Acte I

  Scène 2

Acteurs

  • JULES CESAR, dictateur.
  • MARC-ANTOINE, consul.
  • JUNIUS BRUTUS, préteur.
  • CASSIUS, sénateur.
  • CIMBER, sénateur.
  • DECIME, sénateur.
  • DOLABELLA, sénateur.
  • CASCA, sénateur.
  • CINNA, sénateur.
  • LES ROMAINS.
  • LICTEURS.

La scène est à Rome, au Capitole.


Scène 1
César, Antoine

ANTOINE
César, tu vas régner ; voici le jour auguste
Où le peuple romain, pour toi toujours injuste,
Changé par tes vertus, va reconnaître en toi
Son vainqueur, son appui, son vengeur, et son roi.
Antoine, tu le sais, ne connaît point l'envie :
J'ai chéri plus que toi la gloire de ta vie ;
J'ai préparé la chaîne où tu mets les Romains,
Content d'être sous toi le second des humains ;
Plus fier de t'attacher ce nouveau diadème,
Plus grand de te servir que de régner moi-même.
Quoi ! tu ne me réponds que par de longs soupirs !
Ta grandeur fait ma joie et fait tes déplaisirs !
Roi de Rome et du monde, est-ce à toi de te plaindre ?
César peut-il gémir, ou César peut-il craindre ?
Qui peut à ta grande âme inspirer la terreur ?

CESAR
L'amitié, cher Antoine : il faut t'ouvrir mon coeur.
Tu sais que je te quitte, et le destin m'ordonne
De porter nos drapeaux aux champs de Babylone.
Je pars, et vais venger sur le Parthe inhumain
La honte de Crassus et du peuple romain.
L'aigle des légions, que je retiens encore,
Demande à s'envoler vers les mers du Bosphore ;
Et mes braves soldats n'attendent pour signal
Que de revoir mon front ceint du bandeau royal.
Peut-être avec raison César peut entreprendre
D'attaquer un pays qu'a soumis Alexandre ;
Peut-être les Gaulois, Pompée, et les Romains,
Valent bien les Persans subjugués par ses mains :
J'ose au moins le penser ; et ton ami se flatte
Que le vainqueur du Rhin peut l'être de l'Euphrate.
Mais cet espoir m'anime et ne m'aveugle pas ;
Le sort peut se lasser de marcher sur mes pas ;
La plus haute sagesse en est souvent trompée :
Il peut quitter César, ayant trahi Pompée ;
Et, dans les factions comme dans les combats,
Du triomphe à la chute il n'est souvent qu'un pas.
J'ai servi, commandé, vaincu, quarante années ;
Du monde entre mes mains j'ai vu les destinées ;
Et j'ai toujours connu qu'en chaque événement
Le destin des Etats dépendait d'un moment.
Quoi qu'il puisse arriver, mon coeur n'a rien à craindre,
Je vaincrai sans orgueil, ou mourrai sans me plaindre.
Mais j'exige en partant, de ta tendre amitié,
Qu'Antoine à mes enfants soit pour jamais lié ;
Que Rome par mes mains défendue et conquise,
Que la terre à mes fils, comme à toi, soit soumise ;
Et qu'emportant d'ici le grand titre de roi,
Mon sang et mon ami le prennent après moi.
Je te laisse aujourd'hui ma volonté dernière ;
Antoine, à mes enfants il faut servir de père.
Je ne veux point de toi demander des serments,
De la foi des humains sacrés et vains garants ;
Ta promesse suffit, et je la crois plus pure
Que les autels des dieux entourés du parjure.

ANTOINE
C'est déjà pour Antoine une assez dure loi
Que tu cherches la guerre et le trépas sans moi,
Et que ton intérêt m'attache à l'Italie
Quand la gloire t'appelle aux bornes de l'Asie ;
Je m'afflige encor plus de voir que ton grand coeur
Doute de sa fortune, et présage un malheur :
Mais je ne comprends point ta bonté qui m'outrage.
César, que me dis-tu de tes fils, de partage ?
Tu n'as de fils qu'Octave, et nulle adoption
N'a d'un autre César appuyé ta maison.

CESAR
Il n'est plus temps, ami, de cacher l'amertume
Dont mon coeur paternel en secret se consume :
Octave n'est mon sang qu'à la faveur des lois ;
Je l'ai nommé César, il est fils de mon choix :
Le destin (dois-je dire ou propice, ou sévère ?)
D'un véritable fils en effet m'a fait père ;
D'un fils que je chéris, mais qui, pour mon malheur,
A ma tendre amitié répond avec horreur.

ANTOINE
Et quel est cet enfant ? Quel ingrat peut-il être
Si peu digne du sang dont les dieux l'ont fait naître ?

