Acte III

Acte II  

Scène 1
Cassius, Cimber, Décime, Cinna, Casca, les conjurés

CASSIUS
Enfin donc l'heure approche où Rome va renaître.
La maîtresse du monde est aujourd'hui sans maître :
L'honneur en est à vous, Cimber, Casca, Probus,
Décime. Encore une heure, et le tyran n'est plus.
Ce que n'ont pu Caton, et Pompée, et l'Asie,
Nous seuls l'exécutons, nous vengeons la patrie ;
Et je veux qu'en ce jour on dise à l'univers :
«Mortels, respectez Rome ; elle n'est plus aux fers».

CIMBER
Tu vois tous nos amis, ils sont prêts à te suivre,
A frapper, à mourir, à vivre s'il faut vivre ;
A servir le sénat dans l'un et l'autre sort,
En donnant à César, ou recevant la mort.

DECIME
Mais d'où vient que Brutus ne paraît point encore,
Lui, ce fier ennemi du tyran qu'il abhorre ;
Lui qui prit nos serments, qui nous rassembla tous ;
Lui qui doit sur César porter les premiers coups ?
Le gendre de Caton tarde bien à paraître.
Serait-il arrêté ? César peut-il connaître...
Mais le voici. Grands dieux ! qu'il paraît abattu !

Scène 2
Cassius, Brutus, Cimber, Casca, Décime, les conjurés

CASSIUS
Brutus, quelle infortune accable ta vertu ?
Le tyran sait-il tout ? Rome est-elle trahie ?

BRUTUS
Non, César ne sait point qu'on va trancher sa vie.
Il se confie à vous.

DECIME
          Qui peut donc te troubler ?

BRUTUS
Un malheur, un secret, qui vous fera trembler.

CASSIUS
De nous ou du tyran, c'est la mort qui s'apprête :
Nous pouvons tous périr ; mais trembler, nous !

BRUTUS
                    Arrête :
Je vais t'épouvanter par ce secret affreux.
Je dois sa mort à Rome, à vous, à vos neveux,
Au bonheur des mortels ; et j'avais choisi l'heure,
Le lieu, le bras, l'instant où Rome veut qu'il meure :
L'honneur du premier coup à mes mains est remis ;
Tout est prêt : apprenez que Brutus est son fils.

CIMBER
Toi, son fils !

CASSIUS
          De César !

DECIME
                    O Rome !

BRUTUS
                              Servilie
Par un hymen secret à César fut unie ;
Je suis de cet hymen le fruit infortuné.

CIMBER
Brutus, fils d'un tyran !

CASSIUS
          Non, tu n'en es pas né ;
Ton coeur est trop romain.

BRUTUS
          Ma honte est véritable.
Vous, amis, qui voyez le destin qui m'accable,
Soyez par mes serments les maîtres de mon sort.
Est-il quelqu'un de vous d'un esprit assez fort,
Assez stoïque, assez au-dessus du vulgaire,
Pour oser décider ce que Brutus doit faire ?
Je m'en remets à vous. Quoi ! vous baissez les yeux !
Toi, Cassius, aussi, tu te tais avec eux !
Aucun ne me soutient au bord de cet abîme !
Aucun ne m'encourage, ou ne m'arrache au crime !
Tu frémis, Cassius et, prompt à t'étonner...

CASSIUS
Je frémis du conseil que je vais te donner.

BRUTUS
Parle.

CASSIUS
          Si tu n'étais qu'un citoyen vulgaire,
Je te dirais : Va, sers, sois tyran sous ton père ;
Ecrase cet Etat que tu dois soutenir ;
Rome aura désormais deux traîtres à punir :
Mais je parle à Brutus, à ce puissant génie,
A ce héros armé contre la tyrannie,
Dont le coeur inflexible, au bien déterminé,
Epura tout le sang que César t'a donné.
Ecoute : tu connais avec quelle furie
Jadis Catilina menaça sa patrie ?

BRUTUS
Oui.

CASSIUS
          Si, le même jour que ce grand criminel
Dut à la liberté porter le coup mortel ;
Si, lorsque le sénat eut condamné ce traître,
Catilina pour fils t'eût voulu reconnaître,
Entre ce monstre et nous forcé de décider,
Parle : qu'aurais-tu fait ?

BRUTUS
          Peux-tu le demander ?
Penses-tu qu'un instant ma vertu démentie
Eût mis dans la balance un homme et la patrie ?

