sénat, lorsqu'on lui présenta sa lettre aux Allobroges, il nia l'avoir écrite ; mais il fut bien forcé d'avouer que le sceau était le sien. «En effet, lui dit Cicéron, celte empreinte est facile à reconnaître : c'est l'image de ton aïeul, un grand homme de bien, qui aimait sa patrie avec passion. Toute muette qu'elle est, elle aurait dû t'empêcher de commettre un crime si abominable». Confronté avec les députés, il le prit d'abord de très haut, et il eut l'air de ne pas les connaître. Mais quand ils lui demandèrent s'il ne se souvenait pas de leur avoir parlé des livres sibyllins, son assurance tomba tout d'un coup, et, à la surprise générale, il avoua en balbutiant tout ce qu'on lui reprochait. Il se reconnut même l'auteur d'une lettre qu'il avait remise, sans la signer, à Volturcius pour Catilina, et qui était ainsi conçue : «Tu sauras qui je suis par celui que je t'envoie. Sois homme de coeur ; songe à la situation où tu t'es mis, et vois à quoi la nécessité t'oblige ; prends des auxiliaires partout, même dans les rangs les plus bas» (27). Cette lettre, presque impertinente, prouve qu'entre le chef et les complices il y avait des dissentiments graves. Elle faisait allusion à la répugnance qu'éprouvait Catilina à enrôler des esclaves parmi ses soldats ; Lentulus n'avait pas les mêmes scrupules. Après ces interrogatoires, aucun doute ne pouvait rester. Les lettres, les cachets, l'écriture, l'aveu des accusés fournissaient une preuve irrécusable du crime. Mais Cicéron ajoute que ceux qui assistaient à la scène en avaient sous les yeux des indices encore plus certains. «A voir la pâleur des coupables, leurs yeux baissés vers la terre, leur attitude morne, leur consternation, les regards furtifs qu'ils se lançaient mutuellement, ils semblaient moins des malheureux qu'on accuse que des criminels qui se dénoncent eux-mêmes» (28).

La délibération fut courte. A l'unanimité, on décida que les neuf prévenus étaient coupables et que ceux qu'on avait pu saisir resteraient prisonniers jusqu'à leur condamnation définitive. Lentulus était préteur et, les magistrats étant inviolables, ne pouvait être légalement poursuivi qu'après qu'il serait sorti de charge. On venait de voir le consul, respectant jusqu'à la fin la dignité dont l'accusé était revêtu, le conduire au Sénat par la main, tandis que ses complices y étaient amenés entre des soldats. Pour supprimer toute apparence d'illégalité, Lentulus fut pressé d'abdiquer, et il y consentit. On vota ensuite des remerciements au consul «pour avoir préservé la ville de l'incendie, les citoyens du massacre, l'Italie de la guerre civile». Des éloges furent accordés aux préteurs pour leur conduite dans l'affaire du pont Milvius. Antoine lui-même, l'autre consul, eut aussi sa part : on ne pouvait pas le féliciter du bien qu'il avait fait ; on le remercia de s'être abstenu de faire du mal. Les Dieux ne furent pas oubliés ; on décida de leur adresser ces prières solennelles d'actions de grâces qu'on appelait des supplications. On ne les votait jusque-là qu'après quelque victoire, et pour glorifier le général qui l'avait remportée ; c'était la première fois qu'on faisait cet honneur à un citoyen qui ne commandait pas des armées et n'avait pas cessé de porter la toge. On comprend que Cicéron ne manque pas de le faire remarquer.

Le jour baissait ; il était accablé de fatigue, et pourtant il lui restait quelque chose à faire. Il sortit du Sénat pendant qu'on achevait de rédiger les derniers décrets, et parut au Forum, où une foule immense était réunie : elle attendait qu'on lui fît savoir ce qui venait de se passer. Remarquons à celte occasion à quel point la vie politique était intense dans ces républiques anciennes. Les communications ne cessaient jamais entre le peuple et ses magistrats. Directement, sans intermédiaire, sans aucun retard, il était tenu par eux au courant de ce qui pouvait l'intéresser dans ses affaires. Rome, au moment même où elle devenait maîtresse du monde, était encore une ville municipale, comme les petites communes du Latium et de la Sabine, et elle en avait conservé toutes les habitudes. Pour contenter l'impatience des citoyens affamés de nouvelles, Cicéron monta immédiatement à la tribune et prononça là troisième Catilinaire.

