XLIX - Spartacus - Rétablissement de la puissance tribunitienne - Les pirates

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II - RETABLISSEMENT DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE (70)

A Athènes, dans le temple de Minerve, étaient des colonnes mobiles qui tournaient sous la main au moindre effort, et sur lesquelles les lois étaient gravées. C'est une image de la mobilité même de ces républiques anciennes qui, sous la main du peuple, au gré des circonstances ou d'un homme, changeaient, et, comme dans un cercle fatal tournaient toujours : aujourd'hui allant de Solon à Pisistrate, demain d'Hippias à Clisthène, ou d'Aristide à Cléon. Dès que Rome eut perdu l'amour de ses vieilles lois et les moeurs qui les soutenaient, sa vie ne fut plus, comme celle d'Athènes, qu'une révolution permanente. Le pouvoir constituant n'étant pas séparé du pouvoir législatif, un consul, un tribun, ou l'assemblée souveraine, défaisaient le lendemain ce qu'ils avaient fait la veille.

Durant son consulat, Lépide avait rétabli les distributions de blé à prix réduit supprimées par Sylla ; en 77, il échoua dans une tentative à main armée pour détruire l'oeuvre entière du dictateur ; mais l'année suivante le tribun Sicinius, soutenu de César, faillit réussir. S'il n'obtint rien, il parla du moins au peuple et, malgré la loi Cornélienne qui n'avait laissé subsister du tribunat qu'une ombre vaine, inanis species, il força, par ses railleries, les consuls à lui répondre. Peu de temps après, il mourut assassiné. Il portait le nom du tribun du peuple, créé sur le mont Sacré, quatre siècles auparavant, et l'on ne saurait dire qu'il n'était pas un de ses descendants. S'il tomba sous la main des nobles, il a peut-être payé pour lui-même et pour le fondateur de la charge qui paraissait maintenant à quelques-uns plus que jamais odieuse. Mais l'auxiliaire que les premiers tribuns avaient trouvé du temps de Coriolan les servit encore : la famine causée par de mauvaises récoltes et surtout par les courses des pirates, qui arrêtaient les approvisionnements de Bonie, exaspéra le peuple. Pour l'apaiser, un des consuls de l'an 75, C. Cotta, rétablit la distribution des 5 boisseaux de blé par mois, annona, et proposa de rendre aux tribuns le droit de haranguer le peuple et d'aspirer aux charges. Cependant le tribun Opimius, qui fit une rogation contraire aux lois Cornéliennes et essaya d'opposer son veto à un sénatus-consulte, perdit par un jugement ses biens et ses honneurs.

La réaction allait donc lentement, mais elle allait, aidée par l'abus même que le sénat faisait de sa victoire, livrant les alliés au pillage et vendant la justice dans les tribunaux. «Ces désordres ne cesseront, répétait le tribun Quinctius, que quand on aura rétabli dans leurs droits ces magistrats vigilants dont l'incorruptible activité inspirait une crainte salutaire». Il parvint à faire condamner le président d'un tribunal, C. Junius, et accusa plusieurs juges. Mais Lucullus, alors consul (74), l'arrêta, peut-être en achetant son silence.

L'an d'après, arriva au tribunat un homme de talent et d'audace, Licinius Macer, dont un discours a été sauvé de tant d'autres naufrages. «Quelle différence, s'écriait-il, entre les droits que vous ont laissés vos ancêtres et la servitude où Sylla vous a mis ! Ceux qui avaient été établis pour vous défendre ont tourné contre vous la force que vous leur aviez donnée. Ils ont accepté la domination de quelques hommes qui, à la faveur des guerres, se sont emparés du trésor des légions et des provinces. Quelques prétextes qu'ils aient mis en avant dans leurs sanglantes rivalités, il ne s'est agi des deux côtés que de savoir qui serait votre maître. Un seul but a été poursuivi, vous enlever l'arme qui vous avait été donnée pour être libre : la puissance tribunitienne. N'appelez pas repos ce qui est l'esclavage, et songez que, si vous n'arrêtez pas le mal, ils serreront vos chaînes plus fort.