CASSIUS
Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté.
C'est l'arrêt du sénat, Rome est en sûreté.
Mais, dis, sens-tu ce trouble, et ce secret murmure,
Qu'un préjugé vulgaire impute à la nature ?
Un seul mot de César a-t-il éteint dans toi
L'amour de ton pays, ton devoir et ta foi ?
En disant ce secret, ou faux ou véritable,
En t'avouant pour fils, en est-il moins coupable ?
En es-tu moins Brutus ? en es-tu moins Romain ?
Nous dois-tu moins ta vie, et ton coeur, et ta main ?
Toi, son fils ! Rome enfin n'est-elle plus ta mère ?
Chacun des conjurés n'est-il donc plus ton frère ?
Né dans nos murs sacrés, nourri par Scipion,
Elève de Pompée, adopté par Caton,
Ami de Cassius, que veux-tu davantage ?
Ces titres sont sacrés ; tout autre les outrage.
Qu'importe qu'un tyran, esclave de l'amour,
Ait séduit Servilie, et t'ait donné le jour ?
Laisse là les erreurs et l'hymen de ta mère ;
Caton forma tes moeurs, Caton seul est ton père ;
Tu lui dois ta vertu, ton âme est toute à lui ;
Brise l'indigne noeud que l'on t'offre aujourd'hui ;
Qu'à nos serments communs ta fermeté réponde ;
Et tu n'as de parents que les vengeurs du monde.

BRUTUS
Et vous, braves amis, parlez, que pensez-vous ?

CIMBER
Jugez de nous par lui, jugez de lui par nous.
D'un autre sentiment si nous étions capables,
Rome n'aurait point eu des enfants plus coupables.
Mais à d'autres qu'à toi pourquoi t'en rapporter ?
C'est ton coeur, c'est Brutus qu'il te faut consulter.

BRUTUS
Eh bien ! à vos regards mon âme est dévoilée,
Lisez-y les horreurs dont elle est accablée.
Je ne vous cèle rien, ce coeur s'est ébranlé ;
De mes stoïques yeux des larmes ont coulé.
Après l'affreux serment que vous m'avez vu faire,
Prêt à servir l'Etat, mais à tuer mon père ;
Pleurant d'être son fils, honteux de ses bienfaits ;
Admirant ses vertus, condamnant ses forfaits ;
Voyant en lui mon père, un coupable, un grand homme,
Entraîné par César, et retenu par Rome ;
D'horreur et de pitié mes esprits déchirés
Ont souhaité la mort que vous lui préparez.
Je vous dirai bien plus ; sachez que je l'estime :
Son grand coeur me séduit, au sein même du crime ;
Et si sur les Romains quelqu'un pouvait régner,
Il est le seul tyran que l'on dût épargner.
Ne vous alarmez point ; ce nom que je déteste,
Ce nom seul de tyran l'emporte sur le reste.
Le sénat, Rome, et vous, vous avez tous ma foi :
Le bien du monde entier me parle contre un roi.
J'embrasse avec horreur une vertu cruelle ;
J'en frissonne à vos yeux, mais je vous suis fidèle.
César me va parler ; que ne puis-je aujourd'hui
L'attendrir, le changer, sauver l'Etat et lui !
Veuillent les immortels, s'expliquant par ma bouche,
Prêter à mon organe un pouvoir qui le touche !
Mais si je n'obtiens rien de cet ambitieux,
Levez le bras, frappez, je détourne les yeux ;
Je ne trahirai point mon pays pour mon père :
Que l'on approuve, ou non, ma fermeté sévère ;
Qu'à l'univers surpris cette grande action
Soit un objet d'horreur ou d'admiration ;
Mon esprit, peu jaloux de vivre en la mémoire,
Ne considère point le reproche ou la gloire ;
Toujours indépendant, et toujours citoyen,
Mon devoir me suffit, tout le reste n'est rien.
Allez, ne songez plus qu'à sortir d'esclavage.

CASSIUS
Du salut de l'Etat ta parole est le gage.
Nous comptons tous sur toi, comme si dans ces lieux
Nous entendions Caton, Rome même, et nos dieux.

