XLIX - Spartacus - Rétablissement de la puissance tribunitienne - Les pirates

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I - LES GLADIATEURS (73-71)

Casques de gladiateurs

Un certain Lentulus dit Batuatus ou le Maître d'armes, affranchi de quelque membre de la gens Cornelia, entretenait à Capoue des gladiateurs, qu'il louait aux grands de Rome pour leurs jeux et leurs fêtes. Deux cents d'entre eux, la plupart Gaulois ou Thraces, firent le complot de s'enfuir. Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit, avertis à temps, prévinrent la vengeance de leur maître : ils entrèrent dans la boutique d'un rôtisseur, se saisirent des couperets et des haches et sortirent de la ville pour gagner la montagne, comme fait encore tout Italien qui s'est mis en mauvais cas. Chemin faisant, ils rencontrèrent des chariots chargés d'armes de gladiateurs, qu'on portait dans une autre ville ; ils s'en saisirent et coururent au Vésuve. Le volcan dormait depuis mille ans : aussi la végétation en couvrait les pentes ; ils trouvèrent aisément à s'y cacher en un lieu d'accès difficile. Tout d'abord ils élurent trois chefs, deux Gaulois, Crixus et Oenomaüs, et un Thrace, Spartacus, qui à une grande force de corps et à un courage extraordinaire joignait une prudence et une douceur plus dignes d'un Grec que d'un barbare. On raconte que la première fois qu'il fut mené à Rome pour y être vendu, on vit, pendant qu'il dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, de même nation que lui, était possédée de l'esprit prophétique de Bacchus, et faisait le métier de devineresse ; elle déclara que ce signe annonçait à Spartacus un pouvoir aussi grand que redoutable, et dont la fin serait heureuse. Elle était alors avec lui et l'accompagna dans sa fuite (75).

Ils repoussèrent d'abord quelques soldats envoyés contre eux de Capoue, et se revêtirent avec joie des armes qu'ils leur avaient enlevées. Le préteur Clodius, arrivé de Rome avec trois mille hommes de troupes, les assiégea dans leur fort. On n'en pouvait descendre que par un sentier étroit et difficile, dont il gardait l'entrée ; partout ailleurs étaient des rochers à pic sur lesquels rampaient des ceps de vigne sauvage. Les gens de Spartacus coupèrent des sarments, en firent des échelles solides et descendirent en sûreté ; un d'eux resté en haut leur jeta les armes. Les Romains, soudainement attaqués, prirent la fuite et laissèrent leur camp au pouvoir de l'ennemi. Ce succès attira aux gladiateurs un grand nombre de bouviers et de pâtres des environs, robustes et agiles ; ils armèrent les uns et se servirent des autres comme de coureurs et de troupes légères.

Un second général fut envoyé contre eux, le préteur Publius Varinius ; ils défirent d'abord un de ses lieutenants qui les avait attaqués avec deux mille hommes ; un autre manqua d'être enlevé avec tout son corps. Varinius lui-même éprouva plusieurs échecs où il perdit ses licteurs et son cheval de bataille, dont Spartacus s'empara. Ce chef de bandits se révélait général habile et politique prévoyant. Il ne se laissa pas éblouir par le succès ; tandis que les siens faisaient la guerre en esclaves déchaînés contre leurs maîtres, il combinait des plans de campagne et, mieux que cela, des plans de retraite. Il comprenait bien que ces bandes ne pourraient triompher de la puissance romaine, et il aurait voulu les conduire vers les Alpes, afin que chacun, traversant ces montagnes, se retirât en son pays, les uns dans les Gaules, les autres dans la Thrace. Mais se venger et jouir, égorger les hommes, violer les femmes, après le meurtre l'orgie dans quelque villa surprise, dont les maîtres leur servaient d'échansons, et célébrer pour un compagnon mort de pompeuses funérailles où trois cents Romains combattaient à leur tour en gladiateurs, c'était tout ce que ces âmes dégradées par l'esclavage cherchaient dans la liberté. Quand Spartacus parla de marcher vers le nord, ces ribauds refusèrent de le suivre.

