LIX - De la mort de César à la formation du second triumvirat (44-43)

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II - OCTAVE ET ANTOINE (AVRIL 44)

Octave jeune

Sur ces entrefaites arriva à Rome un jeune homme jusqu'alors peu remarqué, Octave, petit-neveu de César par sa mère Atia, fille d'une soeur du dictateur. A quatre ans, il avait perdu son père, riche chevalier romain d'une famille plébéienne originaire de Velletri ; César, n'ayant pas d'enfants, s'était chargé de l'élever. A quinze ans, il reçut pour robe virile le laticlave, insigne de la dignité sénatoriale ; plus tard, un pontificat et, après la guerre d'Afrique, des récompenses militaires, bien qu'il n'eût pas fait partie de l'expédition. Une maladie l'empêcha d'arriver assez tôt en Espagne pour assister à la bataille de Munda ; mais César voulait l'emmener avec lui contre les Parthes, et il l'avait envoyé à Apollonie, au milieu des légions qui s'y réunissaient. Les escadrons de l'armée de Macédoine vinrent tour à tour manoeuvrer sous les yeux du jeune homme, qui, par l'ordre de son oncle, prenait part à leurs exercices.

Cette précaution sauva la fortune d'Octave, car, avec la merveilleuse adresse dont il donnera bientôt tant de preuves, il s'attacha les soldats, et quand on apprit la mort du dictateur, les tribuns l'invitèrent à se mettre sous la sauvegarde de ces légions dévouées. Ses amis, Salvidienus et Agrippa lui conseillaient d'accepter. C'eût été comme une déclaration de guerre au sénat et aux meurtriers ; Octave, esprit réservé, qui donnait à la prudence autant que César à l'audace, rejeta ce projet, mais, hardi à sa manière, il se résolut, malgré les avis menaçants de ses proches, à venir seul à Rome réclamer son dangereux héritage. Il comprenait bien qu'il ne pouvait échapper à la proscription qu'en se rendant redoutable et qu'il n'y avait pour sa destinée d'autre alternative que le sort ou la fortune de César.

Incertain des dispositions de la garnison de Brindes, il débarqua au petit port de Lupia, où l'on connaissait déjà la scène des funérailles, et les décrets du sénat qui confirmaient les actes du dictateur. Dès ce moment il prit le nom de César, que les premiers soldats qu'il rencontra saluèrent de leurs acclamations. Au-devant de lui accoururent les affranchis, les amis de son père adoptif et les vétérans des colonies qui venaient lui offrir leur épée, s'il voulait venger sa mort. Mais lui, n'affichant d'autre prétention que celle d'accomplir les dernières volontés de l'illustre victime, il voyageait sans bruit, sans faste. Près de Cumes, il apprit que Cicéron était dans le voisinage ; il alla lui faire visite, et charma le vieillard par ses caresses et son feint abandon. A la fin d'avril, il entra dans Rome. Antoine était absent ; il parcourait l'Italie pour y recruter des amis, surtout pour s'assurer des vétérans.

Octave en deuil

Octave avait alors dix-neuf ans à peine, en vain ses avais renouvelèrent leurs instances pour lui faire quitter le nom de César ; le second jour de son arrivée, il se présenta devant le préteur et déclara qu'il acceptait l'héritage et l'adoption, puis il monta à la tribune et promit au peuple assemblé qu'il accomplirait tous les legs de la succession. Antoine ne revint qu'au milieu de mai ; Octave lui demanda une entrevue ; elle eut lieu dans les jardins de Pompée. Après des protestations de reconnaissance et de dévouement, Octave lui reprocha l'amnistie accordée aux meurtriers et l'oubli qu'il faisait de la vengeance due aux mânes de César. Il finit en réclamant l'argent laissé par le dictateur, afin de pouvoir acquitter ce qu'il devait au peuple. Antoine était bien décidé à ne rien restituer et comptait renvoyer aisément le nouveau venu à l'école.

Il répondit que, consul du peuple romain, il n'avait point de comptes à rendre à un jeune homme ; qu'on devait savoir que, sans ses efforts, César eût été déclaré tyran et, par conséquent, le testament annulé ; que, pour l'argent, le peu que César avait laissé avait servi à faire passer ces décrets qui sauvaient sa mémoire ; qu'au reste Octave s'engageait dans une route mauvaise, en voulant flatter le peuple, foule mobile et moins sûre dans son inconstance que le flot qui va battre incessamment de nouveaux rivages. Il devait avoir appris ces choses-là dans l'école d'où il sortait.