Elle a le même intérêt que la seconde ; vivante, comme elle, passionnée, populaire, elle contient d'abord le résumé de la séance du Sénat qui vient de finir, résumé qui en reproduit le mouvement et en donne l'impression. L'orateur, dans un récit qui dut égayer l'assemblée, montre l'attitude piteuse des prévenus ; il insiste sur les maladresses qu'ils ont commises, sur les confidences qu'ils ont faites sans précaution à des inconnus, sur les lettres qu'ils leur ont remises et qui devaient servir contre eux de témoignages irrécusables. «Jamais, dit-il, des voleurs qui dévalisaient une maison bourgeoise ne se sont fait prendre plus sottement». La dernière partie du discours a un caractère tout religieux. Il faut se rappeler, pour la comprendre, que, chez les Romains, la religion était une partie de leur patriotisme. Ils étaient si persuadés que leurs dieux s'occupaient de leurs affaires et ne cessaient pas de travailler pour eux qu'ils ne pouvaient imaginer qu'il leur arrivât un événement heureux ou triste où ils ne seraient pas intervenus. Le peuple n'aurait pas cru à l'importance réelle de la conjuration s'il avait pensé que les dieux s'en fussent désintéressés. Aussi Cicéron a-t-il grand soin de rappeler tous les présages que les prêtres avaient notés, et par lesquels la république était prévenue des dangers qui la menaçaient. C'était, comme à l'ordinaire, des orages effrayants qui éclataient tout d'un coup, la terre qui tremblait, des voix merveilleuses qu'on croyait entendre, le ciel qui s'éclairait de lueurs sinistres. Mais, à ces prodiges auxquels on était accoutumé, il s'en joignait cette fois de plus significatifs. L'année précédente, la foudre avait plusieurs fois dévasté le Capitole, renversant la statue de Jupiter, frappant le groupe doré, objet de la vénération publique, qui représentait la louve allaitant les jumeaux divins. On avait célébré des sacrifices expiatoires et décidé de remplacer au plus vite la statue détruite par une autre qui serait plus grande et plus belle. Mais l'ouvrage marcha lentement. La statue ne fut prête que dans les derniers jours du consulat de Cicéron, et il se trouva qu'elle ne put être installée que le 3 décembre, le jour même où les conjurés comparurent devant le Sénat. Cette coïncidence était de nature à frapper le peuple ; Cicéron, quoiqu'il eût peu de confiance dans les présages et qu'il dût composer plus tard un livre contre la divination, ne négligea pas d'en tirer cette fois un grand effet oratoire, et nous pouvons être sûrs que ce fut un des passages les plus applaudis de son discours. Il le termina par ces quelques mots : «La nuit tombe, citoyens ; allez adresser vos hommages à Jupiter, le gardien de cette ville et le vôtre. Retirez-vous ensuite dans vos maisons, et quoique le danger soit passé, ne laissez pas de veiller à votre sûreté comme la nuit précédente. Quant à vous délivrer de ces soucis et à vous permettre de jouir enfin d'une paix solide, fiez-vous à moi, Romains ; j'en fais mon affaire».

IV

Ce soir-là, Cicéron ne rentra pas chez lui : c'était la fête de la Bonne Déesse, un des restes de la plus vieille religion romaine. On la célébrait tous les ans la nuit du 3 décembre, dans la maison du consul. Elle était présidée par sa femme, assistée de quelques dames de haut rang et du collège des Vestales ; les hommes en étaient rigoureusement exclus. La Bonne Déesse cette fois daigna faire un miracle. Le feu sacré, qui s'était presque entièrement éteint sur l'autel, se ralluma tout d'un coup avec une telle intensité que la flamme s'éleva jusqu'au faîte de la maison. Térentia s'empressa d'aller annoncer cette bonne nouvelle à son mari. Comme elle était superstitieuse, on pense bien que le miracle, avec l'interprétation que les Vestales lui donnaient, l'avaient beaucoup frappée et qu'elle en tirait les présages les plus favorables. Les dames, qui en avaient été témoins, ne manquèrent pas de le raconter, et le récit en dut être assez diversement accueilli. Un sceptique, comme Cicéron, qui faisait profession de ne pas croire aux oracles et aux prodiges, devenu l'objet d'une manifestation céleste, pouvait prêter à sourire, et les malins ne durent pas s'en faire faute. On plaisanta sans doute aussi de l'empressement que Térentia avait mis à l'en prévenir, comme si elle sentait qu'il eût besoin, en cette occasion, qu'on lui donnât du coeur. On savait qu'elle formait avec lui un parfait contraste. Si elle était d'un esprit médiocre et d'un caractère peu aimable, en revanche elle possédait la qualité dont il manquait le plus, la décision. Ambitieuse, dominatrice, jalouse de son autorité domestique qu'elle désirait même étendre au delà de sa maison, elle était, disait son mari, plus disposée à participer aux affaires publiques qu'à lui faire une part dans les affaires privées. Elle voyait combien les circonstances étaient graves et voulait ne pas laisser cet esprit vif et mobile passer trop vite, comme il en avait l'habtiude, de la joie à l'inquiétude, de l'assurance à la crainte. Du reste, elle ne fut pas seule à s'y employer. On nous dit que Q. Cicéron, si inférieur à son frère, mais plus énergique que lui, et le savant Nigidius Figulus, qui était aussi un homme de grand coeur, furent fort préoccupés d'empêcher qu'il ne cédât à quelque défaillance fâcheuse.