Scène 3
Brutus

BRUTUS
Voici donc le moment où César va m'entendre ;
Voici ce Capitole où la mort va l'attendre ;
Epargnez-moi, grands dieux, l'horreur de le haïr !
Dieux, arrêtez ces bras levés pour le punir !
Rendez, s'il se peut, Rome à son grand coeur plus chère,
Et faites qu'il soit juste, afin qu'il soit mon père !
Le voici. Je demeure immobile, éperdu.
O mânes de Caton, soutenez ma vertu !

Scène 4
César, Brutus

CESAR
Eh bien ! que veux-tu ? Parle. As-tu le coeur d'un homme ?
Es-tu fils de César ?

BRUTUS
          Oui, si tu l'es de Rome.

CESAR
Républicain farouche, où vas-tu t'emporter ?
N'as-tu voulu me voir que pour mieux m'insulter ?
Quoi ! tandis que sur toi mes faveurs se répandent,
Que du monde soumis les hommages t'attendent,
L'empire, mes bontés, rien ne fléchit ton coeur ?
De quel oeil vois-tu donc le sceptre ?

BRUTUS
          Avec horreur.

CESAR
Je plains tes préjugés, je les excuse même.
Mais peux-tu me haïr ?

BRUTUS
          Non, César, et je t'aime.
Mon coeur par tes exploits fut pour toi prévenu,
Avant que pour ton sang tu m'eusses reconnu.
Je me suis plaint aux dieux de voir qu'un si grand homme
Fût à la fois la gloire et le fléau de Rome.
Je déteste César avec le nom de roi ;
Mais César citoyen serait un dieu pour moi ;
Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie.

CESAR
Que peux-tu donc haïr en moi ?

BRUTUS
          La tyrannie.
Daigne écouter les voeux, les larmes, les avis
De tous les vrais Romains, du sénat, de ton fils.
Veux-tu vivre en effet le premier de la terre,
Jouir d'un droit plus saint que celui de la guerre,
Etre encor plus que roi, plus même que César ?

CESAR
Eh bien ?

BRUTUS
          Tu vois la terre enchaînée à ton char ;
Romps nos fers, sois Romain, renonce au diadème.

CESAR
Ah ! que proposes-tu ?

BRUTUS
          Ce qu'a fait Sylla même.
Longtemps dans notre sang Sylla s'était noyé ;
Il rendit Rome libre, et tout fut oublié.
Cet assassin illustre, entouré de victimes,
En descendant du trône effaça tous ses crimes.
Tu n'eus point ses fureurs, ose avoir ses vertus.
Ton coeur sut pardonner ; César, fais encor plus.
Que servent désormais les grâces que tu donnes ?
C'est à Rome, à l'Etat qu'il faut que tu pardonnes ;
Alors, plus qu'à ton rang nos coeurs te sont soumis ;
Alors tu sais régner ; alors je suis ton fils.
Quoi ! je te parle en vain ?

CESAR
          Rome demande un maître ;
Un jour à tes dépens tu l'apprendras peut-être.
Tu vois nos citoyens plus puissants que des rois :
Nos moeurs changent, Brutus ; il faut changer nos lois.
La liberté n'est plus que le droit de se nuire
Rome, qui détruit tout, semble enfin se détruire.
Ce colosse effrayant, dont le monde est foulé,
En pressant l'univers, est lui-même ébranlé.
Il penche vers sa chute, et contre la tempête
Il demande mon bras pour soutenir sa tête.
Enfin depuis Sylla nos antiques vertus,
Les lois, Rome, l'Etat, sont des noms superflus.
Dans nos temps corrompus, pleins de guerres civiles,
Tu parles comme au temps des Dèces, des Emiles.
Caton t'a trop séduit, mon cher fils ; je prévoi
Que ta triste vertu perdra l'Etat et toi.
Fais céder, si tu peux, ta raison détrompée
Au vainqueur de Caton, au vainqueur de Pompée,
A ton père qui t'aime, et qui plaint ton erreur.
Sois mon fils en effet, Brutus ; rends-moi ton coeur ;
Prends d'autres sentiments, ma bonté t'en conjure ;
Ne force point ton âme à vaincre la nature.
Tu ne me réponds rien ? tu détournes les yeux ?

BRUTUS
Je ne le connais plus. Tonnez sur moi, grands dieux !
César...

CESAR
          Quoi ! tu t'émeus ? ton âme est amollie ?
Ah ! mon fils...

