Acte III

Acte II Acte IV

Scène 1
Catilina, Céthégus, affranchis, Martian, Septime

CATILINA
Tout est-il prêt ? enfin l'année avance-t-elle ?

MARTIAN
Oui, seigneur ;Mallius, à ses serments fidèle,
Vient entourer ces murs aux flammes destinés.
Au-dehors, au-dedans les ordres sont donnés.
Les conjurés en foule au carnage s'excitent,
Et des moindres délais leurs courages s'irritent.
Prescrivez le moment où Rome doit périr.

CATILINA
Sitôt que du sénat vous me verrez sortir,
Commencez à l'instant nos sanglants sacrifices ;
Que du sang des proscrits les fatales prémices
Consacrent sous vos mains ce redoutable jour.
Observez, Martian, vers cet obscur détour,
Si d'un consul trompé les ardents émissaires
Oseraient épier nos terribles mystères.

CETHEGUS
Peut-être avant le temps faudrait-il l'attaquer
Au milieu du sénat qu'il vient de convoquer ;
Je vois qu'il prévient tout, et que Rome alarmée...

CATILINA
Prévient-il Mallius ? prévient-il mon armée ?
Connaît-il mes projets ? sait-il, dans son effroi,
Que Mallius n'agit, n'est armé que pour moi ?
Suis-je fait pour fonder ma fortune et ma gloire
Sur un vain brigandage, et non sur la victoire ?
Va, mes desseins sont grands, autant que mesurés ;
Les soldats de Sylla sont mes vrais conjurés.
Quand des mortels obscurs, et de vils téméraires,
D'un complot mal tissu forment les noeuds vulgaires,
Un seul ressort qui manque à leurs pièges tendus
Détruit l'ouvrage entier, et l'on n'y revient plus.
Mais des mortels choisis, et tels que nous le sommes,
Ces desseins si profonds,ces crimes degrands hommes,
Cette élite indomptable, et ce superbe choix
Des descendants de Mars et des vainqueurs des rois ;
Tous ces ressorts secrets, dont la force assurée
Trompe de Cicéron la prudence égarée,
Un feu dont l'étendue embrase au même instant
Les Alpes, l'Apennin, l'aurore et le couchant,
Que Rome doit nourrir, que rien ne peut éteindre :
Voilà notre destin, dis-moi s'il est à craindre.

CETHEGUS
Sous le nom de César, Préneste est-elle à nous ?

CATILINA
C'est là mon premier pas ; c'est un des plus grands coups
Qu'au sénat incertain je porte en assurance.
Tandis que Nonnius tombe sous ma puissance,
Tandis qu'il est perdu, je fais semer le bruit
Que tout ce grand complot par lui-même est conduit.
La moitié du sénat croit Nonnius complice.
Avant qu'on délibère, avant qu'on s'éclaircisse,
Avant que ce sénat, si lent dans ses débats,
Ait démêlé le piège où j'ai conduit ses pas,
Mon armée est dans Rome, et la terre asservie.
Allez ; que de ces lieux on enlève Aurélie,
Et que rien ne partage un si grand intérêt.


Scène 2
Catilina, Céthégus, etc ; Aurélie

AURELIE, une lettre à la main
Lis ton sort et le mien, ton crime et ton arrêt ;
Voilà ce qu'on m'écrit...

CATILINA
                     Quelle main téméraire ?...
Eh bien ! je reconnais le seing de votre père.

AURELIE
Lis...

CATILINA lit la lettre
                     «La mort trop longtemps a respecté mes jours.
Une fille que j'aime en termine le cours,
Je suis trop bien puni, dans ma triste vieillesse,
De cet hymen affreux qu'a permis ma faiblesse.
Je sais de votre époux les complots odieux.
César qui nous trahit veut enlever Préneste.
Vous avez partagé leur trahison funeste ;
Repentez-vous, ingrate, ou périssez comme eux...»
Mais comment Nonnius aurait-il pu connaître
Des secrets qu'un consul ignore encor peut-être ?

CETHEGUS
Ce billet peut vous perdre.

CATILINA à Céthégus
Il pourra nous servir.
(à Aurélie)
Il faut tout vous apprendre, il faut tout éclaircir.
Je vais armer le monde, et c'est pour ma défense.
Vous, dans ce jour de sang marqué pour ma puissance,
Voulez-vous préférer un père à votre époux ?
Pour la dernière fois dois-je compter sur vous ?