Octave s'éloigna profondément blessé de ces ironies amères. Ainsi tout lui manquait : ses parents, ses conseillers, le pressaient de rester dans l'ombre, et Antoine voulait l'y tenir. Un autre eût cédé, mais, derrière sa famille et ses amis tremblants, il avait vu le peuple et les soldats l'applaudir et l'encourager ; et, avec une audace qui valait bien celle du plus brave sur le champ de bataille, il persista. On lui refusait les trésors de son père, il mit en vente les terres, les villas du dictateur ; et comme ces domaines ne suffisaient pas, il vendit ses propres biens, il emprunta à ses amis, commençant, à l'exemple de César, par se ruiner, et, comme lui, engageant le présent au profit de l'avenir. Antoine, après s'être moqué du prétendant, finit par surveiller sérieusement sa conduite. Il multiplia devant lui les obstacles ; il empêcha qu'une loi curiate ratifiât l'adoption ; il lui suscita mille procès avec des gens qui élevaient des prétentions sur l'héritage, ou qui réclamaient des créances. Un jour que le jeune César haranguait le peuple, il le fit arracher de la tribune par ses licteurs. Mais cette guerre déloyale, ces violences, profitaient à son adversaire, dont la popularité s'accroissait de tout le crédit que perdait Antoine.

Cependant il s'aperçut de cette désaffection et s'arrêta. D'ailleurs il avait besoin du peuple pour un nouveau changement. Sa province de Macédoine lui semblait trop loin de Rome, il voulait se faire donner la Cisalpine, puis y appeler les six légions de vétérans que César destinait à la guerre d'Orient, leur faire traverser l'Italie, et peut-être s'en servir contre ses adversaires. Par des raisons différentes, le jeune César approuvait ce plan : Decimus Brutus commandait dans la Cisalpine ; Octave avait intérêt à ne pas laisser un des conjurés dans cette forteresse, qui domine l'Italie et Rome. Il comptait dans l'armée de Dalmatie beaucoup d'amis ; si elle débarquait, Antoine en serait peut-être moins maître qu'il ne croyait. Les deux chefs des césariens se trouvaient donc pour un instant rapprochés ; ils se réconcilièrent, et Octave employa son influence à faire passer la loi, que le sénat combattit et que les tribus acceptèrent (juin ou juillet 44).

Octave espérait qu'Antoine lui rendrait service pour service. Le peuple voulait lui donner le tribunat, quoique son adoption dans la famille patricienne des Jules créât pour lui une incapacité à cette charge ; Antoine fit échouer sa demande, en promulguant un édit qui menaçait de la puissance consulaire quiconque briguerait contre les lois. Evidemment Octave n'avait pas l'âge. Comme le peuple menaçait de passer outre, le consul rompit l'assemblée.

Malgré cet échec, le jeune César avait, en quelques semaines, fait de grands progrès ; le peuple était à lui, mais la force ne se trouvait plus au Forum, il la chercha où elle était passée ; ses émissaires parcoururent secrètement les colonies de vétérans, tandis que d'autres allaient au-devant des légions qui arrivaient de Macédoine. Ces pratiques réussirent. Un jour Antoine vit entrer chez lui des tribuns militaires qui lui rappelèrent qu'il n'y avait qu'un seul intérêt commun à tous les amis de César, la vengeance de sa mort et le maintien de ses établissements ; que ce but ne serait atteint qu'autant qu'ils ne diviseraient pas leurs forces ; qu'il devait donc se réconcilier au plus tôt avec le fils adoptif du dictateur. Ces prières valaient un ordre ; les deux chefs se laissèrent emmener, par les tribuns, au Capitole, pour s'y jurer une éternelle amitié. Quelques jours après, le consul reprochait publiquement au jeune César d'avoir soudoyé contre lui des assassins, et Octave lui renvoyait la même accusation. Octave ne pouvait songer à ce moyen extrême, car il avait besoin du plus habile des généraux de son père, et il ne voulait que l'obliger d'abord à partager avec lui.

Cependant, à Rome, il se formait contre Antoine une vive opposition ; les mécontents étaient encouragés par la division qui s'était mise au camp des césariens, par les progrès de Sextus Pompée qui rassemblait une flotte, par les nouvelles, arrivées d'Orient, que Trebonius s'était saisi de l'Asie Mineure et que les légions de Syrie appelaient Cassius. Brutus avait laissé partir son collègue ; et, hésitant sur la conduite à tenir, il était resté à l'ancre dans le golfe de Pouzzoles, d'où il avait fait célébrer, avec une rare magnificence, les jeux qu'il devait au peuple de Rome pour sa préture, sans oser, toutefois, y paraître. Cicéron le conjurait de ne pas quitter l'Italie, pour être en mesure de profiter de la mésintelligence d'Antoine et d'Octave. Mais les menaces des uns et la faiblesse des autres, les légions de Brindes, les vétérans des colonies, le sénat même qui ne soutint pas Pison rompant avec le consul par un discours énergique, tout l'effraya ; il partit. Ses craintes gagnèrent Cicéron, qui s'embarqua pour la Grèce, dans l'intention d'y attendre la fin du consulat d'Antoine. Il alla jusqu'à Syracuse ; là ses indécisions le ressaisirent, et le souvenir de sa première fuite d'Italie l'arrêta. A soixante-trois ans, recommencer à vivre sous la tente, il était trop tard ; mieux valait rester sur le champ de bataille, y combattre et, s'il le fallait, y mourir ; il retourna à Rome (31 août).