CESAR
Ecoute : tu connais ce malheureux Brutus,
Dont Caton cultiva les farouches vertus.
De nos antiques lois ce défenseur austère,
Ce rigide ennemi du pouvoir arbitraire,
Qui toujours contre moi, les armes à la main,
De tous mes ennemis a suivi le destin ;
Qui fut mon prisonnier aux champs de Thessalie ;
A qui j'ai malgré lui sauvé deux fois la vie ;
Né, nourri loin de moi chez mes fiers ennemis...

ANTOINE
Brutus ! il se pourrait...

CESAR
          Ne m'en crois pas ; tiens, lis.

ANTOINE
Dieux ! la soeur de Caton, la fière Servilie !

CESAR
Par un hymen secret elle me fut unie.
Ce farouche Caton, dans nos premiers débats,
La fit presque à mes yeux passer en d'autres bras :
Mais le jour qui forma ce second hyménée
De son nouvel époux trancha la destinée.
Sous le nom de Brutus mon fils fut élevé.
Pour me haïr, ô ciel ! était-il réservé ?
Mais lis : tu sauras tout par cet écrit funeste.

ANTOINE lit
«César, je vais mourir. La colère céleste
Va finir à la fois ma vie et mon amour.
Souviens-toi qu'à Brutus César donna le jour.
Adieu : puisse ce fils éprouver pour son père
L'amitié qu'en mourant te conservait sa mère !»
SERVILIE.
Quoi ! Faut-il que du sort la tyrannique loi,
César, te donne un fils si peu semblable à toi !

CESAR
Il a d'autres vertus : son superbe courage
Flatte en secret le mien, même alors qu'il l'outrage.
Il m'irrite, il me plaît ; son coeur indépendant
Sur mes sens étonnés prend un fier ascendant.
Sa fermeté m'impose, et je l'excuse même
De condamner en moi l'autorité suprême :
Soit qu'étant homme et père, un charme séducteur,
L'excusant à mes yeux, me trompe en sa faveur ;
Soit qu'étant né Romain, la voix de ma patrie
Me parle malgré moi contre ma tyrannie,
Et que la liberté que je viens d'opprimer,
Plus forte encor que moi, me condamne à l'aimer.
Te dirai-je encor plus ? Si Brutus me doit l'être,
S'il est fils de César, il doit haïr un maître.
J'ai pensé comme lui dès mes plus jeunes ans ;
J'ai détesté Sylla, j'ai haï les tyrans.
J'eusse été citoyen si l'orgueilleux Pompée
N'eût voulu m'opprimer sous sa gloire usurpée.
Né fier, ambitieux, mais né pour les vertus,
Si je n'étais César, j'aurais été Brutus.
Tout homme à son état doit plier son courage.
Brutus tiendra bientôt un différent langage,
Quand il aura connu de quel sang il est né.
Crois-moi, le diadème, à son front destiné,
Adoucira dans lui sa rudesse importune ;
Il changera de moeurs en changeant de fortune.
La nature, le sang, mes bienfaits, tes avis,
Le devoir, l'intérêt, tout me rendra mon fils.

ANTOINE
J'en doute, je connais sa fermeté farouche :
La secte dont il est n'admet rien qui la touche.
Cette secte intraitable, et qui fait vanité
D'endurcir les esprits contre l'humanité,
Qui dompte et foule aux pieds la nature irritée,
Parle seule à Brutus, et seule est écoutée.
Ces préjugés affreux, qu'ils appellent devoir,
Ont sur ces coeurs de bronze un absolu pouvoir.
Caton même, Caton, ce malheureux stoïque,
Ce héros forcené, la victime d'Utique,
Qui, fuyant un pardon qui l'eût humilié,
Préféra la mort même à ta tendre amitié ;
Caton fut moins altier, moins dur, et moins à craindre
Que l'ingrat qu'à t'aimer ta bonté veut contraindre.

CESAR
Cher ami, de quels coups tu viens de me frapper !
Que m'as-tu dit ?

ANTOINE
          Je t'aime, et ne te puis tromper.

CESAR
Le temps amollit tout.

ANTOINE
          Mon coeur en désespère.

CESAR
Quoi ! sa haine...

ANTOINE
          Crois-moi.

CESAR
                    N'importe, je suis père.
J'ai chéri, j'ai sauvé mes plus grands ennemis :
Je veux me faire aimer de Rome et de mon fils ;
Et, conquérant des coeurs vaincus par ma clémence,
Voir la terre et Brutus adorer ma puissance.
C'est à toi de m'aider dans de si grands desseins :
Tu m'as prêté ton bras pour dompter les humains ;
Dompte aujourd'hui Brutus, adoucis son courage,
Prépare par degrés cette vertu sauvage
Au secret important qu'il lui faut révéler,
Et dont mon coeur encore hésite à lui parler.

ANTOINE
Je ferai tout pour toi ; mais j'ai peu d'espérance.

