LIX - De la mort de César à la formation du second triumvirat (44-43)

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III - OCTAVE, GENERAL DU SENAT (JANVIER 43)

Cicéron revint presque aussitôt à Rome (9 décembre). La situation semblait meilleure ; les chefs des deux partis avaient abandonné la ville ; les meurtriers, ou la faction des grands, étaient dans l'Orient ; Antoine et Lépide, les représentants de la soldatesque, dans les deux Gaules. Il était donc permis de penser que les honnêtes gens, restés maîtres de Rome et du gouvernement, pourraient, avec de l'habileté et de l'énergie, ressaisir l'influence. Cicéron se mit résolument à leur tête et rêva le retour des beaux temps de son consulat. Cependant il comprenait que le glaive, non l'éloquence, déciderait de la victoire et le sénat était sans armée !

Mais ce jeune homme qui venait de chasser Antoine en avait une. Serait-il difficile de le gagner à la bonne cause ? Il n'était encore qu'un nom, un drapeau, qui servait aux vétérans de point de ralliement. Eh bien, ce drapeau, ne peut-on s'en saisir ? Animé d'un pieux zèle, le jeune Octave n'a d'autre ambition que d'accomplir les dernières volontés de son père. Quand il se sera ruiné à le faire, il retombera dans l'obscurité. Quelques éloges, des honneurs, suffiront à cette vanité de vingt ans ; son âge répond de sa docilité. Octave donnera donc aux sénateurs cette armée qu'ils n'ont pas, et, après la victoire, on brisera l'instrument. Ne sera-ce pas un curieux spectacle et une légitime expiation que de faire servir les vétérans de César à consolider la liberté ? Telles sont les espérances dont se berçait le vieux consulaire, malgré les avis de ceux qui lui représentaient que ce jeune homme avait déjà montré une prudence, une audace au-dessus de son âge. Dix jours seulement après son retour, Cicéron fit au sénat et devant le peuple l'éloge d'Octave ; il félicita les légions qui avaient déserté pour lui les drapeaux du consul, et le gouverneur de la Cisalpine qui résistait courageusement à l'injuste attaque de celui que son titre faisait cependant le chef légal de la république.

Antoine, en effet, assiégeait déjà Dec. Brutus dans Modène. Cicéron, recommençant l'inutile campagne de Marcellus contre César, voulait que le consul fût sommé de mettre bas les armes, de quitter sa province et d'attendre les décisions du sénat ; sinon, qu'il fût déclaré ennemi publie. Et il demandait des levées, la suspension des affaires civiles, la prise de l'habit de guerre, la déclaration qu'il y avait tumulte. Mais il demandait aussi : pour Lépide, qu'il espérait détacher d'Antoine par une puérile satisfaction de vanité, une statue équestre et dorée qui lui serait dressée dans le Forum ; pour Octave, la dispense des lois Annales, un siège au sénat et le titre de propréteur. Afin qu'on n'objectât point sa jeunesse, il citait les commandements prématurés des vainqueurs de Zama et de Cynocéphales ; il rappelait qu'Alexandre avait conquis l'Asie dix années avant d'avoir l'âge requis à Rome pour briguer les faisceaux consulaires ; et il se rendait garant du patriotisme du jeune César ; il connaissait, disait-il, jusqu'à ses plus secrètes pensées ; il engageait sa parole qu'Octave ne cesserait jamais d'être ce qu'il était alors, c'est-à-dire tel qu'on souhaitait qu'il fût toujours. Le sénat, plus timide que l'ardent vieillard, qui en recouvrant la parole redevenait si vaillant, accorda ce qui lui était demandé pour l'héritier du dictateur, en y ajoutant l'érection d'une statue équestre, un siège au sénat parmi les consulaires et la ratification de ses promesses aux soldats : le trésor public fut chargé d'acquitter sa dette.