Que faut-il donc faire ? m'allez-vous dire. D'abord, renoncer à la coutume de beaucoup crier et de ne point agir, de perdre de vue la liberté dès que vous perdez de vue le Forum. Ensuite, puisque toute force réside en vous, vous avez bien le droit d'exécuter ou de n'exécuter pas les ordres qu'on vous donne. Vous attendez que Jupiter ou quelque autre dieu vous envoie des signes favorables. Mais ces commandements des consuls, ces décrets des Pères, c'est vous qui les ratifiez en y obéissant. Il n'y a point à prendre les armes, à faire une sécession nouvelle ; bornez-vous à ne plus donner votre sang. Laissez-les gouverner et commander à leur guise ; qu'ils cherchent tout seuls des triomphes ; qu'ils combattent Mithridate et Sertorius avec les images de leurs aïeux. Refusez-vous aux fatigues et aux dangers, puisqu'on vous refuse de participer aux avantages, à moins pourtant que vous n'estimiez qu'on a suffisamment payé vos services par la dernière loi frumentaire et que vous ne trouviez votre liberté bien vendue au prix de boisseaux de blé : la ration d'un captif, ce qu'on lui donne pour qu'il ne meure pas de faim».

Macer ne conseillait point le refus de l'impôt, comme on l'a fait chez les modernes, parce qu'il n'y avait plus d'impôt à Rome ; il proposait le refus du service militaire, chose nouvelle et grave, car Sertorius et Spartacus n'étaient pas encore abattus ; Mithridate attaquait de nouveau, la Thrace exigeait des expéditions répétées, et les pirates couvraient la mer. Si on l'avait écouté, la noblesse aurait certainement sacrifié ses rancunes au salut de l'empire ; mais, pour suivre son tribun, il aurait fallu au peuple un esprit de discipline et une résolution qu'il n'avait plus. On continua donc, comme le disait Macer, à parler au lieu d'agir ; mais on parlait beaucoup. On se récriait contre ces tribunaux de Sylla où le sénateur qui avait dévoré une province était assuré de l'impunité, à la condition d'abandonner une part de son butin à ses collègues restés à Rome et maintenant ses juges. On vantait les heureuses sévérités de l'ancienne censure, les effets bienfaisants du veto tribunitien, toutes choses mortes aujourd'hui, mais qui, redevenues vivantes, rendraient à la république le repos et la dignité.

Du fond de l'Espagne, Pompée entendait ces plaintes. Grâce à l'habile modération de sa conduite, les deux partis le craignaient également et tout à la fois espéraient en lui. Il prit le rôle de médiateur et écrivit à Rome que, si l'accord ne se rétablissait pas entre le sénat et le peuple avant son retour, il travaillerait lui-même à régler cette affaire dès qu'il serait arrivé. Un autre général, qui devint empereur, commença ainsi, il y a quatre-vingts ans, sa fortune politique. Le sénat n'était ni plus prévoyant ni plus fort que ne le fut le Directoire. Comme lui, vivant d'expédients et au jour le jour, il accepta, pour gagner quelques mois, cette intervention menaçante d'un chef militaire, et répondit aux tribuns qu'il fallait attendre le retour du grand Pompée (72).

Il arriva à la fin de l'année suivante, et le peuple acheva de le gagner par ses applaudissements (71). La ville entière sortit à sa rencontre ; il reçut plutôt qu'il ne demanda le consulat et le triomphe. Comme il avait été général avant d'être soldat, il fut consul avant d'être questeur, édile ou préteur. Crassus, presque oublié dans cette ovation de son rival, malgré ses services et ses profusions au peuple, n'osa en marquer du mécontentement ; ce ne fut même qu'après avoir obtenu l'agrément de Pompée qu'il sollicita, avec lui, la charge de consul.