Scène 2
Césr, Antoine, Dolabella

DOLABELLA
César, les sénateurs attendent audience ;
A ton ordre suprême ils se rendent ici.

CESAR
Ils ont tardé longtemps... Qu'ils entrent.

ANTOINE
          Les voici.
Que je lis sur leur front de dépit et de haine !

Scène 3
César, Antoine, Brutus, Cassius,
Cimber, Décime, Cinna, Casca, etc
Licteurs

CESAR, assis
Venez, dignes soutiens de la grandeur romaine,
Compagnons de César. Approchez, Cassius,
Cimber, Cinna, Décime, et toi, mon cher Brutus.
Enfin voici le temps, si le ciel me seconde,
Où je vais achever la conquête du monde,
Et voir dans l'Orient le trône de Cyrus
Satisfaire, en tombant, aux mânes de Crassus.
Il est temps d'ajouter, par le droit de la guerre,
Ce qui manque aux Romains des trois parts de la terre :
Tout est prêt, tout prévu pour ce vaste dessein ;
L'Euphrate attend César, et je pars dès demain.
Brutus et Cassius me suivront en Asie ;
Antoine retiendra la Gaule et l'Italie ;
De la mer Atlantique et des bords du Bétis,
Cimber gouvernera les rois assujettis ;
Je donne à Marcellus la Grèce et la Lycie,
A Décime le Pont, à Casca la Syrie.
Ayant ainsi réglé le sort des nations,
Et laissant Rome heureuse et sans divisions,
Il ne reste au sénat qu'à juger sous quel titre
De Rome et des humains je dois être l'arbitre.
Sylla fut honoré du nom de dictateur ;
Marius fut consul, et Pompée empereur.
J'ai vaincu ce dernier, et c'est assez vous dire
Qu'il faut un nouveau nom pour un nouvel empire,
Un nom plus grand, plus saint, moins sujet aux revers,
Autrefois craint dans Rome, et cher à l'univers.
Un bruit trop confirmé se répand sur la terre,
Qu'en vain Rome aux Persans ose faire la guerre ;
Qu'un roi seul peut les vaincre et leur donner la loi :
César va l'entreprendre, et César n'est pas roi ;
Il n'est qu'un citoyen connu par ses services,
Qui peut du peuple encore essuyer les caprices...
Romains, vous m'entendez, vous savez mon espoir ;
Songez à mes bienfaits, songez à mon pouvoir.

CIMBER
César, il faut parler. Ces sceptres, ces couronnes,
Ce fruit de nos travaux, l'univers que tu donnes,
Seraient, aux yeux du peuple et du sénat jaloux,
Un outrage à l'Etat : plus qu'un bienfait pour nous.
Marius, ni Sylla, ni Carbon, ni Pompée,
Dans leur autorité sur le peuple usurpée,
N'ont jamais prétendu disposer à leur choix
Des conquêtes de Rome, et nous parler en rois.
César, nous attendions de ta clémence auguste
Un don plus précieux, une faveur plus juste,
Au-dessus des Etats donnés par ta bonté...

CESAR
Qu'oses-tu demander, Cimber ?

CIMBER
          La liberté.

CASSIUS
Tu nous l'avais promise, et tu juras toi-même
D'abolir pour jamais l'autorité suprême ;
Et je croyais toucher à ce moment heureux
Où le vainqueur du monde allait combler nos voeux.
Fumante de son sang, captive, désolée,
Rome dans cet espoir renaissait consolée.
Avant que d'être à toi nous sommes ses enfants :
Je songe à ton pouvoir ; mais songe à tes serments.

BRUTUS
Oui, que César soit grand ; mais que Rome soit libre.
Dieux ! maîtresse de l'Inde, esclave au bord du Tibre !
Qu'importe que son nom commande à l'univers,
Et qu'on l'appelle reine, alors qu'elle est aux fers ?
Qu'importe à ma patrie, aux Romains que tu braves,
D'apprendre que César a de nouveaux esclaves ?
Les Persans ne sont pas nos plus fiers ennemis ;
Il en est de plus grands. Je n'ai point d'autre avis.

CESAR
Et toi, Brutus, aussi !

ANTOINE, à ; César
          Tu connais leur audace :
Vois si ces coeurs ingrats sont dignes de leur grâce.

CESAR
Ainsi vous voulez donc, dans vos témérités,
Tenter ma patience et lasser mes bontés ?
Vous qui m'appartenez par le droit de l'épée,
Rampants sous Marius, esclaves de Pompée ;
Vous qui ne respirez qu'autant que mon courroux,
Retenu trop longtemps, s'est arrêté sur vous :
Républicains ingrats, qu'enhardit ma clémence,
Vous qui devant Sylla garderiez le silence ;
Vous que ma bonté seule invite à m'outrager,
Sans craindre que César s'abaisse à se venger.
Voilà ce qui vous donne une âme assez hardie
Pour oser me parler de Rome et de patrie ;
Pour affecter ici cette illustre hauteur
Et ces grands sentiments devant votre vainqueur.
Il les fallait avoir aux plaines de Pharsale.
La fortune entre nous devient trop inégale :
Si vous n'avez su vaincre, apprenez à servir.