La journée du 3 décembre n'avait été qu'un triomphe pour Cicéron. Celle du lendemain fut mêlée d'incidents moins heureux. Dans la séance que tint le Sénat, on décerna des récompenses publiques à T. Volturcius et aux Allobroges, qui avaient révélé les projets des conjurés. Est-ce ce qui encouragea le zèle des dénonciateurs ? Ils étaient nombreux à Rome et formaient une véritable corporation. On les voyait se promener auprès des tribunaux avec leurs dossiers sous le bras, toujours prêts à accuser les gens pour toucher le quart de leurs biens qu'on leur allouait, quand ils les faisaient condamner (29). On les estimait très peu, mais on s'en servait beaucoup, et il fallait bien qu'on s'en servît puisqu'il n'y avait pas à Rome, comme chez nous, d'accusateurs publics. Un certain L. Tarquinius, qu'on avait arrêté sur la route pendant qu'il allait retrouver Catilina, promit de donner sur la conjuration de nouveaux renseignements, pourvu qu'on l'assurât qu'il ne serait pas poursuivi. Il ajouta quelques détails à ce qu'on savait déjà, et nomma Crassus parmi les conjurés. Mais à peine eut-il prononcé ce nom que des cris d'indignation s'élevèrent de tous les côtés. Crassus avait beaucoup d'amis et d'obligés. Il était le créancier d'une partie de la noble assemblée ; il ne pouvait pas être coupable. Il fut donc décidé sans autre recherche que Tarquinius mentait et qu'on le tiendrait en prison jusqu'à ce qu'il eût dit qui lui avail conseillé ce mensonge (30).

Le tour de César vint ensuite. Il fut accusé, dans le Sénat, par Curius, en même temps que Vettius, un dénonciateur de profession, le traduisait devant le questeur Novius Niger. Ils prétendaient tous deux tenir de Catilina lui-même la preuve qu'il était coupable. César ne répondit à Vettius qu'en ameutant le peuple contre lui et le faisant jeter en prison. Mais devant le Sénat, il lui fallut s'expliquer. Il fit appel au témoignage de Cicéron et se défendit si bien que les sénateurs privèrent l'accusateur de la récompense qu'on lui avait promise. A ce propos, Salluste rapporte que Q. Catulus et Cn. Piso essayèrent d'obtenir de Cicéron, par tous les moyens, et même en lui offrant de l'argent (31), qu'il fît accuser César par les Allobroges ou par quelque autre, et que, ne pouvant l'y décider, ils se chargèrent eux-mêmes de répandre des bruits calomnieux, qu'ils attribuaient à Volturcius ou à d'autres personnes bien informées. Ces bruits habilement colportés finirent par exciter cojntre César une colère furieuse, si bien que le lendemain, quand il sortit du Sénat, les chevaliers, qui montaient la garde, se jetèrent sur lui et l'auraient tué, s'il n'eût été protégé par le dévouement de ses amis et l'intervention opportune de Cicéron (32).