Le sénat avait d'abord eu honte d'envoyer des légionnaires contre de pareils ennemis ; à présent il commençait à les craindre. Quantité de fermes étaient en cendres, des villes mêmes, Nole, Nucérie, Cora, Métaponte, avaient été saccagées avec la fureur d'hommes qui assouvissaient enfin de longs ressentiments. Pour sauver les restes d'une ville où ils voulaient tout tuer, Spartacus fut un jour obligé de faire sonner l'alarme, comme si les légions approchaient et qu'il fallût en sortir au plus vite pour n'y être point cerné. Il avait fait de Thurium sa place d'armes avec ateliers et arsenaux ; de là, il appelait tous les esclaves à la liberté, et il eut jusqu'à cent mille hommes.

La nécessité fit taire les scrupules du sénat ; il mit sur pied deux armées consulaires contre ces bandits qui faisaient de vaillants soldats (72). Gellius, un des consuls, tomba brusquement sur un corps de Germains qui, par fierté, s'était séparé des troupes de Spartacus, et le tailla en pièces. Mais il fut moins heureux contre la grande armée. Lentulus, son collègue, qui avait divisé ses troupes en plusieurs corps pour envelopper l'ennemi éprouva à son tour de graves échecs, et une autre armée de dix mille hommes venue de la Cisalpine eut le même sort. Aux élections de 71, aucun candidat ne se présenta pour solliciter le dangereux honneur de combattre le héros qui s'était trouvé sous la casaque d'un esclave.

Crassus, ce lieutenant de Sylla à qui revenait tout l'honneur de la victoire gagnée en avant de la porte Colline, s'offrit aux suffrages et fut commissionné pour la guerre Servile avec le titre de préteur. Sur sa bonne renommée, beaucoup de volontaires accoururent, et l'on put organiser huit légions. Il alla camper dans le Picenum, pour y attendre Spartacus qui dirigeait sa marche de ce côte, tandis que son lieutenant Mummius et deux légions, faisant un grand circuit, suivaient l'ennemi de loin, avec défense expresse de combattre ou même d'engager une escarmouche. A la première occasion, Mummius présenta la bataille à Spartacus, qui lui tua beaucoup de monde ; le reste des troupes se sauva en jetant les armes. Crassus traita durement Mummius et ne donna d'autres armes aux soldats, qu'après leur avoir fait jurer par serment qu'ils les garderaient mieux. Cinq cents d'entre eux qui avaient donné l'exemple de la fuite furent mis à part ; il les partagea en cinquante dizaines, les fit tirer au sort, et punit du dernier supplice celui de chaque dizaine sur qui le sort tomba.

Spartacus s'était replié sur la Lucanie et le Bruttium. Vers la mer, il rencontra des corsaires ciliciens et forma le projet de jeter en Sicile deux mille hommes : ce nombre aurait suffi pour rallumer dans cette île la guerre des esclaves, éteinte depuis peu de temps et qui n'avait besoin que d'une étincelle pour former de nouveau un vaste incendie. Il conclut un accord avec ces pirates, qui se firent payer d'avance, puis mirent à la voile avec son argent, en laissant sur le rivage ceux qu'ils avaient promis d'embarquer. Spartacus campait dans la presqu'île de Rhegium ; quand Crassus y arriva, il entreprit de fermer l'isthme, par un fossé, afin d'occuper ses soldats et d'affamer l'ennemi. Il fit tirer d'une mer à l'autre, dans une longueur de 300 stades, une tranchée large et profonde de 15 pieds, et tout le long il éleva une haute et épaisse muraille : grand ouvrage qui fut achevé en peu de temps. Spartacus se moquait d'abord de ce travail ; mais, lorsqu'il voulut sortir pour fourrager, il fut arrêté par ce mur, et, comme il ne pouvait plus rien tirer de la presqu'île, il chercha les moyens d'en sortir. Une nuit qu'il tombait beaucoup de neige, il combla avec de la terre, des branches d'arbres et d'autres matériaux, une portion de la tranchée sur laquelle il fit passer son armée. Crassus craignait que Spartacus ne voulût aller droit à Rome : il fut rassuré en voyant les ennemis se diviser ; il manqua même enlever un corps qui s'était séparé de l'armée principale et que Spartacus, survenant tout à coup, sauva.