BRUTUS
          Sais-tu bien qu'il y va de ta vie !
Sais-tu que le sénat n'a point de vrai Romain
Qui n'aspire en secret à te percer le sein ?
Que le salut de Rome, et que le tien le touche :
Ton génie alarmé te parle par ma bouche ;
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
(Il se jette à ses genoux.)
César, au nom des dieux, dans ton coeur oubliés ;
Au nom de tes vertus, de Rome, et de toi-même,
Dirai-je au nom d'un fils qui frémit et qui t'aime,
Qui te préfère au monde, et Rome seule à toi ?
Ne me rebute pas !

CESAR
          Malheureux, laisse-moi.
Que me veux-tu ?

BRUTUS
          Crois-moi, ne sois point insensible.

CESAR
L'univers peut changer ; mon âme est inflexible.

BRUTUS
Voilà donc la réponse ?

CESAR
          Oui, tout est résolu.
Rome doit obéir quand César a voulu.

BRUTUS, d'un air consterné
Adieu, César.

CESAR
          Eh quoi ! d'où viennent tes alarmes ?
Demeure encor, mon fils. Quoi ! tu verses des larmes !
Quoi ! Brutus peut pleurer ! Est-ce d'avoir un roi ?
Pleures-tu les Romains ?

BRUTUS
          Je ne pleure que toi.
Adieu, te dis-je.

CESAR
          O Rome ! ô rigueur héroïque !
Que ne puis-je à ce point aimer ma république !

Scène 5
César, Dolabella, Romains

DOLABELLA
Le sénat par ton ordre au temple est arrivé :
On n'attend plus que toi, le trône est élevé.
Tous ceux qui t'ont vendu leur vie et leurs suffrages
Vont prodiguer l'encens au pied de tes images.
J'amène devant toi la foule des Romains :
Le sénat va fixer leurs esprits incertains ;
Mais si César croyait un citoyen qui l'aime,
Nos présages affreux, nos devins, nos dieux même,
César différerait ce grand événement.

CESAR
Quoi ! lorsqu'il faut régner, différer d'un moment !
Qui pourrait m'arrêter, moi ?

DOLABELLA
          Toute la nature
Conspire à t'avertir par un sinistre augure.
Le ciel, qui fait les rois, redoute ton trépas.

CESAR
Va, César n'est qu'un homme, et je ne pense pas
Que le ciel de mon sort à ce point s'inquiète,
Qu'il anime pour moi la nature muette,
Et que les éléments paraissent confondus,
Pour qu'un mortel ici respire un jour de plus.
Les dieux, du haut du ciel, ont compté nos années ;
Suivons sans reculer nos hautes destinées.
César n'a rien à craindre.

DOLABELLA
          Il a des ennemis
Qui sous un joug nouveau sont à peine asservis :
Qui sait s'ils n'auraient point conspiré leur vengeance ?

CESAR
Ils n'oseraient.

DOLABELLA
          Ton coeur a trop de confiance.

CESAR
Tant de précautions contre mon jour fatal
Me rendraient méprisable, et me défendraient mal.

DOLABELLA
Pour le salut de Rome il faut que César vive ;
Dans le sénat au moins permets que je te suive.

CESAR
Non ; pourquoi changer l'ordre entre nous concerté ?
N'avançons point, ami, le moment arrêté
Qui change ses desseins découvre sa faiblesse.

DOLABELLA
Je te quitte à regret. Je crains, je le confesse :
Ce nouveau mouvement dans mon coeur est trop fort.

CESAR
Va, j'aime mieux mourir que de craindre la mort !

Allons.

Scène 6
Dolabella, Romains

DOLABELLA
          hers citoyens, quel héros, quel courage
De la terre et de vous méritait mieux l'hommage ?
Joignez vos voeux aux miens, peuples qui l'admirez ;
Confirmez les honneurs qui lui sont préparés ;
Vivez pour le servir, mourez pour le défendre...
Quelles clameurs, ô ciel ! quels cris se font entendre !

LES CONJURES, derrière le théâtre
Meurs, expire, tyran ! Courage, Cassius !

DOLABELLA
Ah ! courons le sauver.

Scène 7
Cassius, un poignard à ; la main, Dolabella, Romains

CASSIUS
          C'en est fait, il n'est plus.

DOLABELLA
Peuples, secondez-moi ; frappons, perçons ce traître.

