Acte II

Acte I Acte III

Scène 1
Catilina, Céthégus

CETHEGUS
Tandis que tout s'apprête, et que ta main hardie
Va de Rome et du monde allumer l'incendie,
Tandis que ton armée approche de ces lieux,
Sais-tu ce qui se passe en ces murs odieux ?

CATILINA
Je sais que d'un consul la sombre défiance
Se livre à des terreurs qu'il appelle prudence ;
Sur le vaisseau public ce pilote égaré
Présente à tous les vents un flanc mal assuré ;
Il s'agite au hasard, à l'orage il s'apprête,
Sans savoir seulement d'où viendra la tempête.
Ne crains rien du sénat : ce corps faible et jaloux
Avec joie en secret l'abandonne à nos coups.
Ce sénat divisé, ce monstre à tant de têtes,
Si fier de sa noblesse, et plus de ses conquêtes,
Voit avec les transports de l'indignation
Les souverains des rois respecter Cicéron.
César n'est point à lui, Crassus le sacrifie.
J'attends tout de ma main, j'attends tout de l'envie.
C'est un homme expirant qu'on voit d'un faible effort
Se débattre et tomber dans les bras de la mort.

CETHEGUS
Il a des envieux, mais il parle, il entraîne ;
Il réveille la gloire, il subjugue la haine ;
Il domine au sénat.

CATILINA
                     Je le brave en tous lieux ;
J'entends avec mépris ses cris injurieux :
Qu'il déclame à son gré jusqu'à sa dernière heure ;
Qu'il triomphe en parlant, qu'on l'admire, et qu'il meure.
De plus cruels soucis, des chagrins plus pressants,
Occupent mon courage, et règnent sur mes sens.

CETHEGUS
Que dis-tu ? qui t'arrête en ta noble carrière ?
Quand l'adresse et la force ont ouvert la barrière,
Que crains-tu ?

CATILINA
                     Ce n'est pas mes nombreux ennemis ;
Mon parti seul m'alarme, et je crains mes amis,
De Lentulus-Sura l'ambition jalouse,
Le grand coeur de César, et surtout mon épouse.

CETHEGUS
Ton épouse ? tu crains une femme et des pleurs ?
Laisse-lui ses remords, laisse-lui ses terreurs ;
Tu l'aimes, mais en maître, et son amour docile
Est de tes grands desseins un instrument utile.

CATILINA
Je vois qu'il peut enfin devenir dangereux.
Rome, un époux, un fils, partagent trop ses voeux.
O Rome ! ô nom fatal ! ô liberté chérie !
Quoi ! dans ma maison même on parle de patrie !
Je veux qu'avant le temps fixé pour le combat,
Tandis que nous allons éblouir le sénat,
Ma femme, avec mon fils, de ces lieux enlevée,
Abandonne une ville aux flammes réservée,
Qu'elle parte, en un mot. Nos femmes, nos enfants,
Ne doivent point troubler ces terribles moments.
Mais César !

CETHEGUS
                     Que veux-tu ? Si par ton artifice
Tu ne peux réussir à t'en faire un complice,
Dans le rang des proscrits faut-il placer son nom ?
Faut-il confondre enfin César et Cicéron ?

CATILINA
C'est là ce qui m'occupe, et s'il faut qu'il périsse,
Je me sens étonné de ce grand sacrifice.
Il semble qu'en secret, respectant son destin,
Je révère dans lui l'honneur du nom romain.
Mais Sura viendra-t-il ?

CETHEGUS
                     Compte sur son audace ;
Tu sais comme, ébloui des grandeurs de sa race,
A partager ton règne il se croit destiné.

CATILINA
Qu'à cet espoir trompeur il reste abandonné.
Tu vois avec quel art il faut que je ménage
L'orgueil présomptueux de cet esprit sauvage,
Ses chagrins inquiets, ses soupçons, son courroux.
Sais-tu que de César il ose être jaloux ?
Enfin j'ai des amis moins aisés à conduire
Que Rome et Cicéron ne coûtent à détruire.
O d'un chef de parti dur et pénible emploi !

CETHEGUS
Le soupçonneux Sura s'avance ici vers toi.


Scène 2
Catilina, Céthégus, Lentulus-Sura

SURA
Ainsi, malgré mes soins et malgré ma prière,
Vous prenez dans César une assurance entière ;
Vous lui donnez Préneste ; il devient notre appui.
Pensez-vous me forcer à dépendre de lui ?