Crassus avait écrit au sénat qu'il fallait rappeler Lucullus de la Thrace, et Pompée de l'Espagne, pour le seconder ; il se repentit de cette démarche, sentant bien qu'on attribuerait le succès à celui qui serait venu le secourir ; il essaya donc de terminer seul la guerre en poussant vivement les opérations. Un gros de troupes, tous les Gaulois de l'armée rebelle, campaient à part sous les ordres de deux chefs ; il chargea six mille hommes de les surprendre, en se saisissant d'un poste avantageux. Pour ne pas être découverts, les légionnaires avaient caché leurs casques sous des branches d'arbres ; mais ils furent aperçus par deux femmes qui faisaient des sacrifices à l'entrée du camp, et ils auraient eux-mêmes couru le plus grand danger si Crassus n'était arrivé avec toutes ses troupes. Ce fut le combat le plus sanglant qu'on eût encore livré dans cette guerre ; il resta sur le champ de bataille douze mille ennemis, parmi lesquels on n'en trouva que deux qui fussent blessés par derrière, tous les autres étaient tombés à leur poste de combat. Spartacus, après une si grande défaite, se retira vers les montagnes de Pétélie (Strongoli en Calabre), suivi du lieutenant et du questeur de Crassus. Par un brusque retour contre eux il les mit en fuite ; mais ce succès inspira aux fugitifs une confiance qui causa leur perte. Ils ne voulurent plus éviter le combat ni obéir à leurs chefs. Quand ceux-ci se mirent en marche vers le nord, il les entourèrent avec cris et menaces, et les forcèrent d'aller au-devant des Romains. C'était entrer dans les vues de Crassus, qui venait d'apprendre que Pompée approchait, que déjà, dans les comices, bien des gens sollicitaient pour lui et disaient hautement que cette victoire lui était due ; qu'à peine arrivé en présence des ennemis, il terminerait aussitôt la guerre.

Crassus campait donc le plus près qu'il pouvait de l'ennemi. Un jour qu'il faisait tirer une tranchée, les troupes de Spartacus vinrent charger ses travailleurs, et, comme des deux côtés il survenait sans cesse de nouveaux renforts, Spartacus se vit dans la nécessité de mettre toute son armée en bataille. Au moment d'engager l'action, il se fit amener son cheval et le tua, en disant : La victoire me fera trouver assez de bons chevaux ; si je suis vaincu, je n'en aurai plus besoin ; puis il se précipita au plus épais des lignes romaines, tua deux centurions en cherchant à joindre Crassus, et, resté seul par la fuite de tous les siens, vendit chèrement sa vie (71).

De cette menaçante armée il ne restait plus que des débris qui, reprenant trop tard le premier dessein de leur valeureux chef, se dirigèrent vers le nord pour gagner les Alpes. Pompée, revenu d'Espagne, les rencontra et en tua encore cinq mille. Crassus, écrivit-il au sénat, a vaincu Spartacus, mais moi j'ai arraché les racines de cette guerre, elle ne renaîtra plus.

Spartacus avait diminué autant qu'il avait été en son pouvoir les horreurs de cette guerre. Dans Rhegium on trouva trois mille prisonniers romains qu'il avait épargnés. Le sénat n'eut point de pitié pour ceux qui lui avaient fait peur : six mille croix furent dressées le long de la route, entre Capoue et Rome, et on y attacha autant de captifs. Les vainqueurs, joyeux et couronnés de fleurs, rentrèrent dans la ville par cette route lugubre sous les cris de douleur et les malédictions de ces malheureux.

Pompée, absent depuis sept années, était impatiemment attendu du peuple, qui portait aux nues la gloire du héros invincible. Crassus n'obtint que l'ovation. Il avait combattu contre cent mille ennemis, mais Rome ne voulait pas avouer qu'elle avait encore une fois tremblé devant ses esclaves.