Monnaie de Vibius Pansa

Cependant les deux nouveaux consuls, Hirtius et Pansa, anciens amis de César, obtinrent qu'une tentative serait encore faite pour conserver la paix. Les députés envoyés à Antoine revinrent à la fin de janvier avec une réponse inacceptable : il voulait, pour Brutus et Cassius, le consulat, afin de faire sa paix avec eux ; pour ses légionnaires, de l'argent et des terres : c'était, depuis Sylla, la première condition de tout traité de paix ; pour lui-même, le commandement de la Gaule transalpine pendant cinq ans, avec six légions, et le maintien de tous ses actes, comme de ceux de César. Cicéron ne put cependant arracher encore une déclaration de guerre : le décret qui chargea les deux consuls et Octave de débloquer Modène ne parla que d'un tumulte à apaiser. Octave avait reçu pour cette campagne le titre de propréteur, avec l'imperium et un pouvoir égal à celui des consuls en charge. Un autre sénatus-consulte interdit de l'appeler un enfant.

Antoine avait à Rome des amis nombreux qui firent décider l'envoi d'une seconde ambassade ; pour se débarrasser de Cicéron, on l'avait nommé un des députés. Il s'aperçut à temps du piège, et, par sa douzième Philippique, il fit revenir sur une décision qui eût laissé à Antoine le temps de prendre Modène par famine. Les lettres de Sextus Pompée, qui réunissait une armée à Marseille et offrait ses services ; les nouvelles d'orient, où Brutus et Cassius s'étaient mis en possession de leurs gouvernements de Syrie et de Macédoine, secondèrent son éloquence et entraînèrent le sénat.

Dans le courant de mars 43, Hirtius et Octave entrèrent en campagne et furent rejoints, à la fin du mois, par Vibius Pansa avec de nouvelles levées. Antoine tâcha de les décider à se joindre à lui, en leur rappelant qu'ils étaient, eux aussi, des césariens ; que l'homme qu'il assiégeait avait été un des meurtriers, et qu'ils seraient les premières victimes du parti dont ils servaient les passions. Le consul Hirtius renvoya la lettre à Cicéron, qui en donna lecture au sénat avec un éloquent commentaire.

Ces derniers jours du grand orateur sont beaux ; il portait maintenant, dans les affaires publiques, l'activité qu'après Pharsale il avait mise dans ses travaux littéraires et qui avait fait éclore, tout à la fois, tant de chefs-d'oeuvre. Cette tribune restée muette depuis quinze ans, il venait de s'en saisir pour lui rendre sa puissance et son éclat. Un vieillard qu'on aurait cru brisé par l'âge et par les vicissitudes d'une fortune agitée devenait à lui seul le gouvernement tout entier. Dans le sénat, il rendait la confiance aux timides et le courage aux lâches ; dans la ville, revêtu de l'habit de guerre, afin de montrer à tous l'imminence du péril, il provoquait les dons volontaires pour suppléer au trésor épuisé, et il excitait le dévouement des pauvres qui travaillaient sans salaire pour remplir les arsenaux dépourvus. Dans les provinces, ses lettres allaient soutenir la constance des assiégés de Modène, retenir Plancus et Lépide, confirmer le jeune Pompée dans ses dispositions favorables, et appeler au secours du sénat, Pollion, de l'Espagne, Brutus, de la Macédoine, Cassius, de la Syrie. Celui-ci lui écrivait : Je m'étonne que vous ayez pu vous surpasser ; le consulaire est plus grand que le consul et votre toge a fait plus que nos armes.

Mais Lépide ne daignait pas répondre à ses avances ; il pressait le sénat de traiter avec Antoine et il entraînait Plancus et Pollion dans sa politique cauteleuse, ou du moins fort peu sénatoriale ; le fils du proscrit de 78 et l'ancien maître de la cavalerie de César avait des intérêts que la rhétorique de Cicéron ne pouvait lui faire oublier. Quant aux tyrannicides, ils étaient bien loin et hors d'état d'intervenir dans le conflit qui devait se décider si près de Rome. Déjà l'un d'eux, Trebonius, avait payé la dette du sang : Dolabella l'avait surpris dans Smyrne et mis à mort. Plus tard on raconta que de menaçants présages avaient annoncé les malheurs publics : la Mère des dieux, dont la statue s'élevait sur le Palatin, regardait le levant, elle tourna subitement son visage au couchant, comme si elle ne voulait plus voir les lieux occupés par les meurtriers ; celle de Minerve, à Modène, versa du sang. Les dieux se faisaient césariens ; du moins la foule à qui l'on contait ces miracles le pensait, car les prodiges se font toujours pour ceux qui sont prêts à y croire.