CATILINA
Le sang des Scipions n'est point fait pour dépendre.
Ce n'est qu'au premier rang que vous devez prétendre.
Je traite avec César, mais sans m'y confier ;
Son crédit peut nous nuire, il peut nous appuyer :
Croyez qu'en mon parti, s'il faut que je l'engage,
Je me sers de son nom, mais pour votre avantage.

SURA
Ce nom est-il plus grand que le vôtre et le mien ?
Pourquoi vous abaisser à briguer ce soutien ?
On le fait trop valoir, et Rome est trop frappée
D'un mérite naissant qu'on oppose à Pompée.
Pourquoi le rechercher alors que je vous sers ?
Ne peut-on sans César subjuguer l'univers ?

CATILINA
Nous le pouvons, sans doute, et sur votre vaillance
J'ai fondé dès longtemps ma plus forte espérance ;
Mais César est aimé du peuple et du sénat ;
Politique, guerrier, pontife, magistrat,
Terrible dans la guerre, et grand dans la tribune,
Par cent chemins divers il court à la fortune.
Il nous est nécessaire.

SURA
                     Il nous sera fatal :
Notre égal aujourd'hui, demain notre rival,
Bientôt notre tyran, tel est son caractère ;
Je le crois du parti le plus grand adversaire.
Peut-être qu'à vous seul il daignera céder,
Mais croyez qu'à tout autre il voudra commander.
Je ne souffrirai point, puisqu'il faut vous le dire,
De son fier ascendant le dangereux empire.
Je vous ai prodigué mon service et ma foi,
Et je renonce à vous, s'il l'emporte sur moi.

CATILINA
J'y consens ; faites plus, arrachez-moi la vie,
Je m'en déclare indigne, et je la sacrifie,
Si je permets jamais, de nos grandeurs jaloux,
Qu'un autre ose penser à s'élever sur nous :
Mais souffrez qu'à César votre intérêt me lie ;
Je le flatte aujourd'hui, demain je l'humilie :
Je ferai plus, peut-être ; en un mot, vous pensez
Que sur nos intérêts mes yeux s'ouvrent assez.
(à Céthégus)
Va, prépare en secret le départ d'Aurélie ;
Que des seuls conjurés sa maison soit remplie.
De ces lieux cependant qu'on écarte ses pas,
Craignons de son amour les funestes éclats.
Par un autre chemin tu reviendras m'attendre
Vers ces lieux retirés où César va m'entendre.

SURA
Enfin donc sans César vous n'entreprenez rien ?
Nous attendrons le fruit de ce grand entretien.

CATILINA
Allez, j'espère en vous plus que dans César même.

CETHEGUS
Je cours exécuter ta volonté suprême,
Et sous tes étendards à jamais réunir
Ceux qui mettent leur gloire à savoir t'obéir.


Scène 3
Catilina, César

CATILINA
Eh bien ! César, eh bien ! toi de qui la fortune
Dès le temps de Sylla me fut toujours commune,
Toi dont j'ai présagé les éclatants destins,
Toi né pour être un jour le premier des Romains,
N'es-tu donc aujourd'hui que le premier esclave
Du fameux plébéien qui t'irrite et te brave ?
Tu le hais, je le sais, et ton oeil pénétrant
Voit pour s'en affranchir ce que Rome entreprend ;
Et tu balancerais, et ton ardent courage
Craindrait de nous aider à sortir d'esclavage !
Des destins de la terre il s'agit aujourd'hui,
Et César souffrirait qu'on les changeât sas lui !
Quoi ! n'es-tu plus jaloux du nom du grand Pompée ?
Ta haine pour Caton s'est-elle dissipée ?
N'es-tu pas indigné de servir les autels,
Quand Cicéron préside au destin des mortels,
Quand l'obscur habitant des rives du Fibrène
Siège au-dessus de toi sur la pourpre romaine ?
Souffriras-tu longtemps tous ces rois fastueux,
Cet heureux Lucullus, brigand voluptueux,
Fatigué de sa gloire, énervé de mollesse ;
Un Crassus étonné de sa propre richesse,
Dont l'opulence avide, osant nous insulter,
Asservirait l'état, s'il daignait l'acheter ?
Ah ! de quelque côté que tu jettes la vue,
Vois Rome turbulente, ou Rome corrompue ;
Vois ces lâches vainqueurs en proie aux factions,
Disputer, dévorer le sang des nations.
Le monde entier t'appelle, et tu restes paisible !
Veux-tu laisser languir ce courage invincible ?
De Rome qui te parle as-tu quelque pitié ?
César est-il fidèle à ma tendre amitié ?

CESAR
Oui, si dans le sénat on te fait injustice,
César te défendra, compte sur mon service.
Je ne peux te trahir ; n'exige rien de plus.