CASSIUS
Peuples, imitez-moi, vous n'avez plus de maître.
Nation de héros, vainqueurs de l'univers,
Vive la liberté ! ma main brise vos fers.

DOLABELLA
Vous trahissez, Romains, le sang de ce grand homme ?

CASSIUS
J'ai tué mon ami pour le salut de Rome !
Il vous asservit tous, son sang est répandu.
Est-il quelqu'un de vous de si peu de vertu,
D'un esprit si rampant, d'un si faible courage,
Qu'il puisse regretter César et l'esclavage ?
Quel est ce vil Romain qui veut avoir un roi ?
S'il en est un, qu'il parle, et qu'il se plaigne à moi.
Mais vous n'applaudissez, vous aimez tous la gloire.

ROMAINS
César fut un tyran, périsse sa mémoire !

CASSIUS
Maîtres du monde entier, de Rome heureux enfants,
Conservez à jamais ces nobles sentiments.
Je sais que devant vous Antoine va paraître :
Amis, souvenez-vous que César fut son maître,
Qu'il a servi sous lui, dès ses plus jeunes ans,
Dans l'école du crime et dans l'art des tyrans.
Il vient justifier son maître et son empire ;
Il vous méprise assez pour penser vous séduire.
Sans doute il peut ici faire entendre sa voix :
Telle est la loi de Rome, et j'obéis aux lois.
Le peuple est désormais leur organe suprême,
Le juge de César, d'Antoine, de moi-même.
Vous rentrez dans vos droits indignement perdus ;
César vous les ravit, je vous les ai rendus :
Je les veux affermir. Je rentre au Capitole ;
Brutus est au sénat ; il m'attend, et j'y vole.
Je vais avec Brutus, en ces murs désolés,
Rappeler la justice, et nos dieux exilés ;
Etouffer des méchants les fureurs intestines,
Et de la liberté réparer les ruines.
Vous, Romains, seulement consentez d'être heureux.
Ne vous trahissez pas, c'est tout ce que je veux ;
Redoutez tout d'Antoine, et surtout l'artifice.

ROMAINS
S'il vous ose accuser, que lui-même il périsse !

CASSIUS
Souvenez-vous, Romains, de ces serments sacrés.

ROMAINS
Aux vengeurs de l'Etat nos coeurs sont assurés.

Scène 8
Antoine, Romains, Dolabella

UN ROMAIN
Mais Antoine paraît.

AUTRE ROMAIN
          Qu'osera-t-il nous dire ?

UN ROMAIN
Ses yeux versent des pleurs ; il se trouble, il soupire.

UN AUTRE
Il aimait trop César.

ANTOINE, montant à la tribune aux harangues
          Oui, je l'aimais, Romains ;
Oui, j'aurais de mes jours prolongé ses destins.
Hélas ! vous avez tous pensé comme moi-même ;
Et lorsque de son front ôtant le diadème,
Ce héros à vos lois s'immolait aujourd'hui,
Qui de vous, en effet, n'eût expiré pour lui ?
Hélas ! je ne viens point célébrer sa mémoire ;
La voix du monde entier parle assez de sa gloire ;
Mais de mon désespoir ayez quelque pitié,
Et pardonnez du moins des pleurs à l'amitié.

UN ROMAIN
Il les fallait verser quand Rome avait un maître.
César fut un héros ; mais César fut un traître.

AUTRE ROMAIN
Puisqu'il était tyran, il n'eut point de vertus.

UN TROISIEME
Oui, nous approuvons tous Cassius et Brutus.

ANTOINE
Contre ses meurtriers je n'ai rien à vous dire ;
C'est à servir l'Etat que leur grand coeur aspire.
De votre dictateur ils ont percé le flanc :
Comblés de ses bienfaits, ils sont teints de son sang.
Pour forcer des Romains à ce coup détestable,
Sans doute il fallait bien que César fût coupable ;
Je le crois. Mais enfin César a-t-il jamais
De son pouvoir sur vous appesanti le faix ?
A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ?
Des dépouilles du monde il couronnait vos têtes.
Tout l'or des nations qui tombaient sous ses coups,
Tout le prix de son sang fut prodigué pour vous.
De son char de triomphe il voyait vos alarmes :
César en descendait pour essuyer vos larmes.
Du monde qu'il soumit vous triomphez en paix,
Puissants par son courage, heureux par ses bienfaits.
Il payait le service, il pardonnait l'outrage.
Vous le savez, grands dieux! vous dont il fut l'image ;
Vous, dieux, qui lui laissiez le monde à gouverner,
Vous savez si son coeur aimait à pardonner !