Un léger avantage remporté par les troupes d'Antoine, avant la jonction des trois généraux du sénat, jeta l'inquiétude dans la ville. Le 15 avril 43, Pansa arriva près de Bologne où se trouvaient ses collègues, et les deux jours suivants on se battit avec acharnement en trois lieux à la fois. Déjà Pansa était mortellement blessé, et ses troupes reculaient en désordre, sur Forum Gallorum (Castel-Franco), quand Hirtius, débouchant à la tête de vingt cohortes, ressaisit la victoire. Durant cette double action, Octave avait défendu le camp contre le frère d'Antoine. Celui-ci prétendit que le jeune César, épouvanté dès les premiers coups, avait fui, sans insignes, et que pendant deux jours on ne l'avait pas revu. D'autres récits vantaient, au contraire, son courage ; il avait, disait-on, saisi une enseigne qu'il avait longtemps portée au plus fort de la mêlée. Les soldats décernèrent à leurs trois chefs le titre d'imperator.

Les deux armées rentrèrent dans leurs lignes ; cependant il fallait se hâter de délivrer la place, si l'on ne voulait que la famine en ouvrît les portes. Antoine la serrait étroitement ; rien ne pouvait en sortir ou y entrer : des filets jetés dans la Secchia et le Panaro interceptaient les communications que de hardis nageurs avaient d'abord établies. Mais, dit Pline, Antoine n'était pas maître de l'air ; des pigeons voyageurs portaient les messages de D. Brutus dans le camp des consuls. Hirtius et Octave, pressés par lui de jeter un secours dans la ville, attaquèrent les lignes ennemies qui furent forcées (27 avril). Hirtius y périt ; son collègue, Pansa, mourut le lendemain des blessures qu'il avait reçues dans la première action.

Avant le combat de Castel-Franco, le bruit s'était répandu à Rome qu'un des consuls avait été battu, et quelques amis d'Antoine, pour préparer un mouvement contre Cicéron, disaient que, le 22 avril, l'ancien consulaire se ferait élire dictateur. Ce jour même arriva la nouvelle de la première bataille : Cicéron fit aussitôt voter des actions de grâces aux dieux, des récompenses pour les troupes et un monument pour consacrer le souvenir de ceux qui étaient tombés en défendant la patrie. Quand on connut le résultat de la seconde bataille, le peuple courut à sa maison et le mena au Capitole avec de grandes acclamations. On eût dit que le vainqueur véritable était l'éloquent vieillard, qui avait forcé le sénat à combattre et à triompher. Ce jour, écrivit-il à Brutus, m'a payé de toutes mes peines. La guerre, en effet, semblait terminée ; Antoine fuyait vers les Alpes en ouvrant les prisons sur son passage, pour recruter son armée de tous les misérables. Mais Decimus, délivré, le suivait plein d'ardeur ; Plancus, ramené au sénat, et qui venait par son ordre de fonder la ville de Lyon, en descendait avec une armée pour lui fermer la Gaule, et Lépide avait renouvelé ses protestations de fidélité. On crut n'avoir plus de ménagements à garder, et dix sénateurs, sous la présidence de Cicéron, furent chargés de rechercher les actes d'Antoine : c'était un premier pas vers l'abolition des actes mêmes de César. Les amis du proconsul fugitif furent inquiétés ; on demanda compte à sa femme Fulvie de ses richesses mal acquises ; le prudent Atticus se hâta de lui offrir ses services.