CATILINA
Et tu bornerais là tes voeux irrésolus ?
C'est à parler pour moi que tu peux te réduire ?

CESAR
J'ai pesé tes projets, je ne veux pas leur nuire ;
Je peux leur applaudir, je n'y veux point entrer.

CATILINA
J'entends : pour les heureux tu veux te déclarer.
Des premiers mouvements spectateur immobile,
Tu veux ravir les fruits de la guerre civile,
Sur nos communs débris établir ta grandeur.

CESAR
Non, je veux des dangers plus dignes de mon coeur.
Ma haine pour Caton, ma fière jalousie
Des lauriers dont Pompée est couvert en Asie,
Le crédit, les honneurs, l'éclat de Cicéron,
Ne m'ont déterminé qu'à surpasser leur nom.
Sur les rives du Rhin, de la Seine et du Tage,
La victoire m'appelle ; et voilà mon partage.

CATILINA
Commence donc par Rome, et songe que demain
J'y pourrais avec toi marcher en souverain.

CESAR
Ton projet est bien grand, peut-être téméraire ;
Il est digne de toi ; mais, pour ne te rien taire,
Plus il doit t'agrandir, moins il est fait pour moi.

CATILINA
Comment ?

CESAR
                     Je ne veux pas servir ici sous toi.

CATILINA
Ah ! crois qu'avec César on partage sans peine.

CESAR
On ne partage point la grandeur souveraine.
Va, ne te flatte pas que jamais à son char
L'heureux Catilina puisse enchaîner César.
Tu m'as vu ton ami, je le suis, je veux l'être ;
Mais jamais mon ami ne deviendra mon maître.
Pompée en serait digne, et s'il l'ose tenter,
Ce bras levé sur lui l'attend pour l'arrêter.
Sylla, dont tu reçus la valeur en partage,
Dont j'estime l'audace, et dont je hais la rage,
Sylla nous a réduits à la captivité :
Mais s'il ravit l'empire, il l'avait mérité ;
I1 soumit l'Hellespont, il fit trembler l'Euphrate,
Il subjugua l'Asie, il vainquit Mithridate.
Qu'as-tu fait ? quels états, quels fleuves, quelles mers,
Quels rois par toi vaincus ont adoré nos fers ?
Tu peux, avec le temps, être un jour un grand homme ;
Mais tu n'as pas acquis le droit d'asservir Rome :
Et mon nom, ma grandeur, et mon autorité,
N'ont point encor l'éclat et la maturité,
Le poids qu'exigerait une telle entreprise.
Je vois que tôt ou tard Rome sera soumise.
J'ignore mon destin ; mais si j'étais un jour
Forcé par les Romains de régner à mon tour,
Avant que d'obtenir une telle victoire,
J'étendrai, si je puis, leur empire et leur gloire ;
Je serai digne d'eux, et je veux que leurs fers,
D'eux-mêmes respectés, de lauriers soient couverts.

CATILINA
Le moyen que je t'offre est plus aisé, peut-être.
Qu'était donc ce Sylla qui s'est fait notre maître ?
Il avait une armée, et j'en forme aujourd'hui ;
Il m'a fallu créer ce qui s'offrait à lui ;
Il profita des temps, et moi je les fais naître.
Je ne dis plus qu'un mot : il fut roi ; veux-tu l'être ?
Veux-tu de Cicéron subir ici la loi,
Vivre son courtisan, ou régner avec moi ?

CESAR
Je ne veux l'un ni l'autre : il n'est pas temps de feindre.
J'estime Cicéron, sans l'aimer ni le craindre.
Je t'aime, je l'avoue, et je ne te crains pas.
Divise le sénat, abaisse des ingrats,
Tu le peux, j'y consens ; mais si ton âme aspire
Jusqu'à m'oser soumettre à ton nouvel empire,
Ce coeur sera fidèle à tes secrets desseins,
Et ce bras combattra l'ennemi des Romains. (Il sort.)


Scène 4
Catilina

CATILINA
Ah ! qu'il serve, s'il l'ose, au dessein qui m'anime ;
Et s'il n'en est l'appui, qu'il en soit la victime.
Sylla voulait le perdre, il le connaissait bien.
Son génie en secret est l'ennemi du mien.
Je ferai ce qu'enfin Sylla craignit de faire.


Scène 5
Catilina, Céthégus, Lentulus-Sura

SURA
César s'est-il montré favorable ou contraire ?

CATILINA
Sa stérile amitié nous offre un faible appui.
Il faut et nous servir, et nous venger de lui.
Nous avons des soutiens plus sûrs et plus fidèles.
Les voici ces héros vengeurs de nos querelles.