AURELIE
Tu m'avais ordonné le silence et la fuite ;
Tu voulais à mes pleurs dérober ta conduite ;
Eh bien ! que prétends-tu ?

CATILINA
                     Partez au même instant ;
Envoyez au consul ce billet important.
J'ai mes raisons, je veux qu'il apprenne à connaître
Que César est à craindre, et plus que moi peut-être.
Je n'y suis point nommé ; César est accusé ;
C'est ce que j'attendais, tout le reste est aisé.
Que mon fils au berceau, mon fils né pour la guerre,
Soit porté dans vos bras aux vainqueurs de la terre.
Ne rentrez avec lui dans ces murs abhorrés
Que quand j'en serai maître, et quand vous régnerez.
Notre hymen est secret : je veux qu'on le publie
Au milieu de l'armée, aux yeux de l'Italie ;
Je veux que votre père, humble dans son courroux,
Soit le premier sujet qui tombe à vos genoux.
Partez, daignez me croire, et laissez-vous conduire ;
Laissez-moi mes dangers, ils doivent me suffire,
Et ce n'est pas à vous de partager mes soins :
Vainqueur et couronné, cette nuit je vous joins.

AURELIE
Tu vas ce jour dans Rome ordonner le carnage ?

CATILINA
Oui, de nos ennemis j'y vais punir la rage.
Tout est prêt ; on m'attend.

AURELIE
                     Commence donc par moi,
Commence par ce meurtre, il est digne de toi :
Barbare, j'aime mieux, avant que tout périsse,
Expirer par tes mains, que vivre ta complice.

CATILINA
Qu'au nom de nos liens votre esprit raffermi...

CETHEGUS
Ne désespérez point un époux, un ami.
Tout vous est confié ; la carrière est ouverte,
Et reculer d'un pas, c'est courir à sa perte.

AURELIE
Ma perte fut certaine au moment où mon coeur
Reçut de vos conseils le poison séducteur ;
Quand j'acceptai sa main, quand je fus abusée,
Attachée à son sort, victime méprisée.
Vous pensez que mes yeux timides, consternés,
Respecteront toujours vos complots forcenés.
Malgré moi sur vos pas vous m'avez su conduire.
J'aimais ; il fut aisé, cruel, de me séduire !
Et c'est un crime affreux dont on doit vous punir,
Qu'à tant d'atrocité l'amour ait pu servir.
Dans mon aveuglement, que ma raison déplore,
Ce reste de raison m'éclaire au moins encore.
Il fait rougir mon front de l'abus détesté
Que vous avez tous fait de ma crédulité.
L'amour me fit coupable, et je ne veux plus l'être ;
Je ne veux point servir les attentats d'un maître ;
Je renonce à mes voeux, à ton crime, à ta foi ;
Mes mains, mes propres mains s'armeront contre toi.
Frappe, et traîne dans Rome embrasée et fumante,
Pour ton premier exploit, ton épouse expirante ;
Fais périr avec moi l'enfant infortuné
Que les dieux en courroux à mes voeux ont donné ;
Et couvert de son sang, libre dans ta furie,
Barbare, assouvis-toi du sang de ta patrie.

CATILINA
C'est donc là ce grand coeur, et qui me fut soumis ?
Ainsi vous vous rangez parmi mes ennemis ?
Ainsi dans la plus juste et la plus noble guerre
Qui jamais décida du destin de la terre,
Quand je brave un consul, et Pompée, et Caton,
Mes plus grands ennemis seront dans ma maison ?
Les préjugés romains de votre faible père
Arment contre moi-même une épouse si chère ?
Et vous mêlez enfin la menace à l'effroi ?

AURELIE
Je menace le crime... et je tremble pour toi.
Dans mes emportements vois encor ma tendresse.
Frémis d'en abuser, c'est ma seule, faiblesse.
Crains...

CATILINA
                     Cet indigne mot n'est pas fait pour mon coeur.
Ne me parlez jamais de paix ni de terreur :
C'est assez m'offenser. écoutez : je vous aime ;
Mais ne présumez pas que, m'oubliant moi-même,
J'immole à mon amour ces amis généreux,
Mon parti, mes desseins, et l'empire avec eux.
Vous n'avez pas osé regarder la couronne ;
Jugez de mon amour, puisque je vous pardonne :
Mais sachez...