Il est deux sortes d'ambitions, celle des hommes supérieurs qui se sentent en état d'accomplir de grandes choses, celle des incapables qui recherchent le pouvoir pour en jouir. Les Gracques, Sylla et César eurent la première ; Marius et Pompée n'eurent que la seconde. Depuis six ans, Pompée se tenait en dehors des partis, mais, la guerre finissant, le Forum reprenait sa puissance ; c'était là que de nouveau les réputations allaient se faire et la puissance se gagner. Sous peine de tomber bien vite dans l'obscurité, il fallait enfin parler et prendre couleur : Pompée s'y décida. Sera-t-il pour le sénat ou pour le peuple ? Ni ses antécédents ni le bien de l'Etat ne fixèrent ses irrésolutions. Le sénat avait des chefs selon son coeur, bien pénétrés de l'esprit de corps, sans beaucoup d'ambition personnelle, et amis de la légalité, telle du moins que Sylla l'avait faite. Catulus, par exemple, était l'oracle de cette assemblée, et Lucullus son héros. Dans le sénat, Pompée eût été absorbé. Il se rappelait qu'après ses succès contre Lepidus on avait voulu l'obliger à licencier ses troupes. Sylla d'ailleurs n'avait rien laissé à faire pour la noblesse dont elle pût montrer quelque reconnaissance ; le peuple, au contraire, attendait tout pour tout donner : Pompée passa au peuple.

Dans une assemblée convoquée par un tribun aux portes de la ville, avant son triomphe, il avait déclaré qu'il fallait délivrer la magistrature populaire de ses entraves, les provinces du pillage, les tribunaux de la vénalité, c'est-à-dire renverser partout l'autorité du sénat et l'oeuvre du dictateur. Dès les premiers jours de son entrée en charge, une loi Pompeia, vivement combattue par les chefs du sénat, mais appuyée par Crassus et César, rendit au tribunat tous ses droits. Les légions pompéiennes, campées dans le voisinage de la ville, n'avaient pas permis au sénat de faire une vive résistance (70).

Après le peuple, vint le tour des chevaliers. Ils obtinrent le rétablissement du fermage des impôts de l'Asie et ils réclamèrent les jugements aussi vivement que le peuple avait réclamé l'ancien tribunat. Sur ce dernier point, Pompée laissa à d'autres le premier rôle.

Cicéron - Buste du cabinet de France

Cicéron, très brave au Forum ou à la curie, partout où la parole est une arme, l'était moins dans la tenue ordinaire de la vie. Après les deux discours dont l'un au moins était une attaque directe contre la législation cornélienne, il s'était prudemment éloigné et était allé à Athènes, à Rhodes, prendre aux Grecs le seul bien qui leur restât, l'art d'Isocrate et de Platon. Rome avait vu déjà de grands orateurs, jamais cette abondance harmonieuse, cet éclat, cette verve intarissable, cette limpidité de parole qui a marqué la langue latine d'une ineffaçable empreinte. A trente ans (76), il entra dans les charges par la questure de Sicile qu'il remplit avec honneur (75), et il briguait l'édilité, quand les Siciliens vinrent lui confier leur vengeance contre Verrès. Cicéron vit qu'au milieu de la réaction qui s'opérait et à laquelle il avait applaudi, cette cause pouvait s'élever à la hauteur d'un grand événement politique. Quoique membre du sénat depuis sa questure, il appartenait à l'ordre équestre. De ce côté étaient ses amitiés, ses intérêts et ses idées politiques. Cicéron voulait faire rendre aux chevaliers les jugements, que Caïus leur avait donnés, pour reformer ce medius ordo qui maintiendrait l'équilibre dans l'Etat. Or Verrès était sénateur : les Metellus, les Scipions, le soutenaient, le consul désigné, Hortensius, était son défenseur, et l'accusé disait à qui voulait l'entendre qu'il était sûr de l'impunité, parce qu'il avait fait, de ses trois années de pillage, trois parts, l'une pour son défenseur, l'autre pour ses juges, la troisième pour lui-même. Cicéron attaqua hardiment, et dès les premiers mots montra sa pensée (70).