C'est une question encore aujourd'hui controversée de savoir si César et Crassus étaient véritablement engagés dans la conjuration. Elle ne me semble pas difficile à résoudre quand on se souvient de la distinction qui a été faite plus haut entre les conspirateurs véritables, ceux qui assistaient aux réunions clandestines et qui étaient au courant de tous les projets, et cette multitude d'ambitieux, de mécontents, qui, sans savoir exactement et dans le détail ce que Catilina se proposait de faire, favorisaient son entreprise, pensant, quoi qu'il arrivât, y gagner quelque chose, et l'aidaient autant qu'on pouvait le faire sans se trop compromettre. C'étaient deux catégories différentes, et, si l'esprit de parti avait intérêt à les confondre, la justice demande qu'on les sépare. Il est trop évident que Crassus n'a jamais été pour la conjuration qu'un de ces adhérents douteux qu'on se gardait bien d'initier à aucun secret important. On lui demandait de l'argent pour le succès des candidatures électorales de Catilina, et il ne refusait pas d'en donner pour être désagréable à l'aristocratie. Mais il changea vite de sentiments quand il sut les projets des conjurés. Lui qui était le banquier des plus grands personnages, qui spéculait sur la vente des immeubles et possédait des quartiers tout entiers de Rome, ne pouvait pas avoir beaucoup de sympathie pour des gens qui voulaient abolir les dettes et mettre le feu à la ville. Il se tourna brusquement vers Cicéron, auquel, comme on l'a vu, il vint raconter tout ce qu'il savait, et dans la séance du 3 décembre, il vota toutes les mesures qu'on prit contre Lentulus et ses complices. L'aurait-il osé faire avec tant d'assurance, s'il eût pu craindre d'être compromis d'une manière directe dans le complot ?

Je n'ai pas plus de doute pour César que pour Crassus, quoiqu'on ait dit; il m'est impossible de me figurer un homme comme lui, avec de si grands desseins et des vues si élevées, qui se range derrière ; Catilina, et s'engage dans une entreprise où il n'est question que de pillage, de massacre et d'incendie. C'était l'héritier des Gracques, le vengeur de Marius, il voulait réorganiser la république ; comment pouvait-il s'entendre avec des gens qui n'appartenaient à aucun parti et n'avaient dans la tête aucune idée politique ? Les raisons que donne Mommsen pour enrôler César dans la conjuration ne me paraissent pas bien solides (33) ; il fait remarquer qu'il s'est gervi dans la suite de quelques conjurés qui survivaient, mais il ne faut pas oublier qu'un homme qui vient faire une révolution n'est pas toujours libre de choisir comme il veut ses associés ; il les prend où il les trouve. Il a pris Sittius et P. Sylla, qui étaient de bons hommes de guerre, parce qu'il avait besoin d'habiles généraux. 11 a pris Caelius, un brouillon éloquent, qui pouvait lui être utile dans sa lutte avec le Sénat ; en quoi du reste il s'est trompé, car Caelius, qui ne se fixait nulle part, ne lui est pas resté longtemps fidèle. Mommsen ajoute que César victorieux a réalisé les projets de Catilina, et il cite, pour nous en convaincre, la loi agraire de Rullus. Mais nous avons déjà montré que cette loi avait été inspirée par César ; Catilina n'y était pour rien. Quand César la fit voter par le peuple, c'était son bien qu'il reprenait, il n'empruntait pas l'aeuvre d'un autre. Suétone dit que lorsque César connut les dangers que la conjuration faisait courir à la république, il fit comme Crassus et alla prévenir Cicéron (34) ; seulement il se garda bien d'imiter Crassus qui resta prudemment chez lui le jour où les conjurés furent jugés ; il vint bravement les défendre, non pas qu'il éprouvât beaucoup de sympathie pour eux, mais il s'agissait de lois protectrices des citoyens, d'anciennes conquêtes de la démocratie, et il voulait les faire respecter. Dans le discours qu'il prononça à ce propos, la conjuration est sévèrement condamnée; il l'appelle un crime, un forfait, il dit à plusieurs reprises que les conjurés ne seront jamais trop durement punis, il les appelle des parricides. Quand on connaît César, on a peine à croire qu'il eût ainsi traité, après leur défaite, des gens auxquels il venait de tendre la main lorsqu'il comptait sur leur victoire. Tout ce qu'on peut dire c'est que la conjuration servait ses intérêts ; elle ébranlait un gouvernement qu'il voulait abattre, et il était naturel qu'il la vît sans déplaisir. Quel qu'en dût être le résultat, il aurait toujours tourné à son profit. Catilina vaincu n'en avait pas moins entretenu, pendant tout le temps de la lutte, ce malaise de la société qui faisait souhaiter aux gens pacifiques un changement de régime ; et si par hasard il avait réussi, son succès ne pouvait avoir de lendemain ; la république aux abois se serait hâtée de chercher un sauveur, et c'est justement ce que César attendait. Voilà pourquoi il n'a pas poursuivi Catilina en même temps que les autres auteurs des proscriptions de Sylla ; il l'a même aidé dans ses candidatures. Mais il n'est pas allé plus loin, et s'est bien gardé de rien faire qui pût lui nuire dans l'avenir. Son ambition même, qui lui conseillait de ménageries conjurés, l'empêchait de se compromettre avec eux. On ne pouvait donc pas dire qu'il était vraiment un des complices de Catilina, et Cicéron, qui le savait bien (35), se conduisait en honnête homme, quand il refusait à Catulus de le confondre avec les autres et de profiter de l'occasion pour le perdre en même temps qu'eux.