AURELIE
                     La couronne où tendent tes desseins,
Cet objet du mépris du reste des Romains,
Va, je l'arracherais sur mon front affermie,
Comme un signe insultant d'horreur et d'infamie.
Quoi ! tu m'aimes assez pour ne te pas venger !
Pour ne me punir pas de t'oser outrager,
Pour ne pas ajouter ta femme à tes victimes ?
Et moi je t'aime assez pour arrêter tes crimes.
Et je cours...


Scène 3
Catilina, Céthégue, Lentulus-Sura, Aurélie, etc

SURA
                     C'en est fait, et nous sommes perdus ;
Nos amis sont trahis, nos projets confondus.
Préneste entre nos mains n'a point été remise ;
Nonnius vient dans Rome ; il sait notre entreprise.
Un de nos confidents, dans Préneste arrêté,
A subi les tourments, et n'a point résisté.
Nous avons trop tardé ; rien ne peut nous défendre,
Nonnius au sénat vient accuser son gendre.
Il va chez Cicéron, qui n'est que trop instruit.
Eh bien ! de tes forfaits tu vois quel est le fruit !
Voilà ces grands desseins où j'aurais dû souscrire,
Ces destins de Sylla, ce trône, cet empire !
Es-tu désabusé ? tes yeux sont-ils ouverts ?

CATILINA, après un moment de silence
Je ne m'attendais pas à ce nouveau revers.
Mais... me trahiriez-vous ?

AURELIE
                     Je le devrais peut-être.
Je devrais servir Rome, en la vengeant d'un traître :
Nos dieux m'en avoueraient. Je ferai plus ; je veux
Te rendre à ton pays, et vous sauver tous deux.
Ce coeur n'a pas toujours la faiblesse en partage.
Je n'ai point tes fureurs, mais j'aurai ton courage ;
L'amour en donne au moins. J'ai prévu le danger ;
Ce danger est venu, je veux le partager.
Je vais trouver mon père ; il faudra que j'obtienne
Qu'il m'arrache la vie, ou qu'il sauve la tienne.
Il m'aime, il est facile, il craindra devant moi
D'armer le désespoir d'un gendre tel que toi.
J'irai parler de paix à Cicéron lui-même.
Ce consul qui te craint, ce sénat où l'on t'aime,
Où César te soutient, où ton nom est puissant,
Se tiendront trop heureux de te croire innocent.
On pardonne aisément à ceux qui sont à craindre.
Repens-toi seulement, mais repens-toi sans feindre ;
Il n'est que ce parti quand on est découvert :
Il blesse ta fierté, mais tout autre te perd,
Et je te donne au moins, quoi qu'on puisse entreprendre,
Le temps de quitter Rome, ou d'oser t'y défendre.
Plus de reproche ici sur tes complots pervers ;
Coupable, je t'aimais ; malheureux, je te sers :
Je mourrai pour sauver et tes jours et la gloire.
Adieu : Catilina doit apprendre à me croire :
Je l'avais mérité.

CATILINA, l'arrêtant
                     Que faire, et quel danger ?
Ecoutez... le sort change, il me force à changer...
Je me rends...je vous cède... il faut vous satisfaire...
Mais...songez qu'un époux est pour vous plus qu'un père
Et que, dans le péril dont nous sommes pressés,
Si je prends un parti, c'est vous qui m'y forcez.

AURELIE
Je me charge de tout, fût-ce encor de ta haine.
Je te sers, c'est assez. Fille, épouse, et Romaine,
Voilà tous mes devoirs, je les suis ; et le tien
Est d'égaler un coeur aussi pur que le mien.


Scène 4
Catilina, Céthégus, affranchis, Lentulus-Sura

SURA
Est-ce Catilina que nous venons d'entendre ?
N'es-tu de Nonnius que le timide gendre ?
Esclave d'une femme, et d'un seul mot troublé,
Ce grand coeur s'est rendu sitôt qu'elle a parlé.

CETHEGUS
Non, tu ne peux changer ; ton génie invincible,
Animé par l'obstacle, en sera plus terrible.
Sans ressource à Préneste, accusés au sénat,
Nous pourrions être encor les maîtres de l'état ;
Nous le ferions trembler, même dans les supplices.
Nous avons trop d'amis, trop d'illustres complices,
Un parti trop puissant, pour ne pas éclater.

SURA
Mais avant le signal on peut nous arrêter.
C'est lorsque dans la nuit le sénat se sépare,
Que le parti s'assemble, et que tout se déclare.
Que faire ?

CéTHéGUS, à Catilina
                     Tu te tais, et tu frémis d'effroi ?

CATILINA
Oui, je frémis du coup que mon sort veut de moi.