Scène 6
Catilina, les conjurés

CATILINA
Venez, noble Pison, vaillant Autronius,
Intrépide Vargonte, ardent Statilius ;
Vous tous, braves guerriers de tout rang, de tout âge,
Des plus grands des humains redoutable assemblage ;
Venez, vainqueurs des rois, vengeurs des citoyens,
Vous tous, mes vrais amis, mes égaux, mes soutiens.
Encor quelques moments, un dieu qui vous seconde
Va mettre entre vos mains la maîtresse du monde.
De trente nations malheureux conquérants,
La peine était pour vous, le fruit pour vos tyrans.
Vos mains n'ont subjugué Tigrane et Mithridate,
Votre sang n'a rougi les ondes de l'Euphrate,
Que pour enorgueillir d'indignes sénateurs,
De leurs propres appuis lâches persécuteurs,
Grands par vos travaux seuls, et qui, pour récompense,
Vous permettaient de loin d'adorer leur puissance.
Le jour de la vengeance est arrivé pour vous.
Je ne propose point à votre fier courroux
Des travaux sans périls et des meurtres sans gloire :
Vous pourriez dédaigner une telle victoire ;
A vos coeurs généreux je promets des combats :
Je vois vos ennemis expirants sous vos bras :
Entrez dans leurs palais ; frappez, mettez en cendre
Tout ce qui prétendra l'honneur de se défendre ;
Mais surtout qu'un concert unanime et parfait
De nos vastes desseins assure en tout l'effet.
A l'heure où je vous parle on doit saisir Préneste ;
Des soldats de Sylla le redoutable reste,
Par des chemins divers et des sentiers obscurs,
Du fond de la Toscane avance vers ces murs.
Ils arrivent ; je sors, et je marche à leur tête.
Au-dehors, au-dedans, Rome est votre conquête.
Je combats Pétréius, et je m'ouvre en ces lieux,
Au pied du Capitole, un chemin glorieux.
C'est là que, par les droits que vous donne la guerre,
Nous montons en triomphe au trône de la terre,
A ce trône souillé par d'indignes Romains,
Mais lavé dans leur sang, et vengé par vos mains.
Curius et les siens doivent m'ouvrir les portes.
(Il s'arrête un moment, puis il s'adresse à un conjuré)
Vous, des gladiateurs aurons-nous les cohortes ?
Leur joignez-vous surtout ces braves vétérans,
Qu'un odieux repos fatigua trop longtemps ?

LENTULUS
Je dois les amener, sitôt que la nuit sombre
Cachera sous son voile et leur marche et leur nombre ;
Je les armerai tous dans ce lieu retiré.

CATILINA
Vous, du mont Célius êtes-vous assuré ?

STATILIUS.
Les gardes sont séduits ; on peut tout entreprendre.

CATILINA
Vous, au mont Aventin que tout soit mis en cendre.
Dès que de Mallius vous verrez les drapeaux,
De ce signal terrible allumez les flambeaux.
Aux maisons des proscrits que la mort soit portée.
La première victime à mes yeux présentée,
Vous l'avez tous juré, doit être Cicéron :
Immolez César même, oui, César et Caton ;
Eux morts, le sénat tombe, et nous sert en silence.
Déjà notre fortune aveugle sa prudence ;
Dans ces murs, sous son temple, à ses yeux, sous ses pas,
Nous disposons en paix l'appareil du trépas.
Surtout avant le temps ne prenez point les armes.
Que la mort des tyrans précède les alarmes ;
Que Rome et Cicéron tombent du même fer ;
Que la foudre en grondant les frappe avec l'éclair.
Vous avez dans vos mains le destin de la terre ;
Ce n'est point conspirer, c'est déclarer la guerre,
C'est reprendre vos droits, et c'est vous ressaisir
De l'univers dompté qu'on osait vous ravir.
(à Céthégus et à Lentulus-Sura)
Vous, de ces grands desseins les auteurs magnanimes,
Venez dans le sénat, venez voir vos victimes.
De ce consul encor nous entendrons la voix ;
Croyez qu'il va parler pour la dernière fois.
Et vous, dignes Romains, jurez par cette épée,
Qui du sang des tyrans sera bientôt trempée.
Jurez tous de périr ou de vaincre avec moi.

MARTIAN
Oui, nous le jurons tous par ce fer et par toi !

UN AUTRE CONJURé
                     Périsse le sénat !

MARTIAN
Périsse l'infidèle
Qui pourra différer de venger ta querelle !
Si quelqu'un se repent, qu'il tombe sous nos coups !

CATILINA
Allez, et cette nuit Rome entière est à vous.



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