Marc Antoine - Buste du Vatican

Antoine avait convoqué le sénat pour le 1er septembre ; Cicéron évita de s'y rendre en s'excusant sur la fatigue et son état de santé. Le consul prit cette absence pour un reproche tacite, et, s'emportant en violentes invectives, il alla jusqu'à dire qu'il enverrait des soldats pour l'amener de force ou pour brûler sa maison, s'il ne venait pas. Le lendemain il y avait encore séance : Antoine n'y parut pas et laissa présider l'assemblée par son collègue Dolabella, gendre de Cicéron. Celui-ci, enhardi par les circonstances, vint siéger et lança la première de ces harangues que, par un souvenir de Démosthène, il appela des Philippiques. Tout en gardant quelques ménagements pour l'homme, il attaquait vivement ses actes. Antoine, furieux, passa quinze jours hors de Rome à composer sa réponse, et, le 19 septembre, convoqua le sénat pour l'entendre. Naturellement, dans cet acte d'accusation, Cicéron était coupable d'une foule de crimes : de l'exécution illégale des complices de Catilina, du meurtre de Clodius, de la rupture entre Pompée et César et de l'assassinat du dictateur. Antoine aurait voulu réunir contre lui tous les partis, en prouvant que chacun d'eux avait une faute ou un crime à lui reprocher ; surtout il voulait le montrer aux vétérans comme la victime expiatoire que demandaient les mânes de César. Cicéron affirme qu'il était décidé à se rendre à cette séance et qu'il en fut empêché par ses amis. Il y eût certainement couru quelque danger, car le consul avait fait garder par des soldats les approches de la curie. Mais il n'osa même plus rester à Rome, et se retira dans une de ses villas, près de Naples, où il composa la seconde Philippique, oeuvre divine, dit Juvénal, qui ne fut pas prononcée et que prudemment il ne publia qu'après le départ d'Antoine pour la Cisalpine.

Durant cette guerre de paroles et ces emportements d'éloquence, Octave, avec beaucoup moins de bruit, minait plus sérieusement la puissance du consul : il lui débauchait ses soldats. Antoine apprit que les légions débarquées à Brindes étaient sourdement travaillées par de mystérieux agents, et il partit en toute hâte (3 octobre) pour arrêter la défection. Celui qui était déjà son rival quitta aussi la ville, fit une tournée parmi les colons de son père, dans la Campanie, dans l'Ombrie, et ramena dix mille hommes, en promettant à chaque vétéran qui le suivrait 2000 sesterces. Il tâchait aussi de gagner Cicéron, et par lui le sénat, afin d'obtenir de cette assemblée un titre qui parût lui conférer une autorité légale. Tous les jours il écrivait au vieux consulaire, le pressant de revenir à Rome se mettre à la tête des affaires, combattre leur ennemi commun et sauver une seconde fois la république. Il lui promettait confiance, docilité ; il l'appelait son père : Cicéron fut séduit.

A Brindes, Antoine oubliant que les soldats ne connaissent pas la discipline quand les chefs ne connaissent plus les lois, avait durement reproché aux légionnaires leur affection pour un enfant téméraire. Ils ne lui avaient pas, disait-il, dénoncé les agents de discorde qui s'étaient introduits dans leur camp. Mais il saurait les trouver et les punir ; pour eux, il leur promettait une gratification de 400 sesterces. Ces menaces et cette parcimonie, deux choses auxquelles les soldats n'étaient plus habitués, furent accueillies par des rires ironiques. Il y répondit cruellement en les faisant décimer ; des centurions furent égorgés dans sa maison même, aux pieds de Fulvie sa femme, qui fut couverte de leur sang. Quelques jours après, il se débarrassa encore de plusieurs suspects qu'il avait d'abord oubliés, puis il dirigea ses troupes le long de l'Adriatique sur Ariminum, tandis que lui-même, avec une escorte choisie, se rendait à Rome (octobre 44).

Il convoqua aussitôt le sénat dans l'intention d'y accuser Octave de haute trahison pour avoir levé des troupes sans mission officielle. Mais il apprit que deux des légions de Brindes venaient de passer à son rival, et le sénat lui était hostile. Il sentit qu'à Rome il serait battu ; qu'il devait, comme Sylla, comme César, chercher dans les camps les moyens de rentrer en maître dans la ville, et il partit pour Ariminum. Decimus Brutus ne s'était pas soumis au plébiscite qui le dépouillait de la Cisalpine, et invoquait, pour légitimer son refus, la ratification faite par le sénat des actes de César. Antoine allait le chasser de cette province, puis il resserrerait son alliance avec Lépide, gouverneur de la Narbonnaise et de l'Espagne citérieure, avec Plancus, qui commandait trois légions dans la Gaule transalpine ; maître alors, par lui-même ou par ses deux amis, des provinces qu'avait eues son ancien général, il repasserait le Rubicon et recommencerait l'histoire du dictateur, avec un autre dénouement, en renonçant à la clémence qui avait perdu César (novembre).