SURA
J'attends peu d'Aurélie ; et, dans ce jour funeste,
Vendre cher notre vie est tout ce qui nous reste.

CATILINA
Je compte les moments, et j'observe les lieux.
Aurélie, en flattant ce vieillard odieux,
En le baignant de pleurs, en lui demandant grâce,
Suspendra pour un temps sa course et sa menace.
Cicéron, que j'alarme, est ailleurs arrêté ;
C'en est assez, amis, tout est en sûreté.
Qu'on transporte soudain les armes nécessaires ;
Armez tout, affranchis, esclaves, et sicaires ;
Débarrassez l'amas de ces lieux souterrains,
Et qu'il en reste encore assez pour mes desseins.
Vous, fidèle affranchi, brave et prudent Septime,
Et vous, cher Martian, qu'un même zèle anime,
Observez Aurélie, observez Nonnius :
Allez ; et dans l'instant qu'ils ne se verront plus,
Abordez-le en secret de la part de sa fille ;
Peignez-lui son danger, celui de sa famille ;
Attirez-le en parlant vers ce détour obscur,
Qui conduit au chemin de Tibur et d'Anxur :
Là, saisissant tous deux le moment favorable,
Vous... Ciel ! que vois-je ?


Scène 5
Cicéron et les précédents

CICERON
                     Arrête, audacieux coupable ;
Où portes-tu tes pas ? Vous, Céthégus, parlez...
Sénateurs, affranchis, qui vous a rassemblés ?

CATILINA
Bientôt dans le sénat nous pourrons te l'apprendre.

CETHEGUS
De ta poursuite vaine on saura s'y défendre.

SURA
Nous verrons si, toujours prompt à nous outrager,
Le fils de Tullius nous ose interroger.

CICERON
J'ose au moins demander qui sont ces téméraires.
Sont-ils, ainsi que vous, des Romains consulaires,
Que la loi de l'état me force à respecter,
Et que le sénat seul ait le droit d'arrêter ?
Qu'on les charge de fers ; allez, qu'on les entraîne.

CATILINA
C'est donc toi qui détruis la liberté romaine ?
Arrêter des Romains sur tes lâches soupçons !

CICERON
Ils sont de ton conseil, et voilà mes raisons.
Vous-mêmes, frémissez. Licteurs, qu'on m'obéisse.
(On emmène Septime et Martian)

CATILINA
Implacable ennemi, poursuis ton injustice ;
Abuse de ta place, et profite du temps.
Il faudra rendre compte, et c'est où je t'attends.

CICERON
Qu'on fasse à l'instant même interroger ces traîtres.
Va, je pourrai bientôt traiter ainsi leurs maîtres.
J'ai mandé Nonnius : il sait tous tes desseins.
J'ai mis Rome en défense, et Préneste en mes mains.
Nous verrons qui des deux emporte la balance,
Ou de ton artifice, ou de ma vigilance.
Je ne te parle plus ici de repentir ;
Je parle de supplice, et veux t'en avertir.
Avec les assassins sur qui tu te reposes,
Viens t'asseoir au sénat, et suis-moi, si tu l'oses.


Scène 6
Catilina, Céthégus, Lentulus-Sura

CETHEGUS
Faut-il donc succomber sous les puissants efforts
D'un bras habile et prompt qui rompt tous nos ressorts ?
Faut-il qu'à Cicéron le sort nous sacrifie ?

CATILINA
Jusqu'au dernier moment ma fureur le défie.
C'est un homme alarmé, que son trouble conduit,
Qui cherche à tout apprendre, et qui n'est pas instruit :
Nos amis arrêtés vont accroître ses peines ;
Ils sauront l'éblouir de clartés incertaines.
Dans ce billet fatal César est accusé.
Le sénat en tumulte est déjà divisé.
Mallius et l'armée aux portes vont paraître.
Vous m'avez cru perdu ; marchez, et je suis maître.

SURA
Nonnius du consul éclaircit les soupçons.

CATILINA
Il ne le verra pas, c'est moi qui t'en réponds.
Marchez, dis-je ; au sénat parlez en assurance,
Et laissez-moi le soin de remplir ma vengeance.
Allons... Où vais-je ?

CETHEGUS
                     Eh bien ?

CATILINA
                                         Aurélie ! ah, grands dieux !
Qu'allez-vous ordonner de ce coeur furieux ?
écartez-la, surtout. Si je la vois paraître,
Tout prêt à vous servir, je tremblerai peut-être.



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