ROMAINS
Il est vrai que César fit aimer sa clémence.

ANTOINE
Hélas ! si sa grande âme eût connu la vengeance,
Il vivrait, et sa vie eût rempli nos souhaits.
Sur tous ses meurtriers il versa ses bienfaits ;
Deux fois à Cassius il conserva la vie.
Brutus... où suis-je ? ô ciel ! ô crime ! ô barbarie !
Chers amis, je succombe ; et mes sens interdits...
Brutus ; son assassin !... ce monstre était son fils.

ROMAINS
Ah, dieux !

ANTOINE
          Je vois frémir vos généreux courages ;
Amis, je vois les pleurs qui mouillent vos visages.
Oui, Brutus est son fils ; mais vous qui m'écoutez,
Vous étiez ses enfants dans son coeur adoptés.
Hélas ! si vous saviez sa volonté dernière !

ROMAINS
Quelle est-elle ? parlez.

ANTOINE
          Rome est son héritière.
Ses trésors sont vos biens ; vous en allez jouir :
Au delà du tombeau César veut vous servir.
C'est vous seuls qu'il aimait ; c'est pour vous qu'en Asie
Il allait prodiguer sa fortune et sa vie.
«O Romains, disait-il, peuple-roi que je sers,
Commandez à César, César à l'univers».
Brutus ou Cassius eût-il fait davantage ?

ROMAINS
Ah ! nous les détestons. Ce doute nous outrage.

UN ROMAIN
César fut en effet le père de l'Etat.

ANTOINE
Votre père n'est plus : un lâche assassinat
Vient de trancher ici les jours de ce grand homme,
L'honneur de la nature et la gloire de Rome.
Romains, priverez-vous des honneurs du bûcher
Ce père, cet ami, qui vous était si cher ?
On l'apporte à vos yeux.
(Le fond du théâtre s'ouvre ; des licteurs apportent le corps de César
couvert d'une robe sanglante ; Antoine descend de la tribune,
et se jette à genoux auprès du corps.)


ROMAINS
          O spectacle funeste !

ANTOINE
Du plus grand des Romains voilà ce qui vous reste ;
Voilà ce dieu vengeur, idolâtré par vous,
Que ses assassins même adoraient à genoux ;
Qui, toujours votre appui dans la paix, dans la guerre,
Une heure auparavant faisait trembler la terre ;
Qui devait enchaîner Babylone à son char :
Amis, en cet état connaissez-vous César ?
Vous les voyez, Romains, vous touchez ces blessures,
Ce sang qu'ont sous vos yeux versé des mains parjures.
Là, Cimber l'a frappé ; là, sur le grand César
Cassius et Décime enfonçaient leur poignard.
Là, Brutus éperdu, Brutus l'âme égarée,
A souillé dans ses flancs sa main dénaturée.
César, le regardant d'un oeil tranquille et doux,
Lui pardonnait encore en tombant sous ses coups.
Il l'appelait son fils ; et ce nom cher et tendre
Est le seul qu'en mourant César ait fait entendre :
«O mon fils !» disait-il.

UN ROMAIN
          O monstre que les dieux
Devaient exterminer avant ce coup affreux !

AUTRES ROMAINS, en regardant le corps dont ils sont proches
Dieux ! son sang coule encore.

ANTOINE
          Il demande vengeance,
Il l'attend de vos mains et de votre vaillance.
Entendez-vous sa voix ? Réveillez-vous, Romains ;
Marchez, suivez-moi tous contre ses assassins :
Ce sont là les honneurs qu'à César on doit rendre.
Des brandons du bûcher qui va le mettre en cendre,
Embrasons les palais de ces fiers conjurés
Enfonçons dans leur sein nos bras désespérés.
Venez, dignes amis ; venez, vengeurs des crimes,
Au dieu de la patrie immoler ces victimes.

ROMAINS
Oui, nous les punirons ; oui, nous suivrons vos pas.
Nous jurons par son sang de venger son trépas.
Courons.

ANTOINE, à Dolabella
          Ne laissons pas leur fureur inutile ;
Précipitons ce peuple inconstant et facile :
Entraînons-le à la guerre ; et, sans rien ménager,
Succédons à César en courant le venger.


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