Mais il s'est conduit surtout en politique avisé ; il n'était pas sage, dans un si grand péril, de se mettre trop d'ennemis sur les bras, et surtout des ennemis si redoutables. Les cinq qu'on avait retenus lui créaient déjà beaucoup d'embarras. Le Sénatayant décidé, dans la séance de la veille, qu'on les garderait prisonniers, on les avait soumis à cette sorte d'emprisonnement qu'on appelait custodia libera, et qui était en effet un mélange de servitude et de liberté. Il consistait à les confier à la garde de quelques personnes de leur connaissance, qui en étaient responsables, et chez lesquels ils attendaient avec plus de patience le moment d'être jugés. De cette façon la prison préventive, qui déplaisait fort aux Romains, se trouvait adoucie et presque supprimée. Crassus et César étaient du nombre de ceux à qui la garde des conjurés était remise : le Sénat tenait à leur donner une marque publique de sa confiance. On pense bien que cette sorte de surveillance n'était pas très rigoureuse et que les prisonniers pouvaient facilement s'y soustraire ; mais depuis que la peine de mort n'était presque plus appliquée, ils n'avaient aucun intérêt à s'enfuir, puisqu'ils pouvaient toujours au dernier moment prévenir une sentence trop dure par un exil volontaire. Cette fois pourtant, dans les circonstances graves où l'on se trouvait, les choses pouvaient plus mal tourner qu'à l'ordinaire. Les prévenus et leurs amis s'en inquiétaient. Cethegus faisait dire à ses esclaves et à ses clients, qui étaient ardents et résolus comme lui, de se réunir et de venir en masse donner l'assaut à la maison de Cornificius où il était retenu. Les gens de Lentulus se donnaient aussi beaucoup de mal. On voyait l'un d'eux, qui était une sorte de bas complaisant (leno), qu'il avait préposé à ses plaisirs, entrer dans les boutiques et offrir de l'argent à ceux qui voudraient le suivre. D'autres s'adressaient aux meneurs des sociétés populaires, dont c'était le métier de se faire payer pour exciter des émeutes. Cicéron comprit que, s'il voulait empêcher qu'on ne fît sauver les prisonniers, il n'avait pas de temps à perdre, et qu'il fallait prendre au plus tôt les dernières mesures. Il convoqua le Sénat pour le lendemain.


(1)  De là sans doute l'expression agere causam, pour signifier plaider un procès, et le mot d'actio pour dire un plaidoyer.

(2)  Cicéron, Brutus, 14 : plura dicta quam scripta.

(3)  Comme on peut le voir dans une lettre écrite à Atticus (I, 13).

(4)  Orator, 37.

(5)  Cat., II, 6 : quum haesitaret, quum teneretur.

(6)  Voyez Tite-Live, VI, 6, où elles suivent le discours, et Tacite, Hist., VI, 1, où elles le précèdent.

(7)  Le discours In Vatinium de Cicéron n'était primitivement qu'une interrogatio dont il a fait un discours suivi.

(8)  Ad Att., I, 16, il raconte, dans cette lettre, son altercatio avec Clodius.

(9)  Cornélius Nepos, dans un passage qui nous a été conservé par S. Jérôme (Epist., 71., ad Pammachium), rapporte que Cicéron récita un jour devant lui son discours pour le tribun Cornélius, tel qu'il l'avait publié, sans y changer un mot. Les discours judiciaires étaient recueillis par la sténographie, comme le prouvent les deux éditions de la Milonienne. Quant à ceux qui étaient prononcés au Sénat, rien n'empêchait qu'ils fussent sténographiés par les secrétaires des orateurs qu'ils avaient le droit d'introduire dans l'assemblée.