«Il y a longtemps qu'il s'est répandu, jusque chez les nations étrangères, une opinion funeste à la république. On dit qu'aujourd'hui, dans vos tribunaux, l'homme riche et coupable ne peut jamais être condamné». Puis il rappelle les paroles de Catulus, reprochant aux sénateurs d'avoir rendu nécessaire par leur vénalité comme juges le rétablissement de la puissance tribunitienne, et ces mots de Pompée : Les provinces sont au pillage, la justice aux enchères, il faut arrêter ces désordres. - «Oui, s'écrie-t-il lui-même, et j'en prends l'engagement solennel, bientôt je serai édile ; alors, du haut de cette tribune où le peuple romain a voulu que je lui rendisse compte des intérêts de la république, je dévoilerai tout ce qu'il s'est commis d'horreurs et d'infamies dans l'administration de la justice pendant ces dix années que les tribunaux ont été confiés au sénat». Et il osait ajouter, oubliant Rutilius et tant de scandaleux acquittements : «Je dirai pourquoi, pendant les cinquante années que les chevaliers ont jugé, pas un n'a pu être convaincu d'avoir vendu sa voix». Verrès, épouvanté, s'enfuit après la première audience, abandonnant aux Siciliens 45 millions de sesterces. Mais l'éloquence vengeresse le poursuivit jusque dans son exil. Cicéron écrivit ce qu'il n'avait pu dire ; il déroula le long tableau de ses crimes, et il finit comme il avait commencé, par des menaces contre les nobles. «Tant que la force l'y a contrainte, Rome a souffert le despotisme royal ; elle l'a souffert, mais du jour où le tribunat a recouvré ses droits, votre règne, ne le comprenez-vous point ? est passé...» Il ne put, en effet, survivre à ces scandaleuses révélations : un oncle de César, le préteur Aurelius Cotta, proposa et fit accepter une loi par laquelle on revint à la sage combinaison de Plautius Sylvanus : les places de juges furent réparties entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor.

Cicéron triomphait. Le souvenir de cette brillante victoire n'empêcha pourtant pas quelques années plus tard, l'accusateur de Verrès de défendre Fonteius, le spoliateur de la Narbonnaise. Aux yeux du grand avocat, l'art passait avant tout, même avant la justice. De celle-ci, il ne s'inquiétait pas toujours, car le langage qu'il tenait était celui de la cause, non de l'orateur ; et il se trouve toujours de ces artistes en beau langage pour les défenses impossibles.

Cette année 70 fut pour les sénateurs celle des expiations. La restitution au tribunat de ses anciens droits leur ôtait la moitié de ce que Sylla leur avait donné ; le procès de Verrès leur enleva le reste. Humiliés comme corps politique, ils furent frappés dans leurs personnes par la censure, qui reparaît aussi à cette date décisive. Soixante-quatre sénateurs furent dégradés : c'était la dégradation même de la noblesse que Cicéron poursuivait encore de ses sarcasmes.

Ainsi, tant de sang répandu n'avait pas fait vivre l'oeuvre politique de Sylla huit années, et la constitution des Gracques reparaissait.

Quand les censeurs firent la revue de l'ordre équestre, Pompée qui, bien que consul, n'était pas encore sénateur titulaire, se montra comme simple chevalier, afin d'honorer la puissance nouvelle de son ordre. Il descendit au Forum en tenant son cheval par la bride. «Avez-vous fait toutes les campagnes que la loi exige ? demanda l'un des censeurs. - Oui, dit-il à haute voix, je les ai toutes faites, et je n'ai jamais eu que moi pour général». Cette fière réponse était une insulte aux lois de son pays et à l'égalité : mais la foule, qui ne cherchait qu'un maître, applaudit avec transport ; les censeurs mêmes se levèrent et le reconduisirent chez lui, suivis du peuple entier.

Pompée était donc pour l'heure le héros de la multitude, mais jamais héros populaire ne fut plus mal préparé à son rôle : vivre au milieu du peuple, se laisser approcher de chacun, prendre chaudement les intérêts même des plus obscurs citoyens, et les connaître par leur nom, montrer pour leurs droits, pour leurs plaisirs, une infatigable activité, parler, plaider sur tout et pour tous, voilà la rude vie d'un démagogue. Habitué dès l'enfance au commandement, Pompée répugnait à courtiser la foule ; son caractère froid et grave n'allait pas aux emportements du Forum. Il eût dignement représenté un empire paisible, il était déplacé dans une république orageuse : aussi pouvons-nous prédire que, emporté par ses instincts, malgré son ambition, il finira par retourner au milieu des grands. Dans les deux années qui suivirent son consulat, il parut rarement en public, et toujours accompagné d'une suite nombreuse qui écartait la foule comme devant un roi. Cependant il comprit que cette royauté inactive lasserait le peuple, et qu'il serait prudent d'entretenir l'enthousiasme par de nouveaux services. Une guerre pouvait seule lui en offrir l'occasion.