BRUTUS
César, aucun de nous n'apprendra qu'à mourir.
Nul ne m'en désavoue, et nul, en Thessalie,
N'abaissa son courage à demander la vie.
Tu nous laissas le jour, mais pour nous avilir ;
Et nous le détestons, s'il te faut obéir.
César, qu'à ta colère aucun de nous n'échappe ;
Commence ici par moi : si tu veux régner, frappe.

CESAR
Ecoute... et vous, sortez. (Les sénateurs sortent.)
          Brutus m'ose offenser !
Mais sais-tu de quels traits tu viens de me percer ?
Va, César est bien loin d'en vouloir à ta vie.
Laisse là du sénat l'indiscrète furie ;
Demeure, c'est toi seul qui peux me désarmer ;
Demeure, c'est toi seul que César veut aimer.

BRUTUS
Tout mon sang est à toi, si tu tiens ta promesse ;
Si tu n'es qu'un tyran, j'abhorre ta tendresse ;
Et je ne peux rester avec Antoine et toi,
Puisqu'il n'est plus Romain, et qu'il demande un roi.

Scène 4
César, Antoine

ANTOINE
Eh bien ! t'ai-je trompé ? Crois-tu que la nature
Puisse amollir une âme et si fière et si dure ?
Laisse, laisse à jamais dans son obscurité
Ce secret malheureux qui pèse à ta bonté.
Que de Rome, s'il veut, il déplore la chute ;
Mais qu'il ignore au moins quel sang il persécute :
Il ne mérite pas de te devoir le jour.
Ingrat à tes bontés, ingrat à ton amour,
Renonce-le pour fils.

CESAR
          Je ne le puis : je l'aime.

ANTOINE
Ah ! cesse donc d'aimer l'éclat du diadème,
Descends donc de ce rang où je te vois monté
La bonté convient mal à ton autorité ;
De ta grandeur naissante elle détruit l'ouvrage.
Quoi ! Rome est sous tes lois, et Cassius t'outrage !
Quoi ! Cimber, quoi ! Cinna, ces obscurs sénateurs,
Aux yeux du roi du monde affectent ces hauteurs !
Ils bravent ta puissance, et ces vaincus respirent !

CESAR
Ils sont nés mes égaux, mes armes les vainquirent.
Et, trop au-dessus d'eux, je leur puis pardonner
De frémir sous le joug que je veux leur donner.

ANTOINE
Marius de leur sang eût été moins avare ;
Sylla les eût punis.

CESAR
          Sylla fut un barbare ;
Il n'a su qu'opprimer : le meurtre et la fureur
Faisaient sa politique ainsi que sa grandeur :
Il a gouverné Rome au milieu des supplices ;
Il en était l'effroi, j'en serai les délices.
Je sais quel est le peuple : on le change en un jour ;
Il prodigue aisément sa haine et son amour.
Si ma grandeur l'aigrit, ma clémence l'attire.
Un pardon politique à qui ne peut me nuire,
Dans mes chaînes qu'il porte un air de liberté,
Ont ramené vers moi sa faible volonté.
Il faut couvrir de fleurs l'abîme où je l'entraîne,
Flatter encor ce tigre à l'instant qu'on l'enchaîne,
Lui plaire en l'accablant, l'asservir, le charmer,
Et punir mes rivaux en me faisant aimer.

ANTOINE
Il faudrait être craint : C'est ainsi que l'on règne.

CESAR
Va, ce n'est qu'aux combats que je veux qu'on me craigne.

ANTOINE
Le peuple abusera de ta facilité.

CESAR
Le peuple a jusqu'ici consacré ma bonté :
Vois ce temple que Rome élève à la Clémence.

ANTOINE
Crains qu'elle n'en élève un autre à la Vengeance ;
Crains des coeurs ulcérés, nourris de désespoir,
Idolâtres de Rome, et cruels par devoir.
Cassius alarmé prévoit qu'en ce jour même
Ma main doit sur ton front mettre le diadème :
Déjà même à tes yeux on ose en murmurer.
Des plus impétueux tu devrais t'assurer ;
A prévenir leurs coups daigne au moins te contraindre.

CESAR
Je les aurais punis si je les pouvais craindre.
Ne me conseille point de me faire haïr.
Je sais combattre, vaincre, et ne sais point punir.
Allons ; et, n'écoutant ni soupçon ni vengeance,
Sur l'univers soumis régnons sans violence.


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