(10)  Cat., I, 8 : non feram id quod abhorret a meis moribus. - Mérimée, dans sa Conjuration de Catilina, suppose que Cicéron veut dire qu'il est contraire à ses principes politiques de prendre l'avis du Sénat pour la condamnation des conjurés, et l'accuse de s'être mis en contradiction avec lui-même lorsque, quelques jours plus tard, il appela le Sénat à juger Lentulus et ses complices. C'est une erreur. Cicéron parle de ses principes d'humanité, de la douceur naturelle de son caractère qui lui rend ce rôle d'accusateur odieux. C'est ce qu'il répète dans tous les discours qu'il a prononcés à cette époque, même dans ceux où il est forcé, malgré lui, de demander des mesures de rigueur. Je reviendrai plus loin sur ce sujet.

(11)  Il y a, dans Diodore de Sicile (Frag., livre XL), un récit un peu différent de cet incident. Par malheur le texte de Diodore est, en cet endroit, fort obscur et très controversé. M. Bloch a essayé de l'expliquer (Mélanges Boissier, p. 63). Je crois qu'il est difficile d'en tirer un sens précis, et qu'en tout cas Diodore n'avait sous les yeux que le texte même de Cicéron, et qu'il ne l'a pas compris.

(12)  Catil., I,5 : non jubeo, sed, si me consulte, suadeo.

(13)  Je serais assez tenté de croire que, s'il a vraiment ajouté quelque chose à son discours en le publiant, ce doit être ces adjurations réitérées qui ne nous paraissent pas toujours fort adroites. Il avait intérêt à leur donner plus d'importance pour faire croire qu'il avait eu plus de part à la fuite de Catilina.

(14)  Cat., II, 1.

(15)  Le terme dont se servit Catilina est plus vif. Il dit que Cicéron était à Rome un simple locataire, inquilinus.

(16)  Sall., 35 : plura quum scribere vellem, nuntiatum est vim mihi parari.

(17)  Sall., 31.

(18)  La convocation du Sénat pouvait se faire très vite. Il était de règle que jamais un sénateur ne s'éloignait de chez lui sans dire où l'on pourrait le trouver si les huissiers venaient le chercher.

(19)  Id, Catil. 12 : sine vestro motu, sine ullo tumultu, motu, nullo tumultu.

(20)  Catil., II, 1 ; illum ex occultis insidiis in apertum latrocinium conjecimus.

(21)  Virgile, Aen., VI, 822.

(22)  Catil., II, 5.

(23)  C'est ce qu'on voit surtout dans le discours Pro Fonteio de Cicéron.

(24)  Pro Fonteio, 4 ; nummus in Gallia nullus sine civium romanorum tabulis commovetur.

(25)  Cicéron dit simplement qu'ils furent abouchés avec Gabinius (Cat., III, 6), il ne veut compromettre ni Sempronia ni Brutus.

(26)  Pro Sulla, 14.

(27)  Cette curieuse lettre est reproduite à la fois par Cicéron et par Salluste. Les deux versions, pour le fond, sont tout à fait semblables et ne diffèrent que par quelques expressions. Il est facile de voir à certains détails que c'est celle de Cicéron qui est la véritable. Salluste a été choqué de la répétition du verbe cura qui revient deux fois dans un si court billet, et il l'a supprimée. A la place de cette phrase : vide quid tibi sit necesie, qui lui a paru plate, il met : consideres quid tuae taliones postulent. Ces préoccupations de lettré sont ici assez singulières.

(28)  Catil., III, 5.

(29)  Horace, Sat., I, 4, 66.

(30)  Salluste, prétend qu'il tenait de Crassus lui-même que c'était à l'instigation de Cicéron que Tarquinius l'avait accusé. Il est bien possible que Crassus l'ait prétendu et même qu'il ait pu le croire ; mais il n'y a aucune raison de penser que ce fut vrai. L'intérêt de Cicéron n'était pas de mêler de grands personnages à l'affaire.

(31)  Ce fait nous paraîtrait fort étrange, si nous ne savions que Catulus avait offert aussi de l'argent à César pour le décider à se désister de sa candidature au grand pontificat et à lui céder la place (Plutarque, César, 7).

(32)  Suétone prétend même qu'à un moment les chevaliers envahirent le Sénat et qu'ils vinrent attaquer César jusque sur son siège. (Suét., César, 14.)

(33)  Mommsen, Hist. romaine (trad. Alexandre), VI, p. 350.

(34)  Suétone, César, 17.

(35)  A la vérité, Plutarque prétend que, dans un discours prononcé après la mort de Crassus et de César, Cicéron les accusait d'avoir fait partie de la conjuration (Crassus, 13). Mais le passage est perdu, et il est probable que Cicéron voulait parler de cette complicité morale et indirecte qu'on pouvait en effet leur reprocher, mais qui ne permettait pas de les mettre au même rang que les complices véritables.